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Elle et lui

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– Elle me refuse, répondit Palmer avec beaucoup de candeur, et je ne sais pas pourquoi. J'ai promis à ma mère, qui a la faiblesse de me croire très-beau, un portrait de maître, et elle ne le trouvera jamais ressemblant, s'il est trop réel. Voilà pourquoi je m'étais adressé à vous comme à un maître idéaliste. Si vous me refusez, j'aurai le chagrin de ne pas faire plaisir à ma mère, ou l'ennui de chercher encore.

– Ce ne sera pas long: il y a tant de gens plus capables que moi!..

– Je ne trouve pas; mais, à supposer que cela soit, il n'est pas dit qu'il aient le temps tout de suite, et je suis pressé d'envoyer le portrait. C'est pour l'anniversaire de ma naissance, dans quatre mois, et le transport durera environ deux mois.

– C'est-à-dire, Laurent, ajouta Thérèse, qu'il vous faut faire ce portrait en six semaines tout au plus, et, comme je sais le temps qu'il vous faut, vous auriez à commencer demain. Allons, c'est entendu, c'est promis, n'est-ce pas?

M. Palmer tendit la main à Laurent en disant:

– Voilà le contrat passé. Je ne parle pas d'argent; c'est mademoiselle Jacques qui fait les conditions, je ne m'en mêle pas. Quelle est votre heure demain?

L'heure convenue. Palmer prit son chapeau, et Laurent se crût forcé d'en faire autant par respect pour Thérèse; mais Palmer n'y fit aucune attention, et sortit après avoir serré sans la baiser la main de mademoiselle Jacques.

– Dois-je le suivre? dit Laurent.

– Ce n'est pas nécessaire, répondit-elle; toutes les personnes que je reçois le soir me connaissent bien. Seulement, vous vous en irez à dix heures aujourd'hui; car dans ces derniers temps, je me suis oubliée à bavarder avec vous jusqu'à près de minuit, et, comme je ne peux pas dormir passé cinq heures du matin, je me suis sentie très-fatiguée.

– Et vous ne me mettiez pas à la porte?

– Non, je n'y pensais pas.

– Si j'étais fat, j'en serais bien fier!

– Mais vous n'êtes pas fat, Dieu merci; vous laissez cela à ceux qui sont bêtes. Voyons, malgré le compliment, maître Laurent, j'ai à vous gronder. On dit que vous ne travaillez pas.

– Et c'est pour me forcer à travailler que vous m'avez mis la tête de Palmer comme un pistolet sur la gorge.

– Eh bien, pourquoi pas?

– Vous êtes bonne, Thérèse, je le sais; vous voulez me faire gagner ma vie malgré moi.

– Je ne me mêle pas de vos moyens d'existence, je n'ai pas ce droit-là. Je n'ai pas le bonheur… ou le malheur d'être votre mère; mais je suis votre soeur… en Apollon, comme dit notre classique Bernard, et il m'est impossible de ne pas m'affliger de vos accès de paresse.

– Mais qu'est-ce que cela peut vous faire? s'écria Laurent avec un mélange de plaisir et de dépit que Thérèse sentit, et qui l'engagea à répondre avec franchise.

– Écoutez, mon cher Laurent, lui dit-elle, il faut que nous nous expliquions. J'ai beaucoup d'amitié pour vous.

– J'en suis très-fier, mais je ne sais pourquoi!.. Je ne suis même pas bon à faire un ami, Thérèse! Je ne crois pas plus à l'amitié qu'à l'amour entre une femme et un homme.

– Vous me l'avez déjà dit, et cela m'est fort égal, ce que vous ne croyez pas. Moi, je crois à ce que je sens, et je sens pour vous de l'intérêt et de l'affection. Je suis comme cela: je ne puis supporter auprès de moi un être quelconque sans m'attacher à lui et sans désirer qu'il soit heureux. J'ai l'habitude d'y faire mon possible sans me soucier qu'il m'en sache gré. Or, vous n'êtes pas un être quelconque, vous êtes un homme de génie, et, qui plus est, j'espère, un homme de coeur.

– Un homme de coeur, moi? Oui, si vous l'entendez comme l'entend le monde. Je sais me battre en duel, payer mes dettes et défendre la femme à qui je donne le bras, quelle qu'elle soit. Mais, si vous me croyez le coeur tendre, aimant, naïf…

– Je sais que vous avez la prétention d'être vieux, usé et corrompu. Cela ne me fait rien du tout, vos prétentions. C'est une mode bien portée à l'heure qu'il est. Chez vous, c'est une maladie réelle ou douloureuse, mais qui passera quand vous voudrez. Vous êtes un homme de coeur, précisément parce que vous souffrez du vide de votre coeur, une femme viendra qui le remplira, si elle s'y entend, et si vous la laissez faire. Mais ceci est en dehors de mon sujet; c'est à l'artiste que je parle: l'homme n'est malheureux en vous que parce que l'artiste n'est pas content de lui-même.

– Eh bien, vous vous trompez, Thérèse, répondit Laurent avec vivacité. C'est le contraire de ce que vous dites! c'est l'homme qui souffre dans l'artiste et qui l'étouffe. Je ne sais que faire de moi, voyez-vous. l'ennui me tue. L'ennui de quoi? allez-vous dire. L'ennui de tout! Je ne sais pas, comme vous, être attentif et calme pendant six heures de travail, faire un tour de jardin en jetant du pain aux moineaux, recommencer à travailler pendant quatre heures, et ensuite sourire le soir à deux ou trois importuns tels que moi, par exemple, en attendant l'heure du sommeil. Mon sommeil à moi est mauvais, mes promenades sont agitées, mon travail est fiévreux. L'invention me trouble et me fait trembler: l'exécution, toujours trop lente à mon gré, me donne d'effroyables battements de coeur, et c'est en pleurant et en me retenant de crier que j'accouche d'une idée qui m'enivre, mais dont je suis mortellement honteux et dégoûté le lendemain matin. Si je la transforme, c'est pire, elle me quitte: mieux vaut l'oublier et en attendre une autre: mais cette autre m'arrive si confuse et si énorme, que mon pauvre être ne peut pas la contenir. Elle m'oppresse et me torture jusqu'à ce qu'elle ait pris des proportions réalisables, et que revienne l'autre souffrance, celle de l'enfantement, une vraie souffrance physique que je ne peux pas définir. Et voilà comment ma vie se passe quand je me laisse dominer par ce géant d'artiste qui est en moi, et dont le pauvre homme qui vous parle arrache une à une, par le forceps de sa volonté, de maigres souris à demi mortes! Donc, Thérèse, il vaut bien mieux que je vive comme j'ai imaginé de vivre, que je fasse des excès de toute sorte, et que je tue ce ver rongeur que mes pareils appellent modestement leur inspiration, et que j'appelle tout bonnement mon infirmité.

– Alors, c'est décidé, c'est arrêté, dit Thérèse en souriant, vous travaillez au suicide de votre intelligence? Eh bien, je n'en crois pas un mot. Si on vous proposait d'être demain le prince D… ou le comte de S… avec les millions de l'un et les beaux chevaux de l'autre, vous diriez, en parlant de votre pauvre palette si méprisée: Rendez-moi ma mie!

– Ma palette méprisée? Vous ne me comprenez pas, Thérèse! C'est un instrument de gloire; je le sais bien, et ce que l'on appelle la gloire, c'est une estime accordée au talent, plus pure et plus exquise que celle que l'on accorde au titre et à la fortune. Donc, c'est un très-grand avantage et un très-grand plaisir pour moi de me dire: «Je ne suis qu'un petit gentilhomme sans avoir, et mes pareils qui ne veulent pas déroger mènent une vie de garde forestier, et ont pour bonnes fortunes des ramasseuses de bois mort qu'ils payent en fagots. Moi, j'ai dérogé, j'ai pris un état, et il se trouve qu'à vingt-quatre ans quand je passe sur un petit cheval de manége au milieu des premiers riches et des premiers beaux de Paris, montés sur des chevaux de dix mille francs, s'il y a, parmi les badauds assis aux Champs-Élysées, un homme de goût ou une femme d'esprit, c'est moi qui suis regardé et nommé, et non pas les autres.» Vous riez! vous trouvez que je suis très-vain?

– Non, mais très-enfant, Dieu merci! Vous ne vous tuerez pas.

– Mais je ne veux pas du tout me tuer, moi! Je m'aime autant qu'un autre, je m'aime de tout mon coeur, je vous jure! Mais je dis que ma palette, instrument de ma gloire, est l'instrument de mon supplice, puisque je ne sais pas travailler sans souffrir. Alors je cherche dans le désordre, non pas la mort de mon corps ou de mon esprit, mais l'usure et l'apaisement de mes nerfs. Voilà tout, Thérèse. Qu'y a-t-il donc là qui ne soit raisonnable? Je ne travaille un peu proprement que quand je tombe de fatigue.

– C'est vrai, dit Thérèse, je l'ai remarqué, et je m'en étonne comme d'une anomalie; mais je crains bien que cette manière de produire ne vous tue, et je ne peux pas me figurer qu'il en puisse arriver autrement. Attendez, répondez à une question: Avez-vous commencé la vie par le travail et l'abstinence, et avez-vous senti alors la nécessité de vous étourdir pour vous reposer?

– Non, c'est le contraire. Je suis sorti du collège, aimant la peinture, mais ne croyant pas être jamais forcé de peindre. Je me croyais riche. Mon père est mort ne laissant rien qu'une trentaine de mille francs, que je me suis dépêché de dévorer, afin d'avoir au moins dans ma vie une année de bien-être. Quand je me suis vu à sec, j'ai pris le pinceau; j'ai été éreinté et porté aux nues, ce qui de nos jours, constitue le plus grand succès possible, et, à présent, je me donne, pendant quelques mois ou quelques semaines, du luxe et du plaisir tant que l'argent dure. Quand il n'y a plus rien, c'est pour le mieux, puisque je suis également au bout de mes forces et de mes désirs. Alors je reprends le travail avec rage, douleur et transport, et, le travail accompli, le loisir et la prodigalité recommencent.

– Il y a longtemps que vous menez cette vie-là?

– Il ne peut pas y avoir longtemps à mon âge! Il y a trois ans.

– Eh! c'est beaucoup pour votre âge, justement! Et puis vous avez mal commencé: vous avez mis le feu à vos esprits vitaux avant qu'ils eussent pris leur essor; vous avez bu du vinaigre pour vous empêcher de grandir. Votre tête a grossi quand même, et le génie s'y est développé malgré tout; mais peut-être bien votre coeur s'est-il atrophié, peut-être ne serez-vous jamais ni un homme ni un artiste complet.

Ces paroles de Thérèse, dites avec une tristesse tranquille, irritèrent Laurent.

 

– Ainsi, reprit-il en se relevant, vous me méprisez?

– Non, répondit-elle en lui tendant la main, je vous plains!

Et Laurent vit deux grosses larmes couler lentement sur les joues de Thérèse.

Ces larmes amenèrent en lui une réaction violente: un déluge de pleurs inonda son visage, et, se jetant aux genoux de Thérèse, non pas comme un amant qui se déclare, mais comme un enfant qui se confesse:

– Ah! ma pauvre chère amie! s'écria-t-il en lui prenant les mains, vous avez raison de me plaindre, car j'en ai besoin! Je suis malheureux, voyez-vous, si malheureux, que j'ai honte de le dire! Ce je ne sais quoi que j'ai dans la poitrine à la place du coeur crie sans cesse après je ne sais quoi, et, moi, je ne sais que lui donner pour l'apaiser. J'aime Dieu, et je ne crois pas en lui. J'aime toutes les femmes, et je les méprise toutes! Je peux vous dire cela, à vous qui êtes mon camarade et mon ami! Je me surprends parfois prêt à idolâtrer une courtisane, tandis qu'auprès d'un ange je serais peut-être plus froid qu'un marbre. Tout est dérangé dans mes notions, tout est peut-être dévié dans mes instincts. Si je vous disais que je ne trouve déjà plus d'idées riantes dans le vin! 0ui, j'ai l'ivresse triste, à ce qu'il paraît; et on m'a dit qu'avant-hier, dans cette débauche à Montmorency, j'avais déclamé des choses tragiques avec une emphase aussi effrayante que ridicule. Que voulez-vous donc que je devienne, Thérèse, si vous n'avez pas pitié de moi?

– Certes, j'ai pitié, mon pauvre enfant, dit Thérèse en lui essuyant les yeux avec son mouchoir; mais à quoi cela peut-il servir?

– Si vous m'aimiez, Thérèse! Ne me retirez pas vos mains! Est-ce que vous ne m'avez pas permis d'être pour vous une espèce d'ami?

– Je vous ai dit que je vous aimais: vous m'avez répondu que vous ne pouviez croire à l'amitié d'une femme.

– Je croirais peut-être à la vôtre; vous devez avoir le coeur d'un homme, puisque vous en avez la force et le talent. Rendez-la-moi.

– Je ne vous l'ai pas ôtée, et je veux bien essayer d'être un homme pour vous, répondit-elle; mais je ne saurai pas trop m'y prendre. L'amitié d'un homme doit avoir plus de rudesse et d'autorité que je ne me crois capable d'en avoir. Malgré moi je vous plaindra plus que je vous gronderai, et vous voyez déjà! Je m'étais promis de vous humilier aujourd'hui, de vous mettre en colère contre moi et contre vous-même; au lieu de cela, me voilà pleurant avec vous, ce qui n'avance à rien.

– Si fait! si fait! s'écria Laurent. Ces larmes sont bonnes, elles ont arrosé la place desséchée; peut-être que mon coeur y repoussera! Ah! Thérèse, vous m'avez déjà dit une fois que je me vantais devant vous de ce dont je devrais rougir, que j'étais un mur de prison. Vous n'avez oublié qu'une chose: c'est qu'il y a derrière ce mur un prisonnier! Si je pouvais ouvrir la porte, vous le verriez bien; mais la porte est close, le mur est d'airain, et ma volonté, ma foi, mon expansion, ma parole même, ne peuvent le traverser. Faudra-t-il donc que je vive et meure ainsi? A quoi me servira, je vous le demande, d'avoir barbouillé de peintures fantasques les murs de mon cachot, si le mot aimer ne se trouve écrit nulle part?

– Si je vous comprends bien, dit Thérèse rêveuse, vous pensez que votre oeuvre a besoin d'être échauffée par le sentiment.

– Ne le pensez-vous pas aussi? N'est-ce pas là ce que me disent tous vos reproches?

– Pas précisément. Il n'y a que trop de feu dans votre exécution, la critique vous le reproche. Moi, j'ai toujours traité avec respect cette exubérance de jeunesse qui fait les grands artistes, et dont les beautés empêchent quiconque a de l'enthousiasme d'éplucher les défauts. Loin de trouver votre travail froid et emphatique, je le sens brûlant et passionné; mais je cherchais où était en vous le siége de cette passion: je le vois maintenant, il est dans le désir de l'âme. Oui, certainement, ajouta-t-elle toujours rêveuse, comme si elle cherchait à percer les voiles de sa propre pensée, le désir peut être une passion.

– Eh bien, à quoi songez-vous? dit Laurent en suivant son regard absorbé.

– Je me demande si je dois faire la guerre à cette puissance qui est en vous, et si, en vous persuadant d'être heureux et calme, on ne vous ôterait pas le feu sacré. Pourtant… je m'imagine que l'aspiration ne peut pas être pour l'esprit une situation durable et que, quand elle s'est vivement exprimée pendant sa période de fièvre, elle doit, ou tomber d'elle-même, ou nous briser. Qu'en dites-vous? Chaque âge n'a-t-il pas sa force et sa manifestation particulières? Ce que l'on appelle les diverses manières des maîtres, n'est-ce pas l'expression des successives transformations de leur être? A trente ans, vous sera-t-il possible d'avoir aspiré à tout sans rien étreindre? Ne vous sera-t-il pas imposé d'avoir une certitude sur un point quelconque? Vous êtes dans l'âge de la fantaisie; mais bientôt viendra celui de la lumière. Ne voulez-vous pas faire de progrès?

– Dépend-il de moi d'en faire?

– Oui, si vous ne travaillez pas à déranger l'équilibre de vos facultés. Vous ne me persuaderez pas que l'épuisement soit le remède de la fièvre: il n'en est que le résultat fatal.

– Alors quel fébrifuge me proposez-vous?

– Je ne sais: le mariage, peut-être.

– Horreur! s'écria Laurent en éclatant de rire.

Et il ajouta, en riant toujours et sans trop savoir pourquoi lui venait ce correctif:

– A moins que ce ne soit avec vous, Thérèse. Eh! c'est une idée, cela!

– Charmante, répondit-elle, mais tout à fait impossible.

La réponse de Thérèse frappa Laurent par sa tranquillité sans appel, et ce qu'il venait de dire par manière de saillie lui parut tout à coup un rêve enterré, comme s'il eût pris place dans son esprit. Ce puissant et malheureux esprit était ainsi fait que, pour désirer quelque chose, il lui suffisait du mot impossible, et c'est justement ce mot-là que Thérèse venait de dire.

Aussitôt ses velléités d'amour pour elle lui revinrent, et en même temps ses soupçons, sa jalousie et sa colère. Jusque-là, ce charme d'amitié l'avait bercé et comme enivré; il devint tout à coup amer et glacé.

– Ah! oui, au fait, dit-il en prenant son chapeau pour s'en aller, voilà le mot de ma vie qui revient à propos de tout, au bout d'une plaisanterie comme au bout de toute chose sérieuse: impossible! Vous ne connaissez pas cet ennemi-là, Thérèse; vous aimez tout tranquillement. Vous avez un amant ou un ami qui n'est pas jaloux, parce qu'il vous connaît froide ou raisonnable! Ça me fait penser que l'heure s'avance, et que vos trente-sept cousins sont peut-être là, dehors, qui attendent ma sortie.

– Qu'est-ce que vous dites donc? lui demanda Thérèse stupéfaite; quelles idées vous viennent? Avez-vous des accès de folie?

– Quelquefois, répondit-il en s'en allant. Il faut me les pardonner.

II

Le lendemain, Thérèse reçut de Laurent la lettre suivante:

«Ma bonne et chère amie, comment vous ai-je quittée hier? Si je vous ai dit quelque énormité, oubliez-la, je n'en ai pas eu conscience. J'ai eu un éblouissement qui ne s'est pas dissipé dehors; car je me suis trouvé à ma porte, en voiture, sans pouvoir me rappeler comment j'y étais monté.

«Cela m'arrive bien souvent, mon amie, que ma bouche dise une parole quand mon cerveau en dit une autre. Plaignez-moi, et pardonnez-moi. Je suis malade, et vous aviez raison, la vie que je mène est détestable.

«De quel droit vous ferais-je des questions? Rendez-moi cette justice que, depuis trois mois que vous me recevez intimement, c'est la première que je vous adresse: Que m'importe que vous soyez fiancée, mariée ou veuve?.. Vous voulez que personne ne le sache; ai-je cherché à le savoir? Vous ai-je demandé?.. Ah! tenez, Thérèse, il y a encore ce matin du désordre dans ma tête, et pourtant je sens que je mens, et je ne veux pas mentir avec vous. J'ai eu vendredi soir mon premier accès de curiosité à votre égard, celui d'hier était déjà le second; mais ce sera le dernier, je vous jure, et, pour qu'il n'en soit plus jamais question, je veux me confesser de tout. J'ai donc été l'autre jour à votre porte, c'est-à-dire à la grille de votre jardin. J'ai regardé, je n'ai rien vu; j'ai écouté, j'ai entendu! Eh bien, que vous importe? je ne sais pas son nom, je n'ai pas vu sa figure; mais je sais que vous êtes ma soeur, ma confidente, ma consolation, mon soutien. Je sais qu'hier je pleurais à vos pieds, et que vous avez essuyé mes yeux avec votre mouchoir, en disant: «Que faire, que faire, mon pauvre enfant?» Je sais que, sage, laborieuse, tranquille, respectée, puisque vous êtes libre, aimée, puisque vous êtes heureuse, vous trouvez le temps et la charité de me plaindre, de savoir que j'existe, et de vouloir me faire mieux exister. Bonne Thérèse, qui ne vous bénirait serait un ingrat, et, tout misérable que je suis, je ne connais pas l'ingratitude. Quand voulez-vous me recevoir, Thérèse? Il me semble que je vous ai offensée. Il ne me manquerait plus que cela? Irai-je ce soir chez vous? Si vous dites non, oh! ma foi, j'irai au diable!».

Laurent reçut, par le retour de son domestique, la réponse de Thérèse. Elle était courte: Venez ce soir. Laurent n'était ni roué ni fat, bien qu'il méditât ou fût tenté souvent d'être l'un et l'autre. C'était, on l'a vu, un être plein de contrastes, et que nous décrivons sans l'expliquer, ce ne serait pas possible; certains caractères échappent à l'analyse logique.

La réponse de Thérèse le fit trembler comme un enfant. Jamais elle ne lui avait écrit sur ce ton. Était-ce son congé motivé qu'elle lui ordonnait de venir chercher? était-ce à un rendez-vous d'amour qu'elle l'appelait? Ces trois mots secs ou brûlants avaient-ils été dictés par l'indignation ou par le délire?

M. Palmer arriva, et Laurent dut, tout agité et tout préoccupé, commencer son portrait. Il s'était promis de l'interroger avec une habileté consommée, et de lui arracher tous les secrets de Thérèse. Il ne trouva pas un mot pour entrer en matière, et, comme l'Américain posait en conscience, immobile et muet comme une statue, la séance se passa presque sans desserrer les lèvres de part ni d'autre.

Laurent put donc se calmer assez pour étudier la physionomie placide et pure de cet étranger. Il était d'une beauté accomplie; ce qui, au premier abord, lui donnait l'air inanimé propre aux figures régulières. En l'examinant mieux, on découvrait de la finesse dans son sourire et du feu dans son regard. En même temps que Laurent faisait ces observations, il étudiait l'âge de son modèle.

– Je vous demande pardon, lui dit-il tout à coup, mais je voudrais et je dois savoir si vous êtes un jeune homme un peu fatigué ou un homme mûr extraordinairement conservé. J'ai beau vous regarder, je ne comprends pas bien ce que je vois.

– J'ai quarante ans, répondit simplement M. Palmer.

– Salut! reprit Laurent; vous avez donc une fière santé?

– Excellente! dit Palmer.

Et il reprit sa pose aisée et son tranquille sourire.

– C'est la figure d'un amant heureux, se disait l'artiste, ou celle d'un homme qui n'a jamais aimé que le roastbeef.

Il ne put résister au désir de lui dire encore:

– Alors vous avez connu mademoiselle Jacques toute jeune?

– Elle avait quinze ans quand je l'ai vue pour la première fois.

Laurent ne se sentit pas le courage de demander en quelle année. Il lui semblait qu'en parlant de Thérèse, le rouge lui montait au visage. Que lui importait au fond l'âge de Thérèse? C'est son histoire qu'il aurait voulu apprendre. Thérèse ne paraissait pas avoir trente ans; Palmer pouvait n'avoir été pour elle autrefois qu'un ami. Et puis il avait la voix forte et la prononciation vibrante. Si c'eût été à lui que Thérèse se fût adressée en disant: Je n'aime plus que vous, il aurait fait une réponse quelconque que Laurent eût entendue.

Enfin le soir arriva, et l'artiste, qui n'avait pas coutume d'être exact, arriva avant l'heure où Thérèse le recevait habituellement. Il la trouva dans son jardin, inoccupée contre sa coutume, et marchant avec agitation. Dès qu'elle le vit, elle alla à sa rencontre; et, lui prenant la main avec plus d'autorité que d'affection:

– Si vous êtes un homme d'honneur, lui dit-elle, vous allez me dire tout ce que vous avez entendu à travers ce buisson. Voyons, parlez; j'écoute.

Elle s'assit sur un banc, et Laurent, irrité de cet accueil inusité, essaya de l'inquiéter en lui faisant des réponses évasives; mais elle le domina par une attitude de mécontentement et une expression de visage qu'il ne lui connaissait pas. La crainte de se brouiller avec elle sans retour lui fit dire tout simplement la vérité.

 

– Ainsi, reprit-elle, voilà tout ce que vous avez entendu? Je disais à une personne que vous n'avez pas même pu apercevoir: «Vous êtes maintenant mon seul amour sur la terre?»

– J'ai donc rêvé cela, Thérèse! Je suis prêt à le croire, si vous me l'ordonnez.

– Non, vous n'avez pas rêvé. J'ai pu, j'ai dû dire cela. Et que m'a-t-on répondu?

– Rien que j'aie entendu, dit Laurent, sur qui la réponse de Thérèse fit l'effet d'une douche froide, pas même le son de sa voix. Êtes-vous rassurée?

– Non! je vous interroge encore. A qui supposez-vous que je parlais ainsi?

– Je ne suppose rien. Je ne sache que M. Palmer avec qui vos relations ne soient pas connues.

– Ah! s'écria Thérèse d'un air de satisfaction étrange, vous pensez que c'était M. Palmer?

– Pourquoi ne serait-ce pas lui? Est-ce une injure à vous faire que de supposer une ancienne liaison tout à coup renouée? Je sais que vos rapports avec tous ceux que je vois chez vous depuis trois mois sont aussi désintéressés de leur part, et aussi indifférents de la vôtre, que ceux que j'ai moi-même avec vous. M. Palmer est très-beau, et ses manières sont d'un galant homme. Il m'est très-sympathique. Je n'ai ni le droit ni la présomption de vous demander compte de vos sentiments particuliers. Seulement… vous allez dire que je vous ai espionnée…

– Oui, au fait, dit Thérèse, qui ne parut pas songer à nier la moindre chose, pourquoi m'espionniez-vous? Cela me paraît mal, bien que je n'y comprenne rien. Expliquez-moi cette fantaisie.

– Thérèse! répondit vivement le jeune homme, résolu à se débarrasser d'un reste de souffrance, dites-moi que vous avez un amant, et que cet amant est Palmer, et je vous aimerai véritablement, je vous parlerai avec une ingénuité complète. Je vous demanderai pardon d'un accès de folie, et vous n'aurez jamais un reproche à me faire. Voyons, voulez-vous que je sois votre ami? Malgré mes forfanteries, je sens que j'ai besoin de l'être et que j'en suis capable. Soyez franche avec moi, voilà tout ce que je vous demande!

– Mon cher enfant, répondit Thérèse, vous me parlez comme à une coquette qui essayerait de vous retenir près d'elle, et qui aurait une faute à confesser. Je ne peux pas accepter cette situation; elle ne me convient nullement. M. Palmer n'est et ne sera jamais pour moi qu'un ami fort estimable, avec qui je ne vais même pas jusqu'à l'intimité, et que j'avais depuis longtemps perdu de vue. Voilà ce que je dois vous dire, mais rien au delà. Mes secrets, si j'en ai, n'ont pas besoin d'épanchement, et je vous prie de ne pas vous y intéresser plus que je ne souhaite. Ce n'est donc pas à vous de m'interroger, c'est à vous de me répondre. Que faisiez-vous ici, il y a quatre jours? Pourquoi m'espionniez-vous? Quel est l'accès de folie que je dois savoir et juger?

– Le ton dont vous me parlez n'est pas encourageant. Pourquoi me confesserais-je, du moment que vous ne daignez pas me traiter en bon camarade et avoir confiance en moi?

– Ne vous confessez donc pas, reprit Thérèse en se levant. Cela me prouvera que vous ne méritiez pas l'estime que je vous ai témoignée, et qu'en cherchant à savoir mes secrets, vous ne me la rendiez pas du tout.

– Ainsi, reprit Laurent, vous me chassez, et c'est fini entre nous?

– C'est fini, et adieu, répondit Thérèse d'un ton sévère.

Laurent sortit, en proie à une colère qui ne lui permit pas de dire un mot; mais il n'eut pas fait trente pas dehors, qu'il revint, disant à Catherine qu'il avait oublié une commission dont on l'avait chargé pour sa maîtresse. Il trouva Thérèse assise dans un petit salon: la porte sur le jardin était restée ouverte; il semblait que Thérèse, affligée et abattue, fût demeurée plongée dans ses réflexions. Son accueil fut glacé.

– Vous voilà revenu? dit-elle: qu'est-ce que vous avez oublié?

– J'ai oublié de vous dire la vérité.

– Je ne veux plus l'entendre.

– Et pourtant vous me la demandiez!

– Je croyais que vous pourriez me la dire spontanément.

– Je le pouvais, je le devais; j'ai eu tort de ne pas le faire. Voyons, Thérèse, croyez-vous donc qu'il soit possible à un homme de mon âge de vous voir sans être amoureux de vous?

– Amoureux? dit Thérèse en fronçant le sourcil. En me disant que vous ne pouviez l'être d'aucune femme, vous vous êtes donc moqué de moi?

– Non, certes, j'ai dit ce que je pensais.

– Alors vous vous étiez trompé, et vous voilà amoureux, c'est bien sûr?

– Oh! ne vous fâchez pas, mon Dieu! ce n'est pas si sûr que cela. Il m'a passé des idées d'amour par la tête, par les sens, si vous voulez. Avez-vous si peu d'expérience, que vous ayez jugé la chose impossible?

– J'ai l'âge de l'expérience, répondit Thérèse; mais j'ai longtemps vécu seule. Je n'ai pas l'expérience de certaines situations. Cela vous étonne? C'est pourtant comme cela. J'ai beaucoup de simplicité, quoique j'aie été trompée… comme tout le monde! Vous m'avez dit cent fois que vous me respectiez trop pour voir en moi une femme, par la raison que vous n'aimiez les femmes qu'avec beaucoup de grossièreté. Je me suis donc crue à l'abri de l'outrage de vos désirs, et, de tout ce que j'estimais en vous, votre sincérité sur ce point est ce que j'estimai le plus. Je m'attachais à votre destinée avec d'autant plus d'abandon que nous nous étions dit en riant, souvenez-vous, mais sérieusement au fond: «Entre deux êtres dont l'un est idéaliste, et l'autre matérialiste, il y a la mer Baltique.»

– Je l'ai dit de bonne foi, et je me suis mis avec confiance à marcher le long de mon rivage, sans avoir l'idée de traverser; mais il s'est trouvé que, de mon côté, la glace ne portait pas. Est-ce ma faute si j'ai vingt-quatre ans et si vous êtes belle?

– Est-ce que je suis encore belle? J'espérais que non!

– Je n'en sais rien, je ne trouvais pas d'abord, et puis, un beau jour, vous m'êtes apparue comme cela. Quant à vous, c'est sans le vouloir, je le sais bien; mais c'est sans le vouloir aussi que j'ai ressenti cette séduction, tellement sans le vouloir, que je m'en suis défendu et distrait. J'ai rendu à Satan ce qui appartient à Satan, c'est-à-dire ma pauvre âme, et je n'ai apporté ici à César que ce qui revient à César, mon respect et mon silence. Voilà huit ou dix jours pourtant que cette mauvaise émotion me revient en rêve. Elle se dissipe dès que je suis auprès de vous. Ma parole d'honneur, Thérèse, quand je vous vois, quand vous me parlez, je suis calme. Je ne me souviens plus d'avoir crié après vous dans un moment de démence auquel je ne comprends rien moi-même. Quand je parle de vous, je dis que vous n'êtes pas jeune ou que je n'aime pas la couleur de vos cheveux. Je proclame que vous êtes ma grande camarade, c'est-à-dire mon frère, et je me sens loyal en le disant. Et puis il passe je ne sais quelles bouffées de printemps dans l'hiver de mon imbécile de coeur, et je me figure que c'est vous qui me les soufflez. C'est vous, en effet, Thérèse, avec votre culte pour ce que vous appelez le véritable amour! cela donne à penser, malgré qu'on en ait!

– Je crois que vous vous trompez, je ne parle jamais d'amour.

– Oui, je le sais. Vous avez à cet égard un parti pris. Vous avez lu quelque part que parler d'amour, c'était déjà en donner ou en prendre; mais votre silence a une grande éloquence, vos réticences donnent la fièvre et votre excessive prudence a un attrait diabolique!

– En ce cas, ne nous voyons plus, dit Thérèse.

– Pourquoi? qu'est-ce que cela vous fait, que j'aie eu quelques nuits sans sommeil, puisqu'il ne tient qu'à vous de me rendre aussi tranquille que je l'étais auparavant?

– Que faut-il faire pour cela?

– Ce que je vous demandais: me dire que vous êtes à quelqu'un. Je me le tiendrai pour dit, et, comme je suis très-fier, je serai guéri comme par la baguette d'une fée.