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Césarine Dietrich

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Märgi loetuks
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Je crus devoir me taire; mais je vis bien que le feu était ouvert et que

Césarine s'emparait de Marguerite pour aplanir son chemin mystérieux.

Le lendemain, je fus frappée d'une nouvelle surprise. Je trouvai Marguerite dans l'antichambre de Césarine. Elle avait reçu d'elle ce billet qu'elle me montra:

«Ma chère enfant, j'ai oublié un détail important pour la coupe des dentelles. Il faut que vous preniez vous-même la mesure de la toilette. Je vous envoie ma voiture, montez-y et venez.

«La dame aux guipures.»

– Est-ce que Paul a consenti? lui demandai-je.

– Paul était parti pour son bureau. Dame! il n'y avait pas à réfléchir, et puis j'étais si contente de monter dans la belle voiture, toute doublée de satin comme une robe de princesse! et des chevaux! domestiques devant, derrière! ça allait si vite que j'avais peur d'écraser les passants. J'avais envie de leur crier: – Rangez-vous donc! Ah! je peux dire que je n'ai jamais été à pareille fête!

Césarine, qui s'habillait, fit prier Marguerite d'entrer. Je la suivis.

– Ah! tu t'intéresses à nos petites affaires? me dit-elle avec un malicieux sourire. Il n'y a pas moyen de te rien cacher! Moi qui voulais te surprendre en renouvelant mon appartement d'après tes idées! Chère petite, dit-elle à Marguerite, voyez bien la forme de cette toilette pour rabattre les angles sans coutures apparentes; voici du papier, des ciseaux. Taillez un patron bien exact.

– Mais enfin, madame, s'écria Marguerite en recevant les ciseaux d'or et en jetant un regard ébloui sur la toilette chargée de bijoux, dites-moi donc où je suis, et si vous êtes reine ou princesse!

– Ni l'une, ni l'autre, répondit Césarine. Je ne suis guère plus noble que vous, mon enfant. Mes parents ont gagné de la fortune en travaillant: c'est pourquoi je m'intéresse aux personnes qui vivent de leur travail; mais il est bien inutile que je vous fasse un mystère que mademoiselle de Nermont trahirait. Je me nomme Césarine Dietrich, une personne que M. Paul n'aime guère.

– Il a tort, bien tort, vous êtes si aimable et si bonne!

– Il vous avait dit le contraire, n'est-il pas vrai?

– Mais non, il ne m'avait rien dit. Ah si! il vous trouvait trop parée au bal, voilà tout; mais il vous connaît si peu, il faut lui pardonner.

– Il ne vous a pas chargée, dis-je à Marguerite un peu sévèrement, de demander pardon pour lui.

Elle me regarda avec étonnement. Césarine la prit par te bras et lui fit voir tout son appartement et toute la partie de l'hôtel qu'elle habitait. Elle s'amusait de son vertige, de ses questions naïves, de ses notions quelquefois justes, quelquefois folles sur toutes choses. En la promenant ainsi, elle échappait à mon contrôle, elle l'accaparait, elle la grisait, elle faisait reluire l'or et les joyaux devant elle, elle jouait le rôle de Méphisto auprès de cette Marguerite, aussi femme que celle de la légende.

Voyant que Césarine était résolue à me mettre de côté pour le moment, je quittai sa chambre, où elle ramena Marguerite et l'y garda assez longtemps; puis elle voulut la reconduire jusqu'à sa voiture, qui devait la remmener, et en traversant le salon elle m'y trouva avec le marquis de Rivonnière; c'est là qu'eut lieu une scène inattendue qui devait avoir des suites bien graves.

– Bonjour, marquis, dit Césarine, qui entrait la première, je vous attendais. Vous venez déjeuner avec nous?

En ce moment, et comme M. de Rivonnière s'avançait pour baiser la main de sa souveraine, il se trouva vis-à-vis de Marguerite, qui la suivait. Il resta une seconde comme paralysé, et Marguerite, qui ne savait rien cacher, rien contenir, fit un grand cri et recula.

– Qu'est-ce donc? dit Césarine.

– Jules! s'écria Marguerite en montrant le marquis d'un air effaré, comme si elle eût vu un spectre.

M. de Rivonnière avait pris possession de lui-même, il dit en souriant:

– Qui, Jules? que veut dire cette jolie personne?

– Vous ne vous appelez pas Jules? reprit-elle toute confuse.

– Non, dit Césarine, vous êtes trompée par quelque ressemblance, il s'appelle Jacques de Rivonnière Venez, mon enfant. Marquis, je reviens.

Elle l'emmena.

– C'est là votre pauvre abandonnée! dis-je à M. de Rivonnière, convenez-en.

– Oui, c'est-elle. Vous la connaissez?

– Sans doute, c'est la maîtresse de mon neveu. Comment ne le saviez-vous pas, vous qui avez tant rôdé autour de son domicile?

– Je le savais depuis peu; mais comment pouvais-je m'attendre à la rencontrer ici? Au nom du ciel, ne dites pas à Césarine que je suis ce Jules…

– Si vous espérez la tromper…

Césarine rentrait. Son premier mot fut:

– Ah ça! dites-moi donc, marquis, pourquoi elle vous appelle Jules? Elle n'a donc jamais su qui vous étiez? Elle jure que c'était un étudiant, qu'il se nommait Morin, et qu'à présent, malgré votre grand air et votre belle tenue, vous êtes un faux marquis. Il y a là-dessous un roman qui va nous divertir. Voyons, contez-nous ça bien vite avant déjeuner.

– Vous voulez vous moquer de moi?

– Non, car je crains d'avoir à vous trouver très-coupable et à vous blâmer.

– Alors permettez-moi de me taire.

– Non, lui dis-je, il faut vous confesser tout à fait. Mon neveu songe à l'épouser, cette Marguerite. Je dois savoir si elle est pardonnable, et si elle ne s'est pas vantée en prétendant avoir refusé vos dons. Confessez-vous, il y va de l'honneur.

– Alors j'avouerai, puisqu'elle a eu l'imprudence de parler.

Et il raconte comme quoi, dans un moment où il voulait guérir de son amour pour mademoiselle Dietrich, il avait erré comme un fou, au hasard, aux environs de Paris, sur les bords de la Seine, avec de grandes velléités de suicide. Là, il avait rencontré cette fille, dont la beauté l'avait frappé, et qui, maltraitée chez sa mère, s'était laissée enlever. Pour ne pas se compromettre, il s'était donné le premier nom venu, et, pour lui inspirer de la confiance, il s'était fait passer pour un pauvre étudiant en situation de l'épouser. Il l'avait logée dans une petite maison de campagne de la banlieue où il allait la voir en secret, dans une tenue appropriée à son mensonge, et où elle ne se montrait à personne. Elle était modeste, et sans autre ambition que celle de se marier avec lui, quelque pauvre qu'il pût être. Ce commerce avait duré quelques semaines. Une affaire ayant appelé le marquis dans ses terres de Normandie, il avait appris que Césarine était à Trouville. Il s'était repris de passion pour elle en la revoyant. Il avait envoyé Dubois, son homme de confiance, à Marguerite, pour lui annoncer le mariage de Jules Morin, et lui remettre un portefeuille de cinquante mille francs qu'elle avait jeté au nez du porteur en disant:

– Il m'a trompée, puisqu'il est riche. Je le méprise, dites-lui que je ne l'aime plus et ne le reverrai jamais. Dubois avait cru ne pas devoir se hâter de transmettre la réponse à son maître, d'autant plus que celui-ci avait suivi Césarine à Dieppe. C'est au bout de trois mois seulement que, de retour à Paris, il avait appris le refus et la disparition de Marguerite. Il avait envoyé chez sa mère, elle y était retournée en effet; mais, après une tentative de suicide, elle avait disparu de nouveau, et personne ne doutait dans le village qu'elle ne se fût noyée, puisque, disait-on, c'était son idée. Le marquis ajouta:

– Je ne dissimule pas ma faute et j'en rougis. C'est ce remords qui m'a rendu furieux naguère…

– Ne parlons plus de cela, dit Césarine. J'ai eu envers vous des torts qui ne me permettent pas d'être trop sévère aujourd'hui.

– D'autant plus, reprit-il, que vous êtes la cause… involontaire…

– Et très-innocente de votre mauvaise action; je n'accepterais pas cette constatation comme un reproche mérité, mon cher ami. Si toutes les femmes dont le refus d'aimer a eu pour conséquence des aventures de ce genre devaient se les reprocher, la moitié de mon sexe prendrait le deuil; mais tout cela n'est pas si grave, puisque Marguerite s'est consolée.

– Et puisqu'elle a réparé son égarement, ajoutai-je, par une conduite sage et digne; je suis bien aise de savoir que le récit de M. de Rivonnière est exactement conforme au sien, et que mon neveu peut estimer sa compagne et lui pardonner.

– Et même il le doit, répliqua vivement Césarine; mais lui donner son

nom, comme cela, sous les yeux du marquis, tu n'y songea pas, Pauline!

Je voudrais voir la figure que tu ferais, s'il arrivait que madame Paul

Gilbert, au bras de son mari, s'écriât encore en rencontrant M. de

Rivonnière:

– Voilà Jules!

– Certes elle ne le fera plus, dit le marquis. Pourquoi M. Paul Gilbert serait-il informé?

– Il le sera! répondit Césarine.

– Par toi? m'écriai-je.

– Oui, par elle, reprit le marquis avec douleur; vous savez bien qu'elle veut empêcher ce mariage!

– Vous rêvez tous deux, dit Césarine, qui n'avait jamais avoué au marquis que Paul fût l'objet de sa préférence, et qui détournait ses soupçons quand elle voyait reparaître sa jalousie; que m'importe à moi?.. Si j'avais l'inclination que vous me supposez, comment supporterais-je la présence de cette Marguerite autour de moi? C'est moi qui l'ai mandée aujourd'hui. Je la fais travailler, je m'occupe d'elle je m'intéresse à son enfant, qui est malade par parenthèse. J'irai peut-être le voir demain. Vous trouvez cela surprenant et merveilleux, vous autres? Pourquoi? Je peux juger cette pauvre fille très-digne d'être aimée par un galant homme, mais je ne suis pas forcée de voir en elle la nièce bien convenable de mademoiselle de Nermont. Je dis même que c'est un devoir pour Pauline de ne pas laisser ignorer à son neveu la rencontre d'aujourd'hui et le vrai nom du séducteur de Marguerite.

– Soit! t'écrit le marquis en se levant comme frappé d'une idée nouvelle. Si M. Paul Gilbert aime réellement sa compagne, il reconnaîtra qu'il a un compte à régler avec moi, il me cherchera querelle, et…

 

– Et vous vous battrez? dit Césarine en se levant aussi, mais en affectant un air dégagé. Vous en mourez d'envie, marquis, et voilà votre férocité qui reparaît; mais, moi, je n'aime pas les duels qui n'ont pas le sens commun, et je jure que M. Gilbert ne saura rien. Ce n'est pas Marguerite qui ira se vanter à lui d'avoir retrouvé son amant. Ce n'est pas Pauline qui exposera son neveu chéri à une sotte et mauvaise affaire. Ce n'est pas vous qui le provoquerez par une déclaration d'identité qui ne vous fait pas jouer le beau rôle. À moins qu'il ne vous passe par la tête de lui disputer Marguerite, je ne vois pas pourquoi vous auriez la cruauté d'enlever à votre victime son protecteur nécessaire. Voyons, assez de drame, allons déjeuner et ne parlons plus de ces commérages qu'il ne faut pas faire tourner au tragique.

Si Césarine avait des expédients prodigieux au service de son obstination, elle avait aussi les aveuglements de l'orgueil et une confiance exagérée dans son pouvoir de fascination. C'est là l'écueil de ces sortes de caractères. Une foi profonde, une passion vraie, ne sont pas les mobiles de leur ambition. S'ils s'attachent à la poursuite d'un idéal, ce n'est pas l'idéal par lui-même qui les enflamme, c'est surtout l'amour de la lutte et l'enivrement du combat. Si mon neveu eût été facile à persuader et à vaincre, elle l'eût dédaigné; elle n'y eût jamais fait attention.

Elle croyait avoir trouvé dans le marquis l'esclave rebelle, mais faible, qu'en un tour de main elle devait à jamais dompter; elle se trompait. Elle avait, sans le savoir, altéré la droiture de cet homme d'un coeur généreux, mais d'une raison médiocre. Depuis plusieurs années, elle le traînait à sa suite, l'honorant du titre d'ami, abusant de sa soumission, et lui confiant, dans ses heures de vanité, les théories de haute diplomatie qui lui avaient réussi pour gouverner ses proches, ses amis et lui-même. D'abord le marquis avait été épouvanté de ce qui lui semblait une perversité précoce, et il avait voulu s'y soustraire; ensuite il avait vu Césarine n'employer que des moyens avouables et ne travailler à dompter les autres qu'en les rendant heureux. Telle était du moins sa prétention, son illusion, la sanction qu'elle prétendait donner, comme font tous les despotes, à ses envahissements, et dont elle était la première dupe. Le marquis s'était payé de ses sophismes, il était revenu à elle avec enthousiasme; mais il recommençait à souffrir, à se méfier et à retomber dans son idée fixe, qui était de lutter contre elle et contre le rival préféré, quel qu'il fût.

Elle ne le tenait donc pas si bien attaché qu'elle croyait. Il avait étudié à son école l'art de ne pas céder, et il n'avait pas, comme elle, la délicatesse féminine dans le choix des moyens. Il lui passa donc par la tête, à la suite de l'explication que je viens de rapporter, d'éveiller la jalousie de Paul et de l'amener sur le terrain du duel en dépit des prévisions de Césarine. Il avait donné sa parole, il ne pouvait plus la tenir, et il s'en croyait dispensé parce que Césarine manquait à la sienne en lui cachant le nom de son rival au mépris de la confiance absolue qu'elle lui avait promise. C'est du moins ce qu'il m'expliqua par la suite après avoir agi comme je vais le dire.

Il nous quitta aussitôt après le déjeuner pour écrire à Marguerite la lettre suivante, qu'il lui fit tenir par Dubois:

«Si j'ai fait semblant ce matin de ne pas vous reconnaître, c'est pour ne pas vous compromettre; mais les personnes chez qui nous nous sommes rencontrés étaient au courant de tout, et j'ai appris d'elles que vous n'aviez pas l'espérance d'épouser votre nouveau protecteur. La faute en est à moi, et votre malheur est mon ouvrage. Je veux réparer autant que possible le mal que je vous ai fait. J'ai compris et admiré votre fierté à mon égard; mais à présent vous êtes mère, vous n'avez pas le droit de refuser le sort que je vous offre. Acceptez une jolie maison de campagne et une petite propriété qui vous mettront pour toujours à l'abri du besoin. Vous ne me reverrez jamais, et vous garderez vos relations avec le père de votre enfant tant qu'elles vous seront douces. Le jour où elles deviendraient pénibles, vous serai libre de les rompre sans danger pour l'avenir de votre fils et sans crainte pour vous-même. Peut-être aussi, en vous voyant dans l'aisance, M. Paul Gilbert se décidera-t-il à vous épouser. Acceptez, Marguerite, acceptez la réparation désintéressée que je vous offre. C'est votre droit, c'est votre devoir de mère.

«Si vous voulez de plus amples renseignements, écrivez-moi.

«Marquis de RIVONNIÈRE.»

Marguerite froissa d'abord la lettre avec mépris sans la bien comprendre mais madame Féron, qui savait mieux lire et qui était plus pratique, la relut et lui en expliqua tous les termes. Madame Féron était très-honnête, très-dévouée à Paul et à son amie, mais elle voyait de près les déchirements de leur intimité et les difficultés de leur existence. Il lui sembla que le devoir de Marguerite envers son fils était d'accepter des moyens d'existence et des gages de liberté. Marguerite, qui voulait être épousée pour garder la dignité de son rôle de mère, tomba dans cette monstrueuse inconséquence de vouloir accepter, pour l'enfant de Paul, le prix de sa première chute. Elle envoya sur l'heure madame Féron chez le marquis. Il s'expliqua en rédigeant une donation dont le chiffre dépassait les espérances des deux femmes. Marguerite n'avait plus qu'à la signer. Il lui donnait quittance d'une petite ferme en Normandie, qu'elle était censée lui acheter, et dont elle pouvait prendre possession sur-le-champ.

Quand Marguerite vit ce papier devant elle, elle l'épela avec attention pour s'assurer de la validité de l'acte et de la forme respectueuse et délicate dans laquelle il était conçu. À mesure que la Féron lui en lisait toutes les expressions, elle suivait du doigt et de l'oeil, le coeur palpitant et la sueur au front.

– Allons, lui dit sa compagne, signe vite et tout sera dit. Voici deux copies semblables, gardes-en une; Je reporte moi-même l'autre au marquis. Je serai rentrée avant Paul; j'ai deux heures devant moi. Il ne se doutera de rien, pourvu que tu n'en parles ni à sa tante, ni à mademoiselle Dietrich, ni à personne au monde. J'ai dit au marquis que tu n'accepterais qu'à la condition d'un secret absolu.

Marguerite tremblait de tous ses membres.

– Mon Dieu! disait-elle, je ne sais pas pourquoi je me figure signer ma honte. Je donne ma démission de femme honnête.

– Tu auras beau faire, ma pauvre Marguerite, reprit la Féron, tu ne seras jamais regardée comme une femme honnête puisqu'on ne t'épouse pas, et pourtant Paul t'aime beaucoup, j'en suis sûre; mais sa tante ne consentira jamais à votre mariage. Dans le monde de ces gens-là, on ne pardonne pas au malheur. D'ailleurs cette signature ne t'engage à rien. Tu n'es pas forcée d'aller demeurer en Normandie et de dire à Paul que tu y es propriétaire. J'irai toucher tes revenus sans qu'il le sache. En une petite journée, le chemin de fer vous mène et vous ramène, le marquis me l'a dit. Si quelque jour Paul se brouille avec toi, – ça peut arriver, tu le tracasses beaucoup quelquefois, – eh bien! tu iras vivre en bonne fermière à la campagne avec ton fils, qu'il te laissera emmener pour son bonheur et sa santé. Je suppose d'ailleurs que ce pauvre Paul, qui se fatigue et se prive pour nous donner le nécessaire, meure à la peine: que deviendras-tu avec ton enfant? Vivras-tu des aumônes de sa tante et de mademoiselle Dietrich? Ces bontés-là n'ont qu'un temps. Tu sais bien que le travail de deux femmes ne nous suffit pas pour élever un jeune homme de famille. Ton Pierre sera donc un ouvrier, sachant à peine lire et écrire? Avec ça qu'ils sont heureux, les ouvriers, avec leurs grèves, leurs patrons et les soldats! Pierre est un enfant bien né; il est petit-fils d'un médecin et noble par sa grand'mère. Tu lui dois d'en faire un bourgeois et de pouvoir lui payer le collège; autrement il te reprocherait son malheur.

– Mais s'il me reproche son bonheur?..

– Est-ce qu'il saura d'où il vient? les enfants ne fouillent jamais ces choses-là. Ils prennent le bonheur où ils le trouvent, et on doit sacrifier sa fierté à leurs intérêts.

Marguerite signa; la Féron s'enfuit sans lui donner le temps de la réflexion.

Le marquis n'avait pas compté que Paul pourrait ignorer longtemps ce contrat, qu'il courut déposer chez son notaire, et qu'il lui recommanda de régulariser au plus vite. Il connaissait Marguerite, il la savait incapable de garder un secret. Une petite circonstance, qui ne fut peut-être pas préméditée, devait amener vite ce résultat. En prenant congé de madame Féron, il lui remit pour Marguerite un petit écrin, en lui disant que c'était le pot-de-vin d'usage. À ce mot de pot-de-vin qu'elle ne comprenait pas, Marguerite, que madame Féron retrouva tout en pleurs, se prit à rire avec la facilité qu'ont les enfants de passer d'une crise à la crise contraire.

– Il est donc bien bon, son vin, dit-elle, qu'il en donne si peu à la fois?

Elle ouvrit l'écrin et y trouva une bague de diamants d'un prix assez notable. La veille encore, elle l'eût peut-être repoussée; mais elle avait vu, le matin même, les bijoux de Césarine, et, bien qu'elle eût affecté de ne pas les envier, elle en avait gardé l'éblouissement. Elle passa la bague à son doigt, jurant à la Féron qu'elle allait la remettre dans l'écrin et la cacher.

– Non, lui dit l'autre, il faut la vendre, cela te trahirait. Donne-moi ça tout de suite, je te rapporterai de l'argent. L'argent n'est pas signé, et Paul ne regarde pas où nous mettons le nôtre. Il ne sait jamais ce que nous avons; il se contente de nous demander de quoi nous avons besoin. À présent nous lui dirons qu'il ne nous faut rien, et, s'il est étonné, nous lui montrerons nos guipures. Il ne peut pas trouver mauvais que mademoiselle Dietrich nous fasse travailler.

Marguerite cacha la bague; il était trop tard pour la faire évaluer, Paul allait rentrer. Il rentra en effet, il rentra avec moi. J'avais dîné seule, de bonne heure, pour aller le prendre à son bureau. Il m'avait écrit qu'il était un peu inquiet de l'indisposition de son fils.

L'enfant n'avait rien de grave. J'avais raconté à Paul, chemin faisant, la visite de Marguerite à Césarine, l'engageant à ne pas blâmer Marguerite de sa confiance, de crainte d'éveiller ses soupçons. Il était fort mécontent de voir les bienfaits de mademoiselle Dietrich se glisser dans son petit ménage.

– Si c'est par là qu'elle prétend me prendre, elle s'y prend mal, disait-il; elle est lourdement maladroite, la grande diplomate!

Je lui répondis que jusqu'à nouvel ordre le mieux était de ne pas paraître s'apercevoir de ce qui se passait chez lui. Il me le promit. Nous ne nous doutions guère des choses plus graves qui venaient de s'y passer.

Rassurée sur la santé de l'enfant, j'allais me retirer lorsque Paul me dit qu'il se passait chez lui des choses insolites. Ni Marguerite, ni madame Féron n'avaient dîné, elles mangeaient en cachette dans la cuisine et se parlaient à voix basse, se taisant ou feignant de chanter quand elles l'entendaient marcher dans l'appartement.

– Elles me semblent un peu folles, lui dis-je, je l'ai remarqué. C'est l'effet de la course de Marguerite en voiture de maître et la vue des merveilles de l'hôtel Dietrich qu'elle aura racontées à sa compagne, ou bien encore c'est la joie d'avoir un bel ouvrage à entreprendre.

Paul feignit de me croire, mais son attention était éveillée. Il me reconduisit en bas en me disant:

– Mademoiselle Dietrich commence à m'ennuyer, ma tante! Elle introduit son esprit de folie et d'agitation dans mon intérieur; elle me force à m'occuper d'elle, à me méfier de tout, à surveiller ma pauvre Marguerite, qui n'était encore jamais sortie sans ma permission, et que je vais être forcé de gronder ce soir.

– Ne la gronde pas, accepte quelques centaines de francs qui te manquent et emmène-la tout de suite à la campagne.

– Bah! mademoiselle Dietrich, grâce à M. Bertrand, nous aura dépistés dans deux jours; il faudra que je reste aux environs de Paris ou que je perde de vue mon fils, que ces deux femmes ne savent pas soigner. Je ne vois qu'un remède, c'est de faire savoir très-brutalement à mademoiselle Dietrich que je ne veux pas plus de ses secours à ma famille que je n'ai voulu de la protection de son père pour moi.

Paul était agité en me quittant. Le nom de Césarine l'irritait; son image l'obsédait; je le voyais avec effroi arriver à la haine, l'amour est si près! et je ne pouvais rien pour conjurer le danger.

 

Paul, se sentant pris de colère, voulut attendre au lendemain pour notifier à Marguerite de ne plus sortir sans sa permission. Il se retira de bonne heure dans son cabinet de travail, mais il ne put travailler, un vague effroi le tiraillait. Il se jeta sur son lit de repos et ne put dormir. Vers minuit, il entendit remuer dans la chambre à coucher, et, pour savoir si l'enfant dormait, il approcha sans bruit de la porte entr'ouverte. Il vit Marguerite assise devant une table et faisant briller quelque chose d'étincelant à la lueur de sa petite lampe. La pauvre enfant n'avait pu dormir non plus, le feu des diamants brûlait son cerveau. Elle avait voulu savourer l'éclat de sa bague avant de s'en séparer, elle lui disait naïvement adieu, au moment de la renfermer dans l'écrin, quand Paul, qui était arrivé auprès d'elle sans qu'elle l'entendit, la lui arracha des mains pour la regarder. Elle jeta un cri d'épouvante.

– Tais-toi, lui dit Paul à voix basse, ne réveille pas l'enfant! Suis-moi dans le cabinet; s'il remue, nous l'entendrons. Écoute, lui dit-il quand il l'eut amenée, stupéfaite et glacée, dans la pièce voisine, je ne veux pas te gronder. Tu es aussi niaise qu'une petite fille de sept ans. Ne me réponds pas, n'élève pas la voix. Il faut avant tout que notre enfant dorme. Pourquoi es-tu si consternée? Ce que tu as fait n'est pas si grave, je me charge de renvoyer ce bibelot à la personne qui te l'a donné. Tu savais fort bien que tu ne dois rien recevoir que de moi, et tu ne le feras plus, à moins que tu ne veuilles me quitter.

– Te quitter, moi? dit-elle en sanglotant, jamais! C'est donc toi qui veux me chasser? Alors rends-moi ma bague; tu ne veux pas que je meure de faim?

– Marguerite, tu es folle. Je ne veux pas te quitter, mais je veux que tu fasses respecter la protection que je t'assure. Je ne veux pas que tu reçoives de présents; je ne veux pas surtout que tu en ailles chercher.

– Je n'ai pas été chez lui, je te le jure! s'écria Marguerite, qui avait perdu la tête et ne s'apercevait pas de la méprise de Paul.

– Chez lui? dit-il avec surprise; qui, lui?

– Mademoiselle Dietrich! répondit-elle, s'avisant trop tard du mensonge qui pouvait la sauver.

– Pourquoi as-tu dit lui? je veux le savoir.

– Je n'ai pas dit lui… ou c'est que tu me rends folle avec ton air fâché.

– Marguerite, tu ne sais pas mentir, tu n'as jamais menti; une seule chose, une chose immense, m'a lié à toi pour la vie, ta sincérité. Ne joue pas avec cela, ou nous sommes perdus tous deux. Pourquoi as-tu dit lui au lieu d'elle? réponds, je le veux.

Marguerite ne sut pas résister à cet appel suprême. Elle tomba aux pieds de Paul; elle confessa tout, elle raconta tous les détails, elle montra la lettre du marquis, l'acte de vente simulée, c'est-à-dire de donation; elle voulut le déchirer. Paul l'en empêcha. Il s'empara des papiers et de l'écrin, et, voyant qu'elle se tordait dans des convulsions de douleur, il la releva et lui parla doucement.

– Calme-toi, lui dit-il, et console-toi. Je te pardonne. Tu as mal raisonné l'amour maternel; tu n'as pas compris l'injure que tu me faisais. C'est la première fois que j'ai un reproche à te faire; ce sera la dernière, n'est-ce pas?

– Oh oui! par exemple, j'aimerais mieux mourir…

– Ne me parle pas de mourir, tu ne t'appartiens pas; va dormir, demain nous causerons plus tranquillement.

Paul se remit à son bureau, et il m'écrivit la lettre suivante:

«Demain, quand tu recevras cette lettre, ma tante chérie, j'aurai tué le prétendu Jules Morin ou il m'aura tué, – tu sais qui il est et où Marguerite l'a rencontré ce matin; mais ce que tu ignores, c'est qu'il avait fait accepter tantôt à Marguerite des moyens d'existence, avec la prévision, énoncée par écrit, que cette considération me déciderait à l'épouser. J'ignore si c'est une provocation ou une impertinence bête, et si mademoiselle Dietrich est pour quelque chose dans cette intrigue. Je croirais volontiers qu'elle a, je ne sais dans quel dessein, provoqué la rencontre de Marguerite avec son séducteur. Quoi qu'il en soit, si Dieu me vient en aide, car ma cause est juste, j'aurai bientôt privé mademoiselle Dietrich de son cavalier servant, et j'aurai lavé la tache qu'il a imprimée à ma pauvre compagne. Lui vivant, je ne pouvais l'adopter légalement sans te faire rougir devant lui; mort, il te semblera, comme à moi, qu'il n'a jamais existé, et j'aurai purgé l'hypothèque qu'il avait prise sur mon honneur. Si la chance est contre moi, tu recevras cette lettre qui est mon testament Je te lègue et te confie mon fils; remets-lui le peu que je possède. Laisse-le à sa mère sans permettre qu'elle s'éloigne de toi de manière à échapper à ta surveillance. Elle est bonne et dévouée, mais elle est faible. Quand il sera en âge de raison, mets-le au collège. Je n'ai pas dissipé le mince héritage de mon père. Je sais qu'il ne suffira pas; mais toi, ma providence, tu feras pour lui ce que tu as fait pour moi. Tu vois, j'ai bien fait de refuser le superflu que tu voulais me procurer; il sera le nécessaire pour mon enfant. – J'espérais faire une petite fortune avant cette époque et te rendre, au lieu de te prendre encore; mais la vie a ses accidents qu'il faut toujours être prêt à recevoir. Je n'ai du reste aucun mauvais pressentiment, la vie est pour moi un devoir bien plutôt qu'un plaisir. Je vais avec confiance où je dois aller. Tu ne recevras cette lettre qu'en cas de malheur, sinon je te la remettrai moi-même pour te montrer qu'à l'heure du danger ma plus chère pensée a été pour toi.»

Il écrivit à Marguerite une lettre encore plus touchante pour lui pardonner sa faiblesse et la remercier du bonheur intime qu'elle lui avait donné.

«Un jour d'entraînement, lui disait-il, ne doit pas me faire oublier tant de jours de courage et de dévouement que tu as mis dans notre vie commune. Parle de moi à mon Pierre, conserve-toi pour lui. Ne t'accuse pas de ma mort, tu n'avais pas prévu les conséquences de ta faiblesse; c'est pour les détourner que je vais me battre, c'est pour préserver à jamais mon fils et toi de l'outrage de certains bienfaits. Le père s'expose pour que la mère soit vengée et respectée. Je vous bénis tous deux.»

Il pensa aussi à la Féron et lui légua ce qu'il put. Il s'habilla, mit sur lui ces deux lettres et sortit avec le jour sans éveiller personne. Il alla prendre pour témoins son ami, le fils du libraire, et un autre jeune homme d'un esprit sérieux. À sept heures du matin, il faisait réveiller M. de Rivonnière et l'attendait dans son fumoir.

Il n'avait pas laissé soupçonner à ses deux compagnons qu'il s'agissait d'un duel immédiat. Il avait une explication à demander, il voulait qu'elle fût entendue et répétée au besoin par des personnes sûres.

Il s'était nommé en demandant audience. Le marquis se hâta de s'habiller et se présenta, presque joyeux de tenir enfin sa vengeance et de pouvoir dire à Césarine qu'il avait été provoqué. Il alla même au-devant de l'explication en disant à Paul:

– Vous venez ici avec vos témoins, monsieur, ce n'est pas l'usage; mais vous ne connaissez pas les règles, et cela m'est tout à fait indifférent. Je sais pourquoi vous venez; il n'est pas nécessaire d'initier à nos affaires les personnes que je vois ici. Vous croyez avoir à vous plaindre de moi. Je ne compte pas me justifier. Mon jour et mon heure seront les vôtres.

– Pardonnez-moi, monsieur, répondit Paul; je ne compte pas procéder selon les règles, et il faut que vous acceptiez ma manière. Je veux que mes amis sachent pourquoi j'expose ma vie ou la vôtre. Je ne suis pas dans une position à m'entourer de mystère. Les personnes qui veulent bien m'estimer savent que j'ai pris pour femme, pour maîtresse, je ne parlerai point à mots couverts, une jeune fille séduite à quinze ans par un homme qui n'avait nullement l'intention de l'épouser. Je m'abstiens de qualifier la conduite de cet homme. Je ne le connaissais pas, elle l'avait oublié. Je n'étais pas jaloux du passé, j'étais heureux, car j'étais père, et, quel que fût le lien qui devait nous unir pour toujours, fidélité jurée ou volontairement gardée, je considérais notre union comme mon bien, comme mon devoir, comme mon droit. Je suis pauvre, je vis de mon travail; elle acceptait ma peine et ma pauvreté. Hier, cet homme a écrit à ma compagne la lettre que voici: