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Césarine Dietrich

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» – Héri… Césa…

» – Vous voulez, lui ai-je dit, instituer pour votre héritière Césarine

Dietrich?

»Signe affirmatif très-accusé.

» – Elle n'a pas besoin de votre fortune, elle n'acceptera pas.

» – Si; mariage in extremis.

»Je lui ai fait préciser sa résolution en la traduisant ainsi:

» – Vous pensez qu'elle acceptera votre nom et votre titre à votre heure dernière?

» – Oui.

» – Nulle science humaine ne peut affirmer que l'heure réputée la dernière pour un malade ne soit pas la première de son rétablissement. Mademoiselle Dietrich n'a pas voulu être votre compagne dans la vie: risquera-t-elle de s'engager à vous dans le cas éventuel d'une mort toujours incertaine?

»Je parlais ainsi pour lui donner une espérance dont il ne voulait pas et que je n'ai pas. Il m'a montré des yeux mon chapeau et la porte.

» – Vous voulez que j'aille le lui demander tout de suite?

»Il a fait de la main un oui impatient, et me voici; mais, pour fixer votre esprit dans cette situation difficile, je vous ai apporté la Consultation signée des autorités de la science. Vous voyez que le malheureux est condamné, et qu'en acceptant l'offre suprême du pauvre Jacques, vous ne risquez pas de devenir sa femme autrement que devant la Loi.

»J'ai demandé à M. de Valbonne pourquoi Jacques avait ce désir étrange de me donner son nom. Quant à sa fortune, ajoutai-je, je n'en voulais pas frustrer sa famille, étant bien assez riche par moi-même, et le titre de madame et de marquise n'avait aucun lustre à mes yeux de fille émancipée, de bourgeoise satisfaite de ses origines.

« – Vous avez tort de dédaigner les avantages que le monde prise au premier chef, a repris l'ami de Jacques, vous aimez l'indépendance, l'éclat et le pouvoir. Votre importance actuelle, qui est considérable, sera décuplée par la position qui vous est offerte.

» – Ce n'est pas de cela qu'il faut me parler; c'est du bien que je peux faire à notre pauvre ami. Vous connaissez toutes ses pensées. Il prétendait devant moi n'être pas sensible au ridicule de sa position d'aspirant perpétuel; il me trompait peut-être?

» – Il y était cruellement sensible. La vivacité de sa souffrance vous montre la persistance de sa passion. J'ai la certitude que sa mort serait adoucie par la réparation qu'il est en votre pouvoir de lui donner devant le monde.

« – En ce cas, j'accepte.

» – Cela est beau et grand de votre part! Irai-je trouver monsieur votre père?

» – Allons-y ensemble, je suis sûre de son consentement.

» Nous avons parlé à mon père. Il a cédé pour d'autres motifs que les miens. Il croit que ma réputation a souffert des assiduités trop évidentes du marquis, et que ma complaisance à les supporter de préférence à celles de beaucoup d'autres a fait dire de moi que je voulais garder mon indépendance au prix de ma vertu. Ceci n'a rien de sérieux pour moi. Il n'est personne que la calomnie des bas-fonds ne veuille atteindre. Quand on est pure, on danse sur ces volcans de boue; mais mon père s'en tourmente: raison de plus pour que je cède. Voilà, ma Pauline; puisque c'est une bonne action à faire, il ne faut pas hésiter, n'est-ce pas ton avis?

Ce n'était pas beaucoup mon avis. Je trouvais dans cette bonne action quelque chose de féroce, la nécessite pour Césarine de trembler au moindre mieux qui se manifesterait dans l'état de son mari. Si, contre toutes les prévisions, il guérissait, ne le haïrait-elle pas, et si, sans guérir, il languissait durant des années, ne regretterait-elle pas la tâche ingrate qui lui serait imposée?

Elle s'offensa de mes doutes et me répondit avec hauteur que je ne l'avais jamais connue, jamais estimée.

– Ceci, me dit-elle, est la suite de certaines rêveries que j'ai eu le tort d'entretenir en toi pour le plaisir de discuter et de taquiner. Tu as fini par te persuader que je voulais épouser monsieur ton neveu et à présent tu crois que si j'en épouse un autre, mon coeur sera déchiré de regrets. Ma bonne Pauline, ce roman a pu t'exalter, tu aimes les romans; mais celui-ci a trop duré, il m'ennuie. S'il te faut des faits pour te rassurer, je te permets d'admettre que j'ai toujours aimé M. de Rivonnière, et que j'ai eu le droit de le faire attendre.

Du moment qu'elle croyait annuler par une négation tranquillement audacieuse tout ce qu'elle avait dit à son père et à moi, je n'avais rien à répliquer. Les bans furent publiés. J'en informai Paul, qui ne montra aucune surprise. Il voyait souvent M. de Valbonne, qui s'était pris d'amitié pour lui et lui témoignait une entière confiance. Il était donc au courant et il approuvait Césarine. Il me raconta alors l'explication qu'elle était venue lui donner et me fit comprendre qu'il y avait eu un peu de ma faute dans le rôle ridicule qu'il avait failli jouer auprès d elle. J'en fus mortifiée au point de m'en vouloir à moi-même, de me persuader que Césarine s'était moquée de mes terreurs, qu'elle n'avait eu pour Paul qu'une velléité de coquetterie en passant, et qu'au fond elle avait toujours aimé plus que tout, le marquisat de M. de Rivonnière.

Ainsi c'était pour elle victoire sur toute la ligne. Personne ne se méfiait plus d'elle, ni chez elle, ni chez Paul, ni dans le monde.

La faiblesse extrême du marquis s'était dissipée durant les délais obligatoires. Le mal avait changé de nature. Le poumon était guéri, on permettait au malade de parler un peu et de passer quelques heures dans un fauteuil. La maladie prenait un caractère mystérieux qui déroutait la science. Le sang se décomposait. La tête était parfaitement saine malgré une fièvre continue, mais l'hydropisie s'emparait du bas du corps, l'estomac ne fonctionnait presque plus, les nuits étaient sans sommeil. Il montrait beaucoup d'impatience et d'agitation. On ne songeait plus qu'à le deviner, à lui complaire, à satisfaire ses fantaisies. Sa famille avait perdu l'espérance et ne cherchait plus à le gouverner.

Le mariage déclaré, la soeur et le beau-frère, qui avaient compté sur l'héritage pour leurs enfants, furent très-mortifiés et dirent entre eux beaucoup de mal de Césarine. Elle s'en aperçut et les rassura en faisant stipuler au contrat de mariage qu'elle n'acceptait du marquis que son nom. Elle ne voulait être usufruitière que de son hôtel dans le cas où il lui plairait de l'occuper après sa mort. Dès lors la famille appartint corps et âme à mademoiselle Dietrich. Le monde se remplit en un instant du bruit de son mérite et de sa gloire.

La veille de la signature de ce contrat, c'était en juin 1863, il y eut un autre contrat secret entre Césarine et le marquis, en présence de M. de Valbonne, de M. Dietrich, de son frère Karl Dietrich, de M. Campbel et de moi, contrat bizarre, inouï, et qui ne pouvait être garanti que par l'honneur du marquis, son respect de la parole jurée. D'une part, le marquis, avec une générosité rare, exigeait que Césarine ne cessât pas d'habiter avec son père. Il ne voulait pas l'avoir pour témoin de ses souffrances et de son agonie. Il ne lui permettait qu'une courte visite journalière et un regard d'affection à l'heure de sa mort. D'autre part, dans le cas invraisemblable où il guérirait, il renonçait au droit de contraindre sa femme à vivre avec lui et même à la voir chez elle, si elle n'y consentait pas. Les deux clauses furent lues, approuvées et signées. On se sépara aussitôt après. Le marquis mettait sa dernière coquetterie à ne pas être vu longtemps dans l'état de dépérissement et d'infirmité où il se trouvait.

Comme il n'était pas transportable, il fut décidé que le mariage aurait lieu à son domicile; le maire de l'arrondissement, avec qui l'on était en bonnes relations, promit de se rendre en personne à l'hôtel Rivonnière; le pasteur de la paroisse fit la même promesse. Ce fut le seul déplaisir de la soeur et de la tante du marquis. On avait espéré que Césarine abjurerait le protestantisme. Le marquis s'était opposé avec toute l'énergie dont il était encore capable à ce qu'on lui en fit seulement la proposition. Il avait déclaré qu'il n'était ni protestant ni catholique, et qu'il acceptait le mariage qui répondrait le mieux aux idées religieuses de sa femme. À vrai dire, Césarine en était au même point que lui; mais le mariage évangélique lui constituait un triomphe sur cette famille qu'elle voulait réduire par sa fermeté et dominer par son désintéressement.

On n'invita que les plus intimes amis et les plus proches parents des deux parties à la cérémonie. Le marquis voulut que Paul fût son témoin avec le vicomte de Valbonne.

Nous devions nous réunir à midi à l'hôtel Rivonnière. Césarine arriva un peu avant l'heure; elle était belle à ravir dans une toilette aussi riche en réalité que simple en apparence; elle s'était composé son maintien doux et charmant des grandes occasions. Elle n'avait pour bijoux qu'un rang de grosses perles fines. Son fiancé lui avait envoyé la veille un magnifique écrin qu'elle tenait à la main. Quant à lui, il ne paraissait pas encore. Pour ne pas le fatiguer, le médecin avait exigé qu'il ne sortit de sa chambre qu'au dernier moment.

Césarine alla droit à madame de Montherme, sa future belle-soeur, qui entrait en même temps qu'elle; elle lui présenta l'écrin en lui disant:

– Prenez ceci pendant que nous sommes entre nous et cachez-le; ce sont les diamants de votre famille que je vous restitue. Vous savez que je ne veux rien de plus que votre amitié.

Quand Paul entra avec M. de Valbonne, j'observai Césarine, et je surpris cette imperceptible contraction des narines qui, pour moi, trahissait ses émotions contenues. Elle était dans une embrasure de fenêtre, seule avec moi. Paul vint nous saluer.

– À présent, lui dit-elle en souriant, votre ennemie n'est plus. Vous n'avez pas de raison pour en vouloir à la marquise de Rivonnière. Voulez-vous que nous nous donnions la main?

Et quand Paul eut touché cette main gantée de blanc, elle ajouta:

 

– Je vous donne le bon exemple, je me marie, moi! J'épouse celui qui m'aime depuis longtemps. Je sais une personne à qui vous devez encore davantage…

Paul l'interrompit:

– Je vois bien, lui dit-il, que vous êtes encore mademoiselle Dietrich, car voilà que vous recommencez à vouloir faire le bonheur des gens malgré eux.

– Ce serait donc malgré vous? Je ne vous croyais pas si éloigné de prendre une bonne résolution.

– C'est encore, c'est toujours mademoiselle Dietrich qui parle; mais l'heure de la transformation approche, la marquise de Rivonnière ne sera pas curieuse.

– Alors si elle reçoit les leçons qu'on lui donne avec autant de douceur que mademoiselle Dietrich, elle sera parfaite?

– Elle sera parfaite; personne n'en doute plus.

Il la salua et s'éloigna de nous. Ce court dialogue avait été débité d'un air de bienveillance et de bonne humeur. Paul semblait tout réconcilié; il l'était, lui, ou ne demandait qu'à l'être. Quant à elle, on eût juré qu'elle n'avait rien dans le coeur de plus ou de moins pour lui que pour ses amis de la troisième ou quatrième catégorie.

Celles des personnes présentes qui n'avaient pas vu le marquis depuis quelque temps ne le croyaient pas si gravement malade. Quelques-unes disaient tout bas qu'il avait exagéré son mal en paroles pour apitoyer mademoiselle Dietrich et la faire consentir à un mariage sans lendemain, qui aurait au moins un surlendemain. On changea d'avis, et l'enjouement qui régnait dans les conversations particulières fit place à une sorte d'effroi quand le marquis parut sur une chaise longue que ses gens roulaient avec précaution. Il eût pu se tenir quelques instants sur ses jambes, mais il lui en coûtait de montrer qu'elles étaient enflées, et il s'était fait défendre de marcher. Bien rasé, bien vêtu et bien cravaté, il cachait la partie inférieure de son corps sous une riche draperie; sa figure était belle encore et son buste avait grand air, mais sa pâleur était effrayante; ses narines amincies et ses yeux creusés changeaient l'expression de sa physionomie, qui avait pris une sorte d'austérité menaçante. Césarine eut un mouvement d'épouvante en me serrant le bras; elle l'avait vu plus intéressant dans sa tenue de malade; cette toilette de cérémonie n'allait pas à un homme cloué sur son siége, et lui donnait un air de spectre. M. Dietrich conduisit sa fille auprès de lui, il lui baisa la main, mais avec effort pour la porter à ses lèvres; ses mains, à lui, étaient lourdes et comme à demi paralysées.

Le maire prenait place et procédait aux formalités d'usage. Césarine semblait gouverner ses émotions avec un calme olympien; mais, quand il fallut prononcer le oui fatal, elle se troubla, et fut prise de cette sorte de bégaiement auquel, dans l'émotion, elle était sujette. Le maire, qui avait fait tous les avertissements d'usage avec une sage lenteur, ne voulut point passer outre avant qu'elle ne fût remise. Il n'avait pas entendu le oui définitif; il était forcé de l'entendre. La future semblait indisposée, on pouvait lui donner quelques instants pour se ravoir.

– Ce n'est pas nécessaire, répondit-elle avec fermeté, je ne suis pas indisposée, je suis émue. Je réponds oui, trois fois oui, s'il le faut.

Que s'était-il passé en elle?

Pendant la courte allocution du magistrat, M. de Valbonne, debout derrière le fauteuil où Césarine s'était laissée retomber, lui avait dit rapidement un mot à l'oreille, et ce mot avait agi sur elle comme la pile voltaïque. Elle s'était relevée avec une sorte de colère, elle s'était liée irrévocablement comme par un coup de désespoir; et puis, durant le reste de la formalité, elle avait retrouvé son maintien tranquille et son air doucement attendri.

Le pasteur procéda aussitôt au mariage religieux, auquel quelques femmes du noble faubourg ne voulurent assister qu'en se tenant au fond de l'appartement et en causant entre elles à demi-voix. Césarine fut blessée de cette résistance puérile et pria le pasteur de réclamer le silence, ce qu'il fit avec onction et mesure. On se tut, et cette fois on entendit le oui de Césarine bien spontané et bien sonore.

Que lui avait donc dit M. de Valbonne? Ces trois mots: Paul est marié! Il l'était en effet. Pendant que les nouveaux époux recevaient les compliments de l'assistance, mon neveu s'approcha de moi et me dit:

– Ma bonne tante, tu as encore à me pardonner. J'ai épousé Marguerite hier soir à la municipalité. Je te dirai pourquoi.

Il ne put s'expliquer davantage; Césarine venait à nous souriante et presque radieuse.

– Encore une poignée de main, dit-elle à Paul. La marquise de Rivonnière vous approuve et vous estime. Voulez-vous être son ami, et permettrez-vous maintenant qu'elle voie votre femme?

– Avec reconnaissance, répondit Paul en lui baisant la main.

– Eh bien! me dit-il quand elle se fut tournée vers d'autres interlocuteurs, tu t'étais trompée, ma tante, et j'étais, moi, fort injuste. C'est une personne excellente et une femme de coeur.

– Parle-moi de ton mariage.

– Non, pas ici. J'irai vous voir ce soir.

– À l'hôtel Dietrich?

– Pourquoi non? Serez-vous dans votre appartement?

– Oui, à neuf heures.

Les invités, avertis d'avance par le médecin, se retiraient. Le marquis semblait si fatigué que M. Dietrich et sa fille lui témoignèrent quelque inquiétude de le quitter.

– Non, leur dit-il tout bas, il faut que vous partiez à la vue de tout le monde, les convenances le veulent. Je vous rappellerai peut-être dans une heure pour mourir. – Et comme Césarine tressaillait d'effroi:

– Ne me plaignez pas, lui dit-il de manière à n'être entendu que d'elle, je vais mourir heureux et fier, mais bien convaincu que ce qui pourrait m'arriver de pire serait de vivre.

– Voici une parole plus cruelle que la mort, reprit Césarine, vous me soupçonnez toujours…

Et lui, parlant plus bas encore:

– Vous serez libre demain, Césarine, ne mentez pas aujourd'hui.

C'est ainsi qu'ils se quittèrent, et, le soir venu, il ne mourut pas; il dormit, et Dubois vint nous dire de ne pas nous déranger encore, parce qu'il n'était pas plus mal que le matin.

– Seulement, ajouta Dubois, il a voulu faire plaisir à sa soeur, il a reçu les sacrements de l'Église.

– Que me dites-vous là? s'écria Césarine, vous vous trompez, Dubois!

– Non, madame la marquise, mon maître est philosophe, il ne croit à rien; mais il y a des devoirs de position. Il n'aurait pas voulu qu'à cause de son mariage on le crût protestant; il a fait promettre à M. de Valbonne de mettre dans les journaux qu'il avait satisfait aux convenances religieuses.

– C'est bien, Dubois, vous lui direz qu'il a bien fait.

– Quel homme décousu et sans règle! me dit-elle dès que Dubois fut sorti. Cette capucinerie athée me remplirait de mépris pour lui, s'il n'avait droit en ce moment à l'absolution de ses amis encore plus qu'à celle du prêtre. Il ne sait plus ce qu'il fait.

– Mon Dieu, tu le hais, ma pauvre enfant, il fera bien de mourir vite!

– Pourquoi? il peut vivre maintenant tant qu'il lui plaira. Je ne suis plus capable de haine ni d'amour, tout m'est indifférent. Ne crois pas que je regrette le lien que j'ai contracté; tu sais très-bien qu'il n'engage ni mon coeur ni ma personne. Si, contre toute prévision, le marquis revenait à la santé, je ne lui appartiendrais pas plus que par le passé.

– Aurait-il assez d'empire sur ses passions pour te tenir parole?

– La promesse qu'il a signée a plus de valeur que tu ne penses, elle me serait très-favorable pour obtenir une séparation.

– Tu avais consulté d'avance?

– Certainement.

Nous n'échangeâmes pas un mot sur le compte de Paul. Elle reçut des visites de famille, et j'allai passer dans mon appartement le reste de la soirée avec mon neveu, qui m'y attendait déjà.

– Voici, me dit-il, ce qui s'est passé, ce que je te cache depuis une quinzaine. Il est bon de résumer ici dans quels termes j'étais avec M. de Rivonnière au lendemain du duel. Il m'avait accusé en lui-même, et auprès de ses amis probablement, d'aspirer à la main de mademoiselle Dietrich. En me voyant défendre mon honneur au nom de ma maîtresse et de mon enfant, il s'était repenti de son injustice, et il m'estimait d'autant plus qu'il ne voyait plus en moi un rival. Pourtant il lui restait un peu d'inquiétude pour l'avenir, car il a pensé à l'avenir durant les quelques jours où son état s'est amélioré. Il m'a envoyé M. de Valbonne qui m'a dit:

« – Vous m'avez presque tué mon meilleur ami, vous en avez du chagrin, je le sais, vous voudriez lui rendre la vie. Vous le pouvez peut-être. La femme qu'il aime passionnément aime un autre que lui. À tort ou à raison, il s'imagine que c'est vous. Si vous étiez marié, elle vous oublierait. Ne comptez-vous pas épouser celle pour qui vous avez si loyalement et si énergiquement pris fait et cause?

«J'ai répondu que cette fantaisie de mademoiselle Dietrich pour moi m'avait toujours paru une mauvaise plaisanterie, répétée de bonne foi peut-être par les personnes que le marquis avait eu le tort de mettre dans sa confidence.

« – Mais si ces personnes ne s'étaient pas trompées? reprit M. de

Valbonne.

« – Je n'aurais qu'un mot à répondre: je ne suis pas épris de mademoiselle Dietrich, et je ne suis pas ambitieux.

» – Cette simple réponse, venant de vous, nous suffit, reprit le vicomte. À présent nous permettez-vous de vous exprimer quelque sollicitude à l'endroit de Marguerite?

» – À présent que les fautes sont si cruellement expiées, je permets toutes les questions. J'ai toujours eu l'intention d'épouser Marguerite le jour où je l'aurais vengée. Je compte donc l'épouser dès que j'aurai amené mademoiselle de Nermont, qui est ma tante et ma mère adoptive, à consentir à cette union. Elle y est un peu préparée, mais pas assez encore. Dans quelques jours probablement, elle me donnera son autorisation.

» – Le marquis croit savoir qu'elle ne cédera pas facilement, à cause de la famille de Marguerite.

» – Oui, à cause de sa mère, qui était une infâme créature; mais cette mère est morte, j'en ai reçu ce matin la nouvelle, et le principal motif de répugnance n'existe plus pour ma tante ni pour moi.

» – Alors, reprit le vicomte, faites ce que votre conscience vous dictera. Vous voici en présence d'un homme que vous avez mis entre la mort et la vie, que le chagrin et l'inquiétude rongent encore plus que sa blessure, et qui aurait chance de vivre, s'il était assuré de deux choses qui ne dépendent que de vous: la réparation donnée et le bonheur assuré à la femme qui lui a laissé un profond remords; la liberté, la raison rendues à l'esprit troublé de la femme qu'il aime toujours malgré le mal qu'elle lui a fait. Ne répondez pas, réfléchissez.»

J'ai réfléchi en effet. Je me suis dit que je ne devais consulter personne, pas même toi; pour faire mon devoir. J'ai écrit le lendemain à M. de Valbonne que mon premier ban était affiché à la mairie de mon arrondissement. Il est accouru à mon bureau, m'a embrassé et m'a supplié de laisser ignorer le fait à Césarine. Pour cela, il fallait vous en faire un secret, ma bonne tante, car mademoiselle Dietrich est curieuse et vous prend par surprise. Maintenant, pardonnez-moi, approuvez-moi et dites que vous m'estimez, car ce n'est pas un coup de tête que j'ai fait: c'est un sacrifice au repos et à la dignité des autres, à commencer par mon enfant. Vous savez que je ne me suis pas laissé gouverner par la passion, et que je n'ai point de passion pour Marguerite. C'est aussi un sacrifice fait à un homme que j'ai eu raison de tuer, mais que je n'en suis pas moins malheureux d'avoir tué, car il n'en reviendra pas, j'en suis certain, et sa femme sera bientôt veuve. Enfin c'est aussi un peu un sacrifice à la dignité de mademoiselle Dietrich. Sa prétendue inclination pour moi, dont j'ai toujours ri, était pourtant un fait acquis dans l'intimité de M. de Rivonnière, grâce à l'imprudence qu'il avait eue de confier sa jalousie à d'autres que M. de Valbonne. Si je n'étais pas marié, on ne manquerait pas de dire que la belle marquise attend son veuvage pour m'épouser. Le faux se répand vite, et le vrai surnage lentement. J'ai été très-cruel envers cette pauvre personne, à qui j'aurais dû pardonner un instant de coquetterie suivi de puérils efforts pour dissiper mes préoccupations. Tout cela est à jamais effacé par notre double mariage. J'ai reconnu que votre élève avait des qualités réelles qui font contrepoids à ses défauts; j'imagine qu'elle a renoncé pour toujours à me faire du bien. Elle en trouvera tant d'autres qui s'y prêteront de bonne grâce! D'ailleurs je ne suis plus intéressant. Mon patron vient de m'associer à une affaire qui ne valait rien et que j'ai rendue bonne. Mes ressources sont donc en parfait équilibre avec les besoins de ma petite famille. Marguerite est heureuse, la Féron est repentante et pardonnée, Petit-Pierre a recouvré l'appétit; il a deux dents de plus. Embrasse-moi, marraine, dis que tu es contente de moi, puisque je suis content de moi-même.

 

Je l'embrassai, je l'approuvai, je lui cachai le secret chagrin que me causait son mariage avec une fille si peu faite pour lui, quelque dévouée qu'elle pût être. Je lui cachai également le plaisir que j'éprouvais de le voir délivré du malheur de plaire à Césarine. Il ne voulait plus croire à ce danger dans le passé. Je l'en croyais préservé dans l'avenir: nous nous trompions tous deux.

Dès le lendemain, un mieux très-marqué se manifesta chez le marquis, et sa soeur ne manqua pas d'attribuer ce miracle à la vertu du confesseur. Césarine et son père le virent un instant, comme il était convenu. Il refusa de les laisser prolonger cette courte entrevue, après quoi il prit à part M. de Valbonne et lui exposa la situation de son esprit.

– Je crois sentir que je vivrai, lui dit-il; mais ma guérison sera longue, et je ne veux pas être un objet d'effroi et de dégoût pour ma femme. Je voudrais ne la revoir que quand j'aurai recouvré tout à fait la santé. Pour cela il faudrait obtenir qu'elle passât l'été à la campagne.

– Êtes-vous encore jaloux?

– Non, c'est fini. Césarine est trop fière pour songer à un homme marié, et cet homme est trop honnête pour me trahir. Je suis certain qu'elle m'aimerait si je n'étais pas un fantôme dont la vue l'épouvante quelque soin qu'elle prenne pour me le cacher. Elle voudra ne pas quitter Paris, si j'y reste; elle serait blâmée. Il faut donc que je m'en aille, moi, que je disparaisse pour un an au moins; il faut qu'on me fasse voyager. Dites à mon médecin que je le veux. Il vous objectera que je suis encore trop faible. Répondez-lui que je suis résolu à risquer le tout pour le tout.

Le médecin jugea que l'idée de son client était bonne; la vue de sa femme le jetait dans une agitation fatale, et l'absence, le changement d'air et d'idées fixes pouvaient seuls le sauver; mais le déplacement semblait impossible. Si on l'opérait tout de suite, il ne répondait de rien.

M. de Valbonne était énergique et regardait l'irrésolution comme la cause unique de tous les insuccès de la vie. Il insista; le départ fut résolu. On l'annonça bientôt à Césarine, qui offrit d'accompagner son mari, il refusa et le pauvre Rivonnière, emballé avec son lit dans un wagon, partit pour Aix-les-Bains aux premiers jours de juillet. De là, il devait, en cas de mieux, aller plus loin; voyager jusqu'à la guérison ou à la mort, telle était sa pensée. M. de Valbonne l'accompagnait avec un médecin particulier.

Césarine passa encore quelques jours à Paris. Son père était impatient de retourner à Mireval; elle le fit attendre. Avant de quitter le monde pour six mois, il lui importait de dire à chacun quelques mots justes sur sa situation, qui semblait étrange et faisait beaucoup parler. Au fond, elle éprouvait, au milieu de ses secrètes amertumes, un petit plaisir d'enfant à se voir posée en marquise et à montrer à l'aristocratie de naissance qu'elle l'honorait au lieu de la déparer. Elle s'était composé un rôle de veuve résignée et vaillante qu'elle jouait fort bien. Elle n'avait, disait-elle, que très-peu d'espoir de conserver son mari; elle avait fait tout ce qu'elle pouvait faire pour lui sauver la vie. Ce n'était point un caprice de générosité, un moment de compassion. Elle l'avait toujours considéré et traité comme son meilleur ami. Elle s'était toujours dit que, si elle se décidait au mariage, ce serait en faveur de lui seul. Il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'elle eût accepté son nom; mais elle n'avait accepté que cela, elle tenait à le faire savoir. Elle répéta ce thème sous toutes les formes à trois cents personnes au moins dans l'espace d'une semaine, et quand elle se trouva suffisamment bien posée, elle me dit:

– En voilà assez, je n'en puis plus. Toute l'Europe sait maintenant pourquoi je suis marquise de Rivonnière. Il n'y a que moi qui ne le sache plus.

Je la comprenais à demi-mot, mais je feignais de ne plus la comprendre. Je savais bien pourquoi elle avait consenti à ce mariage. Elle ne comptait pas sur celui de Paul, elle voulait le rassurer, le ramener par la confiance et l'amitié. Elle avait calculé que six mois au plus suffiraient à lui rendre sa liberté et à lui faire conquérir l'amour. Elle avait tout préparé pour éloigner Paul de Marguerite en feignant de vouloir l'unir à elle. Paul avait haï la femme qui s'offrait; il s'éprendrait de celle qui se refusait jusqu'à lui en vanter une autre. Elle avait réussi à détruire sa méfiance, mais non à empêcher son mariage, et elle n'avait plus d'autre partie à jouer que de paraître charmée du prix auquel elle avait obtenu ce résultat. Mais que ce prix était cruel, et comme elle le maudissait sous son air royalement ferme! J'admirai sa force, car moi seule pus surprendre ses moments de désespoir et ses larmes cachées. Son père ne se douta de rien. Il ne pouvait rien empêcher, rien racheter; il était désormais inutile de rien lui dire. Le reste de la famille se réjouissait de la haute position acquise par Césarine, et Helmina donnait vingt ordres inutiles par jour pour avoir la joie de dire: – Prévenez madame la marquise. Ses jeunes cousines Dietrich partageaient un peu cette vanité. L'aînée était mariée, la cadette fiancée; la petite Irma disait:

– Mes soeurs épousent des bourgeois. Elles sont furieuses! Moi, je veux un noble ou je ne me marierai pas.

Bertrand ne disait absolument rien. Il savait trop son monde; mais quand Césarine, après avoir annoncé qu'elle avait faim, repoussait son assiette sans y toucher, ou quand, après avoir commandé gaiement une promenade, elle donnait d'un air abattu l'ordre de dételer, il me regardait, et ses yeux froids me disaient:

– Vous auriez dû faire sa volonté; elle mourra pour avoir fait celle des autres.

* * * * *