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Consuelo

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XVIII. Lorsque Anzoleto s’éveilla, il sentit se réveiller aussi la jalousie que lui avait inspirée le comte Zustiniani…

Lorsque Anzoleto s’éveilla, il sentit se réveiller aussi la jalousie que lui avait inspirée le comte Zustiniani. Mille sentiments contraires se partageaient son âme. D’abord cette autre jalousie que la Corilla avait éveillée en lui pour le génie et le succès de Consuelo. Celle-là s’enfonçait plus avant dans son sein, à mesure qu’il comparait le triomphe de sa fiancée à ce que, dans son ambition trompée, il appelait sa propre chute. Ensuite l’humiliation d’être supplanté peut-être dans la réalité, comme il l’était déjà dans l’opinion, auprès de cette femme désormais célèbre et toute-puissante dont il était si flatté la veille d’être l’unique et souverain amour. Ces deux jalousies se disputaient dans sa pensée, et il ne savait à laquelle se livrer pour éteindre l’autre. Il avait à choisir entre deux partis: ou d’éloigner Consuelo du comte et de Venise, et de chercher avec elle fortune ailleurs, ou de l’abandonner à son rival, et d’aller au loin tenter seul les chances d’un succès qu’elle ne viendrait plus contrebalancer. Dans cette incertitude de plus en plus poignante, au lieu d’aller reprendre du calme auprès de sa véritable amie, il se lança de nouveau dans l’orage en retournant chez la Corilla. Elle attisa le feu en lui démontrant, avec plus de force que la veille, tout le désavantage de sa position.

Nul n’est prophète en son pays, lui dit-elle; et c’est déjà un mauvais milieu pour toi que la ville où tu es né, où l’on t’a vu courir en haillons sur la place publique, où chacun peut se dire (et Dieu sait que les nobles aiment à se vanter de leurs bienfaits, même imaginaires, envers les artistes): “C’est moi qui l’ai protégé; je me suis aperçu le premier de son talent; c’est moi qui l’ai recommandé à celui-ci, c’est moi qui l’ai préféré à celui-là.” Tu as beaucoup trop vécu ici au grand air, mon pauvre Anzolo; ta charmante figure avait frappé tous les passants avant qu’on sût qu’il y avait en toi de l’avenir. Le moyen d’éblouir des gens qui t’ont vu ramer sur leur gondole, pour gagner quelques sous, en leur chantant les strophes du Tasse, ou faire leurs commissions pour avoir de quoi souper! Consuelo, laide et menant une vie retirée, est ici une merveille étrangère. Elle est Espagnole d’ailleurs, elle n’a pas l’accent vénitien. Sa prononciation belle, quoiqu’un peu singulière, leur plairait encore, quand même elle serait détestable: c’est quelque chose dont leurs oreilles ne sont pas rebattues. Ta beauté a été pour les trois quarts dans le petit succès que tu as eu au premier acte. Au dernier on y était déjà habitué.

– Dites aussi que la belle cicatrice que vous m’avez faite au-dessous de l’œil, et que je ne devrais vous pardonner de ma vie, n’a pas peu contribué à m’enlever ce dernier, ce frivole avantage.

– Sérieux au contraire aux yeux des femmes, mais frivole à ceux des hommes. Avec les unes, tu régneras dans les salons; sans les autres, tu succomberas au théâtre. Et comment veux-tu les occuper, quand c’est une femme qui te les dispute? une femme qui subjugue non seulement les dilettanti sérieux, mais qui enivre encore, par sa grâce et le prestige de son sexe, tous les hommes qui ne sont point connaisseurs en musique! Ah! que pour lutter avec moi, il a fallu de talent et de science à Stefanini, à Saverio, et à tous ceux qui ont paru avec moi sur la scène!

– À ce compte, chère Corilla, je courrais autant de risques en me montrant auprès de toi, que j’en cours auprès de la Consuelo. Si j’avais eu la fantaisie de te suivre en France, tu me donnerais là un bon avertissement.»

Ces mots échappés à Anzoleto furent un trait de lumière pour la Corilla. Elle vit qu’elle avait frappé plus juste qu’elle ne s’en flattait encore; car la pensée de quitter Venise s’était déjà formulée dans l’esprit de son amant. Dès qu’elle conçut l’espoir de l’entraîner avec elle, elle n’épargna rien pour lui faire goûter ce projet. Elle s’abaissa elle-même tant qu’elle put, et elle se mit au-dessous de sa rivale avec une modestie sans bornes. Elle se résigna même à dire qu’elle n’était ni assez grande cantatrice, ni assez belle pour allumer des passions dans le public. Et comme tout cela était plus vrai qu’elle ne le pensait en le disant, comme Anzoleto s’en apercevait de reste, et ne s’était jamais abusé sur l’immense supériorité de Consuelo, elle n’eut pas de peine à le lui persuader. Leur association et leur fuite furent donc à peu près résolues dans cette séance; et Anzoleto y songeait sérieusement, bien qu’il se gardât toujours une porte de derrière pour échapper à cet engagement dans l’occasion.

Corilla, voyant qu’il lui restait un fond d’incertitude, l’engagea fortement à continuer ses débuts, le flattant de l’espérance d’un meilleur sort pour les autres représentations; mais bien certaine, au fond, que ces épreuves malheureuses le dégoûteraient complètement et de Venise et de Consuelo.

En sortant de chez sa maîtresse, il se rendit chez son amie. Un invincible besoin de la revoir l’y poussait impérieusement. C’était la première fois qu’il avait fini et commencé une journée sans recevoir son chaste baiser au front. Mais comme, après ce qui venait de se passer avec la Corilla, il eût rougi de sa versatilité, il essaya de se persuader qu’il allait chercher auprès d’elle la certitude de son infidélité, et le désabusement complet de son amour. Sans nul doute, se disait-il, le comte aura profité de l’occasion et du dépit causé par mon absence, et il est impossible qu’un libertin tel que lui se soit trouvé avec elle la nuit en tête-à-tête, sans que la pauvrette ait succombé. Cette idée lui faisait pourtant venir une sueur froide au visage; s’il s’y arrêtait, la certitude du remords et du désespoir de Consuelo brisait son âme, et il hâtait le pas, s’imaginant la trouver, noyée de larmes. Et puis une voix intérieure, plus forte que toutes les autres, lui disait qu’une chute aussi prompte et aussi honteuse était impossible à un être aussi pur et aussi noble; et il ralentissait sa marche en songeant à lui-même, à l’odieux de sa conduite, à l’égoïsme de son ambition, aux mensonges et aux reproches dont il avait rempli sa vie et sa conscience.

Il trouva Consuelo dans sa robe noire, devant sa table, aussi sereine et aussi sainte dans son attitude et dans son regard qu’il l’avait toujours vue. Elle courut à lui avec la même effusion qu’à l’ordinaire, et l’interrogea avec inquiétude, mais sans reproche et sans méfiance, sur l’emploi de ce temps passé loin d’elle.

J’ai été souffrant, lui répondit-il avec l’abattement profond que lui causait son humiliation intérieure. Ce coup que je me suis donné à la tête contre un décor, et dont je t’ai montré la marque en te disant que ce n’était rien, m’a pourtant causé un si fort ébranlement au cerveau qu’il m’a fallu quitter le palais Zustiniani dans la crainte de m’y évanouir, et que j’ai eu besoin de garder le lit toute la matinée.

– Ô mon Dieu! dit Consuelo en baisant la cicatrice faite par sa rivale; tu as souffert, et tu souffres encore?

– Non, ce repos m’a fait du bien. N’y songe plus, et dis-moi comment tu as fait pour revenir toute seule cette nuit?

– Toute seule? Oh! non, le comte m’a ramenée dans sa gondole.

– Ah! j’en étais sûr! s’écria Anzoleto avec un accent étrange. Et sans doute… il t’a dit de bien belles choses dans ce tête-à-tête?

– Qu’eût-il pu me dire qu’il ne m’ait dit cent fois devant tout le monde? Il me gâte, et me donnerait de la vanité si je n’étais en garde contre cette maladie. D’ailleurs, nous n’étions pas tête-à-tête; mon bon maître a voulu m’accompagner aussi. Oh! l’excellent ami!

– Quel maître? que excellent ami? dit Anzoleto rassuré et déjà préoccupé.

– Eh! le Porpora! À quoi songes-tu donc?

– Je songe, chère Consuelo, à ton triomphe d’hier soir; et toi, y songes-tu?

– Moins qu’au tien, je te jure!

– Le mien! Ah! ne me raille pas, ma belle amie; le mien a été si pâle qu’il ressemblait beaucoup à une chute.»

Consuelo pâlit de surprise. Elle n’avait pas eu, malgré sa fermeté remarquable, tout le sang-froid nécessaire pour apprécier la différence des applaudissements qu’elle et son amant avaient recueillis. Il y a dans ces sortes d’ovations un trouble auquel l’artiste le plus sage ne peut se dérober, et qui fait souvent illusion à quelques-uns, au point de leur faire prendre l’appui d’une cabale pour la clameur d’un succès. Mais au lieu de s’exagérer l’amour de son public, Consuelo, presque effrayée d’un bruit si terrible, avait eu peine à le comprendre, et n’avait pas constaté la préférence qu’on lui avait donnée sur Anzoleto. Elle le gronda naïvement de son exigence envers la fortune; et voyant qu’elle ne pouvait ni le persuader ni vaincre sa tristesse, elle lui reprocha doucement d’être trop amoureux de la gloire, et d’attacher trop de prix à la faveur du monde.

Je te l’ai toujours prédit, lui dit-elle, tu préfères les résultats de l’art à l’art lui-même. Quand on a fait de son mieux, quand on sent qu’on a fait bien, il me semble qu’un peu plus ou un peu moins d’approbation n’ôte ni n’ajoute rien au contentement intérieur. Souviens-toi de ce que me disait le Porpora la première fois que j’ai chanté au palais Zustiniani: Quiconque se sent pénétré d’un amour vrai pour son art ne peut rien craindre…

– Ton Porpora et toi, interrompit Anzoleto avec humeur, pouvez bien vous nourrir de ces belles maximes. Rien n’est si aisé que de philosopher sur les maux de la vie quand on n’en connaît que les biens. Le Porpora, quoique pauvre et contesté, a un nom illustre. Il a cueilli assez de lauriers pour que sa vieille tête puisse blanchir en paix sous leur ombre. Toi qui te sens invincible, tu es inaccessible à la peur. Tu t’élèves du premier bond au sommet de l’échelle, et tu reproches à ceux qui n’ont pas de jambes d’avoir le vertige. C’est peu charitable, Consuelo, et souverainement injuste. Et puis ton argument ne m’est pas applicable: tu dis que l’on doit mépriser l’assentiment du public quand on a le sien propre; mais si je ne l’ai pas, ce témoignage intérieur d’avoir bien fait? Et ne vois-tu pas que je suis horriblement mécontent de moi-même? N’as-tu pas vu que j’étais détestable? N’as-tu pas entendu que j’ai chanté pitoyablement?

 

– Non, car cela n’est pas. Tu n’as été ni au-dessus ni au-dessous de toi-même. L’émotion que tu éprouvais n’a presque rien ôté à tes moyens. Elle s’est vite dissipée d’ailleurs, et les choses que tu sais bien, tu les a bien rendues.

– Et celles que je ne sais pas?» dit Anzoleto en fixant sur elle ses grands yeux noirs creusés par la fatigue et le chagrin.

Elle soupira et garda un instant le silence, puis elle lui dit en l’embrassant:

Celles que tu ne sais pas, il faut les apprendre. Si tu avais voulu étudier sérieusement pendant les répétitions… Te l’ai-je dit? Mais ce n’est pas le moment de faire des reproches, c’est le moment au contraire de tout réparer. Voyons, prenons seulement deux heures par jour, et tu verras que nous triompherons vite de ce qui t’arrête.

– Sera-ce donc l’affaire d’un jour?

– Ce sera l’affaire de quelques mois tout au plus.

– Et cependant je joue demain! je continue à débuter devant un public qui me juge sur mes défauts beaucoup plus que sur mes qualités.

– Mais qui s’apercevra bien de tes progrès.

– Qui sait? S’il me prend en aversion!

– Il t’a prouvé le contraire.

– Oui! tu trouves qu’il a été indulgent pour moi?

– Eh bien, oui, il l’a été, mon ami. Là où tu as été faible, il a été bienveillant; là où tu as été fort, il t’a rendu justice.

– Mais, en attendant, on va me faire en conséquence un engagement misérable.

– Le comte est magnifique en tout et n’épargne pas l’argent. D’ailleurs ne m’en offre-t-il pas plus qu’il ne nous en faut pour vivre tous deux dans l’opulence?

– C’est cela! je vivrais de ton succès!

– J’ai bien assez longtemps vécu de ta faveur.

– Ce n’est pas de l’argent qu’il s’agit. Qu’il m’engage à peu de frais, peu importe; mais il m’engagera pour les seconds ou les troisièmes rôles.

– Il n’a pas d’autre primo uomo sous la main. Il y a longtemps qu’il compte sur toi et ne songe qu’à toi. D’ailleurs il est tout porté pour toi. Tu disais qu’il serait contraire à notre mariage! Loin de là, il semble le désirer, et me demande souvent quand je l’inviterai à ma noce.

– Ah! vraiment? C’est fort bien! Grand merci, monsieur le comte!

– Que veux-tu dire?

– Rien. Seulement, Consuelo, tu as eu grand tort de ne pas m’empêcher de débuter jusqu’à ce que mes défauts que tu connaissais si bien, se fussent corrigés dans de meilleures études. Car tu les connais, mes défauts, je le répète.

– Ai-je manqué de franchise? ne t’ai-je pas averti souvent? Mais tu m’as toujours dit que le public ne s’y connaissait pas; et quand j’ai su quel succès tu avais remporté chez le comte la première fois que tu as chanté dans son salon, j’ai pensé que…

– Que les gens du monde ne s’y connaissaient pas plus que le public vulgaire?

– J’ai pensé que tes qualités frapperaient plus que tes défauts; et il en a été ainsi, ce me semble, pour les uns comme pour l’autre.

– Au fait, pensa Anzoleto, elle dit vrai, et si je pouvais reculer mes débuts… Mais c’est courir le risque de voir appeler à ma place un ténor qui ne me la céderait plus. Voyons! dit-il après avoir fait plusieurs tours dans la chambre, quels sont donc mes défauts?

– Ceux que je t’ai dits souvent, trop de hardiesse et pas assez de préparation; une énergie plus fiévreuse que sentie; des effets dramatiques qui sont l’ouvrage de la volonté plus que ceux de l’attendrissement. Tu ne t’es pas pénétré de l’ensemble de ton rôle. Tu l’as appris par fragments. Tu n’y as vu qu’une succession de morceaux plus ou moins brillants. Tu n’en as saisi ni la gradation, ni le développement, ni le résumé. Pressé de montrer ta belle voix et l’habileté que tu as à certains égards, tu as donné ton dernier mot presque en entrant en scène. À la moindre occasion, tu as cherché un effet, et tous tes effets ont été semblables. À la fin du premier acte, on te connaissait, on te savait par cœur; mais on ne savait pas que c’était tout, et on attendait quelque chose de prodigieux pour la fin. Ce quelque chose n’était pas en toi. Ton émotion était épuisée, et ta voix n’avait plus la même fraîcheur. Tu l’as senti, tu as forcé l’une et l’autre; on l’a senti aussi, et l’on est resté froid, à ta grande surprise, au moment où tu te croyais le plus pathétique. C’est qu’à ce moment-là on ne voyait pas l’artiste inspiré par la passion, mais l’acteur aux prises avec le succès.

– Et comment donc font les autres? s’écria Anzoleto en frappant du pied. Est-ce que je ne les ai pas entendus, tous ceux qu’on a applaudis à Venise depuis dix ans? Est-ce que le vieux Stefanini ne criait pas quand la voix lui manquait? Et cependant on l’applaudissait avec rage.

– Il est vrai, et je n’ai pas compris que le public pût s’y tromper. Sans doute on se souvenait du temps où il y avait eu en lui plus de puissance, et on ne voulait pas lui faire sentir le malheur de son âge.

– Et la Corilla, voyons, cette idole que tu renverses, est-ce qu’elle ne forçait pas les situations? Est-ce-qu’elle ne faisait pas des efforts pénibles à voir et à entendre? Est-ce qu’elle était passionnée tout de bon, quand on la portait aux nues?

– C’est parce que j’ai trouvé ses moyens factices, ses effets détestables, son jeu comme son chant dépourvus de goût et de grandeur, que je me suis présentée si tranquillement sur la scène, persuadée comme toi que le public ne s’y connaissait pas beaucoup.

– Ah! dit Anzoleto avec un profond soupir, tu mets le doigt sur ma plaie, pauvre Consuelo!

– Comment cela, mon bien-aimé?

– Comment cela? tu me le demandes? Nous nous étions trompés, Consuelo. Le public s’y connaît. Son cœur lui apprend ce que son ignorance lui voile. C’est un grand enfant qui a besoin d’amusement et d’émotion. Il se contente de ce qu’on lui donne; mais qu’on lui montre quelque chose de mieux, et le voilà qui compare et qui comprend. La Corilla pouvait encore le charmer la semaine dernière, bien qu’elle chantât faux et manquât de respiration. Tu parais, et la Corilla est perdue; elle est effacée, enterrée. Qu’elle reparaisse, on la sifflera. Si j’avais débuté auprès d’elle, j’aurais eu un succès complet comme celui que j’ai eu chez le comte, la première fois que j’ai chanté après elle. Mais auprès de toi, j’ai été éclipsé. Il en devait être ainsi, et il en sera toujours ainsi. Le public avait le goût du clinquant. Il prenait des oripeaux pour des pierreries; il en était ébloui. On lui montre un diamant fin, et déjà il ne comprend plus qu’on ait pu le tromper si grossièrement. Il ne peut plus souffrir les diamants faux, et il en fait justice. Voilà mon malheur, Consuelo: c’est d’avoir été produit, moi, verroterie de Venise, à côté d’une perle sortie du fond des mers.»

Consuelo ne comprit pas tout ce qu’il y avait d’amertume et de vérité dans ces réflexions. Elle les mit sur le compte de l’amour de son fiancé, et ne répondit à ce qu’elle prit pour de douces flatteries, que par des sourires et des caresses. Elle prétendit qu’il la surpasserait, le jour où il voudrait s’en donner la peine, et releva son courage en lui persuadant que rien n’était plus facile que de chanter comme elle. Elle était de bonne foi en ceci, n’ayant jamais été arrêtée par aucune difficulté, et ne sachant pas que le travail même est le premier des obstacles, pour quiconque n’en a pas l’amour et la persévérance.

XIX. Encouragé par la franchise de Consuelo et la perfidie de Corilla qui le pressait de se faire entendre encore en public…

Encouragé par la franchise de Consuelo et la perfidie de Corilla qui le pressait de se faire entendre encore en public, Anzoleto se mit à travailler avec ardeur; et à la seconde représentation d’Ipermnestre, il chanta beaucoup plus purement son premier acte. On lui en sut gré. Mais, comme le succès de Consuelo grandit en proportion, il ne fut pas satisfait du sien, et commença à se sentir démoralisé par cette nouvelle constatation de son infériorité. Dès ce moment, tout prit à ses yeux un aspect sinistre. Il lui sembla qu’on ne l’écoutait pas, que les spectateurs placés près de lui murmuraient des réflexions humiliantes sur son compte, et que les amateurs bienveillants qui l’encourageaient dans les coulisses avaient l’air de le plaindre profondément. Tous leurs éloges eurent pour lui un double sens dont il s’appliqua le plus mauvais. La Corilla, qu’il alla consulter dans sa loge durant l’entracte, affecta de lui demander d’un air effrayé s’il n’était pas malade.

Pourquoi? lui dit-il avec impatience.

– Parce que ta voix est sourde aujourd’hui, et que tu sembles accablé! Cher Anzoleto, reprends courage; donne tes moyens qui sont paralysés par la crainte ou le découragement.

– N’ai-je pas bien dit mon premier air?

– Pas à beaucoup près aussi bien que la première fois. J’en ai eu le cœur si serré que j’ai failli me trouver mal.

– Mais on m’a applaudi, pourtant?

– Hélas!… n’importe: j’ai tort de t’ôter l’illusion. Continue… Seulement tâche de dérouiller ta voix.»

Consuelo, pensa-t-il, a cru me donner un conseil. Elle agit d’instinct, et réussit pour son propre compte. Mais où aurait-elle pris l’expérience de m’enseigner à dominer ce public récalcitrant? En suivant la direction qu’elle me donne, je perds mes avantages, et on ne me tient pas compte de l’amélioration de ma manière. Voyons! revenons à mon audace première. N’ai-je pas éprouvé, à mon début chez le comte, que je pouvais éblouir même ceux que je ne persuadais pas? Le vieux Porpora ne m’a-t-il pas dit que j’avais les taches du génie? Allons donc! que ce public subisse mes taches et qu’il plie sous mon génie.»

Il se battit les flancs, fit des prodiges au second acte, et fut écouté avec surprise. Quelques-uns battirent des mains, d’autres imposèrent silence aux applaudissements. Le public en masse se demanda si cela était sublime ou détestable.

Encore un peu d’audace, et peut-être qu’Anzoleto l’emportait. Mais cet échec le troubla au point que sa tête s’égara, et qu’il manqua honteusement tout le reste de son rôle.

À la troisième représentation, il avait repris son courage, et, résolu d’aller à sa guise sans écouter les conseils de Consuelo; il hasarda les plus étranges caprices, les bizarreries les plus impertinentes. Ô honte! deux ou trois sifflets interrompirent le silence qui accueillait ces tentatives désespérées. Le bon et généreux public fit taire les sifflets et se mit à battre des mains; il n’y avait pas moyen de s’abuser sur cette bienveillance envers la personne et sur ce blâme envers l’artiste. Anzoleto déchira son costume en rentrant dans sa loge, et, à peine la pièce finie, il courut s’enfermer avec la Corilla, en proie à une rage profonde et déterminé à fuir avec elle au bout de la terre.

Trois jours s’écoulèrent sans qu’il revît Consuelo. Elle lui inspirait non pas de la haine, non pas du refroidissement (au fond de son âme bourrelée de remords, il la chérissait toujours et souffrait mortellement de ne pas la voir), mais une véritable terreur. Il sentait la domination de cet être qui l’écrasait en public de toute sa grandeur, et qui en secret reprenait à son gré possession de sa confiance et de sa volonté. Dans son agitation il n’eut pas la force de cacher à la Corilla combien il était attaché à sa noble fiancée, et combien elle avait encore d’empire sur ses convictions. La Corilla en conçut un dépit amer, qu’elle eut la force de dissimuler. Elle le plaignit, le confessa; et quand elle sut le secret de sa jalousie, elle frappa un grand coup en faisant savoir sous main à Zustiniani sa propre intimité avec Anzoleto, pensant bien que le comte ne perdrait pas une si belle occasion d’en instruire l’objet de ses désirs, et de rendre à Anzoleto le retour impossible.

Surprise de voir un jour entier s’écouler dans la solitude de sa mansarde, Consuelo s’inquiéta; et le lendemain d’un nouveau jour d’attente vaine et d’angoisse mortelle, à la nuit tombante, elle s’enveloppa d’une mante épaisse (car la cantatrice célèbre n’était plus garantie par son obscurité contre les méchants propos), et courut à la maison qu’occupait Anzoleto depuis quelques semaines, logement plus convenable que les précédents, et que le comte lui avait assigné dans une des nombreuses maisons qu’il possédait dans la ville. Elle ne l’y trouva point, et apprit qu’il y passait rarement la nuit.

Cette circonstance ne l’éclaira pas sur son infidélité. Elle connaissait ses habitudes de vagabondage poétique, et pensa que, ne pouvant s’habituer à ces somptueuses demeures, il retournait à quelqu’un de ses anciens gîtes. Elle allait se hasarder à l’y chercher, lorsqu’en se retournant pour repasser la porte, elle se trouva face à face avec maître Porpora.

 

Consuelo, lui dit-il à voix basse, il est inutile de me cacher tes traits; je viens d’entendre ta voix, et ne puis m’y méprendre. Que viens-tu faire ici, à cette heure, ma pauvre enfant, et que cherches-tu dans cette maison?

– J’y cherche mon fiancé, répondit Consuelo en s’attachant au bras de son vieux maître. Et je ne sais pas pourquoi je rougirais de l’avouer à mon meilleur ami. Je sais bien que vous blâmez mon attachement pour lui; mais je ne saurais vous faire un mensonge. Je suis inquiète. Je n’ai pas vu Anzoleto depuis avant-hier au théâtre. Je le crois malade.

– Malade? lui dit le professeur en haussant les épaules. Viens avec moi, pauvre fille; il faut que nous causions; et puisque tu prends enfin le parti de m’ouvrir ton cœur, il faut que je t’ouvre le mien aussi. Donne-moi le bras, nous parlerons en marchant. Écoute, Consuelo; et pénétre-toi bien de ce que je vais te dire. Tu ne peux pas, tu ne dois pas être la femme de ce jeune homme. Je te le défends, au nom du Dieu vivant qui m’a donné pour toi des entrailles de père.

– Ô mon maître, répondit-elle avec douleur, demandez-moi le sacrifice de ma vie, mais non celui de mon amour.

– Je ne le demande pas, je l’exige, répondit le Porpora avec fermeté. Cet amant est maudit. Il fera ton tourment et ta honte si tu ne l’abjures à l’instant même.

– Cher maître, reprit-elle avec un sourire triste et caressant, vous m’avez dit cela bien souvent; mais j’ai vainement essayé de vous obéir. Vous haïssez ce pauvre enfant. Vous ne le connaissez pas, et je suis certaine que vous reviendrez de vos préventions.

– Consuelo, dit le maestro avec plus de force, je t’ai fait jusqu’ici d’assez vaines objections et de très inutiles défenses, je le sais. Je t’ai parlé en artiste, et comme à une artiste; je ne voyais non plus dans ton fiancé que l’artiste. Aujourd’hui, je te parle en homme, et je te parle d’un homme, et je te parle comme à une femme. Cette femme a mal placé son amour, cet homme en est indigne, et l’homme qui te le dit en est certain.

– Ô mon Dieu! Anzoleto indigne de mon amour! Lui, mon seul ami, mon protecteur, mon frère! Ah! vous ne savez pas comme il m’a aidée et comme il m’a respectée depuis que je suis au monde! Il faut que je vous le dise.» Et Consuelo raconta toute l’histoire de sa vie et de son amour, qui était une seule et même histoire.

Le Porpora en fut ému, mais non ébranlé.

Dans tout ceci, dit-il, je ne vois que ton innocence, ta fidélité, ta vertu. Quant à lui, je vois bien le besoin qu’il a eu de ta société et de tes enseignements, auxquels, bien que tu en penses, je sais qu’il doit le peu qu’il sait et le peu qu’il vaut; mais il n’en est pas moins vrai que cet amant si chaste et si pur n’est que le rebut de toutes les femmes perdues de Venise, qu’il apaise l’ardeur des feux que tu lui inspires dans les maisons de débauche, et qu’il ne songe qu’à t’exploiter, tandis qu’il assouvit ailleurs ses honteuses passions.

– Prenez garde à ce que vous dites, répondit Consuelo d’une voix étouffée; j’ai coutume de croire en vous comme en Dieu, ô mon maître! Mais en ce qui concerne Anzoleto, j’ai résolu de vous fermer mes oreilles et mon cœur… Ah! laissez-moi vous quitter, ajouta-t-elle en essayant de détacher son bras de celui du professeur, vous me donnez la mort.

– Je veux donner la mort à ta passion funeste, et par la vérité je veux te rendre à la vie, répondit-il en serrant le bras de l’enfant contre sa poitrine généreuse et indignée. Je sais que je suis rude, Consuelo. Je ne sais pas être autrement, et c’est à cause de cela que j’ai retardé, tant que je l’ai pu, le coup que je vais te porter. J’ai espéré que tu ouvrirais les yeux, que tu comprendrais ce qui se passe autour de toi. Mais au lieu de t’éclairer par l’expérience, tu te lances en aveugle au milieu des abîmes. Je ne veux pas t’y laisser tomber! moi! Tu es le seul être que j’aie estimé depuis dix ans. Il ne faut pas que tu périsses, non, il ne le faut pas.

– Mais, mon ami, je ne suis pas en danger. Croyez-vous que je mente quand je vous jure, par tout ce qu’il y a de sacré, que j’ai respecté le serment fait au lit de mort de ma mère? Anzoleto le respecte aussi. Je ne suis pas encore sa femme, je ne suis donc pas sa maîtresse.

– Mais qu’il dise un mot, et tu seras l’une et l’autre!

– Ma mère elle-même nous l’a fait promettre.

– Et tu venais cependant ce soir trouver cet homme qui ne veut pas et qui ne peut pas être ton mari?

– Qui vous l’a dit?

– La Corilla lui permettrait-elle jamais de…

– La Corilla? Qu’y a-t-il de commun entre lui et la Corilla?

– Nous sommes à deux pas de la demeure de cette fille… Tu cherchais ton fiancé… allons l’y trouver. T’en sens-tu le courage?

– Non! non! mille fois non! répondit Consuelo en fléchissant dans sa marche et en s’appuyant contre la muraille. Laissez-moi la vie, mon maître; ne me tuez pas avant que j’aie vécu. Je vous dis que vous me faites mourir.

– Il faut que tu boives ce calice, reprit l’inexorable vieillard; je fais ici le rôle du destin. N’ayant jamais fait que des ingrats et par conséquent des malheureux par ma tendresse et ma mansuétude, il faut que je dise la vérité à ceux que j’aime. C’est le seul bien que puisse opérer un cœur desséché par le malheur et pétrifié par la souffrance. Je te plains, ma pauvre fille, de n’avoir pas un ami plus doux et plus humain pour te soutenir dans cette crise fatale. Mais tel que l’on m’a fait, il faut que j’agisse sur les autres et que j’éclaire par le rayonnement de la foudre, ne pouvant vivifier par la chaleur du soleil. Ainsi donc, Consuelo, pas de faiblesse entre nous. Viens à ce palais. Je veux que tu surprennes ton amant dans les bras de l’impure Corilla. Si tu ne peux marcher, je te traînerai! Si tu tombes je te porterai! Ah! le vieux Porpora est robuste encore, quand le feu de la colère divine brûle dans ses entrailles!

– Grâce! grâce! s’écria Consuelo plus pâle que la mort. Laissez-moi douter encore… Donnez-moi encore un jour, un seul jour pour croire en lui; je ne suis pas préparée à ce supplice…

– Non, pas un jour, pas une heure, répondit-il d’un ton inflexible; car cette heure qui s’écoule, je ne la retrouverai pas pour te mettre la vérité sous les yeux; et ce jour que tu demandes, l’infâme en profiterait pour te remettre sous le joug du mensonge. Tu viendras avec moi; je te l’ordonne, je le veux.

– Eh bien, oui! j’irai, dit Consuelo en reprenant sa force par une violente réaction de l’amour. J’irai avec vous pour constater votre injustice et la foi de mon amant; car vous vous trompez indignement, et vous voulez que je me trompe avec vous! Allez donc, bourreau que vous êtes! Je vous suis, et je ne vous crains pas.»

Le Porpora la prit au mot; et, saisissant son bras dans sa main nerveuse, forte comme une pince de fer, il la conduisit dans la maison qu’il habitait, où, après lui avoir fait parcourir tous les corridors et monter tous les escaliers, il lui fit atteindre une terrasse supérieure, d’où l’on distinguait, au-dessus d’une maison plus basse, complètement inhabitée, le palais de la Corilla, sombre du bas en haut, à l’exception d’une seule fenêtre qui était éclairée et ouverte sur la façade noire et silencieuse de la maison déserte. Il semblait, de cette fenêtre, qu’on ne put être aperçu de nulle part; car un balcon avancé empêchait que d’en bas on pût rien distinguer. De niveau, il n’y avait rien, et au-dessus seulement les combles de la maison qu’habitait le Porpora, et qui n’était pas tournée de façon à pouvoir plonger dans le palais de la cantatrice. Mais la Corilla ignorait qu’à l’angle de ces combles il y avait un rebord festonné de plomb, une sorte de niche en plein air, où, derrière un large tuyau de cheminée, le maestro, par un caprice d’artiste, venait chaque soir regarder les étoiles, fuir ses semblables, et rêver à ses sujets sacrés ou dramatiques. Le hasard lui avait fait ainsi découvrir le mystère des amours d’Anzoleto, et Consuelo n’eut qu’à regarder dans la direction qu’il lui donnait, pour voir son amant auprès de sa rivale dans un voluptueux tête-à-tête. Elle se détourna aussitôt; et le Porpora qui, dans la crainte de quelque vertige de désespoir, la tenait avec une force surhumaine, la ramena à l’étage inférieur et la fit entrer dans son cabinet, dont il ferma la porte et la fenêtre pour ensevelir dans le mystère l’explosion qu’il prévoyait.