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Césarine Dietrich

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– Quelle bonne surprise! Comment, guéri? quand on nous écrivait que vous étiez plus mal…

– Valbonne est fou, répondit le marquis d'une voix forte et pleine, je me porte bien; je suis guéri, vous voyez. Je marche, je parle, je monte l'escalier tout seul…

…Et entrant dans l'antichambre qui précédait le petit salon, il ajouta:

– Vous avez du monde?

– Non, répondit Césarine, entrant la première; des amis à vous et à moi qui partaient, mais qui veulent d'abord vous serrer les mains.

– Des amis? répéta le marquis en se trouvant en face de Paul, qui venait à lui. Des amis? je ne reconnais pas…

– Vous ne reconnaissez pas M. Paul Gilbert et sa femme?

– Ah! pardon! il fait si sombre chez vous! mon cher ami!..

Il serra les mains de Paul.

– Madame, je vous présente mon respect.

Il salua profondément Marguerite.

– Ah! mademoiselle de Nermont! Heureux de vous revoir.

Il me baisa les mains.

– Vous me paraissez tous en bonne santé.

– Mais vous? lui dit Paul.

– Moi, parfaitement, merci; je supporte très-bien les voyages.

– Mais comment arrivez-vous sans vous faire annoncer? lui dit Césarine.

– J'ai eu l'honneur de vous écrire.

– Je n'ai rien reçu.

– Quand je vous dis que Valbonne est fou!

– Mon cher ami, je n'y comprends rien. Pourquoi se permet-il de supprimer vos lettres?

– Ce serait toute une histoire à vous raconter, histoire de médecins déraisonnant autour d'un malade en pleine révolte qui ne se souciait plus de courir après une santé recouvrée autant que possible.

– Vous arrivez d'Italie? lui demanda Paul.

– Oui, mon cher, un pays bien surfait, comme tout ce qu'on vante à l'étranger. Moi je n'aime que la France, et en France je n'aime que Paris. Donnez-moi donc des nouvelles de votre jeune ami, M. Latour?

– Il va fort bien.

– M. Dietrich est sorti, à ce qu'on m'a dit; mais il doit rentrer de bonne heure. Madame la marquise me permettra-t-elle de l'attendre ici?

– Oui certainement, mon ami. Avez-vous dîné?

– J'ai dîné, merci.

Paul échangea encore quelques paroles insignifiantes et polies avec le marquis et Césarine avant de se retirer. L'arrivée foudroyante de M. de Rivonnière avait amené un calme plat dans la situation. Il était doux, content, presque bonhomme. Il n'était ému ni étonné de rien, c'est-à-dire qu'il était redevenu du monde comme s'il ne l'eût jamais quitté. Il revenait de la mort comme il fût revenu de Pontoise. Il se retrouvait chez sa femme, devant son rival et son meurtrier, en face de la femme dont il avait payé la possession de son sang, tout cela à la fois, sans paraître se souvenir d'autre chose que des lois du savoir-vivre et des habitudes d'aisance que comporte toute rencontre, si étrange qu'elle puisse être. L'impassibilité du parfait gentilhomme couvrait tout.

Mal avec sa conscience, Césarine avait été un moment terrifiée; mais, forte de quelque chose de plus fort que l'usage du monde, forte de sa volonté de femme intrépide, elle avait vite recouvré sa présence d'esprit. Toutefois elle éprouvait encore quelque inquiétude de se trouver seule avec son mari, et elle me pria de rester, m'adressant ce mot à la dérobée pendant qu'on allumait les candélabres.

– Enfin, dit le marquis quand Bertrand fut sorti, je vous vois donc, madame la marquise, plus belle que jamais et avec votre splendide rayon de bonté dans les yeux. Vrai, on dirait que vous êtes contente de me revoir! La figure de Césarine n'exprimait pas précisément cette joie. Je me demandai s'il raillait ou s'il se faisait illusion.

– Je ne réponds pas à une pareille question, lui dit-elle en souriant du mieux qu'elle put; c'est à mon tour de vous regarder. Vrai, vous êtes bien portant, on le jurerait! Qu'est-ce que signifient donc les craintes de votre ami, qui parlait de vous comme d'un incurable!

– Valbonne est très-exalté. C'est un ami incomparable, mais il a la faiblesse de voir en noir, d'autant plus qu'il croit aux médecins. Vous me direz que j'ai sujet d'y croire aussi, étant revenu de si loin. Je ne crois qu'en Nélaton, qui m'a ôté une balle de la poitrine. La cause enlevée, ces messieurs ont prétendu me délivrer des effets, comme s'il y avait des effets sans cause; au lieu de me laisser guérir tout seul, ils m'ont traité comme font la plupart d'entre eux, de la manière la plus contraire à mon tempérament. Quand, il y a un an bientôt, j'ai secoué leur autorité pour faire à ma tête, je me suis senti mieux tout de suite. Je suis parti; trois jours après, je me sentais guéri. Il m'est resté de fortes migraines, voilà tout; mais j'en ai eu deux ou trois ans de suite avant d'avoir l'honneur de vous connaître, et je m'en suis débarrassé en ne m'en occupant plus, Valbonne, en m'emmenant cette fois-ci, m'avait affublé d'un jeune médecin intelligent, mais têtu en diable, qui, mécontent de me voir guérir si vite, rien que par la vertu de ma bonne constitution, a voulu absolument me délivrer de ces migraines et les a rendues beaucoup plus violentes. Il m'a fallu l'envoyer promener, me quereller un peu avec mon pauvre Valbonne, et les planter là pour ne pas devenir victime de leur dévouement à ma personne.

– Les planter là! dit Césarine; vous n'êtes donc pas revenu avec eux?

– Je suis revenu tout seul avec mon pauvre Dubois, qui est mon meilleur médecin, lui! Il sait bien qu'il ne faut pas s'acharner à contrarier les gens, et quand je souffre, il patiente avec moi. C'est tout ce qu'il y a de mieux à faire.

– Et les autres, où sont-ils?

– Valbonne et le médecin? Je n'en sais rien; je les ai quittés à Marseille, d'où ils voulaient me faire embarquer pour la Corse, sous prétexte que j'y trouverais un climat d'été à ma convenance. J'en avais accepté le projet, mais je ne m'en souciais plus. J'ai confié à Dubois ma résolution de venir me reposer à Paris, et nous sommes partis tous deux, laissant les autres aux douceurs du premier sommeil. Ils ont dû courir après nous, mais nous avions douze heures et je pense qu'ils seront ici demain.

– Tout ce que vous me contez là est fort étrange, reprit Césarine; je ne vous savais pas si écolier que cela, et je ne comprends pas un médecin et un ami tyranniques à ce point de forcer un malade à prendre la fuite. Ne dois-je pas plutôt penser que vous avez eu la bonne idée de me surprendre, et que vous n'avez pas voulu laisser à vos compagnons de voyage le temps de m'avertir?

– Il y a peut-être aussi de cela, ma chère marquise.

– Pourquoi me surprendre? à quelle intention?

– Pour voir si le premier effet de votre surprise serait la joie ou le déplaisir.

– Voilà un très-mauvais sentiment, mon ami. C'est une méfiance de coeur qui me prouve que vous n'êtes pas aussi bien guéri que vous le dites.

– Il est permis de se méfier du peu qu'on vaut.

Pendant que Césarine causait ainsi avec son mari, j'observais ce dernier, et, d'abord émerveillée de l'aspect de force et de santé qu'il semblait avoir, je commençais à m'inquiéter d'un changement très-singulier dans sa physionomie. Ses yeux n'étaient plus les mêmes; ils avaient un brillant extraordinaire, et cet éclat augmentait à mesure que, provoqué aux explications, il se renfermait dans une courtoisie plus contenue. Était-il dévoré d'une secrète jalousie? avait-il un reste ou un retour de fièvre? ou bien encore cet oeil étincelant, qui semblait s'isoler de la paupière supérieure, était-il la marque ineffaçable que lui avait laissée la contraction nerveuse des grandes souffrances physiques?

En ce moment, Bertrand entra pour dire au marquis que Dubois était à ses ordres.

– Je comprends, répondit M. de Rivonnière: il veut m'emmener. Il craint que je ne sois fatigué, dites-lui que je suis très-bien et que j'attends M. Dietrich.

Puis il reprit son paisible entretien avec sa femme, la questionnant sur toutes les personnes de son entourage et ne paraissant pas avoir perdu la mémoire du moindre détail qui pût l'intéresser. Son oeil étrange m'étonnait toujours; il ne sembla entendre la voix de Dubois dans la pièce voisine. Je me levai comme sans intention, et je me hâtai d'aller le questionner.

– Il faut que madame la marquise renvoie M. le marquis, répondit-il à voix basse; c'est bientôt l'heure de son accès.

– Son accès de quoi?

Dubois porta d'un air triste la main à son front.

– Quoi donc? des migraines?

– Des migraines terribles.

– Qui l'abattent ou qui l'exaspèrent?

– D'abord l'un, et puis l'autre.

– Est-ce qu'il y a du délire?

– Hélas oui? Ces dames ne le savent donc pas?

– Nous ne savons rien.

– Alors M. de Valbonne a voulu le cacher; mais à présent il faut bien qu'on le sache ici. C'est un secret à garder pour le monde seulement.

– Est-ce qu'il a la fièvre dans ces accès de souffrance et d'exaltation?

– Non, c'est ce qui fait que j'espère toujours.

– C'est peut-être ce qui doit nous inquiéter le plus. Tranchons le mot,

Dubois; votre maître est fou?

– Eh bien! oui, sans doute, mais il l'a déjà été deux fois, et il a toujours guéri. Est-ce que mademoiselle croit qu'il était dans son bon sens quand il a séduit et abandonné la pauvre fille?..

– C'est la femme de mon neveu à présent.

– Ah! j'oubliais; pardon, je n'ai que du bien dire d'elle, un ange d'honnêteté et de désintéressement. M. le marquis n'eût pas commis cette faute-là dans son état naturel, et plus tard, quand il prenait des déguisements pour surveiller les démarches de mademoiselle Dietrich, je voyais bien, moi, qu'il n'avait pas sa tête. Il souffrait la nuit, comme il souffre à présent, et il n'avait pas ses journées lucides comme il les a.

– Est-ce qu'il est fou furieux la nuit?

– Furieux, non, mais fantasque et violent. Avec moi, il n'y a pas de danger. Il me résiste, il se fâche, et puis il cède. Il ne me maltraite jamais. Tout autre l'exaspère. Il avait pris son médecin en aversion et M. de Valbonne en grippe. Je lui ai conseillé de quitter Marseille, où son état ne pouvait pas rester caché, et je lui ai donné pour raison qu'on le soignait mal. On le soignait très-bien au contraire; mais, quand un malade est irrité, il faut changer son milieu et le distraire avec d'autres visages. J'ai donné rendez-vous pour ce soir à son ancien médecin: je veux qu'il le voie dans sa crise; mais c'est vers neuf heures que cela commence, et il faut décider madame la marquise à le renvoyer. Je ne crois pas qu'il lui résiste; il l'aime tant!

 

– Il l'aime toujours?

– Plus que jamais.

– Et il n'est plus jaloux d'elle?

– Ah! voilà ce que je ne sais pas; mais je crains qu'il ne me cache la vraie cause de son mal.

– De qui donc serait-il jaloux?

– Toujours de la même personne.

Un coup de sonnette sec et violent nous interrompit. Je rentrai au plus vite au salon en même temps que Bertrand; Dubois se tenait sur le seuil avec anxiété.

– M. le marquis veut se retirer, nous dit Césarine avec précipitation.

C'était comme un ordre irrité qu'elle donnait à son mari de s'en aller.

Le marquis éclata de rire; ce rire convulsif était effrayant.

– Allons donc! dit-il, je n'ai pas le droit d'attendre mon beau-père chez ma femme? Je l'attendrai, mordieu, ne vous en déplaise! Qu'on me laisse seul avec elle; je n'ai pas fini de l'interroger!

– Bertrand, s'écria Césarine, reconduira M. le marquis à sa voiture.

Elle s'adressait d'un ton de détresse au champion dévoué à sa défense dans les grandes occasions. Il s'avançait impassible, prêt à emporter le marquis dans ses bras nerveux, lorsque Dubois s'élança et le retint. Il prit le bras de son maître en lui disant:

– Monsieur le marquis m'a donné sa parole de rentrer à neuf heures, et il est neuf heures et demie.

Le marquis sembla s'éveiller d'un rêve, il regarda son serviteur en cheveux blancs avec une sorte de crainte enfantine:

– Tu viens m'ennuyer, toi? lui dit-il d'un air hébété; tu me payeras ça!

– Oui, à la maison, je veux bien; mais venez.

– Vieille bête! je cède pour aujourd'hui; mais demain…

Dubois l'emmena sans qu'il fit résistance. Bertrand les suivit, toujours disposé à prêter main-forte au besoin. Nous restâmes muettes à les suivre tous trois des yeux; puis, ayant vu le marquis monter dans sa voiture, Bertrand revint pour nous dire:

– Il est parti.

– Bertrand, lui dit Césarine, s'il arrive à M. de Rivonnière de se présenter encore chez moi en état d'ivresse, dites-lui que je n'y suis pas et empêchez-le d'entrer.

– M. le marquis n'est pas ivre, répondit Bertrand de son ton magistral, et, d'un geste expressif et respectueux, m'engageant à tout expliquer, il se retira.

– Qu'est-ce qu'il veut dire? s'écria Césarine.

– Tu crois, lui dis-je, que ton mari s'enivre?

– Oui certes! il est ivre ce soir, ses yeux étaient égarés. Pourquoi nous as-tu laissés ensemble? Je t'avais priée de rester. À peine étions-nous seuls, qu'il s'est jeté à mes genoux en me faisant les protestations d'amour les plus ridicules, et quand je lui ai rappelé les engagements pris avec moi, il ne se souvenait plus de rien. Il devenait méchant, idiot, presque grossier… Ah! je le hais, cet homme qui prétend que je lui appartiens et à qui je n'appartiendrai jamais!

– Ne le hais pas, plains-le; il n'est pas ivre, il est aliéné!

Elle tomba sur un fauteuil sans pouvoir dire un mot, puis elle me fit quelques questions rapides. Je lui racontai tout ce que m'avait dit Dubois; elle m'écoutait, l'oeil fixe, presque hagard.

– Voilà, dit-elle enfin, une horrible éventualité qui ne s'était pas présentée à mon esprit, – être la femme d'un fou! avoir la plus répugnante des luttes à soutenir contre un homme qui n'a plus ni souvenir de ses promesses ni conscience de mon droit! Combattre non plus une volonté, mais un instinct exaspéré, se sentir liée, saine et vivante, à une brute privée de raison! Cela est impossible; une telle chaîne est rompue par le seul fait de la folie. Il faut faire constater cela. Il faut que tout le monde le sache, il faut qu'on enferme cet homme et qu'on me préserve de ses fureurs! Je ne peux pas vivre avec cette épouvante d'être à la merci d'un possédé; je n'ai fait aucune action criminelle pour qu'on m'inflige ce supplice de tous les instants. Ah! ce Valbonne qui me hait, comme il m'a trompée! Il le savait, lui, qu'il me faisait épouser un fou! Je dévoilerai sa conduite, je le ferai rougir devant le monde entier.

M. Dietrich rentrait, elle l'informa en peu de mots, et continua d'exhaler sa colère et son chagrin en menaces et en plaintes, adjurant son père de la protéger et d'agir au plus vite pour faire rompre son mariage. Elle voulait le faire déclarer nul, la séparation ne lui suffisait pas. M. Dietrich, accablé d'abord, se releva bientôt lorsqu'il vit sa fille hors d'elle-même. S'il la chérissait avec tendresse, il n'en était pas moins, avant tout, homme de bien, admirablement lucide dans les grandes crises.

– Vous parlez mal, ma fille, lui dit-il, et vous ne pensez pas ce que vous dites. De ce que Jacques a des nuits agitées et des heures d'égarement, il ne résulte pas qu'il soit fou, puisqu'un pauvre vieux homme comme Dubois suffit à le contenir et vient à bout de cacher son état. Nous aurons demain plus de détails; mais pour aujourd'hui ce que nous savons ne suffit pas pour provoquer la cruelle mesure d'une séparation légale. Songez qu'il nous faudrait porter un coup mortel à la dignité de celui dont vous avez accepté le nom. Il faudrait accuser lui et les siens de supercherie, et qui vous dit qu'un tribunal se prononcerait contre lui? En tout cas, l'opinion vous condamnerait, car personne n'est dispensé de remplir un devoir, quelque pénible qu'il soit. Le vôtre est d'attendre patiemment que la situation de votre mari s'éclaircisse, et de faire tout ce qui, sans compromettre votre fierté ni votre indépendance, pourra le calmer et le guérir. Si, après avoir épuisé les moyens de douceur et de persuasion, nous sommes forcés de constater que le mal s'aggrave et ne laisse aucun espoir, il sera temps de songer à prendre des mesures plus énergiques; sinon, vous serez cruellement et justement blâmée de lui avoir refusé vos soins et vos consolations.

Césarine, atterrée, ne répondit rien, et passa la nuit dans un désespoir dont la violence m'effraya. Je n'osai la quitter avant le jour; je craignais qu'elle ne se portât à quelque acte de désespoir. Cette fois elle ne posait pas pour attendrir les autres, elle se retenait au contraire, et n'eut point d'attaque de nerfs; mais son chagrin était profond, les larmes l'étouffaient, elle jugeait son avenir perdu, sa vie sacrifiée à quelque chose de plus sombre que le veuvage, l'obligation incessante d'employer son intelligence supérieure à contenir les emportements farouches ou à subir les puériles préoccupations d'un idiot méchant à ses heures, toujours jaloux et osant se dire épris d'elle.

Le châtiment était cruel en effet, mais c'est en vain qu'elle me le présentait comme une injustice du sort. Elle avait épousé ce moribond, moitié par ostentation de générosité, moitié pour se relever aux yeux de Paul, un peu aussi pour être marquise et indépendante par-dessus le marché.

Le lendemain, M. Dietrich alla dès le matin voir son gendre. Il le trouva endormi et put causer longuement avec Dubois et le médecin qui avait passé la nuit à observer son malade. Le résumé de cet examen fut que le marquis n'était ni fou ni lucide absolument. Il avait les organes du cerveau tour à tour surexcités et affaiblis par la surexcitation. Quelques heures de sa journée, entre le repos du matin, qui était complet, et le retour de l'accès du soir, pouvaient offrir une parfaite sanité d'esprit, et nulle consultation médicale dressée avec loyauté n'eût pu faire prononcer qu'il était incapable de gérer ses affaires ou de manquer d'égards à qui que ce soit. Il avait causé avec lui après l'accès et l'avait trouvé bien portant de corps et d'esprit. Il ne jugeait point qu'il eût jamais eu le cerveau faible. Il le croyait en proie à une maladie nerveuse, résultat de sa blessure ou de la grande passion sans espoir qu'il avait eue et qu'il avait encore pour sa femme.

Là se présentait une alternative sans issue. En cédant à son amour, Césarine le guérirait-elle? S'il en était ainsi, n'était-il pas à craindre que les enfants résultant de cette union ne fussent prédisposés à quelque trouble essentiel dans l'organisation? Le médecin ne pouvait et ne voulait pas se prononcer. M. Dietrich sentait que sa fille se tuerait plutôt que d'appartenir à un homme qui lui faisait peur, et dont elle eût rougi de subir la domination. Il se retira sans rien conclure. Il n'y avait qu'à patienter et attendre, essayer un rapprochement purement moral, en observer les effets, séparer les deux époux, si le résultat des entrevues était fâcheux pour le marquis; alors on tenterait de le faire voyager encore. On ne pouvait s'arrêter qu'à des atermoiements; mais en tout cas, jusqu'à nouvel ordre, M. Dietrich voulait que l'état du marquis fût tenu secret, et Dubois affirmait que la chose était possible vu les dispositions locales de son hôtel et la discrétion de ses gens, qui lui étaient tous aveuglément dévoués.

Deux heures plus tard, M. de Valbonne, arrivé dans la nuit, venait s'entretenir du même sujet avec M. Dietrich: M. de Valbonne était absolu et cassant. Il n'aimait pas Césarine, pour l'avoir peut-dire aimée sans espoir avant son mariage. Il la jugeait coupable de ne pas vouloir se réunir à son ami, et quand M. Dietrich lui rappela le pacte d'honneur par lequel, en cas de guérison, Jacques s'était engagé à ne pas réclamer ses droits, il jura que Jacques était trop loyal pour songer à les réclamer; c'était lui faire injure que de le craindre.

– Pourtant, dit M. Dietrich, il a fait hier soir une scène inquiétante, et dans ses moments de crise il ne se rappelle plus rien.

– Oui, reprit Valbonne, il est alors sous l'empire de la folie, j'en conviens, et si sa femme n'eût été la cause volontaire ou inconsciente de cette exaltation en le gardant sous sa dépendance durant cinq ans, elle aurait le droit d'être impitoyable envers lui; mais elle l'a voulu pour ami et pour serviteur. Elle l'a rendu trop esclave et trop malheureux, je dirai même qu'elle l'a trop avili pour ne pas lui devoir tous les sacrifices, à l'heure qu'il est.

– Je ne vous permets pas de blâmer ma fille, monsieur le vicomte. Je sais qu'en épousant votre ami contre son inclination, elle n'a eu en vue que de le relever de l'espèce d'abaissement où tombe dans l'opinion un homme trop soumis et trop dévoué.

– Oui, mais les devoirs changent avec les circonstances: Jacques était condamné. La réparation donnée par mademoiselle Dietrich était suffisante alors et facile, permettez-moi de vous le dire; elle y gagnait un beau nom…

– Sachez, monsieur, qu'elle n'était pas lasse de porter le mien, et rappelez-vous qu'elle n'a pas voulu accepter la fortune de son mari.

– Elle l'aura quand même, elle en jouira du moins, car elle y a droit, elle est sa femme; rien ne peut l'empêcher de l'être, et la loi l'y contraint.

– Vous parlez de moi, dit Césarine, qui entrait chez son père et qui entendit les derniers mots. Je suis bien aise de savoir votre opinion, monsieur de Valbonne, et de vous dire, en guise de salut de bienvenue, que ce ne sera jamais la mienne.

M. de Valbonne s'expliqua, et, la rassurant de son mieux sur la loyauté du marquis, il exprima librement son opinion personnelle sur la situation délicate où l'on se trouvait. Si Césarine m'a bien rapporté ses paroles, il y mit peu de délicatesse et la blessa cruellement en lui faisant entendre qu'elle devait abjurer toute autre affection secrète, si pure qu'elle pût être, pour rendre l'espoir, le repos et la raison à l'homme dont elle s'était jouée trop longtemps et trop cruellement.

Il s'ensuivit une discussion très-amère et très-vive que M. Dietrich voulut en vain apaiser; Césarine rappela au vicomte qu'il avait prétendu à lui plaire, et qu'elle l'avait refusé. Depuis ce jour, il l'avait haïe, disait-elle, et son dévoûment pour Jacques de Rivonnière couvrait un atroce sentiment de vengeance. La querelle s'envenimait lorsque Bertrand entra pour demander si l'on avait vu le marquis. Il l'avait introduit dans le grand salon, où le marquis lui avait dit avec beaucoup de calme vouloir attendre madame la marquise. Bertrand avait cherché madame chez elle, et, ne l'y trouvant pas, il était retourné au salon d'honneur pour dire à M. de Rivonnière qu'il allait la chercher dans le corps de logis habité par M. Dietrich; mais le marquis n'était plus là, et les autres domestiques assuraient l'avoir vu aller au jardin. Dans le jardin, Bertrand ne l'avait pas trouvé davantage, non plus que dans les appartements de la marquise. Il était pourtant certain que M. de Rivonnière n'avait pas quitté l'hôtel.

 

M. Dietrich et M. de Valbonne se mirent à sa recherche; Césarine rentra dans son appartement, où le marquis s'était glissé inaperçu et l'attendait; elle eut un mouvement d'effroi et voulut sonner. Il l'en empêcha en se plaçant entre elle et la sonnette.

– Écoutez-moi, lui dit-il, c'est pour la dernière fois! Je connais trop votre maison pour y errer à l'aventure. Je voulais parler à votre père, j'ai pénétré tout à l'heure dans son cabinet, j'ai entendu votre voix et celle de Valbonne. J'ai écouté. Un homme condamné a le droit de connaître les motifs de sa sentence. J'ai appris une chose que j'ignorais, c'est que je suis fou, et une chose dont je voulais encore douter, c'est que votre indifférence pour moi s'était changée en terreur et en aversion. Je suis bien malheureux, Césarine; mais je vous absous, moi, d'avoir fait sciemment mon malheur. Vous n'avez jamais connu l'amour et ne le connaîtrez jamais, c'est pourquoi vous ne vous êtes pas doutée de la violence du mien. Vous n'avez jamais cru qu'on en pût devenir fou; vous avez toujours raillé mes plaintes et mes transports. C'est assez souffrir, vous ne me ferez plus de mal. Puissiez-vous oublier celui que vous m'avez fait et n'en jamais apprécier l'étendue, car vous auriez trop de remords! Je vous les épargne, ces reproches, car, aliéné ou non, je me sens calme en ce moment comme si j'étais mort. Adieu. Si j'étais vindicatif, je serais content de penser que votre passion du moment est de réduire un autre homme que vous ne réduirez pas. Il vous préférera toujours sa femme. Je l'ai vu tantôt, je sais ce qu'il pense et ce qu'il vaut. Vous souffrirez dans votre orgueil, car il est plus fort de sa vertu que vous de votre ambition; mais je ne suis pas inquiet de votre avenir; vous chercherez d'autres victimes, et vous en trouverez. D'ailleurs ceux qui n'aiment pas résistent à toutes les déceptions. Soyez donc heureuse à votre manière; moi, je vais oublier la funeste passion qui a troublé ma raison et avili mon existence.

J'étais entrée chez Césarine dès les premiers mots du marquis. Il se dirigea vers moi, prit ma main qu'il porta à ses lèvres sans me rien dire, et sortit sans se retourner.

Inquiète, je voulais le suivre.

– Laissons-le partir, dit Césarine en faisant signe à Bertrand, qui se tenait dans l'antichambre et qui suivit le marquis. Il se rend justice à lui-même. Ses reproches sont injustes et cruels, mais je n'y veux pas répondre. À la moindre excuse, à la moindre consolation que je lui donnerais, il me reparlerait de ses droits et de ses espérances. Laissons-le rompre tout seul ce lien odieux.

Bertrand revint nous dire que M. de Rivonnière était remonté dans sa voiture et avait donné l'ordre de retourner chez lui.

– Dubois l'a-t-il accompagné ici?

– Non, madame la marquise. Dubois veille M. le marquis toutes les nuits, il dort le jour; mais M. de Valbonne, qui n'avait pas encore quitté l'hôtel, est monté en voiture avec M. de Rivonnière.

– N'importe, Bertrand, allez savoir ce qui se passe à l'hôtel

Rivonnière; vous viendrez me le dire.

Bertrand obéit en annonçant mon neveu.

– Venez, s'écria Césarine en courant à lui; donnez-moi conseil, jugez-moi, aidez-moi, j'ai la tête perdue, soyez mon ami et mon guide!

– Je sais tout, répondit Paul. Je viens de voir M. Dietrich. Il ne songe qu'à vous préserver. Vous ne songez pas non plus à autre chose. Le conseil que vous donnerait ma conscience, vous ne le suivriez pas.

– Je le suivrai! répondit Césarine avec exaltation.

– Eh bien! demandez votre voiture et courez chez votre mari, car je l'ai vu sortir d'ici d'un air si abattu que je crains tout. Il m'a serré la main en passant, et son regard semblait m'adresser un éternel adieu.

– J'y cours, dit Césarine en tirant la sonnette.

– Mais ce n'est pas tout d'aller lui donner quelques vagues consolations, reprit Paul. Il faut rester près de lui, il faut le veiller dans son délire, il faut le distraire et le rassurer à ses heures de calme. S'il veut quitter Paris, il faut le suivre; il faut être sa femme, en un mot, dans le sens chrétien et humain le plus logique et le plus dévoué.

– Ah!.. voilà… ce que vous conseillez? s'écria Césarine en portant convulsivement un verre d'eau froide à ses lèvres desséchées et frémissantes, c'est vous qui me dites d'être la femme de M. de Rivonnière!

– Et pourquoi, reprit-il, ne serait-ce pas moi? Je suis le plus nouveau et le plus désintéressé de vos amis; vous me consultez, je ne me serais pas permis, sans cela, de vous dire ce que je pense.

– Ce que vous pensez est odieux: une femme ne doit pas se respecter, elle doit se donner sans amour comme une esclave vendue?

– Non, jamais; mais si elle est noblement femme, si elle a du coeur, si elle plaint le malheur qu'elle a volontairement causé, elle fait entrer l'amour dans la pitié. Qu'est-ce donc que l'amour, sinon la charité à sa plus haute puissance?

– Ah oui! vous pensez cela, vous! vous voulez que j'aime mon mari par charité comme vous aimez votre femme…

– Je n'ai pas dit par charité, j'ai dit avec charité. J'ai invoqué ce qu'il y a de plus pur et de plus grand, ce qui sanctifie l'amour et fait du mariage une chose sacrée.

– C'est bien, dit Césarine tout à coup froide et calme, vous avez prononcé, j'obéis…

Elle sortit sans me permettre de la suivre.

– Oui, c'est bien, Paul, dis-je à mon neveu en l'embrassant: toi seul as eu le courage de lui tracer son devoir!

Mais il repoussa doucement mes caresses, et, tombant sur un fauteuil, il éclata d'un rire nerveux entrecoupé de sanglots étouffés.

– Qu'est-ce donc? m'écriai-je, qu'as-tu! es-tu malade? es-tu fou?

– Non, non! répondit-il avec un violent effort sur lui-même pour se calmer, ce n'est rien. Je souffre, mais ce n'est rien.

– Mais enfin… cette souffrance… Malheureux enfant, tu l'aimes donc?

– Non, ma tante, je ne l'aime pas dans le sens que vous attachez à ce mot-là; elle n'est pas mon idéal, le but de ma vie. Si elle le croit, détrompez-la, elle n'est même pas mon amie, ma soeur, mon enfant, comme Marguerite; elle n'est rien pour moi qu'une émouvante beauté dont mes sens sont follement et grossièrement épris. Si elle veut le savoir, dites-le-lui pour la désillusionner; mais, non, ne lui dites rien, car elle se croirait vengée de ma résistance, et elle est femme à se réjouir de mon tourment. Cela n'est pourtant pas si grave qu'elle le croirait. Les femmes s'exagèrent toujours les supplices qu'elles se plaisent à nous infliger. Je ne suis pas M. de Rivonnière, moi! Je ne deviendrai pas fou, je ne mourrai pas de chagrin, je ne souffrirai même pas longtemps. Je suis un homme, et jamais une convoitise de l'esprit ni de la chair, comme disent les catholiques, n'a envahi ma raison, ma conscience et ma volonté. Le conseil que je viens de donner m'a coûté, je l'avoue. Il m'a passé devant les yeux des lueurs étranges, mon sang a bourdonné dans mes oreilles, j'ai cru que j'allais tomber foudroyé; puis j'ai résisté, je me suis raillé moi-même, et cela s'est dissipé comme toutes les vaines fumées qu'un cerveau de vingt-cinq ans peut fort bien exhaler sans danger d'éclater. Ne me dites rien, ma tante, je ne suis pas un héros, encore moins un martyr; je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger, comme porte la consigne du sage: aussi la prudence, le point d'honneur, le respect de moi-même, me sont-ils aussi familiers que les émotions de la jeunesse. Je donne la préférence à ce qui est bien sur ce qui ne serait qu'agréable. Le devoir avant le plaisir, toujours! et, grâce à ce système, tout devoir me devient doux… À présent parlons de Marguerite, ma bonne tante; cela me touche, me pénètre et m'intéresse beaucoup plus. Elle n'est pas bien et m'inquiète chaque jour davantage. On dirait qu'elle me cache encore quelque chose qui la fait souffrir, et que je cherche en vain à deviner. Venez la voir un de ces jours, je vous laisserai ensemble et vous tâcherez de la confesser. Je m'en retourne auprès d'elle. Puis-je boire le verre d'eau qui est là? Cela achèvera de me remettre.