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Césarine Dietrich

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– Vous le reconnaissez?

– Je suis homme d'honneur.

– Eh bien! touchez-là, vous êtes un excellent ami.

Le marquis de Rivonnière baise la main de Césarine avec un respect dont la tranquille abnégation me frappa. Je ne le croyais pas si soumis, et, tout en ayant la figure penchée sur ma broderie, je le regardais de côté avec attention.

– Donc, reprit-il après un moment de silence, vous allez faire un choix?

– Vous ai-je dit cela?

– Il me semble. Pourquoi ne le diriez-vous pas, puisque je suis et reste votre ami?

– Au fait… si cela était, pourquoi ne vous le dirais-je pas?

– Dites-le et ne craignez rien. Ai-je l'air d'un homme qui va se brûler la cervelle?

– Non, certes, vous montrez bien qu'il n'y a pas de quoi.

– Si fait, il y aurait de quoi; mais on est philosophe ou on ne l'est pas. Voyons, dites-moi qui vous avez choisi.

Je crus devoir empêcher Césarine de commettre une imprudence, et m'adressant au marquis:

– Elle ne pourrait pas vous le dire, elle n'en sait rien.

– C'est vrai, reprit Césarine, que ma figure inquiète avertit du danger, je ne le sais pas encore.

M. de Rivonnière me parut fort soulagé. Il connaissait les fantaisies de Césarine et ne les prenait plus au sérieux. Il consentit à rire de son irrésolution et à n'y rien voir de cruel pour lui, car, de tous ceux qui gâtaient cette enfant si gâtée, il était le plus indulgent et le plus heureux de lui épargner tout déplaisir.

– Mais dans tout cela, nous ne concluons pas. Il faut pourtant que nous cessions de nous voir, ou que vous cessiez de m'aimer.

– Permettez-moi de vous voir et ne vous inquiétez pas de ma passion déçue. Je la surmonterai, ou je saurai ne pas vous la rendre importune.

Césarine commençait à trouver le marquis trop facile. S'il eût prémédité son rôle, il ne l'eût pas mieux joué. Je vis qu'elle en était surprise et piquée, et que, pour un peu, elle l'eût ramené à elle par quelque nouvel essai de séduction. Elle s'était préparée à une scène de colère ou de chagrin, elle trouvait un véritable homme du monde dans le sens chevaleresque et délicat du mot. Il lui semblait qu'elle était vaincue du moment qu'il ne l'était pas.

– Retire-toi maintenant, lui dis-je à la dérobée, je me charge de savoir ce qu'il pense.

Elle se retira en effet, se disant fatiguée et serrant la main de son esclave assez froidement.

– Je vous demande la permission de rester encore un instant, me dit M. de Rivonnière dès que nous fûmes seuls. Il faut que vous me disiez le nom de l'heureux mortel…

– Il n'y a pas d'heureux mortel, répondis-je. M. Dietrich a en effet reproché à sa fille la situation où ses atermoiements vous plaçaient; elle a dit qu'elle se marierait pour en finir…

– Avec qui? avec moi?

– Non, avec l'empereur de la Chine; ce qu'elle a dit n'est pas plus sérieux que cela.

– Vous voulez me ménager, mademoiselle de Nermont, ou vous ne savez pas la vérité. Mademoiselle Dietrich aime quelqu'un.

– Qui donc soupçonnez-vous?

– Je ne sais pas qui, mais je le saurai. Elle a disparu du bal un quart d'heure après avoir remis un billet à Bertrand, son homme de confiance. Je l'ai suivie, cherchée, perdue. Je l'ai retrouvée sortant d'un passage mystérieux. Elle m'a pris vivement le bras en m'ordonnant de la mener danser. Je n'ai pu voir la personne qu'elle laissait derrière elle, ou qu'elle venait de reconduire; mais elle avait beau rire et railler mon inquiétude, elle était inquiète elle-même.

– Avez-vous quelqu'un en vue dans vos suppositions?

– J'ai tout le monde. Il n'est pas un homme parmi tous ceux qu'on reçoit ici qui ne soit épris d'elle.

– Vous me paraissez résigné à n'être point jaloux de celui qui vous serait préféré?

– Jaloux, moi? je ne le serai pas longtemps, car celui qu'elle voudra épouser…

– Eh bien! quoi?

– Eh bien! quoi! Je le tuerai, parbleu!

– Que dites-vous là?

– Je dis ce que je pense et ce que je ferai.

– Vous parlez sérieusement?

– Vous le voyez bien, dit-il en passant son mouchoir avec un mouvement brusque sur son front baigné de sueur.

Sa belle figure douce n'avait pas un pli malséant, mais ses lèvres étaient pâles et comme violacées. Je fus très-effrayée.

– Comment, lui dis-je, vous êtes vindicatif à ce point, vous que je croyais si généreux?

– Je suis généreux de sang-froid, par réflexion; mais dans la colère… je vous l'avais bien dit, je ne m'appartiens plus.

– Vous réfléchirez, alors!

– Non, pas avant de m'être vengé, cela ne me serait pas possible.

– Vous êtes capable d'une colère de plusieurs jours?

– De plusieurs semaines, de plusieurs mois peut-être.

– Alors c'est de la haine que vous nourrissez en vous sans la combattre?

Et vous vous vantiez tout à l'heure d'être philosophe!

– Tout à l'heure je mentais, vous mentiez, mademoiselle Dietrich mentait aussi. Nous étions dans la convention, dans le savoir-vivre; à présent nous voici dans la nature, dans la vérité. Elle est éprise d'un autre homme que moi, sans se soucier de moi ni de rien au monde. Vous me cachez son nom par prudence, mais vous comprenez fort bien mon ressentiment, et moi je sens monter de ma poitrine à mon cerveau des flots de sang embrasé. Ce qu'il y a de sauvage dans l'homme, dans l'animal, si vous voulez, prend le dessus et réduit à rien les belles maximes, les beaux sentiments de l'homme civilisé. Oui, c'est comme cela! tout ce que vous pourriez me dire dans la langue de la civilisation n'arrive plus à mon esprit C'est inutile. Il y a trois ans que j'aime mademoiselle Dietrich; j'ai essayé, pour l'oublier, d'en aimer une autre; cette autre, je la lui ai sacrifiée, et ç'à été une très-mauvaise action, car j'avais séduit une fille pure, désintéressée, une fille plus belle que Césarine et meilleure. Je ne la regrette pas, puisque je n'avais pu m'attacher à elle; mais je sens ma faute d'autant plus qu'il ne m'a pas été permis de la réparer. Une petite fortune en billets de banque que j'envoyai à ma victime m'a été renvoyée à l'instant même avec mépris. Elle est retournée chez ses parents, et, quand je l'y ai cherchée, elle avait disparu, sans que, depuis deux ans, j'aie pu retrouver sa trace. Je l'ai cherchée jusqu'à la morgue, baigné d'une sueur froide, comme me voilà maintenant en subissant l'expiation de mon crime, car c'est à présent que je le comprends et que j'en sens le remords. Attaché aux pas de Césarine et poursuivant la chimère, je m'étourdissais sur le passé… On me brise, me voilà puni, honteux, furieux contre moi! Je revois le spectre de ma victime. Il rit d'un rire atroce au fond de l'eau où le pauvre cadavre gît peut-être. Pauvre fille! tu es vengée, va! mais je te vengerai encore plus, Césarine n'appartiendra à personne. Ses rêves de bonheur s'évanouiront en fumée! Je tuerai quiconque approchera d'elle!

– Vous voulez jouer votre vie pour un dépit d'amour?

– Je ne jouerai pas ma vie, je nierai, j'assassinerai, s'il le faut, plutôt que de laisser échapper ma proie!

– Et après?..

– Après, je n'attendrai pas qu'on me traîne devant les tribunaux, je ferai justice de moi-même.

En parlant ainsi, le marquis, pâle et les yeux remplis d'un feu sombre, avait pris son chapeau; je m'efforçai en vain de le retenir.

– Où allez-vous? lui dis-je, vous ne pouvez vous en prendre à personne.

– Je vais, répondit-il, me constituer l'espion et le geôlier de Césarine. Elle ne fera plus un pas, elle n'écrira plus un mot que je ne le sache!

Et il sortit, me repoussant presque de force.

Je courus chez Césarine, qui était déjà couchée et à moitié endormie. Elle avait le sommeil prompt et calme des personnes dont la conscience est parfaitement pure ou complètement muette. Je lui racontai ce qui venait de se passer; elle m'écouta presque en souriant.

– Allons, dit-elle, je lui rends mon estime, à ce pauvre Rivonnière! Je ne croyais pas avoir affaire à un amour si énergique. Cette fureur me plaît mieux que sa plate soumission. Je commence à croire qu'il mérite réellement mon amitié.

– Et peut-être ton amour?

– Qui sait? dit-elle en bâillant; peut-être! Allons! j'essayerai d'oublier ton neveu. Écris donc vite un mot pour que le marquis ne se tue pas cette nuit. Dis-lui que je n'ai rien résolu du tout.

J'étais si effrayée pour mon Paul, que j'écrivis à M. de Rivonnière en lui jurant que Césarine n'aimait personne, et dès que M. Dietrich fut rentré, je le suppliai de ne plus jamais songer à mon neveu pour en faire son gendre.

M. de Rivonnière ne reparut qu'au bout de huit jours. Il m'avoua qu'il n'avait pas cru à ma parole, qu'il avait espionné minutieusement Césarine, et que, n'ayant rien découvert, il revenait pour l'observer de près.

Césarine lui fit bon accueil, et sans prendre aucun engagement, sans entrer dans aucune explication directe, elle lui laissa entendre qu'elle l'avait soumis à une épreuve; mais bientôt elle se vit comme prise dans un réseau de défiance et de jalousie. Le marquis commentait toutes ses paroles, épiait tous ses gestes, cherchait à lire dans tous ses regards. Cette passion ardente dont elle l'avait jugé incapable, qu'elle avait peut-être désiré d'inspirer, lui devint vite une gêne, une offense, un supplice. Elle s'en plaignit avec amertume et déclara qu'elle n'épouserait jamais un despote. M. de Rivonnière se le tint pour dit et ne reparut plus, ni à l'hôtel Dietrich, ni dans les autres maisons où il eût pu rencontrer Césarine.

Césarine s'ennuya.

– C'est étonnant, me dit-elle un jour, comme on s'habitue aux gens! Je m'étais figuré que ce bon Rivonnière faisait partie de ma maison, de mon mobilier, de ma toilette, que je pouvais être absurde, bonne, méchante, folle, triste sous ses yeux, sans qu'il s'en émût plus que s'en émeuvent les glaces de mon boudoir. Il avait un regard pétrifié dans le ravissement qui m'était agréable et qui me manque. Quelle idée a-t-il eue de se transformer en Othello, du soir au lendemain? Je l'aimais un peu en cavalier servant, je ne l'aime plus du tout en héros de mélodrame.

 

– Oublie-le, lui dis-je; ne fais pas son malheur, puisque tu ne veux pas faire son bonheur. Laisse passer le temps, puisque le célibat ne te pèse pas, et puis tu choisiras parmi tes nombreux aspirants celui qui peut t'inspirer un attachement durable.

– Qui veux-tu que je choisisse, puisque ce capitan veut tuer l'objet de mon choix ou se faire tuer par lui? Voilà que ce choix doit absolument entraîner mort d'homme! Est-ce une perspective réjouissante?

– Espérons que cette fureur du marquis passera, si elle n'est déjà passée. Elle était trop violente pour durer.

– Qui sait si ce parfait homme du monde n'est pas tout simplement un affreux sauvage? Et quand on pense qu'il n'est peut-être pas le seul qui cache des passions brutales sous les dehors d'un ange! Je ne sais plus à qui me fier, moi! Je me croyais pénétrante, je suis peut-être la dupe de tous les beaux discours qu'on me fait et de toutes les belles manières qu'on étale devant moi.

– Si tu veux que je te le dise, repris-je, décidée à ne plus la ménager, je ne te crois pas pénétrante du tout.

– Vraiment! pourquoi?

– Parce que tu es trop occupée de toi-même pour bien examiner les autres. Tu as une grande finesse pour saisir les endroits faibles de leur armure; mais les endroits forts, tu ne veux jamais supposer qu'ils existent. Tu aperçois un défaut, une fente; tu y glisses la lame du poignard, mais elle y reste prise, et ton arme se brise dans ta main. Voilà ce qui est arrivé avec M. de Rivonnière.

– Et ce qui m'arriverait peut-être avec tous les autres? Il se peut que tu aies raison et que je sois trop personnelle pour être forte. Je tâcherai de me modifier.

– Pourquoi donc toujours chercher la force, quand la douceur serait plus puissante?

– Est-ce que je n'ai pas la douceur? Je croyais en avoir toutes les suavités?

– Tu en as toutes les apparences, tous les charmes; mais ce n'est pour toi qu'un moyen comme ta beauté, ton intelligence et tous tes dons naturels. Au fond, ton coeur est froid et ton caractère dur.

– Comme tu m'arranges, ce matin! Faut-il que je sois habituée à tes rigueurs! Eh bien! dis-moi, méchante: crois-tu que je pourrais devenir tendre, si je le voulais?

– Non, il est trop tard.

– Tu n'admets pas qu'un sentiment nouveau, inconnu, l'amour par exemple, pût éveiller des instincts qui dorment dans mon coeur!

– Non, ils se fussent révélés plus tôt. Tu n'as pas l'âme maternelle, tu n'as jamais aimé ni tes oiseaux, ni tes poupées.

– Je ne suis pas assez femme selon toi!

– Ni assez homme non plus.

– Eh bien! dit-elle en se levant avec humeur, je tâcherai d'être homme tout à fait. Je vais mener la vie de garçon, chasser, crever des chevaux, m'intéresser aux écuries et à la politique, traiter les hommes comme des camarades, les femmes comme des enfants, ne pas me soucier de relever la gloire de mon sexe, rire de tout, me faire remarquer, ne m'intéresser à rien et à personne. Voilà les hommes de mon temps; je veux savoir si leur stupidité les rend heureux!

Elle sonna, demanda son cheval, et, malgré mes représentations, s'en alla parader au bois, sous les yeux de tout Paris, escortée d'un domestique trop dévoué, le fameux Bertrand, et d'un groom pur sang. C'était la première fois qu'elle sortait ainsi sans son père ou sans moi. Il est vrai de dire que, ne montant pas à cheval, je ne pouvais l'accompagner qu'en voiture, et que, M. Dietrich ayant rarement le temps d'être son cavalier, elle ne pouvait guère se livrer à son amusement favori. Elle nous avait annoncé plus d'une fois qu'aussitôt sa majorité elle prétendait jouir de sa liberté comme une jeune fille anglaise ou américaine. Nous espérions qu'elle ne se lancerait pas trop vite. Elle voulait se lancer, elle se lança, et de ce jour elle sortit seule dans sa voiture, et rendit des visites sans se faire accompagner par personne. Cette excentricité ne déplut point, bien qu'on la blâmât. Elle lutta avec tant de fierté et de résolution qu'elle triompha des doutes et des craintes des personnes les plus sévères. Je tremblais qu'elle ne prit fantaisie d'aller seule à pied par les rues. Elle s'en abstint et en somme, protégée par ses gens, par son grand air, par son luxe de bon goût et sa notoriété déjà établie, elle ne courait de risques que si elle eût souhaité d'en courir, ce qui était impossible à supposer.

Cette liberté précoce, à laquelle son père n'osa s'opposer dans la situation d'esprit où il la voyait, l'enivra d'abord comme un vin nouveau et lui fit oublier son caprice pour mon neveu; elle l'éloigna même tout à fait de la pensée du mariage.

Paul revint d'Allemagne, et mes perplexités revinrent avec lui. Je ne voulais pas qu'il revît jamais Césarine; mais comment lui dire de ne plus venir à l'hôtel Dietrich sans lui avouer que je craignais une entreprise plus sérieuse que la première contre son repos? Césarine semblait guérie, mais à quoi pouvait-on se fier avec elle? Et, si, à mon insu, elle lui tendait le piège du mariage, ne serait-il pas ébloui au point d'y tomber, ne fût-ce que quelques jours, sauf à souffrir toute sa vie d'une si terrible déception?

Je me décidai à lui dire toute la vérité, et je devançai sa visite en allant le trouver à son bureau. Il avait un cabinet de travail chez son éditeur; j'y étais à sept heures du matin, sachant bien qu'à peine arrivé à Paris, il courrait à sa besogne au lieu de se coucher. Quand je lui eus avoué mes craintes, sans toutefois lui parler des menaces de M. de Rivonnière, qu'il eût peut-être voulu braver, il me rassura en riant.

– Je n'ai pas l'esprit porté au mariage, me dit-il, et, de toutes les séductions que mademoiselle Dietrich pourrait faire chatoyer devant moi, celle-ci serait la plus inefficace. Épouser une femme légère, moi! Donner mon temps, ma vie, mon avenir, mon coeur et mon honneur à garder à une fille sans réserve et sans frein, qui joue son existence à pile ou face! Ne craignez rien, ma tante, elle m'est antipathique, votre merveilleuse amie; je vous l'ai dit et je vous le répète. Je ferais donc violence à mon inclination pour partager sa fortune? Je croyais que toute ma vie donnait un démenti à cette supposition.

– Oui, mon enfant, oui, certes! ce n'est pas ton ambition que j'ai pu craindre, mais quelque vertige de l'imagination ou des sens.

– Rassurez-vous, ma tante, j'ai une maîtresse plus jeune et plus belle que mademoiselle Dietrich.

– Que me dis-tu là? tu as une maîtresse, toi?

– Eh bien donc! cela vous surprend?

– Tu ne me l'as jamais dit!

– Vous ne me l'avez jamais demandé.

– Je n'aurais pas osé; il y a une pudeur, même entre une mère et son fils.

– Alors j'aurais mieux fait de ne pas vous le dire, n'en parlons plus.

– Si fait, je suis bien aise de le savoir. Ton grand prestige pour

Césarine venait de ce qu'elle t'attribuait la pureté des anges.

– Dites-lui que je ne l'ai plus.

– Mais où prends-tu le temps d'avoir une maîtresse?

– C'est parce que je lui donne tout le temps dont je peux disposer que je ne vais pas dans le monde et ne perds pas une minute en dehors de mon travail ou de mes affections.

– À la bonne heure! es-tu heureux?

– Très-heureux, ma tante.

– Elle t'aime bien?

– Non, pas bien, mais beaucoup.

– C'est-à-dire qu'elle ne te rend pas heureux?

– Vous voulez tout savoir?

– Eh! mon Dieu, oui, puisque je sais un peu.

– Eh bien!.. écoutez, ma tante:

Il y a deux ans, deux ans et quelques mois, je me rendais de la part de mon patron chez un autre éditeur, qui demeure en été à la campagne, sur les bords de la Seine. Après la station du chemin de fer, il y avait un bout de chemin à faire à pied, le long de la rivière, sous les saules. En approchant d'un massif plus épais, qui fait une pointe dans l'eau, je vis une femme qui se noyait. Je la sauvai, je la portai à une petite maison fort pauvre, la première que je trouvai. Je fus accueilli par une espèce de paysanne qui fit de grands cris en reconnaissant sa fille.

– Ah! la malheureuse enfant, disait-elle, elle a voulu périr! j'étais sûre qu'elle finirait comme ça!

– Mais elle n'est pas morte, lui dis-je, soignez-la, réchauffez-la bien vite; je cours chercher un médecin. Où en trouverais-je un par ici?

– Là, me dit-elle en me montrant une maison blanche en face de la sienne, mais de l'autre côté de la rivière; sautez dans le premier bateau venu, on vous passera.

Je cours aux bateaux, personne, dedans ni autour. Les bateaux sont enchaînés et cadenassés. J'étais déjà mouillé. Je jette mon paletot, qui m'eût embarrassé; je traverse à la nage un bras de rivière qui n'est pas large. J'arrive chez le médecin, il est absent. Je demande qu'on m'en indique un autre. On me montre le village derrière moi; je me rejette à la rivière. Je reviens à la maison de la blanchisseuse, car la mère de ma sauvée était blanchisseuse: je voulais savoir s'il était temps encore d'appeler le médecin. J'y rencontre précisément celui que j'avais été chercher, et qui, se trouvant à passer par là, avait été averti d'entrer.

– La pauvre fille en sera quitte pour un bain froid, me dit-il, l'évanouissement se dissipe. Vous l'avez saisie à temps: c'est une bonne chance, monsieur, quand le dévouement est efficace; mais il ne faut pas en être victime, ce serait dommage. Vous êtes mouillé cruellement, et il ne fait pas chaud; allez chez moi bien vite pendant que je surveillerai encore un peu la malade.

Il ma fit monter bon gré mal gré dans son cabriolet, et donna l'ordre à son domestique de gagner le pont, qui n'était pas bien loin, et de me conduire bride abattue à sa maison pour me faire changer d'habits. En cinq minutes, nous fûmes rendus. La femme du docteur, mise au courant en deux mots par le domestique, qui retournait attendre son maître, me fit entrer dans sa cuisine, où brûlait un bon feu; la servante m'apporta la robe de chambre, le pantalon du matin, les pantoufles de son maître et un bol de vin chaud. Je n'ai jamais été si bien dorloté.

J'étais à peine revêtu de la défroque du docteur qu'il arriva pour me dire que ma noyée se portait bien et pour me signifier que je ne sortirais pas de chez lui avant d'avoir dîné, pendant que mes habits sécheraient. Mais tous ces détails sont inutiles, j'étais chez des gens excellents qui me renseignèrent amplement sur le compte de Marguerite; c'est le nom de la jeune fille qui avait voulu se suicider.

Elle avait seize ans. Elle était née dans cette maisonnette où je l'avais déposée et où elle avait partagé les travaux pénibles de sa mère, tout en apprenant d'une voisine un travail plus délicat qu'elle faisait à la veillée. Elle était habile raccommodeuse de dentelles. C'était une bonne et douce fille, laborieuse et nullement coquette; mais elle avait le malheur d'être admirablement belle et d'attirer les regards. Sa mère l'envoyant porter l'ouvrage aux pratiques dans le village et les environs, elle avait rencontré, l'année précédente, un bel étudiant qui flânait dans la campagne et qui la guettait à son insu depuis plusieurs jours. Il lui parla, il la persuada, elle le suivit.

– Il faut vous dire, – c'est le docteur qui parle, – qu'elle était fort maltraitée par sa mère, qui est une vraie coquine et qui n'eût pas mieux demandé que de spéculer sur elle, mais qui jeta les hauts cris quand l'enfant disparut sans avoir été l'objet d'un contrat passé à son Profit.

» Au bout de deux mois environ, l'étudiant, qui avait mené Marguerite à Paris ou aux environs, on ne sait où, partit pour aller se marier dans sa province, abandonnant la pauvre fille après lui avoir offert de l'argent qu'elle refusa. Elle revint chez sa mère, qui lui eût pardonné si elle lui eût rapporté quelque fortune, et qui l'accabla d'injures et de coups en apprenant qu'elle n'avait rien accepté.

» – Depuis cette triste aventure, – c'est toujours le docteur qui parle, – Marguerite s'est conduite sagement et vertueusement, travaillant avec courage, subissant les reproches et les humiliations avec douceur; ma femme l'a prise en amitié et lui a donné de l'ouvrage. Moi, j'ai eu à la soigner, car le chagrin l'avait rendue très-malade. Heureusement pour elle, elle n'était pas enceinte, – malheureusement peut-être, car elle se fût rattachée à la vie pour élever son enfant. Depuis quelques semaines, elle était plus à plaindre que jamais, sa mère voulait qu'elle se vendit à un vieillard libertin que je connais bien, mais que je ne nommerai pas: c'est mon plus riche client, et il passe pour un grand philanthrope. Cette persécution est devenue si irritante que Marguerite a perdu la tête et a voulu se tuer aujourd'hui pour échapper au mauvais destin qui la poursuit. Je ne sais pas si vous lui avez rendu service en la sauvant, mais vous avez fait votre devoir, et en somme vous avez sauvé une bonne créature qui eût été honnête, si elle eût eu une bonne mère.

 

« – Ne lui ouvrirez-vous pas votre maison, docteur, ou ne trouverez-vous pas à la placer quelque part?

« – J'y ai fait mon possible; mais sa mère ne veut pas qu'on lui arrache sa proie. Ma position dans le pays ne me permet pas d'opérer un enlèvement de mineure.

« – Alors que deviendra-t-elle, la malheureuse?

« – Elle se perdra, ou elle se tuera.

Telle fut la conclusion du docteur. Il était bon, mais il avait affaire à tant de désastres et de misères qu'il ne pouvait que se résigner à voir faillir, souffrir ou mourir.

Le lendemain, je retournai voir Marguerite avec un projet arrêté; je la trouvai seule, encore pâle et faible. Sa mère était en courses pour servir ses pratiques. La pauvre fille pleura en me voyant. Je voulus lui faire promettre pour ma récompense qu'elle renoncerait au suicide. Elle baissa la tête en sanglotant et ne répondit pas.

– Je sais votre histoire, lui dis-je, je sais votre intolérable position. Je vous plains, je vous estime et je veux vous sauver; mais je ne suis pas riche et ne peux vous offrir qu'une condition très-humble. Je connais une très-honnête ouvrière, douce et désintéressée, d'un certain âge; je vous placerai chez elle, et, pour une modeste pension que je lui servirai, elle vous logera et vous nourrira jusqu'à ce que vous puissiez subsister de votre travail. Voulez-vous accepter?

Elle refusa. Je crus qu'elle s'était décidée à céder aux infâmes exigences de sa mère; mais je me trompais. Elle croyait que je voulais faire d'elle ma maîtresse.

» – Si j'allais avec vous, me dit-elle, vous ne m'épouseriez pas!

» – Non certainement, répondis-je. Je ne compte pas me marier.

» – Jamais?

» – Pas avant dix ou douze ans. Je n'aurais pas le moyen d'élever une famille.

» – Mais si vous trouviez une femme riche?

» – Je ne la trouverai pas.

» – Qui sait?

» – Si je la trouvais, il faudrait qu'elle attendit pour m'épouser que je fusse riche moi-même. Je ne veux rien devoir à personne.

» – Et qu'est-ce que je serais pour vous, si vous m'emmeniez?

» – Rien.

» – Vraiment, rien? Vous n'exigeriez pas de reconnaissance?

« – Pas la moindre. Je ne suis pas amoureux de vous, toute belle que vous êtes. Je n'ai pas le temps d'avoir une passion, et, s'il faut vous tout dire, je ne me sens capable de passion que pour une femme dont je serais le premier amour. M'éprendre de votre beauté pour mon plaisir, dans la situation où je vous rencontre, me semblerait une lâcheté, un abus de confiance. Je vous offre une vie honnête, mais laborieuse et très-précaire. On vous propose le bien-être, la paresse et la honte. Vous réfléchirez. Voici mon adresse. Cachez-la bien, car vous n'échapperez à l'autorité de votre mère qu'en vous tenant cachée vous-même. Si vous avez confiance en moi, venez me trouver.

« – Mais, mon Dieu! s'écria-t-elle toute tremblante, pourquoi êtes-vous si bon pour moi?

« – Parce que je vous ai empêchée de mourir et que je vous dois de vous rendre la vie possible.»

Je la quittai. Le lendemain, elle était chez moi; je la conduisis chez l'ouvrière qui devait lui donner asile, et je ne la revis pas de huit jours.

Quand j'eus le temps d'aller m'informer d'elle, je la trouvai au travail; son hôtesse se louait beaucoup d'elle. Marguerite me dit qu'elle était heureuse, et quelques mois qui se passèrent ainsi me convainquirent de sa bonne conscience et de sa bonne conduite. Elle travaillait vite et bien, ne sortait jamais qu'avec sa nouvelle amie, et lui montrait une douceur et un attachement dont celle-ci était fort touchée J'étais content d'avoir réussi à bien placer un petit bienfait, ce qui est plus difficile qu'on ne pense.

– Alors… tu es devenu amoureux d'elle?

– Non, c'est elle qui s'est mise à m'aimer, à s'exagérer mon mérite, à me prendre pour un dieu, à pleurer et à maigrir de mon indifférence. Quand je voulus la confesser, je vis qu'elle était désespérée de ne pas me plaire.

» – Vous me plaisez, lui dis-je; là n'est pas la question. Si vous étiez une fille légère, je vous aurais fait la cour éperdument; mais vous méritez mieux que d'être ma maîtresse, et vous ne pouvez pas être ma femme, vous le savez bien.

» – Je le sais trop, répondit-elle; vous êtes un homme fier et sans tache, vous ne pouvez pas épouser une fille souillée; mais si j'étais votre maîtresse, vous me mépriseriez donc?

» – Non certes; à présent que je vous connais, j'aurais pour vous les plus grands égards et la plus solide amitié.

» – Et cela durerait…

» – Le plus longtemps possible, peut-être toujours.

» – Vous ne promettez rien absolument.

» – Rien absolument, et j'ajoute que votre sort ne serait pas plus brillant qu'il ne l'est à présent. Je n'ai pas de chez moi, je vis de privations, je ne pourrais vous voir de toute la journée. Je vous empêcherais de manquer du nécessaire; mais je ne pourrais vous procurer ni bien-être, ni loisir, ni toilette.

» – J'accepte cette position-là, me dit-elle; tant que je pourrai travailler, je ne vous coûterai rien. Votre amitié, c'est tout ce que je demande, je sais bien que je ne mérite pas davantage; mais que je vous voie tous les jours, et je serai contente.»

Voilà comment je me suis lié à Marguerite, d'un lien fragile en apparence, sérieux en réalité, car… mais je vous en ai dit assez pour aujourd'hui, ma bonne tante! J'entends la sonnette, qui m'avertit d'une visite d'affaires. Si vous voulez tout savoir… venez demain chez moi.

– Chez toi? Tu as donc un chez toi à présent?

– Oui, j'ai loué rue d'Assas un petit appartement où travaillent toujours ensemble Marguerite et madame Féron, l'ouvrière qui l'a recueillie et qui s'est attachée à elle. J'y vais le soir seulement; mais demain nous aurons congé dès midi, et si vous voulez être chez nous à une heure, vous m'y trouverez.

Le lendemain à l'heure dite, je fus au numéro de la rue d'Assas qu'il m'avait donné par écrit. Je demandai au concierge mademoiselle Féron, raccommodeuse de dentelles, et je montai au troisième. Paul m'attendait sur le palier, portant dans ses bras un gros enfant d'environ un an, frais comme une rose, beau comme sa mère, laquelle se tenait, émue et craintive, sur la porte. Paul mit son fils dans mes bras en me disant:

– Embrassez-le, bénissez-le, ma tante; à présent vous savez toute mon histoire.

J'étais attendrie et pourtant mécontente. La brusque révélation d'un secret si bien gardé remettait en question pour moi l'avenir logique que j'eusse pu rêver pour mon neveu, et qui, dans mes prévisions, n'avait jamais abouti à une maîtresse et à un fils naturel.

L'enfant était si beau et le baiser de l'enfance est si puissant que je pris le petit Pierre sur mes genoux dès que je fus entrée et le tins serré contre mon coeur sans pouvoir dire un mot. Marguerite était à mes pieds et sanglotait.

– Embrasse-la donc aussi! me dit Paul; si elle ne le méritait pas, je ne t'aurais pas attirée ici.

J'embrassai Marguerite et je la contemplai. Paul m'avait dit vrai; elle était plus belle dans sa petite tenue de grisette modeste que Césarine dans tout l'éclat de ses diamants. Les malheurs de sa vie avaient donné à sa figure et à sa taille parfaites une expression pénétrante et une langueur d'attitudes qui intéressaient à elle au premier regard, et qui à chaque instant touchaient davantage. Je m'étonnai qu'elle n'eût pas inspiré à Paul une passion plus vive que l'amitié; peu à peu je crus en découvrir la cause: Marguerite était une vraie fille du peuple, avec les qualités et les défauts qui signalent une éducation rustique. Elle passait de l'extrême timidité à une confiance trop expansive; elle n'était pas de ces natures exceptionnelles que le contact d'un esprit élevé transforme rapidement; elle parlait comme elle avait toujours parlé; elle n'avait pas la gentillesse intelligente de l'ouvrière parisienne; elle était contemplative plutôt que réfléchie, et, si elle avait des moments où l'émotion lui faisait trouver l'expression frappante et imagée, la plupart du temps sa parole était vulgaire et comme habituée à traduire des notions erronées ou puériles.