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Césarine Dietrich

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Le lendemain de ce jour si laborieusement préparé et si magnifiquement réalisé, je demandai à Césarine, pâle encore des fatigues de la veille, si elle était enfin satisfaite.

– Satisfaite de quoi? me dit-elle, d'avoir revu le tumulte dont on avait bercé mon enfance? Croyez-vous, chère amie, que le néant de ces splendeurs soit chose nouvelle pour moi? Me prenez-vous pour une petite ingénue enivrée de son premier bal, ou croyez-vous que le monde ait beaucoup changé depuis trois ans que je l'ai perdu de vue? Non, non, allez! C'est toujours le même vide et décidément je le déteste; mais il faut y vivre ou devenir esclave dans l'isolement. La liberté vaut bien qu'on souffre pour elle. Je suis résolue à souffrir, puisqu'il n'y a pas de milieu à prendre. – À propos, ajouta-t-elle, je voulais vous dire quelque chose. Je ne suis pas assez gardée dans cette foule; mon père est si peu homme du monde qu'il passe tout son temps à causer dans un coin avec ses amis particuliers, tandis que les arrivants, cherchant partout le maître de la maison, viennent, en désespoir de cause, demander à ma tante Helmina de m'être présentés. Ma tante a une manière d'être et de dire, avec son accent allemand et ses préoccupations de ménagère, qui fait qu'on l'aime et qu'on se moque d'elle. La véritable maîtresse de la maison, quant à l'aspect et au maintien, c'est vous, ma chère Pauline, et je ne trouve pas que vous soyez mise assez en relief par votre titre de gouvernante. Il y aurait un détail bien simple pour changer la face des choses, c'est qu'au lieu de nous dire vous, nous fissions acte de tutoiement réciproque une fois pour toutes. Ne riez pas. En me disant toi, vous devenez mon amie de coeur, ma seconde mère, l'autorité, la supériorité que j'accepte. Le vous vous tient à l'état d'associée de second ordre, et le monde, qui est sot, peut croire que je ne dépends de personne.

– N'est-ce pas votre ambition?

– Oui, en fait, mais non en apparence; je suis trop jeune, je serais raillée, mon père serait blâmé. Voyons, portons la question devant lui, je suis sûre qu'il m'approuvera.

En effet, M. Dietrich me pria de tutoyer sa fille et de me laisser tutoyer par elle. L'effet fut magique dans l'intérieur. Les domestiques, dont je n'avais d'ailleurs pas à me plaindre, se courbèrent jusqu'à terre devant moi, les parents et amis regardèrent ce tutoiement comme un traité d'amitié et d'association pour la vie. Je ne sais si le monde y fit grande attention. Quant à moi, en me prêtant à ce prétendu hommage de mon élève, je me doutais bien de ce qui arriverait. Elle ne voulait pas me laisser l'autorité de la fonction, et, en me parant de celle de la famille, elle se constituait le droit de me résister comme elle lui résistait.

Cependant quelqu'un osait lui résister, à elle. Malgré des invitations répétées, M. de Rivonnière, en vue de qui Césarine avait amené son père à faire tant de mouvement et de dépasse, ne profita nullement de l'occasion. Il ne parut ni à la première soirée ni à la seconde. Ses parents le, disaient malade; on envoya chercher de ses nouvelles; il était absent.

Un jour, comme j'étais sortie seule pour quelques emplettes, je le rencontrai. Nous étions à pied, je l'abordai après avoir un peu hésité à le reconnaître; il n'était pas vêtu et cravaté avec la recherche accoutumée. Il avait l'air, sinon triste, du moins fortement préoccupé. Il ne paraissait pas se soucier de répondre à mes questions, et j'allais le quitter lorsque, par un soudain parti-pris, il m'offrit son bras pour traverser, la cour du Louvre.

– Il faut que je vous parle, me dit-il, car il est possible que mademoiselle Dietrich ne dise pas toute la vérité sur notre situation réciproque. Elle ne s'en rend peut-être pas compte à elle-même. Elle ne se croit pas brouillée avec moi, elle ignore peut-être que je suis brouillé avec elle.

Brouillé me paraissait un bien gros mot pour le genre de relations qui avait pu s'établir entre eux: je le lui fis observer.

– Vous pensez avec raison, reprit-il, qu'il est difficile de parler clairement amour et mariage à une jeune personne si bien surveillée par vous; mais, quand on ne peut parler, on écrit, et mademoiselle Dietrich n'a pas refusé de lire mes lettres, elle a même daigné y répondre.

– Dites-vous la vérité? m'écriai-je.

– La preuve, répondit-il, c'est qu'en vous voyant prête à me quitter tout à l'heure, j'ai senti que je devais lui renvoyer ses lettres. Voulez-vous me permettre de les faire porter chez vous dès ce soir?

– Certainement, vous agissez là en galant homme.

– Non, j'agis en homme qui veut guérir. Les lettres de mademoiselle Dietrich pourraient être lues dans une conférence publique, tant elles sont pures et froides. Elle ne me les a pas redemandées. Je ne crois même pas qu'elle y songe. Si le fait d'écrire est une imprudence, la manière d'écrire est chez elle une garantie de sécurité. Cette fille vraiment supérieure peut s'expliquer sur ses propres sentiments et dire toutes ses idées sans donner sur elle le moindre avantage, et sans permettre le moindre blâme à ses victimes.

– Alors pourquoi êtes-vous brouillés?

– Je suis brouillé, moi, avec l'espérance de lui plaire et le courage de le tenter. Un moment je me suis fait illusion en voyant qu'elle travaillait à me faire place dans son intimité. Elle m'offrait d'être son ami, et j'ai été assez fat pour me persuader qu'une personne comme elle n'accorderait pas ce titre à un prétendant destiné à échouer comme un autre. J'ai laissé voir ma sotte confiance, elle m'en a raillé en me disant qu'elle rentrait dans le monde et qu'il ne tenait qu'à moi de l'y rejoindre. Cette fois j'ai eu du chagrin, j'ai eu le coeur blessé, j'ai renoncé à elle, vous pouvez le lui dire.

– Elle ne le croira pas; je ne le crois pas beaucoup non plus.

– Eh bien! sachez que j'ai mis un obstacle, une faute, entre elle et moi. Je me suis jeté dans une aventure stupide… coupable même, mais qui m'étourdit, m'absorbe et m'empêche de réfléchir. Cela vaut mieux que de devenir fou ou de s'avilir dans l'esclavage. Voilà ma confession faite; ce soir, vous aurez les lettres. Je m'en retourne de ce pas à la campagne, où je cache mes folles amours, à deux lieues de Paris, tandis que ma famille et mes amis me croient parti pour la Suisse.

Je reçus effectivement le soir même un petit paquet soigneusement cacheté, que j'allai déposer dans le bureau de laque de Césarine. Elle eût été fort blessée de me voir en possession de ce petit secret Elle ne sut pas tout de suite comment la restitution avait été faite.

Elle ne m'en parla pas; mais au bout de quelques jours elle me raconta le fait elle-même, et me demanda si les lettres avaient passé par les mains de son père. Je la rassurai.

– Elles t'auront été rapportées, lui dis-je, par la personne qui servait d'intermédiaire à votre correspondance.

– Il n'y a personne, répondit-elle. Je ne suis pas si folle que de me confier à des valets. Nous échangions nos lettres nous-mêmes à chaque entrevue. Il m'apportait les siennes dans un bouquet. Il trouvait les miennes dans un certain cahier de musique posé sur le piano, et qu'il avait soin de feuilleter d'un air négligent. Il jouait assez bien cette comédie.

– Et cependant tu m'avais priée d'assister à vos entrevues! Pourquoi écrire en cachette, quand tu n'avais qu'à me faire un signe pour m'avertir que tu voulais lui parler en confidence?

– Ah! que veux-tu? ce mystère m'amusait. Et qu'est-ce que mon père eût dit, si je t'eusse fait manquer à ton devoir? Voyons, ne me fais pas de reproches, je m'en fais; explique-moi comment ces lettres sont là. Il faut qu'il ait pris un confident. Si je le croyais!..

– Ne l'accuse pas! Ce confident, c'est moi.

– À la bonne heure! Tu l'as donc vu?

Je racontai tout, sauf le moyen que M. de Rivonnière avait pris pour se guérir. Il est un genre d'explication dont on ne se fait pas faute à présent avec les jeunes filles du monde, et que je n'avais jamais voulu aborder avec Césarine, ni même devant elle. Sa tante n'avait de prudence que sur ce point délicat, et M. Dietrich, chaste dans ses moeurs, l'était également dans son langage. Césarine, malgré sa liberté d'esprit, était donc fort ignorante des détails malséants dont l'appréciation est toujours choquante chez une jeune fille. La petite Irma Dietrich, sa cousine, en savait plus long qu'elle sur le rôle des femmes galantes et des grisettes dans la société. Césarine, qui n'avait jamais montré aucune curiosité malsaine, la faisait taire et la rudoyait.

Elle prit donc le change quand je lui appris que le marquis se jetait, par réaction contre elle, dans une affection. Elle crut qu'il voulait faire un autre mariage, et me parut fort blessée.

– Tu vois! me dit-elle, j'avais bien raison de douter de lui et de ne pas répondre à ses beaux sentimens. Voilà comme les hommes sont sérieux! Il disait qu'il mourrait, si je lui ôtais tout espoir! Je lui en laissais un peu, et le voilà déjà guéri! Tiens! je veux te montrer ses lettres. Relisons-les ensemble. Cela me servira de leçon. C'est une première expérience que je ne veux pas oublier.

Les lettres du marquis étaient bien tournées quoique écrites, avec spontanéité. Je crus y voir l'élan d'un amour très sincère, et je ne pus m'empêcher d'en faire la remarque, Césarine se moqua de moi, prétendant que je ne m'y connaissais pas, que je lisais cela comme un roman, que, quant à elle, elle n'avait jamais été dupe. Quand nous eûmes fini ces lettres, elle fit le mouvement de les jeter au feu avec les siennes; mais elle se ravisa. Elle les réunit, les lia d'un ruban noir, et les mit au fond de son bureau en plaisantant sur ce deuil du premier amour qu'elle avait inspiré; mais je vis une grosse larme de dépit rouler sur sa joue, et je pensai que tout n'était pas fini entre elle et M. de Rivonnière.

 

L'hiver s'écoula sans qu'il reparût. Dix autres aspirants se présentèrent. Il y en avait pour tous les goûts: variété d'âge, de rang, de caractère, de fortune et d'esprit. Aucun ne fut agréé, bien qu'aucun ne fût absolument découragé, Césarine voulait se constituer une cour ou plutôt un cortège, car elle n'admettait aucun hommage direct dans son intérieur. Elle aimait à se montrer en public avec ses adorateurs, à distance respectueuse; elle se faisait beaucoup suivre, elle se laissait fort peu approcher.

Nous passâmes l'été à Mireval et aux bains de mer. Nous retrouvâmes là M. de Rivonnière, qui reprit sa chaîne comme s'il ne l'eût jamais brisée. Il me demanda si j'avais trahi le secret de sa confession.

– Non, lui dis-je, il n'était pas de nature à être trahi. Pourtant, si vous épousez Césarine, j'exige que vous vous confessiez à elle, car je ne veux pas être votre complice.

– Quoi s'écria-t-il, faudra-t-il que je raconte à une jeune fille dont la pureté m'est sacrée les vilaines ou folles aventures qu'un garçon raconte tout au plus à ses camarades?

– Non certes; mais cette fois-ci vous avez été coupable, m'avez-vous dit…

– Raison de plus pour me taire.

– C'est envers Césarine que vous l'avez été, puisque vous voilà revenu à elle avec une souillure que vous n'aviez pas.

– Eh bien! soit, dit-il. Je me confesserai quand il le faudra; mais, pour que j'aie ce courage, il faut que je me voie aimé. Jusque-là, je ne suis obligé à rien. Je suis redevenu libre. Je lui sacrifie un petit amour assez vif: que ne ferait-on pas pour conquérir le sien?

Césarine l'aimait-elle? Au plaisir qu'elle montra de le remettre en servage, on eût pu le croire. Elle avait souffert de son absence. Son orgueil en avait été très-froissé. Elle n'en fit rien paraître et le reçut comme s'il l'eût quittée la veille: c'était son châtiment, il le sentit bien, et, quand il voulut revenir à ses espérances, elle ne lui fit aucun reproche; mais elle le replaça dans la situation où il était l'année précédente: assurances et promesses d'amitié, défense de parler d'amour. Il se consola en reconnaissant qu'il était encore le plus favorisé de ceux qui rendaient hommage à son idole.

Je terminerai ici la longue et froide exposition que j'ai dû faire d'une situation qui se prolongea jusqu'à l'époque où Césarine eût atteint l'âge de sa majorité. Je comptais franchir plus vite les cinq années que je consacrai à son instruction, car j'ai supprimé à dessein le récit de plusieurs voyages, la description des localités qui furent témoins de son existence, et le détail des personnages secondaires qui y furent mêlés Cela m'eût menée trop loin. J'ai hâte maintenant d'arriver aux événements qui troublèrent si sérieusement notre quiétude, et qu'on n'eût pas compris, si je ne me fusse astreinte à l'analyse du caractère exceptionnel dont je surveillais le développement jour par jour.

* * * * *

II

Je reprends mon récit à l'époque où Césarine atteignit sa majorité. Déjà son père l'avait émancipée en quelque sorte en lui remettant la gouverne et la jouissance de la fortune de sa mère, qui était assez considérable.

J'avais consacré déjà six ans à son éducation, et je peux dire que je ne lui avais rien appris, car, en tout, son intelligence avait vite dépassé mon enseignement. Quant à l'éducation morale, j'ignore encore si je dois m'attribuer l'honneur ou porter la responsabilité du bien et du mal qui étaient en elle. Le bien dépassait alors le mal, et j'eus quelquefois à combattre, pour les lui faire distinguer l'un de l'autre. Peut-être au fond se moquait-elle de moi en feignant d'être indécise, mais je ne conseillerai jamais à personne de faire des théories absolues sur l'influence qu'on peut avoir en fait d'enseignement.

Ce qu'il y a de certain, c'est qu'au bout de ces six années j'aimais Césarine avec une sorte de passion maternelle, bien que je ne me fisse aucune illusion sur le genre d'affection qu'elle me rendait. C'était toute grâce, tout charme, toute séduction de sa part. C'était tout dévouement, toute sollicitude, toute tendresse de la mienne, et il semblait que ce fût pour le mieux, car notre amitié se complétait par ce que chacune de nous y apportait.

Cependant le bonheur qui m'était donné par Césarine et par son père ne remplissait pas tout le voeu de mon coeur. Il y avait une personne, une seule, que je leur préférais, et dont la société constante m'eût été plus douce que toute autre: je veux parler de mon neveu Paul Gilbert. C'est pour lui que j'étais entrée chez les Dietrich, et s'il en eût témoigné le moindre désir, je les eusse quittés pour mettre ma pauvreté en commun avec la sienne, puisqu'il persistait, avec une invincible énergie, à ne profiter en rien de mes bénéfices. Je n'aimais décidément pas le monde, pas plus le groupe nombreux que Césarine appelait son intimité que la foule brillante entassée à de certains jours dans ses salons. Mes heures fortunées, je les passais dans mon appartement avec deux ou trois vieux amis et mon Paul, quand il pouvait arracher une heure à son travail acharné. Je le voyais donc moins que tous les autres, c'était une grande privation pour moi, et souvent je lui parlais de louer un petit entre-sol dans la maison voisine de sa librairie, afin qu'il pût venir au moins dîner tous les jours avec moi.

Mais il refusait de rien changer encore à l'arrangement de nos existences.

– Vous dîneriez bien mal avec moi, me disait-il, car j'ai quelquefois cinq minutes pour manger ce qu'on me donne, et je n'ai jamais le temps de savoir ce que c'est; je vois bien que c'est là ce qui vous désole, ma bonne tante. Vous pensez que je me nourris mal, qu'il faudrait m'initier aux avantages du pot-au-feu patriarcal, vous me forceriez de mettre une heure à mes repas. Je suis encore loin du temps où cette heure de loisir moral et de plénitude physique ne serait pas funeste à ma carrière. Je ne peux pas perdre un instant, moi. Je ne rêve pas, j'agis. Je ne me promène pas, je cours. Je ne fume pas, je ne cause pas; je ne songe pas, même en dormant. Je dors vite, je m'éveille de même, et tous les jours sont ainsi. J'arrive à mon but, qui est de gagner douze mille francs par an; j'en gagne déjà quatre. À mesure que je serai mieux rétribué, j'aurai un travail moins pénible et moins assujettissant. Ce n'est pas juste, mais c'est la loi du travail: aux petits la peine.

– Et quand gagneras-tu cette grosse fortune de mille francs par mois?

– Dans une dizaine d'années.

– Et quand te reposeras-tu réellement?

– Jamais; pourquoi me reposerais-je? Le travail ne fatigue que les lâches ou les sots.

– J'entends par repos la liberté de s'occuper selon les besoins de son intelligence.

– Je suis servi à souhait: mon patron n'édite que des ouvrages sérieux. J'ai tant lu chez lui que je ne suis plus un ignorant. Voyant que mes connaissances lui sont utiles pour juger les ouvrages nouveaux qu'on lui propose, il me permet de suivre des cours et d'être plus occupé de sciences que de questions de boutique. Quand je surveille son magasin, quand je fais ses commissions, quand je cours à l'imprimerie, quand je corrige des épreuves, quand je fais son inventaire périodique, je suis une machine, j'en conviens; mais ce sont mes conditions d'hygiène, et je m'arrange toujours pour avoir un livre sous les yeux, quand une minute de répit se présente. Comme le cher patron a pris la devise: time is money, il met à ma disposition pour ses courses de bonnes voitures qui vont vite, et en traversant Paris dans tous les sens avec une fiévreuse activité j'ai appris les mathématiques et deux ou trois langues. Vous voyez donc que je suis aussi heureux que possible, puisque je me développe selon la nature de mes besoins.

Il n'y avait rien à objecter à ce jeune stoïque, j'étais fière de lui, car il savait beaucoup, et, quand je le questionnais pour mon profit personnel, j'étais ravie de la promptitude, de la clarté et même du charme de ses résumés. Il savait se mettre à ma portée, choisir heureusement les mots qui, par analogie, me révélaient la philosophie des sciences abstraites; je le trouvais charmant en même temps qu'admirable. J'étais éprise de son génie d'intuition, j'étais touchée de sa modestie, vaincue par son courage; j'avais pour lui une sorte de respect; mais j'étais inquiète malgré moi de la tension perpétuelle de cet esprit insatiable dans sa curiosité.

Cette jeunesse austère m'effrayait. Sa figure sans beauté, mais sympathique et distinguée au sortir de l'adolescence, s'était empreinte dans l'âge viril d'une certaine rigidité douloureuse. Il était impossible de savoir s'il éprouvait jamais la fatigue physique ou morale. Il affirmait ne pas connaître la souffrance, et s'étonnait de mes anxiétés. Il n'avait jamais éprouvé le désir ni senti le regret des avantages quelconques dont sa destinée l'avait privé; esclave d'une position précaire, il s'en faisait une liberté inaliénable en l'acceptant comme la satisfaction de ses goûts et de ses instincts. Il croyait suivre une vocation là où il ne subissait peut-être en réalité qu'un servage.

M. Dietrich me questionnait souvent sur son compte, et je ne pouvais dissimuler le fond de tristesse qui me revenait chaque fois que j'avais à parler de ce cher enfant; mais peu à peu je dus m'abstenir de lui exprimer mes angoisses secrètes, parce qu'alors M. Dietrich voulait améliorer l'existence de Paul, et c'est à quoi Paul se refusait avec tant de hauteur que je ne savais comment motiver son refus de comparaître devant un protecteur quelconque.

Césarine ne s'y trompait pas, et elle était véritablement blessée de la sauvagerie de mon neveu; elle l'attribuait à des préventions qu'il aurait eues dès le principe contre son père ou contre elle-même. Elle penchait vers la dernière opinion, et s'en irritait comme d'une offense gratuite. Elle avait peine à me cacher l'espèce d'aversion enflammée qu'elle éprouvait en se disant qu'un homme qui ne la connaissait pas du tout, – car il n'avait jamais voulu se laisser présenter, et il s'arrangeait pour ne jamais se rencontrer chez moi avec elle, – pouvait songer à protester de gaieté de coeur contre son mérite.

– C'est donc pour faire le contraire de tout le monde, disait-elle, car, que je sois quelque chose ou rien, tout ce qui m'approche est content de moi, me trouve aimable et bonne, et prétend que je ne suis pas un esprit vulgaire. Je ne demande de louanges et d'hommages à personne, mais l'hostilité de parti pris me révolte. Tout ce que je peux faire pour toi, c'est de croire que ton neveu pose l'originalité, ou qu'il est un peu fou.

Je voyais croître son dépit, et elle en vint à me faire entendre que j'avais dû, dans quelque mouvement d'humeur, dire du mal d'elle à mon neveu. Je ne pus répondre qu'en riant de la supposition.

– Tu sais bien, lui dis-je, que je n'ai pas de mouvements d'humeur, et que je ne peux jamais être tentée de dire du mal de ceux que j'aime. Le refus de Paul à toutes vos invitations tient à des causes beaucoup moins graves, mais que tu auras peut-être quelque peine à comprendre. D'abord il est comme moi, il n'aime pas le monde.

– Cela, reprit-elle, tu n'en sais rien, et il ne peut pas le savoir, puisqu'il n'y a jamais mis le pied.

– Raison de plus pour qu'il ait de la répugnance à s'y montrer. Il n'est pas tellement sauvage qu'il ne sache qu'il y faut apporter une certaine tenue de convention, manières, toilette et langage. Il n'a pas appris le vocabulaire des salons, il ne sait pas même comment on salue telle ou telle personne.

– Si fait, il a dû apprendre cela dans sa librairie et dans ses visites aux savants. Tu ne me feras pas croire qu'il soit grossier et de manières choquantes Sa figure n'annonce pas cela. Il y a autre chose.

– Non! la chose principale, je te l'ai dite: c'est la toilette. Paul ne peut pas s'équiper de la tête aux pieds en homme du monde sans s'imposer des privations.

– Et tu ne peux même pas lui faire accepter un habit noir et une cravate blanche?

– Je ne pourrais pas lui faire accepter une épingle, fût-elle de cuivre, et puis le temps lui manque, puisque c'est tout au plus si je le vois une heure par semaine.

– Il se moque de toi! Je parie bien qu'il fait des folies tout comme un autre. Le marquis de Rivonnière n'est pas empêché d'en faire par sa passion pour moi, et ton neveu n'est pas toujours plongé dans la science.

– Il l'est toujours au contraire, et il ne fait pas de folies, j'en suis certaine.

– Alors c'est un saint… à moins que ce ne soit un petit cuistre, trop content de lui-même pour qu'on doive prendre la peine de s'occuper de lui.

Cette parole aigre me blessa un peu, malgré les caresses et les excuses de Césarine pour me la faire oublier. L'amour-propre s'en mêla, et je résolus de montrer à la famille Dietrich que mon neveu n'était pas un cuistre. C'est ici que se place dans ma vie une faute énorme, produite par un instant de petitesse d'esprit.

 

On préparait une grande fête pour le vingt et unième anniversaire de Césarine. Ce jour-là, dès le matin, son père, outre la pleine possession de son héritage maternel, lui constituait un revenu pris sur ses biens propres, et la dotait pour ainsi dire, bien qu'elle ne voulût point encore faire choix d'un mari. Elle avait montré une telle aversion pour la dépendance dans les détails matériels de la vie, jusqu'à se priver souvent de ce qu'elle désirait plutôt que d'avoir à le demander, que M. Dietrich avait rompu de son propre mouvement ce dernier lien de soumission filiale. Césarine en était donc venue à ses fins, qui étaient de l'enchaîner et de lui faire aimer sa chaîne. Il était désormais, ce père prévenu, ce raisonneur rigide, le plus fervent, le plus empressé de ses sujets.

Elle accepta ses dons avec sa grâce accoutumée Elle n'était pas cupide, elle traitait l'argent comme un agent aveugle qu'on brutalise parce qu'il n'obéit jamais assez vite. Elle fut plus sensible à un magnifique écrin qu'aux titres qui l'accompagnaient. Elle fit cent projets de plaisir prochain, d'indépendance immédiate, pas un seul de mariage et d'avenir. M. Dietrich se trouvait si bien du bonheur qu'il lui donnait qu'il ne désirait plus la voir mariée.

Le soir, il y eut grand bal, et Paul consentit à y paraître. J'obtins de lui ce sacrifice en lui disant qu'on imputait à quelque secret mécontentement de ma part, que je lui aurais confié, l'éloignement qu'il montrait pour la maison Dietrich. Cet éloignement n'existait pas, les raisons que j'avais données à Césarine étaient vraies. Il y en avait d'autres que j'ignorais, mais qui étaient complètement étrangères aux suppositions de mon élève. La difficulté de se procurer une toilette fut bientôt levée; l'ami de Paul, le jeune Latour, qui était de sa taille, l'équipa lui-même de la tête aux pieds. L'absence totale de prétentions fit qu'il endossa et porta ce costume, nouveau pour lui, avec beaucoup d'aisance. Il se présenta sans gaucherie; s'il manquait d'usage, il avait assez de tact et de pénétration pour qu'il n'y parût pas, MM. Dietrich le trouvèrent fort bien et m'en firent compliment après quelques paroles échangées avec lui. Je savais que leur bienveillance pour moi les eût fait parler ainsi, quelle qu'eut été l'attitude de Paul; mais Césarine, plus prévenue, était plus difficile à satisfaire, et je ne sais qu'elle fatalité me poussait à vaincre cette prévention.

Elle était rayonnante de parure et de beauté lorsque, traversant le bal, suivie et comme acclamée par son cortège d'amis, de serviteurs et de prétendants, elle se trouva vis-à-vis de Paul, que je dirigeais vers elle pour qu'il pût la saluer. Paul n'était pas sans quelque curiosité de voir de près et dans tout son éclat «cet astre tant vanté,» c'est ainsi qu'il me parlait de mademoiselle Dietrich; mais c'était une curiosité toute philosophique et aussi désintéressée que s'il se fût agi d'étudier un manuscrit précieux ou un problème d'archéologie. Ce sentiment placide et ferme se lisait dans ses yeux brillants et froids. Je vis dans ceux de Césarine quelque chose d'audacieux comme un défi, et ce regard m'effraya. Dès que Paul l'eut saluée, je le tirai par le bras et l'éloignai d'elle. J'eus comme un rapide pressentiment des suites fatales que pourrait avoir mon imprudence; je fus sur le point de lui dire:

– C'est assez, va-t'en maintenant.

Mais dans la foule qui se pressait autour de la souveraine, je fus vite séparée de Paul, et, comme j'étais la maîtresse agissante de la maison, chargée de toutes les personnes insignifiantes dont mademoiselle Dietrich ne daignait pas s'occuper, je perdis de vue mon neveu pendant une heure. Tout à coup, comme je traversais, pour aller donner des ordres, une petite galerie si remplie de fleurs et d'arbustes qu'on en avait fait une allée touffue et presque sombre, je vis Césarine et Paul seuls dans ce coin de solitude, assis et comme cachés sous une faïence monumentale d'où s'échappaient et rayonnaient les branches fleuries d'un mimosa splendide. Il y avait là un sofa circulaire. Césarine s'éventait comme une personne que la chaleur avait forcée de chercher un refuge contre la foule. Paul faisait la figure d'un homme qui a été ressaisi par hasard au moment de s'évader.

– Ah! tu arrives au bon moment, s'écria Césarine en me voyant approcher. Nous parlions de toi, assieds-toi là; autrement tous mes jaloux vont accourir et me faire un mauvais parti en me trouvant tête à tête avec monsieur ton neveu. Figure-toi, ma chérie, qu'il jure sur son honneur que je lui suis parfaitement indifférente, vu qu'il ne me connaît pas. Or la chose est impossible. Tu n'as pas consacré six ans de ta vie à me servir de soeur et de mère sans lui avoir jamais parlé de moi, comme tu m'as parlé de lui. Je le connais, moi; je le connais parfaitement par tout ce que tu m'as dit de ses occupations, de son caractère, de sa santé, de tout ce qui t'intéressait en lui. Je pourrais dire combien de rhumes il a toussés, combien de livres il a dévorés, combien de prix il a conquis au collège, combien de vertus il possède…

– Mais, interrompit gaiement mon neveu, vous ne sauriez dire combien de mensonges j'ai faite à ma tante pour avoir des friandises quand j'étais enrhumé, ou pour lui donner une haute opinion de moi quand je passais mes examens. Moi, je ne saurais dire combien d'illusions d'amour maternel se sont glissées dans le panégyrique qu'elle me faisait de sa brillante élève. Il est donc probable que vous ne me faites pas plus l'honneur de me connaître que je n'ai celui de vous apprécier.

– Vous n'êtes pas galant, vous! reprit Césarine d'un ton dégagé.

– Cela est bien certain, répondit-il d'un ton incisif. Je ne suis pas plus galant qu'un des meubles ou une des statues de votre palais de fées. Mon rôle est comme le leur, de me tenir à la place où l'on m'a mis et de n'avoir aucune opinion sur les choses et les personnes que je suis censé voir passer.

– Et que vous ne voyez réellement pas?

– Et que je ne vois réellement pas.

– Tant vous êtes ébloui?

– Tant je suis myope.

Césarine se leva avec un mouvement de colère qu'elle ne chercha pas à dissimuler. C'était le premier que j'eusse vu éclater en elle, et il me causa une sorte de vertige qui m'empêcha de trouver une parole pour sauver, comme on dit, la situation.

– Ma chère amie, dit-elle en me reprenant brusquement son éventail, que je tenais machinalement, je trouve ton neveu très-spirituel; mais c'est un méchant coeur. Dieu m'est témoin qu'en lui donnant rendez-vous sous ce mimosa, je venais à lui comme une soeur vient au frère dont elle ne connaît pas encore les traits; je voyais en lui ton fils adoptif comme je suis ta fille adoptive. Nous avions fait, chacun de son côté, le voyage de la vie et acquis déjà une certaine expérience dont nous pouvions amicalement causer. Tu vois comme il m'a reçue. J'ai fait tous les frais, je te devais cela; mais à présent tu permets que j'y renonce; son aversion pour moi est une chose tellement inique que je me dois à moi-même de ne m'en plus soucier.

Je voulus répondre; Paul me serra le bras si fort pour m'en empêcher que je ne pus retenir un cri.

Césarine s'en aperçut et sourit avec une expression de dédain qui ressemblait à la haine. Elle s'éloigna. Paul me retenait toujours.

– Laissez-la, ma tante, laissez-la s'en aller, me dit-il dès qu'elle fut sortie du bosquet.