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Césarine Dietrich

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Je résolus de savoir quelque chose, et en réfléchissant je me dis que

Bertrand devait être à même de me renseigner.

C'était un singulier personnage que ce valet de pied, sorte de fonctionnaire mixte entre le groom et le valet de chambre. Valet de chambre, il ne pouvait pas l'être, ne sachant ni lire ni écrire, ce qui, par une bizarrerie de son intelligence, ne l'empêchait pas de s'exprimer aussi bien qu'un homme du monde. C'était un garçon de trente-cinq ans, sérieux, froid, distingué, très-satisfait de sa taillé élégante, portant avec aisance et dignité son habit noir rehaussé d'une tresse de soie à l'épaule, avec les aiguillettes ramenées à la boutonnière, toujours rasé et cravaté de blanc irréprochable, discret, sobre, silencieux, ayant l'air de ne rien savoir, de ne rien entendre, comprenant tout et sachant tout, incorruptible d'ailleurs, dévoué à Césarine et à moi à cause d'elle, un peu dédaigneux de tout le reste de la famille et de la maison.

Il n'était que onze heures, et, M. Dietrich n'étant pas rentré, Bertrand devait être dans la galerie des objets d'art, au rez-de-chaussée: c'est là qu'il se plaisait à l'attendre, étudiant avec persévérance la régularité des bouches de chaleur du calorifère, la marche des pendules ou la santé des plantes d'ornement.

Je descendis et le trouvai là en effet. Il vint au-devant de moi.

– Bertrand, j'ai à vous demander un renseignement, mon cher.

– J'avais aussi l'intention d'en donner un à mademoiselle.

– À moi? ce soir?

– À vous, ce soir, quand monsieur serait rentré. Je sais que mademoiselle se couche tard.

– Eh bien! parlez le premier, Bertrand.

– C'est à propos de M. le marquis de Rivonnière.

– Ah! précisément je voulais vous demander si vous aviez de ses nouvelles.

– J'en ai. Mademoiselle Césarine, qui n'a pas de secrets pour mademoiselle, a dû lui dire tout ce qu'elle a fait aujourd'hui?

– Je le sais. Elle a été avec vous rue d'Assas et au bois de Boulogne ensuite.

– Mademoiselle de Nermont sait-elle que M. de Rivonnière prend des déguisements pour épier mademoiselle Césarine?

– Non! Césarine le sait-elle?

– Je ne crois pas.

– Vous eussiez dû l'en avertir.

– Je n'étais pas assez sûr, et puis mademoiselle Césarine, un jour que je lui remettais une lettre de M. le marquis, m'avait dit:

« – Ne me remettez plus rien de lui; que je n'entende donc plus jamais parler de lui!» Mais aujourd'hui j'ai si bien reconnu M. de Rivonnière en costume d'ouvrier dans la rue d'Assas, que je me suis promis d'en avertir mademoiselle de Nermont.

– Savez-vous chez qui allait Césarine dans la rue d'Assas?

– Oui, mademoiselle, c'est moi qui ai été chargé par elle de suivre la personne qui y va tous les soirs en sortant de la librairie de M. Latour.

– Avez-vous bien raison, Bertrand, d'épier vous-même?..

– Je crois toujours avoir raison quand j'exécute les ordres de mademoiselle Césarine.

– Même en cachette de son père et de moi?

– M. Dietrich n'a pas de volonté avec elle, et vous, mademoiselle, vous arrivez toujours à vouloir ce qu'elle veut.

– C'est vrai, parce qu'elle veut toujours le bien, et cette fois comme les autres il y avait une bonne action au bout de sa curiosité.

– Je le pense bien. D'ailleurs, comme je suis toujours et partout à deux pas de mademoiselle avec un revolver et un couteau poignard sur moi, je ne crains pas qu'on l'insulte.

– Certes vous la défendriez avec courage

– Avec sang-froid, mademoiselle, beaucoup de sang-froid et de présence d'esprit; c'est mon devoir. Mademoiselle Césarine me l'a expliqué le jour où elle m'a dit: Je veux pouvoir aller partout avec vous.

– C'est bien, mon ami; dites-moi maintenant si M. de Rivonnière a vu

Césarine entrer chez la personne que mon neveu fréquente.

– Il l'a vue sortir, il était sur la porte quand elle est remontée dans sa voiture.

– Il aura sans doute questionné le portier de cette maison?

– Bien certainement, car il regardait mademoiselle d'un air moqueur, et on aurait dit qu'il avait envie d'être reconnu; mais mademoiselle était préoccupée et n'a pas fait attention à lui.

– Pourquoi présumez-vous qu'il avait envie de se moquer?

– Parce qu'il est fou de jalousie et qu'il croit que mademoiselle cherche à rencontrer quelqu'un. Certainement il a établi à côté de moi une contre-mine, comme on dit. Il a dû savoir ce que j'étais chargé de découvrir; et sans doute il sait maintenant que monsieur… votre neveu a autre chose en tête que de se trouver avec mademoiselle Césarine. Il est bon que vous sachiez la chose, c'est à vous d'aviser, mademoiselle; c'est à moi d'exécuter vos ordres, si vous en avez à me donner pour demain.

– Je m'entendrai avec mademoiselle Césarine; merci et bonsoir, Bertrand.

Ainsi, malgré le temps écoulé, trois semaines environ depuis ses menaces, le marquis ne s'était pas désisté de ses projets de vengeance. Il m'avait dit la vérité en m'assurant qu'il était capable de garder sa colère jusqu'à ce qu'elle fût assouvie, comme il gardait son amour sans espérance. C'était donc un homme redoutable, ni fou ni méchant peut-être, mais incapable de gouverner ses passions. Il avait parlé de meurtre sans provocation comme d'une chose de droit, et il savait maintenant de qui Césarine était éprise! Je recommençai à maudire le terrible caprice qu'elle avait été près de me faire accepter. Je résolus d'avertir M. Dietrich, et j'attendis qu'il fût rentré pour l'arrêter au passage et lui dire tout ce qui s'était passé, sans oublier le rapport que m'avait fait Bertrand.

– Il faut, lui dis-je en terminant, que vous interveniez dans tout ceci. Moi, je ne peux rien; je ne puis éloigner mon neveu; son travail le cloue à Paris; et d'ailleurs, si je lui disais qu'on le menace, il s'acharnerait d'autant plus à braver une haine qu'il jugerait ridicule, mais que je crois très-sérieuse. Je n'ai plus aucun empire sur Césarine. Vous êtes son père, vous pouvez l'emmener; moi, je vais avertir la police pour qu'on surveille les déguisements et les démarches de M. de Rivonnière.

– Ce serait bien grave, répondit M. Dietrich, et il pourrait en résulter un scandale dont je dois préserver ma fille. Je l'emmènerai s'il le faut; mais d'abord je ferai une démarche auprès du marquis. C'est à moi qu'il aura affaire, s'il compromet Césarine par sa folle jalousie et son espionnage. Rassurez-vous, je surveillerai, je saurai et j'agirai; mais je crois que, pour le moment, nous n'avons point à nous inquiéter de lui. Il croit que Césarine a éprouvé aujourd'hui une déception qui le venge, et qu'elle ne pensera plus au rival dont elle a vu la femme et l'enfant, car il ne doit rien ignorer de ce qui concerne votre neveu.

– C'est fort bien, monsieur Dietrich, mais demain ou dans huit jours au plus il saura que Césarine persiste à aimer Paul, car elle n'est pas femme à cacher ses démarches et à renoncer à ses décisions, vous le savez bien.

– J'agirai demain; dormez en paix.

Dès le lendemain en effet, et de très-bonne heure, il se rendit chez le marquis. Il ne le trouva pas; il était, disait-on, en voyage députe plusieurs jours, on ne savait quand il comptait revenir. Chercher dans Paris un homme qui se cache n'est possible qu'à la police. J'allais, sans dire ma résolution, écrire pour demander une audience au préfet lorsque Bertrand, de son air impassible et digne, mais avec un regard qui semblait me dire: – Faites attention! annonça le marquis de Rivonnière.

* * * * *

III

Le marquis se présenta aussi aisé, aussi courtois que si l'on se fût quitté la veille dans les meilleurs termes. M. Dietrich lui serra la main comme de coutume, se réservant de l'observer; mais Césarine, dont le sourcil s'était froncé, et qui était vraiment lasse de ses hommages, lui dit d'un ton glacé:

– Je ne m'attendais pas à vous revoir, monsieur de Rivonnière.

– Je ne me croyais pas banni à perpétuité, répondit-il avec ce sourire dont l'ironie avait frappé Bertrand, et qui était comme incrusté sur son visage pâli et fatigué.

– Vous n'avez pas été banni du tout, reprit Césarine. Il se peut que je vous aie témoigné du mécontentement quand vous m'avez semblé manquer de savoir-vivre; mais on pardonne beaucoup à un vieil ami, et je ne songeais pas à vous éloigner. Vous avez trouvé bon de disparaître. Ce n'est pas la première fois que vous boudez, mais ordinairement vous preniez la peine de motiver votre absence. C'était conserver le droit de revenir. Cette fois vous avez négligé une formalité dont je ne dispense personne; vous avez cessé de nous voir parce que cela vous plaisait; vous revenez parce que cela vous plaît. Moi, ces façons-là me déplaisent. J'aime à savoir si les gens que je reçois me sont amis ou ennemis; s'ils sont dans le dernier cas, je ne les admets qu'en me tenant sur mes gardes; veuillez donc dire sur quel pied je dois être avec vous; mettez-y du courage et de la franchise, mais ne comptez en aucun cas que je tolérerais le plus petit manque d'égards.

Étourdi de cette semonce, le marquis essaya de se justifier; il prétendit qu'il s'était absenté réellement, qu'il avait envoyé une carte P. P. C., ce qui n'était pas vrai, et, comme il ne savait pas mentir, sa raillerie intérieure se changea en confusion et en dépit.

M. Dietrich, qui avait gardé le silence, prit alors la parole.

– Monsieur le marquis, lui dit-il après avoir sonné pour défendre d'introduire d'autres visites, vous êtes venu chercher une explication que j'allais vous demander ce matin. Vous vous êtes fait passer pour absent, et vous n'avez pas quitté Paris. Autant que ma fille, j'ai le droit de trouver étrange que vous n'ayez pas su nous donner un prétexte de votre disparition; mais mon étonnement est encore plus profond et plus sérieux que le sien, car je sais ce qu'elle ignore: vous vous êtes constitué son surveillant, je ne veux pas me servir d'un mot plus juste peut-être, mais trop cruel. Votre excuse est sans doute dans une passion ou dans un dépit qui légitime votre conduite à vos propres yeux, mais qu'il est temps de surmonter, si vous ne voulez l'avouer franchement.

 

– Eh bien! je l'avoue franchement, répondit le marquis, poussé à bout par le sang-froid imposant de M. Dietrich. Je me suis conduit comme un espion, comme un misérable. J'ai bu toute la honte de mon rôle, puisque me voici dévoilé; mais ce n'est pas à monsieur Dietrich de me le reprocher si durement. J'ai fait ce qu'il ne faisait pas, j'ai rempli envers sa fille un devoir que me suggérait mon dévouement pour elle, et que lui ne pouvait remplir parce qu'il ignorait le péril.

M. Dietrich l'interrompit.

– Vous vous trompez, monsieur; j'étais mieux renseigné que vous; je savais que dans aucune démarche de ma fille il n'y avait péril pour elle. Je sais maintenant ceci: c'est que vous élevez la prétention de l'empêcher à tout prix de faire choix d'un autre que vous pour son mari; ce choix, elle ne l'a pas fait, mais elle a le droit de le faire. Me voici pour le maintenir et le faire respecter. Vous savez que j'ai sincèrement regretté de vous voir échouer auprès d'elle; mais aujourd'hui je ne le regrette plus, voyant que vous manquez de sagesse et de dignité. Je vous le déclare avec l'intention de ne me rétracter en aucune façon, soit que vous me répondiez par des excuses ou par des menaces.

– Vous n'aurez de moi ni l'un ni l'autre, répliqua le marquis; je sais le respect que je dois à vous et à moi-même. Je me retire pour attendre chez moi les ordres qu'il vous plaira de me donner.

– C'est bien fait! s'écria Césarine dès qu'il fut sorti. Merci, mon père! tu as fait respecter ta fille!

– Malheureuse enfant! lui dis-je avec une vivacité que je ne pus maîtriser, tu ne songes qu'à toi. Tu ne vois pas qu'il y a un duel au bout de cette explication, et que ta folie place ton père en face de l'épée d'un homme exaspéré par toi?

Césarine pâlit, et se jetant au cou de son père:

– Ce n'est pas vrai, cela! s'écria-t-elle; dis que ce n'est pas vrai, ou je meurs!

– Ce n'est pas vrai, répondit M. Dietrich. Notre amie s'exagère mon devoir et mes intentions. Si M. de Rivonnière se le tient pour dit, l'incident est vidé; sinon…

– Ah! oui, voilà! sinon! Mon père, tu me mets au désespoir, tu me rends folle!

– Il faut être calme, ma fille; je suis jeune encore et, dans une question d'honneur, un homme en vaut un autre. J'aurais mauvaise grâce à me plaindre de ta conduite, puisque je n'ai pas su faire prévaloir mon autorité et te forcer à la prudence. Je dois accepter les conséquences de ma tendresse pour toi; je les accepte.

Il se dégagea doucement de ses bras et sortit. Elle fut véritablement suffoquée par les pleurs, et me jura qu'elle ne sortirait plus jamais seule pour ne pas exposer son père à porter la peine de ses excentricités.

Elle tint parole pendant quelques jours. Je parlai à Bertrand pour l'engager à ne porter aucune lettre d'elle sans la montrer à M. Dietrich ou à moi. Il hésita beaucoup à prendre cet engagement. Pour lui, Césarine était la meilleure tête de la maison. Si quelqu'un pouvait dissiper l'orage qui s'amassait autour de nous, et dont il comprenait fort bien la gravité, car il devinait ce qu'on ne lui disait pas, c'était Césarine et nul autre. Pourtant il fut vaincu par mon insistance et promit. Trois jours après, il m'apporta une lettre de Césarine adressée à M. de Rivonnière, mais en me priant de demander son compte à M. Dietrich.

– Je n'ai jamais trahi les bons maîtres, disait-il, et vous m'avez forcé de faire une mauvaise promesse. Mademoiselle Césarine n'aura plus de confiance en moi. Je ne peux pas rester dans une maison où je ne serais pas estimé.

Je ne savais plus que faire. Cet homme avait raison. Il était trop tard pour retenir Césarine; lui ôter son agent le plus fidèle et le plus dévoué, c'était la pousser à commettre plus d'imprudences encore. Je rendis la lettre à Bertrand et j'attendis que Césarine vînt me raconter ce qu'elle contenait, car il était rare qu'elle ne demandât pas conseil aussitôt après avoir agi à sa tête.

Elle ne vint pas, et mes anxiétés recommencèrent. Cette fois je ne craignais plus pour mon neveu. J'étais sûre que Césarine ne l'avait pas revu; mais je craignais pour M. Dietrich, que la conduite du marquis avait fort irrité, et qui ne paraissait nullement disposé à lui pardonner.

Le lendemain, Césarine entra chez moi en me disant:

– Je sors, veux-tu venir avec moi?

– Certainement, répondis-je, et je ne comprendrais pas que tu voulusses sortir sans moi dans les circonstances où tu as placé ton père.

– Ne me gronde plus, reprit-elle, j'ai résolu de réparer mes torts, quoi qu'il m'en coûte; tu vas voir!

– Où allons-nous?

– Je te le dirai quand nous serons parties.

Les ordres étaient donnés d'avance au cocher par Bertrand, et nous descendîmes les Champs-Élysées sans que Césarine voulût s'expliquer. Enfin, sur la place de la Concorde, elle me dit:

– Nous allons acheter des fleurs, rue des Trois-Couronnes, chez

Lemichez.

En effet, nous descendîmes dans les jardins de cet horticulteur et parcourûmes ses serres, où Césarine choisit quelques plantes fort chères; à 3 heures elle regarda sa montre, et tout aussitôt nous vîmes entrer le marquis de Rivonnière.

– Voici justement un de mes amis, dit Césarine à l'employé qui nous accompagnait. Dans sa voiture et dans la mienne, nous emporterons les plantes. Veuillez faire remplir les voitures sans que rien soit brisé, et faites faire la note, que je veux payer tout de suite.

Nous restâmes donc dans la serre aux camélias, où le marquis vînt nous joindre.

– Merci, mon ami, lui dit-elle en lui tendant la main. Vous êtes venu à mon rendez-vous; vous avez compris que je ne pouvais plus, jusqu'à nouvel ordre, vous mettre en présence de mon père. Asseyez-vous sur ce banc, nous sommes très-bien ici pour causer.

Monsieur de Rivonnière, j'ai réfléchi, j'ai vu clair dans ma conduite, je l'ai condamnée, et c'est à vous que je veux me confesser. Je ne vous ai pas trahi, puisque je n'ai jamais eu d'amour pour vous, et je ne vous ai pas trompé en mettant mon refus sur le compte d'une aversion prononcée pour le mariage. J'étais sincère, je n'aimais personne, et je croyais que l'amour de ma liberté ne serait jamais assouvi. Il l'a été bien plus vite que je ne pensais. Le monde m'a ennuyé, la liberté m'a épouvantée. J'ai vu quelqu'un qui m'a plu, que je n'épouserai peut-être pas, qui probablement ne saura jamais que je l'aime, mais qu'il m'est impossible de ne pas aimer. Que voulez-vous que je vous dise? Je me croyais une femme très-forte, je ne suis qu'une enfant très-faible, et d'autant plus faible que je ne croyais pas à l'amour et ne m'en méfiais pas. Je lui appartiens maintenant et j'en meurs de honte et de chagrin, puisque ma passion n'est point partagée. Si vous souhaitiez une vengeance, soyez satisfait. Je suis aussi punie qu'on peut l'être d'avoir préféré un inconnu à un ami éprouvé; mais vous n'êtes ni cruel ni égoïste, ni vindicatif, et, si vous avez eu l'apparence contre vous au point de perdre l'affection de mon père, la faute en est à moi, à moi seule. Je ne vous ai pas compris, je vous ai mal jugé. Je me suis méfiée de vous. Vos torts sont mon ouvrage, je vous ai exaspéré, égaré, jeté dans une sorte de délire. J'aurais dû vous dire dès le premier jour ce que je vous dis maintenant: Mon ami, plaignez-moi, je suis malheureuse; soyez bon, ayez pitié de moi!

En parlant ainsi avec une émotion qui la rendait plus belle que jamais,

Césarine se plia et se pencha comme si elle allait s'agenouiller devant

M. de Rivonnière. Celui-ci, éperdu et comme désespéré, l'en empêcha en s'écriant:

– Que faites-vous là? C'est vous qui êtes folle et cruelle! Vous voulez donc me tuer? Que me demandez-vous, qu'exigez-vous de moi? Ai-je compris? Je croyais à un caprice, vous me dites pour me consoler que c'est une passion! et vous voulez… Mon Dieu, mon Dieu, qu'est-ce que vous voulez?

– Ce que votre coeur et votre conscience vous crient, mon ami, répondit-elle, toujours penchée vers lui et retenant ses mains tremblantes dans les siennes; je veux que vous me pardonniez mon manque d'estime, mon ingratitude, mon silence. Quand vous m'avez dit: «Avouez votre amour pour un autre, je reste votre ami,» – car vous m'avez dit cela! j'aurais dû vous croire; c'est votre droiture, c'est votre honneur qui parlait spontanément. J'ai cru à un piège, c'est là mon crime et la cause de votre colère. Ma méfiance vous a trompé. Vous avez cru à un caprice, dites-vous? Cela devait être. Aussi m'avez-vous traitée comme une fantasque enfant que l'on veut protéger et sauver en dépit d'elle-même. Vous avez pris cela pour un devoir, et vous avez employé tous les moyens pour vous en acquitter. À présent vous découvrez, vous voyez que c'est une passion et que j'en souffre affreusement; votre devoir change; il faut me soutenir, me plaindre, me consoler, s'il se peut, il faut m'aimer surtout! Il faut m'aimer comme une soeur, vous dévouer à moi comme un tendre frère. Ne me causez pas cette douleur atroce de perdre mon meilleur ami au moment où j'en ai le plus besoin.

Et elle lui jeta ses bras au cou en l'embrassant comme elle embrassait M. Dietrich quand elle voulait le vaincre. Elle ne pouvait pas ne pas réussir avec le marquis: il était déjà vaincu.

– Vous me tuez! lui dit-il, et je baise la main qui me frappe. Ah! que vous connaissez bien votre empire sur moi, et comme vous en abusez! Allons, vous triomphez; que faut-il faire? Allez-vous me demander d'amener à vos genoux l'ingrat qui vous dédaigne?

– Ah! grand Dieu, s'écria-t-elle, il s'agit bien de cela! S'il se doutait de ma passion, je mourrais de douleur et de honte. Non, vous n'avez rien à faire que de m'accepter éprise d'un autre et de m'aimer assez pour demander pardon à mon père des torts qu'il vous attribue. Il a cru que vous vouliez me perdre par un éclat, faire croire que vous aviez des droits sur moi. Dites-lui la vérité, accusez-moi, expliquez-vous. Dites-lui que vous n'avez d'autre ambition que celle de jouer avec moi le rôle d'ange gardien. Justifiez-vous, donnez lui votre parole pour l'avenir et laissez-moi vous réconcilier. Ce ne sera pas difficile; il vous aime tant, mon pauvre père! il est si malheureux d'être brouillé avec vous!

Le marquis hésitait à prendre des engagements avec M. Dietrich. Césarine pleura tant et si bien qu'il promit de venir à l'hôtel le soir même, et qu'il y vint.

Elle avait exigé mon silence sur cette entrevue si habilement amenée, et elle voulait que le marquis vînt chez elle comme de lui-même.

J'hésitais à tromper M. Dietrich.

– Peux-tu me blâmer? s'écria-t-elle. Tout ce que j'ai imaginé pour préserver la vie de mon père devrait te sembler une tâche sacrée, que j'ai combinée avec énergie et menée à bien avec adresse et dévouement. Si j'eusse suivi ton conseil de me tenir tranquille, de me cacher, de ne plus faire ce que tu appelles mes imprudences, le ressentiment de ces deux hommes s'éternisait et amenait tôt ou tard un éclat. Grâce à moi, ils vont s'aimer plus que jamais, et tu seras à jamais tranquille pour ton neveu. M. de Rivonnière n'est pas si chevaleresque et si généreux que je le lui ai dit. Il a les instincts d'un tigre sous son air charmant; mais j'arriverai à le rendre tel qu'il doit être, et je lui aurai rendu un grand service dont il me saura gré plus tard. Quand on ne peut pas combattre une bête féroce, on la séduit et l'apprivoise. J'ai fait une grande faute le jour où j'ai perdu patience avec lui. Je m'y prenais mal, à présent je le tiens!

M. Dietrich, surpris par la visite du marquis, accepta l'expression de son repentir aussi franchement que Césarine l'avait prévu. Le pauvre Rivonnière était d'une pâleur navrante. On voyait qu'il avait souffert autant dans cette terrible journée que s'il eût eu à subir la torture. Son abattement donnait un grand poids au serment qu'il fit de respecter la liberté de Césarine et de rester son ami dévoué. M. Dietrich l'embrassa. Césarine lui tendit ses deux mains à la fois, après quoi elle se mit au piano et lui joua délicieusement les airs qu'il préférait. Ses nerfs se détendirent. Le marquis pleura comme un enfant et s'en alla béni et brisé.

– Eh bien, mademoiselle! me dit Bertrand, que je rencontrai dans la galerie après que les portes se furent refermées sur M. de Rivonnière, vous avez eu raison de me laisser porter la lettre. Je vous le disais bien, qu'il n'y avait que mademoiselle Césarine pour arranger les affaires. Elle y a pensé, elle l'a voulu, elle a écrit, elle a parlé, et le tour est fait. Pardon de l'expression! elle est un peu familière, mais je n'en trouve pas d'autre pour le moment.

 

Il n'y en avait pas d'autre en effet: le tour était joué. Césarine était-elle donc profonde en ruses et en cruautés? Non, elle était féconde en expédients et habile à s'en servir. Elle se pénétrait de ses rôles au point de ressentir toutes les émotions qu'ils comportaient. Elle croyait fermement à son inspiration, à son génie de femme, et se persuadait opérer le sauvetage des autres en les noyant pour se faire place.

Elle était donc maîtresse de la situation comme toujours. Elle avait amené son père à tout accepter, elle avait paralysé la vengeance du marquis, elle m'avait surprise et troublée au point que je ne trouvais plus de bonnes raisons pour la résistance. Il ne lui restait qu'à vaincre celle de Paul, et, comme elle le disait, l'action était simplifiée. Les forces de sa volonté, n'ayant plus que ce but à atteindre, étaient décuplées.

– Que comptes-tu faire! lui disais-je; vas-tu encore le provoquer malgré le mauvais résultat de tes premières avances?

– J'ai fait une école, répondait-elle, je ne la recommencerai pas. Je m'y prendrai autrement; je ne sais pas encore comment. J'observerai et j'attendrai l'occasion; elle se présentera, n'en doute pas. Les choses humaines apportent toujours leur contingent de secours imprévu à la volonté qui guette pour en tirer parti.

Cette fatale occasion vint en effet, mais au milieu de circonstances assez compliquées, qu'il faut reprendre de plus haut.

Marguerite n'avait pas caché à Paul la visite de Césarine, et elle lui avait assez bien décrit la personne pour qu'il lui fût aisé de la reconnaître. Il m'avait fait part de cette démarche bizarre, et je la lui avais expliquée. Il n'était plus possible de lui cacher la vérité. Par le menu, il apprit tout; mais nous eûmes grand soin de n'en pas parler devant Marguerite, dont la jalousie se fût allumée.

Paul se montra, dans cette épreuve délicate, au-dessus de toute atteinte. Comme il avait coutume d'en rire quand je l'interrogeais, je l'adjurai, un soir que je l'avais emmené promener au Luxembourg, de me répondre sincèrement une fois pour toutes.

– Est-ce que ce n'est pas déjà fait? me dit-il avec surprise; pourquoi supposez-vous que je pourrais changer de sentiment et de volonté?

– Parce que les circonstances se modifient à toute heure autour de cette situation, parce que M. Dietrich consentirait, parce que je serais forcée de consentir, parce que M. de Rivonnière se résignerait, parce qu'enfin tu n'es pas bien heureux avec Marguerite, et que tu n'es pas lié à elle par un devoir réel. Son sort et celui de l'enfant assurés, rien ne te condamne à sacrifier à une femme que tu n'aimes pas le sort le plus brillant et la conquête la plus flatteuse.

– Ma tante, répondit-il, vous jouez sur le mot aimer. J'aime Marguerite comme j'aime mon enfant, d'abord parce qu'elle m'a donné cet enfant, et puis parce qu'elle est une enfant elle-même. Cette indulgence tendre que la faiblesse inspire naturellement à l'homme est un sentiment trés-profond et très-sain. Il ne donne pas les émotions violentes de l'amour romanesque, mais il remplit les coeurs honnêtes, et n'y laisse pas de place pour le besoin des passions excitantes. Je suis une nature sobre et contenue. Ce besoin, impérieux chez d'autres, est très-modéré chez moi. Je ne suis pas attiré par le plaisir fiévreux. Mes nerfs ne sont pas entraînés aux paroxysmes, mon cerveau n'est guère poétique, un idéal n'est pour moi qu'une chimère, c'est-à-dire un monstre à beau visage trompeur. Pour moi, le charme de la femme n'est pas dans le développement extraordinaire de sa volonté, au contraire il est dans l'abandon tendre et généreux de sa force. Le bonheur parfait n'étant nulle part, car je n'appelle pas bonheur l'ivresse passagère de certaines situations enviées, j'ai pris le mien à ma portée, je l'ai fait à ma taille, je tiens à le garder, et je défie mademoiselle Dietrich de me persuader qu'elle en ait un plus désirable à m'offrir. Si elle réussissait à m'ébranler en agissant sur mes sens ou sur mon imagination, sur la partie folle ou brutale de mon être, je saurais résister à la tentation, et, si je sentais le danger d'y succomber, je prendrais un grand parti: j'épouserais Marguerite.

– Épouser Marguerite! ce n'est pas possible, mon enfant!

– Ce n'est pas facile, je le sais, mais ce n'est pas impossible. Cette union blesserait votre juste fierté; c'est pourquoi je ne m'y résoudrais qu'à la dernière extrémité.

– Qu'appelles-tu la dernière extrémité?

– Le danger de tomber dans une humiliation pire que celle d'endosser le passé d'une fille déchue, le danger de subir la domination d'une femme altière et impérieuse. Marguerite ne se fera jamais un jeu de ma jalousie. Elle a ce grand avantage de ne pouvoir m'en inspirer aucune. Je suis sûr du présent. Le passé ne m'appartenant pas, je n'ai pas à en souffrir ni à le lui reprocher. L'homme qui l'a séduite n'existe plus pour elle ni pour moi: elle l'a anéanti à jamais en refusant ses secours et en voulant ignorer ce qu'il est devenu. Jamais ni elle ni moi n'en avons entendu parler. Il est probablement mort. Je peux donc parfaitement oublier que je ne suis pas son premier amour, puisque je suis certain d'être le dernier.

Quelques jours après cette conversation, je trouvai Marguerite très-joyeuse. Je n'avais pas grand plaisir à causer avec elle; mais, comme je voyais toutes les semaines une vieille amie dans son voisinage, j'allais m'informer du petit Pierre en passant. Marguerite avait un gros lot de guipures à raccommoder, et je reconnus tout de suite un envoi de Césarine.

– C'est cette jolie dame, votre amie, qui m'a apporté ça, me dit-elle. Elle est venue ce matin, à pied, par le Luxembourg, suivie de son domestique à galons de soie. Elle est restée à causer avec moi pendant plus d'une heure. Elle m'a donné de bons conseils pour la santé du petit, qui souffre un peu de ses dents. Elle s'est informée de tout ce qui me regarde avec une bonté!.. Voyez-vous, c'est un ange pour moi, et je l'aime tant que je me jetterais au feu pour elle. Elle n'a pas encore voulu me dire son nom; est-ce que vous ne me le direz pas?

– Non, puisqu'elle ne le veut pas.

– Est-ce que Paul le sait?

– Je l'ignore.

– C'est drôle qu'elle en fasse un mystère; c'est quelque dame de charité qui cache le bien qu'elle fait.

– Aviez-vous réellement besoin de cet ouvrage, Marguerite?

– Oui, nous en manquons depuis quelque temps. Madame Féron, qui est fière, en souffre, et fait quelquefois semblant de n'avoir pas faim pour n'être pas à charge à Paul; mais elle supporte bien des privations, et l'enfant nous dérange beaucoup de notre travail. Paul fait pour nous tout ce qu'il peut, peut-être plus qu'il ne peut, car il use ses vieux habits jusqu'au bout, et quelquefois j'ai du chagrin de voir les économies qu'il fait.

– Acceptez de moi, ma chère enfant, et vous ne lui coûterez plus rien.

– Il me l'a défendu, et j'ai juré de ne pas désobéir. D'ailleurs nous voilà tranquilles; ma jolie dame nous fournira de l'ouvrage. En voilà pour longtemps, Dieu merci! Elle nous paye très-cher, le double de ce que nous lui aurions demandé. Voyez comme c'est beau! toute une garniture de chambre à coucher en vieux point! Quand ce sera doublé de rose…

– Mais cette quantité d'ouvrage et ce gros prix, cela ressemble bien à une aumône; ne craignez-vous pas que Paul ne soit mécontent de vous la voir accepter?

– On ne le lui dira pas. La charité, s'il y en a, est surtout au profit de madame Féron, qui en a bien besoin, et c'est pour elle que j'ai accepté. Vous ne voudriez pas empêcher cette brave femme de gagner sa vie? Paul n'en aurait pas le droit, d'ailleurs!