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Correspondance, 1812-1876. Tome 4

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DI
A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE

Nohant, 1er décembre 1861.

Mon ami,

Calmez-vous et soignez-vous. Quelque décision que vous preniez, vous savez bien qu'on vous chérit toujours. Ne m'écrivez pas maintenant: j'ai vu, à votre écriture, que cela vous fatigue. N'établissez pas de combat douloureux dans votre âme; reposez-vous, guérissez, et, quand vous verrez bien clair devant vous, vous reviendrez, j'en suis sûre. Vous êtes entre le devoir politique et le devoir du coeur. Vous mettez le premier au-dessus de tout. Oui, quand il est net et bien tracé. Mais, ici, il ne l'est pas, vous le reconnaîtrez si vous ne prenez conseil que de la conscience, sans vous occuper de l'opinion, qui, d'ailleurs, serait ici pour vous.

Dieu vous donne force et guérison pour ceux qui vous aiment! Pour vous, en quelque sphère de l'univers que vous soyez, vous y serez heureux et calme; mais pensez un peu à nous, qui avons peut-être encore besoin de vous.

A vous bien tendrement et fraternellement.

G. SAND.

DII
A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS

Nohant, 7 décembre 1861.

Mon cher ami,

J'ai enfin trouvé une nuit de loisir pour lire ton roman. Je le trouve bien; la copie qui, cette fois, est très bonne, m'a permis de le lire sans fatigue.

Le sujet est joli et bien soutenu. Les personnages se comportent bien d'un bout à l'autre, et parlent plus naturellement que de coutume, sauf la tirade descriptive du jeune abbé à sa tante, que je trouve hors de place et détruisant la couleur simple et vraie de ces personnages rustiques. On peut remédier à cet inconvénient en prenant un biais; par exemple: «Emile voyait pour la première fois la poésie des choses qui l'entouraient, le pré, le soleil, la rêverie;» tout ce que tu voudras, mais c'est l'auteur qui parle; et puis tu ajouteras qu'il «exprimait à sa tante toutes ces émotions nouvelles dans un langage plus poétique et plus élevé que de coutume, dont elle fut frappée, et elle lui dit,» etc., etc.

Benoît est un excellent personnage que l'on aime et qu'il n'est pas nécessaire de faire si laid. Laisse-le pas beau, mais sans accuser trop sa disgrâce, puisqu'au bout du compte il épouse. J'approuve ses boucles d'oreille et son parapluie; mais je trouve qu'il en abuse. Une plaisanterie trop répétée n'est pas drôle à la lecture; trois rappels de ce parapluie suffiraient: Enfin, quelques longueurs de développement à faire disparaître, quelques négligences de style à revoir.

Ne pas toucher aux combats intérieurs du jeune séminariste. Cette partie-là est la meilleure. Tu vois que je ne critique aucunement le fond; c'est ce que tu as fait de mieux conduit et de plus sagement terminé; il y a de l'intérêt, de la vérité, et tous les personnages sont bons.

As-tu été en relations avec M. Nefftzer, qui était à la Presse et qui dirige à présent le Temps? Si tu ne lui as rien offert et rien envoyé, je pourrais lui parler de ce roman avec un certain détail et le lui proposer.

Réponds-moi tout de suite. J'embrasse Eugénie et toi de tout coeur.

G. SAND.

DIII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON

Nohant, 28 décembre 1861.

Un mot seulement aujourd'hui, cher enfant. C'est le moment des masses de lettres à lire et à écrire, pas toutes amusantes et on manque de temps pour les meilleures.

J'ai lu le poème, qui est très bon et très touchant. J'ai fait, sur le chant cinquième, quelques observations que je recopierai au premier jour pour vous les envoyer. Le temps des vers est fini, c'est vrai, et cela n'est plus ni retentissant ni lucratif. Il n'y a plus que Victor Hugo qui se fasse écouter.

Mais, si vous pouvez encore vous faire éditer par souscription, il ne peut nuire à votre réputation d'être lu et goûté par vos compatriotes, et par le petit nombre de gens disséminés partout, qui s'intéressent encore à la poésie.

Pourtant, je vous dirai aussi qu'il ne convient peut-être plus à votre position de demander des souscripteurs. C'est bien quand on est très jeune et très pauvre. Plus tard, c'est moins bien. On peut dire au poète: «Vous avez quelques sous d'économie, payez votre gloire.»

Et je ne vous conseille pas d'entamer ces économies, avenir de votre fille, pour payer la fumée d'un succès bien restreint et bien éphémère, par le temps qui court. Achetez plutôt la barque, tout en chantant la mer. Vos poésies ne perdront pas pour attendre. Ces mauvais jours d'indifférence, vous êtes encore assez jeune pour les voir passer.

Merci pour les souhaits; mon coeur vous les renvoie et vous bénit.

A SOLANGE PONCY

Bonjour et bon an à ma bonne Désirée, et à ma chère Solangette. Vous êtes bien gentilles de m'écrire; mais c'est bien laid à la petite maman d'être malade. Heureusement, Solange va la ressusciter, au premier de l'an, par de vives caresses et des souhaits charmants. Je bénis la mère et la fille, moi, la grand'-mère, et je les embrasse de toute mon âme.

A ANAIS

Merci, ma mignonne Anaïs, de votre bon souvenir. Je ne suis pas votre bienfaitrice: je suis une amie qui vous est dévouée et qui vous prie de l'aimer. Voilà tout.

Une bonne poignée de main au cher père et à Baptistin, et bonne santé, bonne chance à vous tous!

DIV
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLÉON (JEROME) A PARIS

Nohant, 7 janvier 1862.

Cher prince,

Nous avons été heureux plus que des rois, de la bonne nouvelle annoncée dans les journaux, et nous avons passé toute la journée à faire des romans sur ce fils ou sur cette fille que le ciel vous promet. Venir de vous, et du grand Napoléon aussi, par conséquent, de l'héroïque Victor-Emmanuel et de sa fille, qu'on dit adorable, ce n'est pas une petite chance, et on ne peut pas être un esprit ni un coeur comme tout le monde. Pourvu que cet être-là ait une destinée assortie à sa valeur! nous étions tous les trois à deviser en dînant, et nous nous sommes lâché du vin de Champagne pour boire à sa santé et à son destin, et nous avons dit toute sorte de choses que je ne veux pas vous redire dans une lettre, mais que vous devinez bien.

J'ai envoyé à Buloz la première partie du voyage de Maurice, qui ne traite que du temps qu'il a passé seul à Alger; c'est amusant, mais sans intérêt direct pour vous. Il achève la seconde partie, qui vous sera envoyée avant d'être remise à Buloz; mais la première partie est accompagnée d'une petite préface de moi que Buloz vous portera ou vous enverra s'il n'est pas malade,—car il l'est continuellement,—et qu'il n'imprimera qu'avec votre agrément. Si vous avez des observations à me faire, vous m'écrirez avec votre belle et bonne franchise, et je vous écouterai avec tout mon coeur.

Une chose me contrarie bien quand je parle de vous hors de l'intimité, c'est que vous soyez un grand personnage. Le monde est si sale et si plat; qu'on ne peut pas supposer qu'on aime un prince pour lui-même, et je suis forcée à une réserve que je n'aurais pas pour un camarade que j'aimerais beaucoup moins.

Ou bien, si on brave ces méprisables soupçons, comme, au bout du compte, on doit le faire quand on est fort de sa droiture, on a l'air de le faire par sotte vanité, et pour proclamer une amitié que les autres envient. Vous verrez si j'ai su passer à travers ces écueils. Républicaine toujours! mais, convaincue que vous seriez le meilleur chef d'une république, ou la meilleure compensation à une république impuissante à renaître, je me moque pour mon compte de l'accusation de trahison que quelques-uns ne m'épargnent pas; mais, à propos d'un travail aussi jeune et aussi riant que celui de Maurice, je n'avais pas à faire une profession de foi, à tous égards intempestive; je me suis bornée à dire en deux mots que je vous aimais.

Accusez-moi d'un mot réception de cette lettre-ci; je vous dirai pourquoi. J'ai à vous écrire au sujet de la sûreté de mes lettres à vous. Ce sera pour un autre jour.

Bonsoir, cher grand ami; mon Dieu, que je vous souhaite de bonheur! Et comme vous aimerez votre enfant, vous qui avez si bien aimé votre père!

G. SAND.

DV
A M. ARMAND BARBÈS, A LA HAYE

Nohant, 8 janvier 1862.

Mon ami,

J'ai bien pensé à vous, et le jour de l'an encore plus que tous les autres jours. J'avais besoin de vous écrire et de vous dire que, je vous aime pour commencer saintement et dignement l'année. Mais la crainte de vous fatiguer m'a retenue. L'écriture de votre dernière lettre était altérée!

Cette fois, je retrouve la sûreté de votre belle écriture; c'est la première chose que je regarde, et vous me dites que vous êtes mieux! Dieu m'a entendue, cette fois, car je l'ai bien prié pour vous.

Un bonheur n'arrive pas seul: ma fille, dont j'étais inquiète aussi, va mieux et n'a rien de bien grave. Maurice est près de moi et travaille à des notes sur l'Amérique. Il a vu bien vite, mais assez sainement cette fausse démocratie, qui, en proclamant l'égalité et la liberté, n'a oublié qu'une chose, la fraternité, qui rend les deux autres richesses stériles et même nuisibles. Sa position un peu officielle de visiteur l'oblige aux ménagements du savoir-vivre, mais ses réticences en laissent assez deviner.

Le niveau des coeurs et des intelligences est, à ce qu'il paraît, encore plus abaissé là-bas que chez nous. Ils n'ont pas même l'instinct militaire, qui, chez nous, sait faire des prodiges pour les bonnes causes, quel que soit le drapeau. Enfin, il semble que Dieu se soit retiré d'eux pour châtier le forfait de l'esclavage, non aboli dans les préjugés et les moeurs.

Soignez-vous patiemment et généreusement à cause de nous, mon digne et cher ami, et, quand vous serez tout à fait bien, reprenez en vous-même cette question d'exil volontaire auquel mon coeur ne peut se résigner, pour nous.

 

Mon fils vous envoie ses tendres voeux, et je n'ai pas besoin de vous dire les miens. Je ne me plains de rien dans ma vie, puisque j'ai une amitié comme la vôtre.

GEORGE SAND.

DVI
A MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS

Nohant, 22 février 1862.

Chère cousine,

Ayez du courage pour ceux qui vous aiment! ayez-en plus que moi, qui veux pourtant en avoir et qui retombe à chaque instant dans les larmes. Il est plus heureux que nous pourtant, lui78! il a monté d'un degré dans une phase plus épurée et moins douloureuse certainement que la cruelle vie où nous nous traînons, où nous ne sommes heureux que par l'affection, et où justement nous perdons la source de notre bonheur, nos enfants, nos parents, nos amis, au moment où nous comptons le plus qu'ils nous survivront. Ah! ce n'est vraiment pas vivre que d'être ainsi tous les jours à trembler ou à pleurer, et il y a quelque chose de mieux, ou bien tout n'est qu'un rêve, Dieu, la vie, et nous-mêmes.

Croyons; comptons sur une justice et sur une bonté en dehors de notre appréciation; moi, je ne pourrais pas ne pas croire; je sens si profondément que le départ de cet adorable enfant ne lui a rien ôté de mon affection et qu'il vit toujours pour moi, et auprès de moi, comme si je le voyais! vous devez sentir cela encore plus que moi, vous sa tendre mère. Il n'est donc pas parti, il ne nous a pas quittés. Il est invisible pour nous; mais il nous aime toujours, en quelque lieu et sous quelque forme qu'il existe.

Nous lui devons autant, disparu, que nous lui devions quand il était là. Aussi vous lui devez de vivre avec courage, de prendre soin de vous, et de vous conserver jeune et forte pour soigner ce pauvre père souffreteux, qui ne vit que parles soins de l'affection et son propre courage. Et l'autre enfant, si beau et si bon, lui aussi, a besoin que vous l'aimiez, et tant d'amis dévoués, et nous qui ne faisons qu'un coeur avec vous dans cette mortelle douleur!

Le prince en a été déchiré aussi; il m'a écrit une lettre désolée. Tout le monde l'aimait, ce cher être, si aimable et si expansif.

Maurice a été si bouleversé et si étouffé, que j'en ai été inquiète. Bonne amie, épanchez-vous avec nous; parlez-nous de lui, de Frédéric, de vous, et de Georges.

Pleurez, ne vous retenez pas. N'ayez pas de courage et de réserve avec nous; n'ayez de force que pour reprendre la vie de dévouement, et croyez que nous sommes à vous, Maurice et moi, corps et âme.

G. SAND.

DVII
A M. CHARLES DUVERNET, A NEVERS

Nohant, 21 février 1862.

Cher ami,

Tu sais quelle douleur nous a frappés. Tu connaissais peu cet enfant; mais tu as dû souvent nous entendre dire que c'était un coeur d'or. Sous le rapport de la tendresse, de l'expansion, de la franchise, il était vraiment exceptionnel, et, quand il nous a quittés, à Tamaris, nous pleurions tous sans savoir pourquoi. Nous nous demandions pourquoi nous l'aimions tant et avec un excès de sensibilité puérile.

Ce n'était pas une intelligence extraordinaire; du moins il ne se faisait remarquer encore que par une facilité extraordinaire, et, comme il avait une vitalité impétueuse et peu d'application à l'étude, on ne savait s'il deviendrait où non un homme distingué. Il était coeur des pieds à la tête, on peut dire; si aimant et si aimable, qu'on ne songeait pas à lui demander d'être autrement qu'il n'était. Il a eu une mort atroce, et c'est une amertume de plus dans nos regrets; mort atroce de souffrance, admirable de courage. Nous avons été brisés, ses pauvres parents, Ferri, le prince; c'est une consternation.

Mais je te parle de choses bien tristes; l'habitude de nous dire les uns aux autres tout ce qui nous arrive fait que j'abuse un peu; ne sachant, du reste, guère parler que de ce qui fait notre vie, et prenant mutuellement part aux joies ou aux douleurs de nos familles, nous nous racontons nos événements domestiques, et ceci en est un grand et profondément senti à Nohant.

Tu dois avoir lu avec intérêt le discours de Napoléon à ces ganaches du Sénat. C'est bon et bien à lui de tenir tête à cette réaction furieuse, et de vouloir pousser l'Empire dans la voie du vrai. Mais l'Empire entend-il de cette oreille? voilà la question!

Maurice s'est jeté dans la géologie; mais il a eu gros à secouer. Il pleure rarement et le chagrin l'étouffe. Il aimait Lucien comme son enfant. J'ai dû lui cacher une partie de mon chagrin. Enfin! je crois à l'autre vie. Sans cela! Mais la justice infinie réside quelque part, et, en étudiant la nature, on devient toujours plus convaincu que rien ne se perd. L'âme, bien autrement précieuse que la matière, ne se perd donc pas.

Cher ami, embrasse pour moi Eugénie, Anna, Berthe et Cyprien et toute ta chère famille. Donne-nous de vos nouvelles à tous et ne craignez pas de nous parler de vos bonheurs. Nous ne pensons pas qu'à ceux qui nous quittent, nous aimons d'autant plus ceux qui nous restent.

G. SAND.

DVIII
A SON ALTESSE LE PRINCE NAPOLEON (JÉRÔME), A PARIS

Nohant, 25 février 1862.

Oui, vous seul êtes franc et courageux dans cette officine d'hypocrisie. Ne vous laissez pas effrayer de tous ces cris, marchez toujours, cher prince, et soyez sûr que la vraie France est avec vous. Elle vous tiendra compte de ces fureurs que vous soulevez, et votre place est déjà marquée dans l'histoire du progrès comme un rayon de vérité perçant les ténèbres. Nos coeurs vous suivent et le mien vous bénit.

GEORGE SAND.

DIX
AU MÊME

Nohant, 26 février 1862.

Merci pour le numéro du Moniteur que vous avez eu la bonté de m'envoyer. Je ne vous avais lu que tronqué dans les autres journaux, quand je vous ai écrit hier au soir, et je vois que vous avez encore mieux parlé que je ne croyais. Votre discours est beau autant qu'il est bon, et, dans votre bouche, ces choses sont grandes et durables en retentissement. Vous ouvrez une grande tranchée.

La pensée du règne, comme on disait sous Louis-Philippe, vous y suivra-t-elle? que de réserve timide et un peu lâche, que de puéril modérantisme dans le talent parleur des orateurs du gouvernement!

L'empereur se fait admirer par sa prudence; mais peut-être croit-il nécessaire d'en avoir plus qu'il ne faut, et je vois avec une profonde inquiétude le développement effroyable de l'esprit clérical. Il ne sait pas, il ne peut pas savoir à quel point le prêtre s'est glissé partout et quelle hypocrisie s'est glissée aussi dans toutes les classes de cette société enveloppée dans le réseau de la propagande papiste. Il ne sent donc pas que cette faction ardente et tenace sape le terrain sous lui, et que le peuple ne sait plus ce qu'il doit défendre et vouloir, quand il entend son curé dire tout haut et prêcher presque dans chaque village que l'Église est la seule puissance temporelle du siècle? Ne serait-il pas temps de montrer qu'on peut braver le prêtre et ne pas perdre la partie? Croyez ce que je vous dis, le peuple est convaincu en ce moment que l'empereur est le plus faible et qu'il n'ose rien contre les hommes du passé. Or vous savez la triste défaillance des masses, quand elles croient voir défaillir le pouvoir quel qu'il soit.

L'empereur a craint le socialisme, soit; à son point de vue, il devait le craindre; mais, en le frappant trop fort et trop vite, il a élevé, sur les ruines de ce parti, un parti bien autrement habile et bien autrement redoutable, un parti uni par l'esprit de caste et l'esprit de corps, les nobles et les prêtres; et malheureusement je ne vois plus de contrepoids dans la bourgeoisie.

Avec tous ses travers, la bourgeoisie avait son côté utile comme prépondérance.

Sceptique ou voltairienne, elle avait aussi son esprit de corps, sa vanité de parvenu. Elle résistait au prêtre, elle narguait le noble, dont elle était jalouse. Aujourd'hui, elle le flatte; on a relevé les titres et montré des égards aux légitimistes dont on s'est entouré; vous voyez si on les a conquis! Les bourgeois ont voulu alors être bien avec les nobles, dont on avait relevé l'influence; les prêtres ont fait l'office de conciliateurs. On s'est fait dévot pour avoir entrée dans les salons légitimistes. Les fonctionnaires ont donné l'exemple; on s'est salué et souri à la messe, et les femmes du tiers se sont précipitées avec ardeur dans la légitimité; car les femmes ne font rien à demi.

Depuis un an, tout cela a fait un progrès énorme, effrayant, dans les provinces. Les prêtres font des mariages, ils font avoir des dots en échange de la confession. On a poursuivi des sociétés secrètes qui ne pouvaient rien, parce qu'on ne s'y entendait pas. La Société de Saint-Vincent-de-Paul est très unie, elle marche comme un seul homme, elle est la reine des sociétés secrètes. Elle a un pied partout, même dans les écoles, et la moitié des étudiants qui ont sifflé About n'ont pas sifflé le prétendu ami de l'empereur, mais l'ennemi bien avéré du cardinal Antonelli; ce que je vous dis là, je le sais.

Je crois qu'il est temps encore; mais, dans un an, il sera peut-être trop tard. La France a besoin de croire à la force de ceux qui la conduisent. On lui fait accepter les choses les plus inattendues par ce prestige. Quand on hésite, quand on s'arrête, elle crie aussitôt qu'on recule, elle le croit, et on est perdu.

Il est bien étrange que, républicaine, je vous dise tout cela, cher prince; peut-être ceux de mon parti, ou du moins peut-être quelques-uns croient-ils qu'il faudrait dire tant mieux. Eh bien, ils se trompent, ils ne peuvent relever la République et, sans s'en apercevoir, ils vont droit à la Restauration. Alors nous revenons de cent ans en arrière: l'Italie est perdue, la France avilie, et nous reprenons les charmants traités de 1815!

Si cela arrive de mon vivant, malgré le peu de forces qui me restera, j'irai plutôt vivre avec vos amis les Hurons que de vivre dans les parfums de la sacristie.

Cher prince, vous êtes dans le vrai: l'Empire est perdu, si l'Italie est abandonnée; car la question de l'avenir est tout entière. Vous l'avez dit avec coeur, avec talent et avec conviction. Puissiez-vous être entendu! Vous avez le vrai courage moral qui soulève toujours des tempêtes, c'est une gloire dont je suis fière pour vous.

GEORGE SAND.

DX
MADAME PAULINE VILLOT, A PARIS

Nohant, 27 février 1862.

Chère bonne amie,

Je ne veux pas vous laisser reposer de moi. Je veux, vous tourmenter de mes supplications, pour que vous surmontiez cette atroce douleur.

L'oublier? non, jamais! aucun de nous ne veut oublier celui que nous aimions tant. Mais il faut lui survivre avec énergie, afin que son autre vie soit heureuse et que le lien éternel entre nous et lui ne soit pas brisé. Se retrouver ailleurs est la récompense; pour la mériter, nous devons faire marcher ensemble le courage et le souvenir, le regret tendre et l'espérance vaillante; c'est ce que le vulgaire ne sait pas faire, c'est ce que vous saurez faire, vous, intelligence d'élite. Cher cousin Frédéric! il a besoin de vous, et ce pauvre bon Georges! quelle désolation autour de vous, quelle solitude dans leur vie si vous perdiez la force, le vouloir et la santé! Et cet excellent coeur si tendre, ce digne Ferri qui faiblit! Ah! je le comprends bien, il y a des moments où l'âme se déchire et se brise! mais pensons, aux autres, pensons toujours au bien que nous pouvons leur faire; car, heureux ou malheureux, nous avons toujours devant nous le devoir du dévouement qui reste le même, et dont aucune souffrance, si amère qu'elle soit, ne nous dispense.

Ah! comme il était aimé! toutes les lettres que je reçois sont pleines de lui. Jamais un homme si jeune n'a été si apprécié et si regretté; que ce soit pour vous une sorte de consolation: il n'a connu de la vie que ce qu'elle a de meilleur, l'affection qu'on éprouve et qu'on inspire. Je vous embrasse tendrement tous, et mes enfants, encore aussi, vous disent qu'ils vous aiment.

G. SAND.

78Lucien Villot.