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Césarine Dietrich

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IV

Nous quittâmes enfin Paris le 15 juillet, sans que Césarine eût revu Paul ni Marguerite. Mireval était, par le comfort élégant du château, la beauté des eaux et des ombrages, un lieu de délices, à quelques heures de Paris. M. Dietrich faisait de grands frais pour améliorer l'agriculture: il y dépensait beaucoup plus d'argent qu'il n'en recueillait, et il faisait de bonne volonté ces sacrifices pour l'amour de la science et le progrès des habitants. Il était réellement le bienfaiteur du pays, et cependant, sans le charme et l'habileté de sa fille il n'eût point été aimé. Son excessive modestie, son désintéressement absolu de toute ambition personnelle imprimaient à son langage et à ses manières une dignité froide qui pouvait passer aux yeux prévenus pour la raideur de l'orgueil. On l'avait haï d'abord autant par crainte que par jalousie, et puis sa droiture scrupuleuse l'avait fait respecter; son dévouement aux intérêts communs le faisait maintenant estimer; mais il manquait d'expansion et n'était point sympathique à la foule. Il ne désirait pas l'être; ne cherchant aucune récompense, il trouvait la sienne dans le succès de ses efforts pour combattre l'ignorance et le préjugé. C'était vraiment un digne homme, d'un mérite solide et réel. Son manque de popularité en était la meilleure preuve.

Césarine s'affectait pourtant de voir qu'on lui préférait des notabilités médiocres ou intéressées. Elle l'avait beaucoup poussé à la députation, dont il ne se souciait pas, disant que certaines luttes valent tous les efforts d'une volonté sérieuse, mais que celles de l'amour-propre sont vaines et mesquines.

Cependant une question locale d'un grand intérêt pour le bien-être des agriculteurs du département s'étant présentée à cette époque, il se laissa vaincre par le devoir de combattre le mal, et, au risque d'échouer, il se laissa porter. Césarine se chargea d'avoir la volonté ardente qui lui manquait en cette circonstance. Elle avait peut-être besoin d'un combat pour se distraire de ses secrets ennuis. Son mariage lui donnait droit à une initiative plus prononcée, et M. Dietrich, qui depuis longtemps n'avait résisté à sa toute puissance que dans la crainte du qu'en dira-t-on, abandonna dès lors à la marquise de Rivonnière le gouvernement de la maison et des relations, qu'il avait cherché à rendre moins apparent dans les mains de mademoiselle Césarine. Les nombreux clients qui peuplaient les terres du marquis, et qui avaient beaucoup à se louer de l'indulgente gestion de son intendant, avaient eu peur en apprenant le mariage et l'absence indéfinie de leur patron. Ils avaient craint de tomber sous la coupe de M. Dietrich et d'avoir à rendre compte de beaucoup d'abus. Quand ils surent et quand ils virent que Césarine ne prétendait à rien, qu'elle n'allait pas même visiter les fermes et le château de son mari, il y eut un grand élan de reconnaissance et de joie. Dès ce moment, elle put disposer de leur vote comme de celui de ses propres tenanciers.

Mireval avait été jusque-là une solitude. M. Dietrich s'était réservé ce coin de terre pour se recueillir et se reposer des bruits du monde. Césarine, respectant son désir, avait paru apprécier pour elle-même les utiles et salutaires loisirs de cette saison de retraite annuelle. Cette fois elle déclarait qu'il fallait en faire le sacrifice et ouvrir les portes toutes grandes à la foule des électeurs de tout rang et de toute opinion. M. Dietrich se résigna en soupirant, la jeune marquise organisa donc un système de réceptions incessantes. On ne donnait pas de fêtes, disait-on, à cause de l'absence et du triste état du marquis; et puis on en donnait qui semblaient improvisées lorsque le courrier apportait de bonnes nouvelles de lui, sauf à dire d'un air triste le lendemain que le mieux ne s'était pas soutenu.

J'aimais beaucoup Mireval, je m'y reposais du temps perdu à Paris. Je ne l'aimai plus lorsque je le vis envahi comme un petit Versailles ouvert à la curiosité. Dans toute agglomération humaine, la médiocrité domine. Ces dîners journaliers de cinquante couverts, ces réjouissances dans le parc, cet endimanchement perpétuel, me furent odieux. Je ne pouvais refuser d'aider mademoiselle Helmina dans ses fonctions de majordome; son activité ne suffisait plus à tout. Le marquisat de sa nièce lui avait porté au cerveau, elle ne trouvait plus rien d'assez magnifique ou d'assez ingénieux pour soutenir le lustre d'une position si haute. Je n'avais plus d'intimité avec Césarine. Depuis le mariage de Paul et le sien, ses lèvres étaient scellées, sa figure était devenue impénétrable. Elle ne se portait pas bien, c'était pour moi le seul indice d'une grande déception supportée avec courage. Je dois dire que, durant cette période d'efforts pour oublier sa blessure ou pour la cacher, elle fut vraiment la femme forte qu'elle se piquait d'être, et que, tout en l'admirant, je sentis se réveiller ma tendresse pour elle, la douleur que me causait sa souffrance, le dévouement qui me portait à l'alléger en lui sacrifiant mes goûts et ma liberté.

J'avais à peine le temps d'écrire à Paul. Il m'écrivait peu lui-même. Il avait un surcroît de travail pour se mettre au courant de ses nouvelles attributions. Sa femme était heureuse, son enfant se portait bien. Il n'avait, disait-il, rien de mieux à souhaiter. M. de Valbonne écrivait à M. Dietrich une fois par semaine pour le tenir au courant des alternances de mieux et de pire par lesquelles passait M. de Rivonnière. Il supportait mieux les déplacements que le repos, il parcourait la Suisse à petites journées. Césarine paraissait prendre beaucoup d'intérêt à ces lettres, mais M. Dietrich seul y répondait. La marquise cachait avec peine l'insurmontable aversion que lui inspirait désormais M. de Valbonne.

Au bout de deux mois de lutte, Césarine l'emporta, et son père fut élu à une triomphante majorité. Elle avait déployé une activité dévorante et une habileté délicate dont on parlait avec admiration. On vécut encore quelques jours de ce triomphe, qui n'enivrait pas M. Dietrich et qui commençait à désillusionner la marquise, car beaucoup de ceux qu'elle avait conquis avec tant de peine montraient de reste qu'ils ne valaient pas cette peine-là et n'avaient guère plus de coeur que des chiffres. Elle se sentit alors très fatiguée et très-souffrante. M. Dietrich, qui ne l'avait jamais vue malade depuis son enfance, s'effraya beaucoup et la reconduisit à Paris pour consulter.

Nous nous retrouvâmes donc à l'hôtel Dietrich tout à fait calmes et à peu près seuls; tout le Paris élégant était à la campagne ou à la mer. Nous touchions à la mi-septembre, et il faisait encore très-chaud. Le marquis allait décidément mieux. Césarine voyait s'éloigner indéfiniment la recouvrance de sa liberté; elle y était assez résignée, et son père espérait qu'elle aurait un jour quelque bonheur en ménage. L'engagement qu'avait pris son gendre de ne jamais la réclamer pour sa femme lui paraissait une délicatesse dont la marquise le tiendrait quitte en le revoyant guéri, soumis et toujours épris.

La consultation des médecins dissipa nos craintes. Césarine n'avait que l'épuisement passager qui résulte d'une grande fatigue. On lui conseilla de passer le reste de la belle saison, tantôt sur sa chaise longue, dans l'ombre fraîche de ses vastes appartements, tantôt en voiture un peu avant le coucher du soleil, de prendre du fer, du quinquina, et de se coucher de bonne heure. Elle se soumit d'un air d'indifférence, se fit apporter beaucoup de livres et se plongea dans la lecture, comme une personne détachée de toutes les choses extérieures; puis elle prit des notes, entassa de petits cahiers, et un beau matin elle me dit:

– Durant ces jours de loisir et de réflexion, tu ne sais pas ce que j'ai fait? J'ai fait un livre! Ce n'est pas un roman, ne te réjouis pas; c'est un résumé lourd et ennuyeux de quelques théories philosophiques à l'ordre du jour. Cela ne vaut rien, mais cela m'a occupée et intéressée. Lire beaucoup, écrire un peu, voilà un débouché pour mon activité d'esprit; mais, pour que cela me fasse vraiment du bien, il faut que je sache si cela vaut la peine d'être dit et celle d'être lu; j'ai écrit à ton neveu pour le prier de me donner son avis, et je lui ai envoyé mon manuscrit, puisque sa spécialité est de juger ces sortes de choses. Je ne tiens pas à être imprimée, je tiens seulement à savoir si je peux continuer sans perdre mon temps.

– Et il t'a répondu?..

– Rien, sinon qu'il avait pris connaissance de mon travail et qu'il n'avait guère le temps de m'en faire la critique dans une lettre, mais qu'en un quart d'heure de conversation il se résumerait beaucoup mieux, et qu'il se tenait à mes ordres pour le jour et l'heure que je lui fixerais.

– Et tu as fixé…

– Aujourd'hui, tout à l'heure; je l'attends. Comme de coutume, Césarine m'avertissait à la dernière minute. Toute réflexion eût été superflue, deux heures sonnaient. Paul était très-exact; on l'annonça.

J'observai en vain la marquise, aucune émotion ne se trahit; elle ne lui reprocha point de n'avoir pas tenu sa promesse de venir la voir; elle ne s'excusa point de n'avoir pas tenu celle qu'elle avait faite de revoir Marguerite. Elle ne lui parla que littérature et philosophie, comme si elle reprenait un entretien interrompu par un voyage. Quant à lui, calme comme un juge qui ne permet pas à l'homme d'exister en dehors de sa fonction, il lui rendit ainsi compte de son livre:

– Vous avez fait, sans paraître vous en douter, un ouvrage remarquable, mais non sans défauts; au contraire; les défauts abondent. Cependant, comme il y a une qualité essentielle, l'indépendance du point de vue et une appréciation plus qu'ingénieuse, une appréciation très-profonde de la question que vous traitez, je vous engage sérieusement à faire disparaître les détails un peu puérils et à mettre en lumière le fond de votre pensée. L'examen des effets est de la main d'un écolier et prend infiniment trop de place. Le jugement que vous portez sur les causes est d'un maître, et vous l'avez glissé là avec trop de modestie et de défiance de vous-même. Refaites votre ouvrage, sacrifiez-en les trois quarte; mais du dernier quart composez un livre entier. Je vous réponds qu'il méritera d'être publié, et qu'il ne sera pas inutile. Quant à la forme, elle est correcte et claire, pourtant un peu lâchée. J'y voudrais l'énergie froide, si vous voulez, mais puissante, d'une conviction qui vous est chère.

 

– Aucune conviction ne m'est chère, reprit Césarine, puisque j'ai fait ce travail avec indépendance.

– L'indépendance, reprit-il, est une passion qui mérite de prendre place parmi les passions les plus nobles. C'est même la passion dominante des esprits élevés de notre époque. C'est, sous une forme nouvelle, la passion de la liberté de conscience qui a soulevé les grandes luttes de vos pères protestants, madame la marquise.

– Vous avez raison, dit-elle, vous m'ouvrez la fenêtre, et le jour pénètre en moi. Je vous remercie, je suivrai votre conseil; je referai mon livre, j'ai compris, vous verrez.

Il allait se retirer, elle le retint.

– Vous avez peut-être à causer avec votre tante, lui dit-elle. Restez, j'ai affaire dans la maison. Si je ne vous retrouve pas ici, adieu, et merci encore.

Elle lui tendit la main avec une grâce chaste et affectueuse en ajoutant:

– Je ne vous ai pas demandé des nouvelles de chez vous, j'en ai; Pauline vous dira que je lui en demande souvent.

Je trouvai inutile de dire à Paul qu'elle ne m'en demandait jamais. Mon rôle n'était plus de le prémunir contre les dangers que j'avais cru devoir lui signaler l'année précédente. Je devais au contraire lui laisser croire qu'ils étaient imaginaires et accepter pour moi le ridicule de cette méprise. Je pensai devoir seulement lui demander s'il ne craignait pas d'éveiller la jalousie du marquis en venant voir sa femme.

– Je suis si éloigné de vouloir lui en inspirer, répondit-il, que je n'ai même pas songé à lui; mais, si vous craignez quelque chose, je puis fort bien ne pas revenir et vous prendre pour intermédiaire des communications qui s'établissent entre madame de Rivonnière et moi à propos de son livre.

– Ton devoir serait peut-être d'en écrire à M. de Valbonne pour le consulter.

– Je trouverais cela bien puéril! Me poser en homme redoutable quand je suis marié me semblerait fort ridicule en même temps que fort injurieux pour cette pauvre marquise, que vous jugez un peu sévèrement. Supposez que vous ne vous soyez pas trompée, ma tante, et qu'elle ait eu réellement, dans un jour de rêverie extravagante, la pensée de s'appeler madame Gilbert; elle est à coup sur fort enchantée maintenant d'avoir une position plus conforme à ses goûts et à ses habitudes. Faudrait-il éterniser le souvenir d'une fantaisie d'enfant, et, si l'on fouillait dans le passé de toutes les femmes, n'y trouverait-on pas des milliers de peccadilles aussi déraisonnables qu'innocentes! De grâce, ma tante, laissez-moi oublier tout cela et rendre justice à la femme intelligente et bonne qui rachète, par le travail sérieux et la grâce sans apprêt, les légèretés ou les rêveries de la jeune fille.

Devais-je insister? devais-je avertir M. Dietrich, alors absent pour six semaines? devais-je inquiéter Marguerite pour l'engager à se tenir sur ses gardes? Évidemment je ne pouvais et ne devais rien faire de tout cela. J'avais depuis longtemps perdu l'espérance de diriger Césarine; je n'étais plus sa gouvernante. Elle s'appartenait, et je ne m'étais pas engagée avec son mari à veiller sur elle. Il n'y avait pas d'apparence qu'il fût jamais en état de tirer vengeance d'un rival, et Paul avait désormais assez d'ascendant sur lui pour détruire ses soupçons. D'ailleurs Paul voyait peut-être plus clair que moi; Césarine, éprise de graves recherches et peut-être ambitieuse de renommée, ne songeait peut-être plus à lui.

Il la revit plusieurs fois, et peu à peu ils se virent souvent. M. Dietrich les retrouva sur un pied de relations courtoises et amicales si discrètes et si tranquilles, qu'il n'en conçut aucune inquiétude et ne jugea pas convenable d'en instruire M. de Valbonne dans ses lettres. L'automne arrivait, il se proposait de faire voyager un peu sa fille; mais elle était parfaitement guérie et trouvait à Paris la solitude dont elle avait besoin pour travailler. Elle paraissait si calme et si heureuse qu'il consentit à attendre à Paris auprès d'elle l'ouverture de la session parlementaire. Césarine n'aimait plus le monde, et il était de bon goût qu'elle vécût dans la retraite. Son cortège de prétendants l'avait naturellement abandonnée. Elle rechercha parmi ses anciens amis les personnes graves occupées de science ou de politique. Aucun beau jeune homme, aucune femme à la mode ne reparut à l'hôtel Dietrich. Paul, avec sa mise modeste et son attitude sérieuse, ne déparait pas cet aréopage de gens mûrs convoqué autour des élucubrations littéraires et philosophiques de la belle marquise. Il prenait plaisir aux discussions intéressantes que Césarine avait l'art de soulever et d'entretenir. Il y faisait très-bonne figure quand on le forçait à y prendre part. Il avait déjà dans ce monde-là des relations qui devinrent plus intimes. On y faisait grand cas de lui; on en fit davantage en le voyant plus souvent et moins contenu par sa discrétion naturelle. Césarine réussissait à le faire briller malgré lui et sans qu'il s'aperçût de l'aide qu'elle lui donnait.

À la fin de l'hiver, leur amitié établie sans crise et sans émotion, elle l'engagea à lui amener Marguerite. Il refusa et lui dit pourquoi. Marguerite était trop impressionnable, trop peu défendue par l'expérience et le raisonnement, pour sortir de la sphère où elle était heureuse et sage.

Au printemps, Paul, dont la position s'améliorait chaque jour, avait pu louer, à une demi-heure de Paris, une petite maison de campagne où sa femme et son enfant vivaient avec madame Féron, sans qu'elles fussent forcées de beaucoup travailler. Il allait chaque soir les retrouver, et chaque matin, avant de partir, il arrosait lui-même un carré de plantes qu'il avait la jouissance de voir croître et fleurir. Il n'avait jamais eu d'autre ambition que de posséder un hectare de bonne terre, et il comptait acheter l'année suivante celle qui lui était louée. Il pouvait désormais quitter son bureau à cinq heures; il dînait à Paris et venait souvent nous voir après. Dès que les pendules marquaient neuf heures, quelque intéressante que fût la conversation, il disparaissait pour aller prendre le dernier train et rejoindre sa famille. Quelquefois il acceptait de dîner avec nous et quelques-unes des notabilités dont s'entourait la marquise.

Un jour que nous l'attendions, je reçus un billet de lui.

«Je suis effrayé, ma tante, disait-il; Marguerite me fait dire que

Pierre est très-malade; j'y cours. Excusez-moi auprès de madame de

Rivonnière.»

– Prends ma voiture et cours chez mon médecin, me dit Césarine, emmène-le chez ton neveu. Je t'accompagnerais si j'étais libre; je te donne Bertrand, qui ira chez les pharmaciens et vous portera ce qu'il faut.

Je me hâtai. Je trouvai le pauvre enfant très-mal, Paul au désespoir, Marguerite à peu près folle. Le médecin de l'endroit qu'on avait appelé s'entendit avec celui que j'amenais. L'enfant, mal vacciné, avait la petite vérole. Ils prescrivirent les remèdes d'usage et se retirèrent sans donner grand espoir, la maladie avait une intensité effrayante. Nous restions consternés au tour du lit du pauvre petit, quand Césarine entra vers dix heures du soir, encore vêtue comme elle l'était dans son salon, belle et apportant l'espoir dans son sourire. Elle s'installa près de nous, puis elle exigea que Marguerite et Paul nous laissassent toutes deux veiller le malade. La chambre était trop petite pour qu'il fût prudent d'encombrer l'atmosphère. Elle se déshabilla, passa une robe de chambre qu'elle avait apportée dans un foulard, s'établit auprès du lit, et resta là toute la nuit, tout le lendemain, toutes les nuits et les jours qui suivirent, jusqu'à ce que l'enfant fût hors de danger. Elle fut vraiment admirable, et Paul dut, comme les autres, accepter aveuglément son autorité. Elle avait coutume de soigner les malades à Mireval, et elle y portait un rare courage moral et physique. Les paysans la croyaient magicienne, car elle opérait le miracle de ranimer la volonté et de rendre l'espérance. Ce miracle, elle le fit sur nous tous autour du pauvre enfant. Elle était entrée dans cette petite maison abîmée de douleur et d'effroi, comme un rayon de soleil au milieu de la nuit. Elle nous avait rendu la présence d'esprit, le sens de l'à-propos, la confiance de conjurer le mal, toutes conditions essentielles pour le succès des meilleures médications; elle nous quitta, nous laissant dans la joie et bénissant son intervention providentielle.

Je dus rester quelques jours encore pour soigner Marguerite, que le chagrin et l'inquiétude avaient rendue malade aussi. Césarine revint pour elle, ranima son esprit troublé, lui témoigna un intérêt dont elle fut très-fière, rassura et égaya Paul, qui, à peine remis d'une terreur, retombait dans une autre, se fit aimer de madame Féron, avec qui elle causait des choses les plus vulgaires dans un langage si simple que la femme supérieure s'effaçait absolument pour se mettre au niveau des plus humbles. Cette séduction charmante me prit moi-même, car, dans nos entretiens, elle ne donnait plus de démenti confidentiel à sa conduite extérieure. Je me persuadai qu'elle était absolument guérie de son orgueil et de sa passion. Je ne craignis plus d'enflammer Paul en partageant l'admiration qu'il avait pour elle. Sa reconnaissance et son affection devenaient choses sacrées; une prévision du danger m'eût semblé une injure pour tous deux. Et pourtant la marquise avait réussi là où avait échoué Césarine. Elle avait amélioré le sort de Paul, car, sans qu'il pût s'en douter, elle avait pesé, par l'intermédiaire de son père, sur les résolutions de M. Latour. Celui-ci, ayant éprouvé quelques pertes, voulait restreindre ses opérations. En lui prêtant une somme importante, M. Dietrich l'avait amené à faire tout le contraire et à charger Paul d'une affaire assez considérable. Elle avait ainsi donné du pain à l'enfant et du repos à la mère, elle avait été le médecin de l'une et de l'autre; elle s'était emparée de la confiance, de l'affection, voire des secrets de la famille. Tout ce que Paul avait juré de soustraire à sa sollicitude, elle le tenait, et, loin de s'en plaindre, il était heureux qu'elle l'eût conquis.

Une seule personne, celle qui jusque-là avait été la plus confiante, Marguerite, sans autre lumière que son instinct, devina ou plutôt sentit la fatalité qui l'enveloppait; elle le sentit d'autant plus douloureusement qu'elle adorait la belle marquise et ne l'accusait de rien. Sa jalousie éclatait d'une manière tout opposée à celle que nous avions redoutée. Un jour, je la trouvai en larmes, et, bien que j'eusse quelque ennui à écouter ses plaintes, je fus forcée de les entendre.

– Voyez-vous, me dit-elle, vous me croyez heureuse; eh bien! je le suis moins qu'avant ce mariage tant désiré. Je m'instruis un peu. Paul a un peu plus de temps pour s'occuper de moi, et il croit me faire grand bien en m'apprenant à raisonner. Cela me tue au contraire, car voilà que je comprends un tas de choses dont je ne me doutais pas, et toutes ces choses sont tristes, toutes me blessent ou me condamnent. Il ne peut pas me parler de ce qui est bien ou mal sans que je me rappelle le mal que j'ai fait et la répugnance qu'il doit avoir pour mon passé. Il me dit bien que je dois l'oublier, puisque tout est réparé; mais qu'est-ce qui a réparé? C'est lui, au risque de sa vie, en prenant la vie d'un autre et en me refaisant un honneur avec du sang. Il est bon, il s'est mis à plaindre celui qu'il détestait, et la pitié qu'il a pour son ennemi le rend triste quand il entend dire qu'il mourra. S'il m'aimait assez pour s'en consoler! Mais voilà ce qui ne se peut pas. Ce n'est pas le tout d'être jolie femme et d'aimer à la folie; il faut encore avoir de l'esprit et de l'instruction pour ne pas ennuyer un homme qui en a tant! Moi, quand je demandais le mariage, je ne savais pas ça. Je croyais qu'il devait se plaire avec moi et son enfant, et je lui disais toujours:

« – Où seras-tu plus aimé et plus content qu'avec nous?»

Il n'a jamais été contre, car il me répondait: « – Tu vois bien que je ne me trouve pas mieux ailleurs, puisque je ne vous quitte jamais que je n'y sois forcé.» Aujourd'hui pourtant il pourrait dîner avec nous tous les jours, et c'est bien rare qu'il revienne ici avant neuf heures et demie du soir. Il ne voit plus Pierre s'endormir. Il le regarde bien dans son petit lit, et le matin il le porte dans le jardin et le dévore de caresses; mais je le regarde à travers le rideau de ma fenêtre, et je lui vois des airs tristes tout d'un coup. Je me figure même qu'il a des larmes dans les yeux. Si j'essaye de le questionner, il me répond toujours avec sa même douceur et me gronde avec sa même bonté; cependant il a l'air sévère malgré lui, et je vois qu'il a de la peine à se retenir de me dire que je suis une ingrate. Alors je lui demande pardon et ne lui dis plus rien: j'ai trop peur de le tourmenter; mais il me reste un pavé sur le coeur. Je chante, je ris, je travaille, je remue pour me distraire. Ça va bien tant que l'enfant est éveillé et que je m'occupe de lui; quand il ferme ses yeux bleus, le ciel se cache. Madame Féron s'en va dormir, aussi tout de suite. Paul m'a défendu de lui faire des confidences; elle aime à causer, et mon silence l'ennuie. Je reste seule, j'attends que mon mari soit rentré; je prends mon ouvrage et je me dis:

 

« – Deux heures, ça n'est pas bien long…»

Cela me paraît deux ans. Je ne sais pas pourquoi ces deux heures-là, qu'il pourrait nous donner et qu'il ne nous donne presque plus, me rendent folle, injuste, méchante. Je rêve des malheurs, des désespoirs; si je ne craignais pas d'éveiller mon petit, je crierais, tant je souffre. Je regarde à la fenêtre comme si je pouvais voir par-dessus la campagne ce que Paul fait à Paris… Et pourtant, je le sais, il ne fait pas de mal; il ne peut faire que du bien, lui! Je sais qu'il va souvent chez vous, c'est bien naturel: vous êtes pour lui comme sa mère. Quand il rentre, je lui demande toujours s'il vous a vue. Il répond oui, il ne ment jamais… S'il a vu la belle marquise, s'il y avait du grand monde chez elle, s'il est content d'être revenu auprès de moi; il sourit en disant toujours oui. Il me fait raconter tout ce que le chéri a fait et dit dans la journée, à quels jeux il s'est amusé, ce qu'il a bu et mangé; enfin il paraît heureux de parler de lui, et je n'ose pas parler de moi. Je me cache d'avoir souffert. Quelquefois je suis bien pâle et bien défaite, il ne s'en aperçoit pas, ou, s'il y prend garde, il ne devine pas pourquoi. Je voudrais lui tout dire pourtant, lui confesser que je m'ennuie de vivre, que par moments je regrette qu'il m'ait empêchée de mourir. J'ai peur de lui faire de la peine, d'augmenter celle qu'il a, car il en a beaucoup, je le vois bien, et peut-être est-il plus à plaindre que moi…

Ce jour-là, Marguerite ne me laissa entrevoir aucune jalousie contre la marquise; mais une autre fois ce fut à Césarine elle-même qu'elle se révéla.

Quelques semaines s'étaient écoulées depuis la maladie de l'enfant. Césarine venait le voir tous les dimanches et passait ainsi avec Paul et moi une partie de cette journée, que Paul consacrait toujours à sa famille. Dans la semaine, il avait repris l'habitude de dîner à l'hôtel Dietrich le mardi et le samedi, et d'y venir passer une heure le soir presque tous les jours. C'était là le gros chagrin de Marguerite, je le trouvais injuste. Je n'en avais point parlé à Paul, espérant qu'elle prendrait le sage parti de ne pas vouloir l'enchaîner si étroitement; il était bien assez esclave de son devoir. Un peu de loisir mondain n'était-il pas permis à cet homme d'intelligence condamné à la société d'une femme si élémentaire?

Pourtant je commençais à m'inquiéter de son air souffreteux et de l'abattement où il m'arrivait souvent de la surprendre. La marquise s'en apercevait fort bien, et si elle ne la questionnait pas, c'est qu'elle savait mieux qu'elle-même la cause de son chagrin. Marguerite avait besoin d'être questionnée; comme tous les enfants, elle ne savait que devenir quand on ne s'occupait pas d'elle. Parler d'elle-même, se plaindre, se répandre, se vanter en s'accusant, se faire juger, se repentir, promettre et recommencer, telle était sa vie, et depuis que la Féron n'était plus sa confidente, depuis que Paul, marié avec elle, lui inspirait une sorte de crainte, elle amassait des tempêtes dans son coeur.

Comme nous étions toutes les trois dans son petit jardin, Paul se trouvant occupé dehors, elle rompit la digue que lui imposait notre absence de curiosité.

– Paul s'est donc bien amusé hier soir chez vous, nous dit-elle d'un ton assez aigre, qu'il a manqué le train et n'est rentré qu'à onze heures, à pied, par les sentiers?

– En vérité, lui dit Césarine, est-ce que vous avez été inquiète?

– Bien sur que je l'ai été. Un homme seul comme ça sur des chemins où on ne rencontre que des gens qui rôdent on ne sait pourquoi! Vous devriez bien me le renvoyer plus tôt. Quand il n'arrive pas à l'heure, je compte les minutes; c'est ça qui me fait du mal!

– Chère enfant, reprit Césarine avec une douceur admirable, nous nous arrangerons pour que cela n'arrive plus. Nous gronderons Bertrand quand les pendules retarderont.

– Vous pouvez bien les avancer d'une heure, car il prend tant d'amusement chez vous qu'il m'en oublie.

– On ne s'amuse pas chez nous, Marguerite; on est très-sérieux au contraire.

– Justement; c'est sa manière de s'amuser, à lui; mais vous ne me ferez pas croire que vous ne receviez pas quantité de belles dames?

– C'est ce qui vous trompe. Il ne vient plus de belles dames chez moi.

– Il y a vous toujours, et vous en valez cent.

– Fort aimable; mais vous ne pouvez pas être jalouse de moi?

Marguerite regarda la marquise en face avec une sorte de terreur, puis elle se courba sous le regard limpide et profond qu'elle interrogeait. Elle se mit aux genoux de Césarine, prit ses mains et les baisa.

– Ma belle marquise, lui dit-elle, vous savez que vous êtes mon bon dieu sur la terre. Vous m'avez fait marier, car c'est à vous que je dois ça, j'en suis sûre. Je vous dois la vie de mon enfant et aussi sa beauté, car sans vous il aurait été défiguré. Quand je pense quels soins vous avez pris de lui sans être dégoûtée de ce mal abominable, sans crainte de le prendre, sans me permettre d'y toucher, sans vous soucier de vous-même à force de vous soucier des autres! Oui, bien sûr, vous êtes l'ange gardien, et je ne pourrai jamais vous dire comme je vous aime; mais tout ça ne m'empêche pas d'être jalouse de vous. Est-ce que ça peut être autrement? Vous avez tout pour vous, et je n'ai rien. Vous êtes restée belle comme à seize ans, et moi, plus jeune que vous, me voilà déjà fanée; je sens que je me courbe comme une vieille, tandis que vous vous redressez comme un peuplier au printemps. Vous avez, pour vous rendre toujours plus jolie, des toilettes qui ne me serviraient de rien, à moi! Quand même je les aurais, je ne saurais pas les porter. Quand je mets un pauvre bout de ruban dans mes cheveux pour paraître mieux coiffée, Paul me l'ôte en me disant:

« – Ça ne te va pas, tu es plus belle avec tes cheveux.»

Mais ils tombent, mes cheveux. Voyez! j'en ai déjà perdu plus de la moitié, et, quand je n'en aurai presque plus, si je m'achète un faux chignon, Paul se moquera de moi. Il me dira:

« – Reste donc comme tu es! Ça n'est pas tes cheveux que j'aime, c'est ton coeur.»

C'est bien joli, cela, et c'est vrai, c'est trop vrai. Il aime mon coeur, et il ne fait plus cas de ma figure; il y est trop habitué. L'amitié ne compte pas les cheveux blancs quand ils se mettent à pousser. Il m'aimera vieille, il m'aimera laide, je le sais, j'en suis fière; mais c'est toujours de l'amitié, et je m'en contenterais, si j'étais bien sûre qu'il n'est pas capable de connaître l'amour. Il le dit. Il jure qu'il ne sait pas ce que c'est que de s'attacher à une femme parce qu'elle a de beaux yeux ou de belles robes…