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Contes d'une grand-mère

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Je perdis la notion du temps, et, quand la fée m'éveilla:

– Tu as dormi, me dit-elle, un joli nombre de siècles!

– Combien donc, madame la fée?

– Tu demanderas cela à tes professeurs, répondit-elle en ricanant; reprenons l'échelle.

Elle me fit monter plusieurs étages de divers dépôts, où je la vis manipuler des rouilles de métaux dont elle fit du calcaire, des marnes, des argiles, des ardoises, des jaspes; et, comme je l'interrogeais sur l'origine des métaux:

– Tu en veux savoir beaucoup, me dit-elle. Vos chercheurs peuvent expliquer beaucoup de phénomènes par l'eau et par le feu. Mais peuvent-ils savoir ce qui s'est passé entre terre et ciel quand toutes mes pouzzolanes, lancées par le vent de l'abîme, ont formé des nuées solides, que les nuages d'eau ont roulées dans leurs tourbillons d'orage, que la foudre a pénétrées de ses aimants mystérieux et que les vents supérieurs ont rabattues sur la surface terrestre en pluies torrentielles? C'est là l'origine des premiers dépôts. Tu vas assister à leurs merveilleuses transformations.

Nous montâmes plus haut et nous vîmes des craies, des marbres et des bancs de pierre calcaire, de quoi bâtir une ville aussi grande que le globe entier. Et, comme j'étais émerveillée de ce qu'elle pouvait produire par le sassement, l'agglomération, le métamorphisme et la cuisson, elle me dit:

– Tout ceci n'est rien, et tu vas voir bien autre chose! tu vas voir la vie déjà éclose au milieu de ces pierres.

Elle s'approcha d'un bassin grand comme une mer, et, y plongeant le bras, elle en retira d'abord des plantes étranges, puis des animaux plus étranges encore, qui étaient encore à moitié plantes; puis des êtres libres, indépendants les uns des autres, des coquillages vivants, puis enfin des poissons, qu'elle fit sauter en disant:

– Voilà ce que dame Poussière sait produire quand elle se dépose au fond des eaux. Mais il y a mieux; retourne-toi et regarde le rivage.

Je me retournai: le calcaire et tous ses composés, mêlés à la silice et à l'argile, avaient formé à leur surface une fine poussière brune et grasse où poussaient des plantes chevelues fort singulières.

– Voici la terre végétale, dit la fée, attends un peu, tu verras pousser des arbres.

En effet, je vis une végétation arborescente s'élever rapidement et se peupler de reptiles et d'insectes, tandis que sur les rivages s'agitaient des êtres inconnus qui me causèrent une véritable terreur.

– Ces animaux ne t'effrayeront pas sur la terre de l'avenir, dit la fée. Ils sont destinés à l'engraisser de leurs dépouilles. Il n'y a pas encore ici d'hommes pour les craindre.

– Attendez! m'écriai-je, voici un luxe de monstres qui me scandalise! Voici votre terre qui appartient à ces dévorants qui vivent les uns des autres. Il vous fallait tous ces massacres et toutes ces stupidités pour nous faire un fumier? Je comprends qu'ils ne soient pas bons à autre chose, mais je ne comprends pas une création si exubérante de formes animées, pour ne rien faire et ne rien laisser qui vaille.

– L'engrais est quelque chose, si ce n'est pas tout, répondit la fée. Les conditions que celui-ci va créer seront proprices à des êtres différents qui succéderont à ceux-ci.

– Et qui disparaîtront à leur tour, je sais cela. Je sais que la création se perfectionnera jusqu'à l'homme, du moins on me l'a dit et je le crois. Mais je ne m'étais pas encore représenté cette prodigalité de vie et de destruction qui m'effraye et me répugne. Ces formes hideuses, ces amphibies gigantesques, ces crocodiles monstrueux, et toutes ces bêtes rampantes ou nageantes qui ne semblent vivre que pour se servir de leurs dents et dévorer les autres…

Mon indignation divertit beaucoup la fée Poussière.

– La matière est la matière, répondit-elle, elle est toujours logique dans ses opérations. L'esprit humain ne l'est pas et tu en es la preuve, toi qui te nourris de charmants oiseaux et d'une foule de créatures plus belles et plus intelligentes que celles-ci. Est-ce à moi de t'apprendre qu'il n'y a point de production possible sans destruction permanente, et veux-tu renverser l'ordre de la nature?

– Oui, je le voudrais, je voudrais que tout fût bien, dès le premier jour. Si la nature est une grande fée, elle pouvait bien se passer de tous ces essais abominables, et faire un monde où nous serions des anges, vivant par l'esprit, au sein d'une création immuable et toujours belle.

– La grande fée Nature a de plus hautes visées, répondit dame Poussière. Elle ne prétend pas s'arrêter aux choses que tu connais. Elle travaille et invente toujours. Pour elle, qui ne connaît pas la suspension de la vie, le repos serait la mort. Si les choses ne changeaient pas, l'oeuvre du roi des génies serait terminée et ce roi, qui est l'activité incessante et suprême, finirait avec son oeuvre. Le monde où tu vis et où tu vas retourner tout à l'heure quand ta vision du passé se dissipera, – ce monde de l'homme que tu crois meilleur que celui des animaux anciens, ce monde dont tu n'es pourtant pas satisfait, puisque tu voudrais y vivre éternellement à l'état de pur esprit, cette pauvre planète encore enfant, est destinée à se transformer indéfiniment. L'avenir fera de vous tous et de vous toutes, faibles créatures humaines, des fées et des génies qui posséderont la science, la raison et la bonté; vois ce que je te fais voir, et sache que ces premières ébauches de la vie résumée dans l'instinct sont plus près de toi que tu ne l'es de ce que sera, un jour, le règne de l'esprit sur la terre que tu habites. Les occupants de ce monde futur seront alors en droit de te mépriser aussi profondément que tu méprises aujourd'hui le monde des grands sauriens.

– A la bonne heure, répondis-je, si tout ce que je vois du passé doit me faire aimer l'avenir, continuons à voir du nouveau.

– Et surtout, reprit la fée, ne le méprisons pas trop, ce passé, afin de ne pas commettre l'ingratitude de mépriser le présent. Quand le grand esprit de la vie se sert des matériaux que je lui fournis, il fait des merveilles dès le premier jour. Regarde les yeux de ce prétendu monstre que vos savants ont nommé l'ichthyosaure.

– Ils sont plus gros que ma tête et me font peur.

– Ils sont très-supérieurs aux tiens. Ils sont à la fois myopes et presbytes à volonté. Ils voient la proie à des distances considérables comme avec un télescope, et, quand elle est tout près, par un simple changement de fonction, ils la voient parfaitement à sa véritable distance sans avoir besoin de lunettes. A ce moment de la création, la nature n'a qu'un but: faire un animal pensant. Elle lui donne des organes merveilleusement appropriés à ses besoins. C'est un joli commencement: n'en es-tu pas frappée? – Il en sera ainsi, et de mieux en mieux, de tous les êtres qui vont succéder à ceux-ci. Ceux qui te paraîtront pauvres, laids ou chétifs seront encore des prodiges d'adaptation au milieu où ils devront se manifester.

– Et comme ceux-ci, ils ne songeront pourtant qu'à se nourrir?

– A quoi veux-tu qu'ils songent? La terre n'éprouve pas le besoin d'être admirée. Le ciel subsistera aujourd'hui et toujours sans que les aspirations et les prières des créatures ajoutent rien à son éclat et à la majesté de ses lois. La fée de ta petite planète connaît la grande cause, n'en doute pas; mais, si elle est chargée de faire un être qui pressente ou devine cette cause, elle est soumise à la loi du temps, cette chose dont vous ne pouvez pas vous rendre compte, parce que vous vivez trop peu pour en apprécier les opérations. Vous les croyez lentes, et elles sont d'une rapidité foudroyante. Je vais affranchir ton esprit de son infirmité et faire passer devant toi les résultats de siècles innombrables. Regarde et n'ergote plus. Mets à profit ma complaisance pour toi.

Je sentis que la fée avait raison et je regardai, de tous mes yeux, la succession des aspects de la terre. Je vis naître et mourir des végétaux et des animaux de plus en plus ingénieux par l'instinct et de plus en plus agréables ou imposants par la forme. A mesure que le sol s'embellissait de productions plus ressemblantes à celles de nos jours, les habitants de ce grand jardin que de grands accidents transformaient sans cesse, me parurent moins avides pour eux-mêmes et plus soucieux de leur progéniture. Je les vis construire des demeures à l'usage de leur famille et montrer de l'attachement pour leur localité. Si bien que, de moment en moment, je voyais s'évanouir un monde et surgir un monde nouveau, comme les actes d'une féerie.

– Repose-toi, me dit la fée, car tu viens de parcourir beaucoup de milliers de siècles, sans t'en douter, et monsieur l'homme va naître à son tour quand le règne de monsieur le singe sera accompli.

Je me rendormis, écrasée de fatigue, et, quand je m'éveillai, je me trouvai au milieu d'un grand bal dans le palais de la fée, redevenue jeune, belle et parée.

– Tu vois toutes ces belles choses et tout ce beau monde, me dit-elle. Eh bien, mon enfant, poussière que tout cela! Ces parois de porphyre et de marbre, c'est de la poussière de molécules pétrie et cuite à point. Ces murailles de pierres taillées, c'est de la poussière de chaux ou de granit amenée à bien par les mêmes procédés. Ces lustres et ces cristaux, c'est du sable fin cuit par la main des hommes en imitation du travail de la nature. Ces porcelaines et ces faïences, c'est de la poudre de feldspath, le kaolin dont les Chinois nous ont fait trouver l'emploi. Ces diamants qui parent les danseuses, c'est de la poudre de charbon qui s'est cristallisée. Ces perles, c'est le phosphate de chaux que l'huître suinte dans sa coquille. L'or et tous les métaux n'ont pas d'autre origine que l'assemblage bien tassé, bien manipulé, bien fondu, bien chauffé et bien refroidi, de molécules infinitésimales. Ces beaux végétaux, ces roses couleur de chair, ces lis tachetés, ces gardénias qui embaument l'atmosphère, sont nés de la poussière que je leur ai préparée, et ces gens qui dansent et sourient au son des instruments, ces vivants par excellence qu'on appelle des personnes, eux aussi, ne t'en déplaise, sont nés de moi et retourneront à moi.

 

Comme elle disait cela, la fête et le palais disparurent. Je me trouvai avec la fée dans un champ où il poussait du blé. Elle se baissa et ramassa une pierre où il y avait un coquillage incrusté.

– Voilà, me dit-elle, à l'état fossile, un être que je t'ai montré vivant aux premiers âges de la vie. Qu'est-ce que c'est, à présent? Du phosphate de chaux. On le réduit en poussière et on en fait de l'engrais pour les terres trop siliceuses. Tu vois, l'homme commence à s'aviser d'une chose, c'est que le seul maître à étudier, c'est la nature.

Elle écrasa sous ses doigts le fossile et en sema la poudre sur le sol cultivé, en disant:

– Ceci rentre dans ma cuisine. Je sème la destruction pour faire pousser le germe. Il en est ainsi de toutes les poussières, qu'elles aient été plantes, animaux ou personnes. Elles sont la mort après avoir été la vie, et cela n'a rien de triste, puisqu'elles recommencent toujours, grâce à moi, à être la vie après avoir été la mort. Adieu. Je veux que tu gardes un souvenir de moi. Tu admires beaucoup ma robe de bal. En voici un petit morceau que tu examineras à loisir.

Tout disparut, et, quand j'ouvris les yeux, je me retrouvai dans mon lit. Le soleil était levé et m'envoyait un beau rayon. Je regardai le bout d'étoffe que la fée m'avait mis dans la main. Ce n'était qu'un petit tas de fine poussière, mais mon esprit était encore sous le charme du rêve et il communiqua à mes sens le pouvoir de distinguer les moindres atomes de cette poussière.

Je fus émerveillée; il y avait de tout: de l'air, de l'eau, du soleil, de l'or, des diamants, de la cendre, du pollen de fleur, des coquillages, des perles, de la poussière d'ailes de papillon, du fil, de la cire, du fer, du bois, et beaucoup de cadavres microscopiques; mais, au milieu de ce mélange de débris imperceptibles, je vis fermenter je ne sais quelle vie d'êtres insaisissables qui paraissaient chercher à se fixer quelque part pour éclore ou pour se transformer, et qui se fondirent en nuage d'or dans le rayon rose du soleil levant.

LE GNOME DES HUITRES

Un original de nos amis, grand amateur d'huîtres, eut la fantaisie, l'an dernier, d'aller déguster sur place les produits des bancs les plus renommés, afin de les comparer et d'être édifié une fois pour toutes sur leurs différents mérites. Il alla donc à Cancale, à Ostende, à Marennes, et autres localités recommandables. Il revint persuadé que Paris est le port de mer où l'on trouve les meilleurs produits maritimes.

Vous connaissez cet ami, mes chères petites, vous savez qu'il est fantaisiste, et que, quand il raconte, son imagination lui fait dépasser le vraisemblable. L'autre soir, il était en train de nous narrer son voyage, lorsque l'homme au sable a passé. Vous avez résisté le mieux possible; mais enfin il vous a fallu dire bonsoir à la compagnie, et vous auriez perdu cette curieuse histoire, si je ne l'eusse transcrite fidèlement pour vous, le soir même. La voici telle que je l'ai entendue. C'est notre ami qui parle:

* * * * *

Vous savez aussi bien que moi, mes chers amis, qu'on peut habiter les bords de la mer et n'y manger de poissons, de crustacés et de coquillages que lorsqu'on en demande à Paris. C'est là que tout s'engouffre, et vous vous souvenez que, sur les rives de la Manche, nous n'en goûtions que quand les propriétaires des grands hôtels de bains en faisaient venir de la Halle. Bien que averti, je voulus, l'an dernier, expérimenter la chose par moi-même. Je restai vingt-quatre heures à Marennes avant d'obtenir une demi-douzaine d'huîtres médiocres que je payai fort cher. Ailleurs, je n'en obtins pas du tout. Dans certains villages, on m'offrit des colimaçons.

Enfin, je gagnai Cancale, où les huîtres étaient passables et le vin blanc de l'auberge excellent. Je me trouvai à table à côté d'un tout petit vieillard bossu, ratatiné et sordidement vêtu, qui me parut fort laid et avec qui pourtant je liai conversation, parce qu'il me sembla être le seul qui attachât de l'importance à la qualité des huîtres. Il les examinait sérieusement, les retournant de tous côtés.

– Est-ce que vous cherchez des perles? lui demandai-je.

– Non, répondit-il; je compare cette espèce, ou plutôt cette variété à toutes celles que je connais déjà.

– Ah! vraiment? vous êtes amateur?

– Oui, monsieur; comme vous, sans doute?

– Moi? je voyage exclusivement pour les huîtres.

– Bravo! nous pourrons nous entendre. Je me mets absolument à votre service.

– Parfait! Avalons encore quelques-uns de ces mollusques et nous causerons. – Garçon! apportez-nous encore quatre douzaines d'huîtres.

– Voilà, monsieur! dit le garçon en posant sur la table quatre bouteilles de vin de Sauterne.

– Que voulez-vous que nous fassions de tout ce vin? demanda d'un ton bourru le petit homme.

– Une bouteille par douzaine, est-ce trop? dit le garçon en me regardant.

– On verra, répondis-je. Vos huîtres sont diablement salées.

N'importe, pourvu qu'il y en ait à discrétion…

Le garçon sortit. Je vidai une bouteille avec le petit vieux, qui me parut ne pas se faire prier, du moment où il comprit que je payais. Le garçon rentra.

– Monsieur, dit-il, il n'y a plus d'huîtres très-grasses. Mais monsieur n'a qu'à commander ce qu'il en veut pour demain.

– Allez au diable! j'ai cru tomber ici sur une mine inépuisable…

– Il y en a, monsieur, il y en a en quantité, mais il faut les pêcher.

– Eh bien, j'irai les pêcher moi-même. Apportez le déjeuner.

Le déjeuner fut bon et nous y fîmes honneur. Les soles étaient excellentes, le vin était sans reproche. Mais le dépit de n'avoir point d'huîtres m'empêcha de savourer ce qu'on m'offrait. Je bus et mangeai sans discernement, causant toujours avec mon petit vieux, qui semblait compatir à ma peine et prendre intérêt à mon exploration manquée.

Si bien qu'à la fin du repas je ne saisissais plus très-clairement le sens de ses paroles ni la vue des objets environnants. Le gnome, car il avait réellement l'aspect d'un gnome, me paraissait un peu ému aussi, car il passa son bras sous le mien avec une familiarité touchante en m'appelant son cher ami, et en jurant qu'il allait me révéler tous les secrets de la nature concernant les huîtres.

Je le suivis sans savoir où j'allais. La vivacité de l'air achevait de m'éblouir, et je me trouvai avec lui dans une sorte de grotte, de cave ou de chambre sombre, où étaient entassés des monceaux de coquillages.

– Voici ma collection, me dit-il d'un air triomphant: je ne la montre pas au premier venu; mais, puisque vous êtes un véritable amateur… tenez, voici la première des huîtres! ostrea matercula de l'étage permien.

– Voyons! m'écriai-je en saisissant l'huître et en la portant à mes lèvres.

– Vous voulez la manger? fit le gnome en m'arrêtant: y songez-vous?

– Pardon! j'ai cru que vous me l'offriez pour cela.

– Mais, monsieur, c'est un échantillon précieux. On ne le trouve qu'en

Russie, dans les calcaires cuivreux.

– Cuivreux? merci! Vous avez bien fait de m'arrêter! Mon déjeuner ne me gêne point et je ne recherche pas les oxydes de cuivre en guise de dessert. Passons. Ces ostrea, comme vous les appelez, ne me feront pas faire le voyage de Russie.

– Pourtant, monsieur, dit le gnome en reprenant son huître, elle est bien intéressante, cette représentante des premiers âges de la vie! Au temps où elle apparut dans les mers, il n'existait ni hommes ni quadrupèdes sur la terre.

– Alors, que faisait-elle dans le monde?

– Elle essayait d'exister, monsieur, et elle existait! Allez-vous dire du mal des premières huîtres, sous prétexte que vous n'étiez pas encore né pour les manger?

Je vis que j'avais fâché le gnome et je le priai de passer à une série plus récente.

– Procédons avec ordre, reprit-il; voici ostrea marcignyana, des arkoses et des grès du Keuper.

– Elle n'a pas bonne mine, elle est toute plissée et doit manquer de chair.

– Les animaux de son temps ne la dédaignaient pas, soyez-en sûr. Aimez-vous mieux ostrea arcuata, autrement la gryphée arquée du lias inférieur?

– Je la trouve jolie, elle ressemble à une lampe antique, mais quel goût a-t-elle?

– Je n'en sais rien, répondit le gnome en haussant les épaules. Je n'ai pas vécu de son temps. Il y a deux cent cinq espèces principales d'huîtres fossiles avec leurs variétés et sous-variétés, ce qui forme un joli total. Je puis vous montrer la variété d'ostrea arcuata. Tenez! mangez-la, si le coeur vous en dit!

– Oh! oh! à la bonne heure! Celle-ci est belle, et, dans mes meilleurs jours d'appétit, je pense qu'une douzaine me suffirait.

– Aussi nous l'appelons gigantea. En voulez-vous de plus petites? Voici une prétendue variété que je ne crois pas être autre chose que l'arcuata dans son âge tendre. En voulez-vous un plat? On la trouve à foison dans le sinémurien.

– Merci! il me faudrait un cure-dent pour les tirer de leur coquille et trente-six heures à table pour m'en rassasier.

– Eh bien, voici l'ostrea cymbium, du lias moyen.

– C'est trop gros, ce doit être coriace.

– Aimez-vous mieux marshii cristagalli, du bajocien?

– Elle est jolie; mais le moyen d'ouvrir toutes ces dentelures en crête de coq? Vraiment, tout ce que vous me montrez ne vaut pas le diable!

– Monsieur n'est pas content de mes échantillons? Voici pourtant la gregaria, dont la dentelure est merveilleuse, et que vous auriez pu trouver dans les falaises de marne du Calvados. Mais passons quelques espèces, puisque vous êtes pressé. Traversons l'oolithe. N'accorderez-vous pas pourtant un regard à ostrea virgula, du kimmeridge clay?

– Pas de virgule! m'écriai-je impatienté de ces noms barbares. Passez, passez!

– Eh bien, monsieur, nous voici dans les terrains crétacés. Voici ostrea couloni, des grès verts, une belle huître, celle-là, j'espère! Voici aquila (du gault) encore plus grosse; flabellata frons, carinata, avec sa longue carène. Mangeriez-vous bien la douzaine? J'en passe, et des meilleures; mais voici la merveille, c'est l'ostrea pes-leonis de la craie blanche. Celle-ci ne vous dit-elle rien?

Il me tendait un mollusque énorme, tout dentelé, tout plissé, et revêtu d'un test d'aspect cristallin qui avait réellement bonne mine.

– Vous ne me ferez pas croire, lui dis-je, que ceci soit une huître!

– Pardon, c'est une véritable huître, monsieur!

– Huître vous-même! m'écriai-je furieux. J'avais reçu de sa petite patte maigre le mollusque nacré sans me douter de son poids. Il était tel, que, ne m'attendant à rien, je le laissai tomber sur mon pied, ce qui, ajouté à l'ennui que me causait la nomenclature pédantesque du gnome, me mit, je l'avoue, dans une véritable colère; et, comme il riait méchamment, sans paraître offensé le moins du monde d'être traité d'huître, je voulus lui jeter quelque chose à la tête. Je ne suis pas cruel, même dans la colère, je l'aurais tué avec l'huître pied de lion; je me contentai de lui lancer dans la figure une poignée de menue mitraille que je trouvai sous ma main et qui ne lui fit pas grand mal.

Mais alors il entra en fureur, et, reculant d'un pas, il saisit un gros marteau d'acier qu'il brandit d'une main convulsive.

– Vous n'êtes pas une huître, vous! s'écria-t-il d'une voix glapissante comme la vague qui se brise sur les galets. Non! vous n'êtes pas à la hauteur de ce doux mollusque, ostrea oedulis des temps modernes, qui ne fait de mal à personne et dont vous n'appréciez le mérite que lorsqu'il est victime de votre voracité. Vous êtes un Welche, un barbare! vous touchez sans respect à mes fossiles, vous brisez indignement mes charmantes petites columbae de la craie blanche, que j'ai recueillies avec tant de soin et d'amour! Quoi! je vous invite à voir la plus belle collection qui existe dans le pays, une collection à laquelle ont contribué tous les savants de l'Europe, et, non content de vouloir tout avaler comme un goinfre ignorant, vous détériorez mes précieux spécimens! Je vais vous traiter comme vous le méritez et vous faire sentir ce que pèse le marteau d'un géologue!

Le danger que je courais dissipa à l'instant même les fumées du vin blanc, et, voyant que j'étais entouré de fossiles et non de comestibles, je saisis à temps le bras du gnome et lui arrachai son arme; mais il s'élança sur moi et s'y attacha comme un poulpe. Cette étreinte d'un affreux bossu me causa une telle répugnance, que je me sentis pris de nausées et le menaçai de tout briser dans son musée d'huîtres s'il ne me lâchait.

 

Je ne sais trop alors ce qui se passa. Le gnome était d'une force surhumaine; je me trouvai étendu par terre, et, alors, ne me connaissant plus, je ramassai la redoutable ostrea pes-leonis pour la lui lancer.

Il prit la fuite et fit bien. Je me relevai et me hâtai de sortir de l'espèce d'antre qu'il appelait son musée, et je me trouvai sur le bord de la mer, face à face avec le garçon de l'hôtel où j'avais déjeuné.

– Si monsieur désire des huîtres, me dit-il, nous en aurons à dîner.

On m'en a promis douze douzaines.

– Au diable les huîtres! m'écriai-je. Qu'on ne m'en parle plus jamais! Oui, que le diable les emporte toutes, depuis la malercula des terres cuivreuses jusqu'à l'oedulis des temps modernes!

Le garçon me regarda d'un air stupéfait. Puis, d'un ton de sérénité philosophique:

– Je vois ce que c'est, dit-il. Le sauterne était un peu fort; ce soir, on servira du chablis à monsieur.

Et, comme j'allais me fâcher, il ajouta gracieusement:

– Monsieur a été sobre, mais il a déjeuné en compagnie d'un fou, et c'est cela qui a porté à la tête de monsieur.

– En compagnie d'un fou? Oui, certes, répondis-je; comment appelez-vous ce gnome?

– Monsieur l'appelle par son vrai nom, car c'est ainsi qu'on le désigne dans le pays. Le gnome, c'est-à-dire le poulpiquet des huîtres. Ce n'est pas un méchant homme, mais c'est un maniaque qui, en fait d'huîtres, ne se soucie que de l'écaille. On le tient pour sorcier: moi, je le crois bête! Monsieur a eu à se plaindre de ses manières?

Je ne voulus pas raconter à ce garçon d'hôtel ma ridicule aventure, et je m'éloignai, résolu à faire une bonne promenade sur le rivage, afin de regagner l'appétit nécessaire pour le dîner.

Mais je n'allai pas loin. Un invincible besoin de dormir s'empara de moi, et je dus m'étendre sur le sable en un coin abrité. Quand j'ouvris les yeux, la nuit était venue et la mer montait. Il n'était que temps d'aller dîner et je marchai avec peine sur les mille débris que rapporte sur la grève la marée qui lèche les rivages, vieux souliers, vieux chapeaux, varechs gluants, débris d'embarcation couverts d'anatifes gâtés et infects, chapelets de petites moules, cadavres de méduses sur lesquels le pied glisse à chaque pas. Je me hâtais, saisi d'un dégoût que la mer ne m'avait jamais inspiré, lorsque je vis errer autour de moi dans l'ombre une forme vague qui, d'après son exiguïté, ne pouvait être que celle du gnome. J'avais l'esprit frappé. Je ramassai un pieu apporté par les eaux, et me mis à sa poursuite. Je le vis ramper dans la vase et chercher à me saisir les jambes. Un coup vigoureusement appliqué sur l'échine lui fit jeter un cri si étrange, et il devint si petit, si petit, que je le vis entrer dans une énorme coquille qui bâillait à mes pieds. Je voulus m'en emparer: horreur! mes mains ne saisirent qu'une peau velue, tandis qu'une langue froide se promenait sur mon visage. J'allais lancer le monstre à la mer, lorsque je reconnus mon bon chien Tom, que j'avais enfermé dans ma chambre, à l'hôtel, et qui avait réussi à s'échapper pour venir à ma rencontre.

Je rentrai alors tout à fait en moi-même et je m'en allai dîner à l'hôtel, où l'on me servit d'excellentes huîtres à discrétion. J'avoue que je les mangeai sans appétit. J'avais la tête troublée, et m'imaginais voir le gnome s'échapper de chaque coquille et gambader sur la table en se moquant de moi.

Le lendemain, comme je m'apprêtais à déjeuner, je vis tout à coup le gnome en personne s'asseoir à mes côtés.

– Je vous demande pardon, me dit-il, de vous avoir ennuyé beaucoup hier avec mes fossiles. J'avais encore à vous en montrer quelques-uns des terrains crétacés, entre autres l'ostrea spinosa, qui est fort curieuse. L'étage de la craie blanche est fort riche en espèces différentes. Après cela, nous serions arrivés aux terrains tertiaires, où nous aurions trouvé la bellovacina et la longirostris, qui se rapprochent beaucoup des huîtres contemporaines l'oedulis et la perlière.

– Est-ce fini? m'écriai-je, et puis-je espérer qu'aujourd'hui, du moins, vous me laisserez manger en paix l'oedulis cancalis, sans m'assassiner avec vos fossiles indigestes?

– Vous avez tort, reprit-il, de mépriser l'étude géologique de l'huître. Elle caractérise admirablement les étages géologiques; elle est, comme l'a dit un savant, la médaille commémorative des âges qui n'ont point d'histoire: elle marque, par ses transformations successives, le lent et continuel changement des milieux auxquels sa forme a su se plier. Les unes sont taillées pour la flottaison comme arcuata et carinata. D'autres ont vécu attachées aux roches, comme gregaria et deltoïdea. En général, l'huître, par sa tendance à l'agglomération, peut servir de modèle aux sociétés humaines.

– Exemple trop suivi, monsieur! repris-je avec humeur. Je vous conseille, en vérité, de prêcher l'union des partis, à l'état de bancs d'huîtres!

– Ne parions pas politique, monsieur, dit le gnome en souriant. La science ne s'égare pas sur ce terrain-là. C'est l'étage supérieur des terrains modernes, qu'on pourrait appeler le conservator-bank.

– Si l'on peut rire avec vous, à la bonne heure! repris-je. Vous me paraissez mieux disposé qu'hier.

– Hier! Aurais-je manqué à la politesse et à l'hospitalité? J'en serais désolé! Vous m'aviez fait boire beaucoup de sauterne et je suis habitué au cidre. Je me rappelle un peu confusément…

– Vous ne vous souvenez pas d'avoir voulu m'assassiner?

– Moi? Dieu m'en garde! Comment un pauvre petit vieux contrefait comme je le suis, eût-il pu songer à se mesurer avec un gaillard de votre apparence?

– Vous vous êtes pourtant jeté sur moi et vous m'avez même terrassé un instant!

– Terrassé, moi! Ne serait-ce pas plutôt…? il était fort, le sauterne! Vous vouliez tout casser chez moi! Mais, puisque nous ne nous souvenons pas bien ni l'un ni l'autre, achevons d'oublier nos discordes en déjeunant ensemble de bonne amitié. Je suis venu ici pour vous prier d'accepter le repas que vous m'avez forcé d'accepter hier.

Je vis alors que le gnome était un aimable homme, car il me fit servir un vrai festin où je m'observai sagement à l'endroit des vins et où il ne fut plus question d'huîtres que pour les déguster. Je repartais à midi, il m'accompagna jusqu'au chemin de fer en me laissant sa carte: il s'appelait tout bonnement M. Gaume.