Tasuta

Francia; Un bienfait n'est jamais perdu

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

Une personne avait pourtant pressenti et comme deviné la vérité, c'était le docteur Faure. Le regard profondément navré que Francia avait fixé sur lui, le jour où il l'avait quittée avec mépris, lui était resté sur le coeur et pour ainsi dire devant les yeux; ce pauvre petit être qui s'était fié à lui avec tant de candeur, et qui à une heure de là était retombé sous l'empire de l'amour, n'était pas une intrigante: c'était une victime de la fatalité. Qui sait si lui-même ne l'avait pas poussée au désespoir en voulant la sauver?

Il résolut de la retrouver, et, comme il avait bonne mémoire, il se rappela qu'en lui racontant toute sa vie, elle lui avait parlé d'un estaminet de la rue du Faubourg-Saint-Martin, et d'un invalide qui tenait l'établissement. Il s'y rendit, et trouva la jeune fille entre la vie et la mort. Son frère était auprès d'elle. Après l'avoir vainement cherchée chez Mourzakine, où il avait appris la catastrophe, il était retourné au faubourg Saint-Martin, certain qu'on y aurait de ses nouvelles.

Francia était dans une petite chambre humide et misérable, qui ne recevait de jour que par une cour de deux mètres carrés, sorte de puits formé par la superposition des étages, et imprégné de toutes les souillures et de toutes les puanteurs des pauvres cuisines qui y déversaient leurs débris dans les cuvettes des plombs. C'était la chambre de Moynet, il n'en avait pas de meilleure à offrir, il n'avait pas le moyen d'en louer une autre et de payer une garde. Dodore heureusement ne quittait pas sa soeur d'un instant. Il la soignait avec un dévouement et une intelligence qui réparaient bien des choses. Il était comme transformé par quelques jours de fièvre patriotique et par la résolution de travailler. Antoine, qui s'était arrangé pour travailler cette semaine-là dans le voisinage, venait le matin, à midi et le soir, apporter tout ce qu'il pouvait se procurer pour le soulagement de la malade. La fruitière du coin, qui était une bonne Auvergnate, parente d'Antoine, et qui aimait Francia, venait la nuit relayer Théodore, on l'aider à contenir les accès de délire de sa soeur. Francia ne manquait donc ni de soins, ni de secours; mais le contraste entre le lieu écoeurant et sinistre où il la trouvait, après l'avoir laissée dans une sorte d'opulence, serra le coeur du docteur Faure. Il dut faire allumer une chandelle pour voir son visage, et après s'être bien informé de la marche suivie jusque-là par la maladie, il espéra la guérir, et revint le lendemain. Peu de jours après, il la jugea hors de danger. Théodore, qui secoua tristement la tête, lui dit en causant tout bas avec lui dans un coin:

– S'il faut qu'elle vive comme la voilà, mieux vaudrait pour elle qu'elle fût morte!

– Vous la croyez folle? dit le docteur.

– Oui, monsieur, car c'est quand la fièvre la quitte un peu qu'elle a le moins sa tête. Avec la fièvre, elle dit qu'elle a tué le prince russe, et nous ne nous étonnons pas, c'est le délire; mais quand on la croit bien revenue de ça, elle vous dit qu'elle a rêvé de mort, mais qu'elle sait bien que le prince est vivant, puisqu'il est là endormi sur un fauteuil, et que nous sommes aveugles de ne pas le voir.

– Pourquoi donc lui avez-vous appris cette mort dans la situation où elle est?

– Mais… c'est elle qui l'a apprise ici. Quand je suis arrivé de Vaugirard, personne ne le savait. On croyait qu'elle avait rêvé ça, et moi je leur ai dit que c'était la vérité.

– Eh bien! mon garçon, vous avez eu tort.

– Pourquoi ça, monsieur le médecin?

– Parce qu'on pourrait soupçonner votre soeur, et qu'il faut vous taire. A présent, le délire est tombé, mais le cerveau est affaibli et halluciné il faut l'emmener dans un faubourg qui soit un peu la campagne, lui trouver une petite chambre claire et gaie avec un bout de jardin, du repos, de la solitude, pas de voisins curieux ou bavards, et vous, ne répétez à personne ce qu'elle vous dira de sang-froid ou autrement sur le prince Mourzakine. Ne vous en tourmentez pas, n'en tenez pas compte, laissez-lui croire qu'il est vivant, jusqu'à ce qu'elle soit bien guérie.

– Je veux bien tout ça, dit Théodore; mais le moyen?

– Nous le trouverons, dit le docteur en lui remettant un louis d'avance. J'avais déjà récolté quelque chose pour votre soeur dans un moment où elle voulait quitter le prince. Je payerai donc cette petite dépense. Occupez-vous vite du changement d'air et de résidence; demain elle pourra être transportée. La voiture la secouerait trop, j'enverrai un brancard, et vous me ferez dire où vous êtes, j'irai la voir dans la soirée.

Théodore fit les choses vite et bien. Il trouva ce qu'il cherchait du côté de l'hôpital Saint-Louis, près des cultures qui dans ce temps-là s'étendaient jusqu'à la barrière de la Chopinette. Le lendemain à midi, Francia fut mise sur le brancard et s'étonna beaucoup d'être enfermée dans la tente de toile rayée comme dans un lit fermé de rideaux qui marchait tout seul. Puis des idées sombres lui vinrent à l'esprit. Ayant entrevu, à travers les fentes de la toile, de la verdure et des arbres, tandis que son frère et Antoine marchaient tristement à sa droite et à sa gauche, elle crut qu'elle était morte, et qu'on la portait au cimetière. Elle se résigna, et désira seulement être enterrée auprès de Mourzakine, qu'elle aimait toujours.

Pourtant cette locomotion cadencée et le sentiment d'un air plus pur, qui faisait frissonner la toile autour d'elle, lui causèrent une sorte de bien-être, et durant le trajet elle dormit complètement pour la première fois depuis son crime involontaire.

Elle fut couchée en arrivant, et dormit encore. Le soir, elle put répondre aux questions du docteur sans trop d'égarement, et le remercia de ses bontés: elle le reconnaissait. Elle n'osa pas lui demander s'il était envoyé par Mourzakine; mais elle se souvint d'une partie des faits accomplis. Elle pensa qu'elle était, par ses ordres, transférée en lieu sûr, à l'abri des poursuites du comte, réunie à son frère, chargé de la protéger. Elle serra faiblement les mains du docteur, et lui dit tout bas comme il la quittait:

– Vous me pardonnez donc de ne pouvoir pas haïr ce Russe?

Peu à peu elle cessa de le voir en imagination, et elle se souvint de tout, excepté du moment où elle avait perdu la raison. Comment pouvait-elle se retracer une scène dont elle n'avait pas eu conscience? Elle avait fait tant de rêves affreux et insensés depuis ce moment-la, qu'elle ne distinguait plus dans ses souvenirs l'illusion de la réalité. Le docteur étudiait avec un intérêt scientifique ce phénomène d'une conscience pure et tranquille chargée d'un meurtre à l'insu d'elle-même. Il tenait à s'assurer de ce qu'il soupçonnait, et il lui fut facile de savoir de Francia, qu'elle s'était introduite chez son amant la nuit de sa mort. Elle se souvenait d'y être entrée, mais non d'en être sortie, et quand il lui demanda dans quels termes elle s'était séparée de lui cette nuit-là, il vit qu'elle n'en savait absolument rien. Elle avoua qu'elle avait eu l'intention de se tuer devant lui avec un poignard qu'il lui avait donné et qu'elle décrivit avec précision: c'était bien celui que le docteur avait aidé à retirer du cadavre. Elle croyait avoir encore ce poignard et le cherchait ingénument. Quand il demanda à la jeune fille si c'était Mourzakine qui l'avait détournée du suicide, elle essaya en vain de se souvenir, et ses idées recommencèrent à s'embrouiller. Tantôt il lui semblait que le prince avait pris le poignard et s'était tué lui-même, et tantôt qu'il l'en avait frappée.

– Mais vous voyez bien, ajouta-t-elle, que tout cela c'est mon délire qui commençait, car il ne m'a pas frappée, je n'ai pas de blessure, et il m'aime trop pour vouloir me tuer. Quant à se tuer lui-même, c'est encore un rêve que je faisais, car il est vivant. Je l'ai vu souvent pendant que j'étais si malade. N'est-ce pas qu'il est venu me voir? Ne reviendra-t-il pas bientôt? Dites-lui donc que je lui pardonne tout. Il a eu des torts; mais, puisqu'il est venu, c'est qu'il m'aime toujours, et moi, j'aurais beau le vouloir, je ne réussirai jamais à ne pas l'aimer.

Il fallut attendre la complète guérison de Francia pour lui apprendre que les alliés étaient partis après treize jours de résidence à Paris, et qu'elle ne reverrait jamais ni Mourzakine, ni son oncle. Elle eut un profond chagrin, qu'elle renferma, dans la crainte d'être accusée de lâcheté de coeur. Les reproches de l'invalide n'étaient pas sortis de sa mémoire, et, en perdant l'espérance, elle ne perdit pas le désir d'être estimée encore. Elle pria le docteur de lui procurer de l'ouvrage. Il la fit attacher à la lingerie de l'hôpital Saint-Louis, où elle mena une conduite exemplaire. Les jours de grande fête, elle venait embrasser Moynet et tendre la main à Antoine, qui espérait toujours l'épouser. Elle ne le rebutait pas, et disait qu'ayant une bonne place elle ne voulait se mettre en ménage qu'avec quelques économies. Le pauvre Antoine en faisait de son côté, travaillait comme un boeuf et s'imposait toutes les privations possibles pour réunir une petite somme.

Théodore était occupé aussi. Il apprenait avec Antoine l'état de ferblantier. Il se conduisait bien, il se portait bien. L'enfant malingre et débauché devenait un garçon mince, mais énergique, actif et intelligent.

Dans le quartier, comme disaient Francia et son frère en parlant de cette rue du Faubourg-Saint-Martin qui leur était une sorte de patrie d'affection, on les remarquait tous deux, on admirait leur changement de conduite, on leur savait gré de s'être rangés à temps, on leur faisait bon accueil dans les boutiques et les ateliers. Moynet était fier de sa fille adoptive et la présentait avec orgueil à ceux de ses anciens camarades aussi endommagés que lui par la guerre, qui venaient boire avec lui à toutes leurs gloires passées.

Dans sa joie de trinquer avec eux, il oubliait souvent de leur faire payer leur dépense. Aussi ne faisait-il pas fortune; mais il n'en était que plus gai quand il leur disait en montrant Francia:

 

– En voilà une qui a souffert autant que nous, et qui nous fermera les yeux!

Il s'abusait, le pauvre sergent. Il voyait sa fille adoptive embellir en apparence: elle avait l'oeil brillant, les lèvres vermeilles; son teint prenait de l'éclat. Le docteur Faure s'en inquiétait, parce qu'il remarquait une toux sèche presque continuelle et de l'irrégularité dans la circulation. L'hiver qui suivit sa maladie, il constata qu'une maladie plus lente et plus grave se déclarait, et au printemps, il ne douta plus qu'elle ne fût phthisique. Il l'engagea à suspendre son travail et à suivre, en qualité de demoiselle de compagnie, une vieille dame qui l'emmènerait à la campagne.

– Non, docteur, lui répondit Francia, j'aime Paris, c'est à Paris que je veux mourir.

– Qui te parle de mourir, ma pauvre enfant? Où prends-tu cette idée-là?

– Mon bon docteur, reprit-elle, je sens très-bien que je m'en vais et j'en suis contente. On n'aime bien qu'une fois, et j'ai aimé comme cela. A présent, je n'ai plus rien à espérer. Je suis tout à fait oubliée. Il ne m'a jamais écrit, il ne reviendra pas. On ne vit pourtant pas sans aimer, et peut-être que, pour mon malheur, j'aimerais encore; mais ce serait en pensant toujours à lui et en ne donnant pas tout mon coeur. Ce serait mal, et ça finirait mal. J'aime bien mieux mourir jeune et ne pas recommencer à souffrir!

Elle continua son travail en dépit de tout, et le mal fit de rapides progrès.

Le 21 mars 1815, Paris était en fête, Napoléon, rentré la veille au soir aux Tuileries, se montrait aux Parisiens dans une grande revue de ses troupes, sur la place du Carrousel. Le peuple surpris, enivré, croyait prendre sa revanche sur l'étranger. Moynet était comme fou; il courait regarder, dévorer des yeux son empereur, oubliant sa boutique et faisant résonner avec orgueil sa jambe de bois sur le pavé. Il savait bien que sa pauvre Francia était languissante, malade même, et ne pouvait venir partager sa joie.

– Nous irons la voir ce soir, disait-il en s'appuyant sur le bras d'Antoine, qu'il forçait à marcher vite vers les Tuileries. Nous lui conterons tout ça! Nous lui porterons le bouquet de lauriers et de violettes que j'ai mis à mon enseigne!

Pendant qu'il faisait ce projet et criait vive l'empereur! jusqu'à complète extinction de voix, la pauvre Francia, assise dans le jardin de l'hôpital Saint-Louis, s'éteignait dans les bras d'une des soeurs qui croyait à un évanouissement et s'efforçait de la faire revenir. Quand son frère accourut avec le docteur Faure, elle lui sourit à travers l'effrayante contraction de ses traits, et, faisant un grand effort pour parler, elle leur dit:

– Je suis contente; il est venu, il est là avec ma mère! il me l'a ramenée!

Elle se retourna sur le fauteuil ou on l'avait assise et sourit à des figures imaginaires qui lui souriaient, puis elle respira fortement comme une personne, qui se sent guérie: c'était le dernier souffle.

Un jour que l'on discutait la question du libre arbitre devant le docteur Faure:

– J'y ai cru, dit-il, je n'y crois plus d'une manière absolue. La conscience de nos actions est intermittente, quand l'équilibre est détruit par des secousses trop fortes. J'ai connu une jeune fille faible, bonne, douce jusqu'à la passivité, qui a commis d'une main ferme un meurtre qu'elle ne s'est jamais reproché parce qu'elle ne s'en est jamais souvenue.

Et, sans nommer personne, il racontait à ses amis l'histoire de Francia.

UN BIENFAIT N'EST JAMAIS PERDU

PROVERBE
PERSONNAGES
ANNA DE LOUVILLE
LOUISE DE TRÉMONT
M. DE VALROGER
M. DE LOUVILLE
Au château de Louville. – Un salon
SCÈNE PREMIÈRE
LOUISE, ANNA
ANNA, (debout, agitée.)

Enfin, tu diras ce que tu voudras, je refuse de le recevoir.

LOUISE, (assise, brodant, calme.)

Pourquoi?

ANNA

Un homme qui compromet toutes les femmes est l'ennemi naturel de toutes les femmes honnêtes.

LOUISE

Dis-moi, je t'en prie, ce que signifie ce grand mot-là: compromettre les femmes!

ANNA

Est-ce sérieusement que tu me fais cette question de sauvage?

LOUISE

Très-sérieusement. Je suis une sauvage.

ANNA

Quelle prétention! Est-ce qu'il y a encore des sauvages au temps où nous vivons? Il n'y en a même plus à Carpentras.

LOUISE

C'est pour ça qu'il y en a peut-être ailleurs. Tu ne veux pas me répondre? C'est donc bien difficile?

ANNA

C'est très-aisé. Un homme qui compromet les femmes, c'est M. de Valroger.

LOUISE

Ça ne m'apprend rien; je ne le connais pas.

ANNA

Tu ne l'as jamais vu?

LOUISE

Où l'aurais-je vu? C'est un astre nouveau dans le monde de Paris, dont je ne suis plus depuis mon veuvage.

ANNA

Eh bien! moi qui habite ce château depuis deux mois, je ne connais pas non plus ce monsieur, mais mon mari le connaît; il dit que c'est un vrai marquis de la régence.

LOUISE

Bah! c'est une race perdue. M. de Louville s'est moqué de toi.

ANNA

Qui sait? Je suis sûre qu'il me blâmerait beaucoup de le recevoir en son absence.

LOUISE

Alors tu as bien fait de le renvoyer; parlons d'autre chose.

ANNA

Oh! mon Dieu, rien ne nous empêche de parler de lui.

LOUISE

Nous n'avons rien à en dire, ne le connaissant ni l'une ni l'autre.

ANNA

D'autant plus que, si nous le connaissions, nous en dirions du mal.

LOUISE

Réjouissons-nous donc de ne pas aimer les épinards, car si nous les aimions…

ANNA, (allant à une fenêtre et regardant.)

Oh! que tu as de vieilles facéties! – Tiens, il est affreux!

LOUISE

Qui?

ANNA

Lui, M de Valroger, ce beau séducteur; il est très-laid.

LOUISE

Comment se fait-il qu'il soit dans ton parc, sachant que tu ne reçois pas?

ANNA

Il aura voulu voir au moins mon parc, et, comme le jardinier ne sait pas refuser vingt francs… Je le chasserai.

LOUISE

Le jardinier?

ANNA

Certainement. Il aura reçu de l'argent pour fournir à ce monsieur le moyen de m'apercevoir.

LOUISE

Voilà de l'argent bien mal employé!

ANNA

Ah! tu trouves que ma figure ne vaut pas la dépense?

LOUISE

Si fait, mais il aurait dû se dire qu'il la verrait pour rien!

ANNA, (fermant brusquement le rideau.)

Il ne m'a pas vue.

LOUISE

C'est qu'il n'aura pas voulu! Alors il a moins de curiosité que toi.

ANNA

Tu n'es pas curieuse, toi, de voir un homme dont on parle tant? Il est là, tout près!

LOUISE

Au fait, la vue n'en coûte rien. (Elle va à la fenêtre et regarde.) Franchement, eh bien! je ne suis pas de ton avis. Il est très-agréable.

ANNA

Agréable! comme monsieur le bourreau de Paris!

LOUISE, (revenant.)

Ah! mais, tu le détestes, ce pauvre M. de Valroger!

ANNA

Et toi, tu le protèges?

LOUISE

Contre qui?

ANNA

Je ne sais pas, mais enfin tu meurs d'envie que je le reçoive.

LOUISE

Ça vaudrait peut-être mieux que de s'en priver avec tant de regret.

ANNA

Parle pour toi.

LOUISE

Moi? je suis sûre de le voir chez moi. Sa visite m'a été annoncée par ma mère.

ANNA

Et tu comptes le recevoir?

LOUISE

Certainement.

ANNA

Ah! – Au fait, tu es veuve, toi, tu as des enfants…

LOUISE

Et je suis beaucoup moins jeune que toi; dis-le, ça ne me fâche pas, bien au contraire; quand on n'a rien à se reprocher à mon âge, on compte ses années avec plaisir.

ANNA

Coquette de vertu, va!

LOUISE

Chère enfant, tu connaîtras ce plaisir-là, à la condition pourtant que tu ne mettras pas trop de curiosité dans ta vie.

ANNA

Encore? Je n'entends pas.

LOUISE

Si fait. Tu sais bien que la curiosité est un trouble de l'âme, une maladie! La vertu, c'est le calme et la santé.

ANNA

Très-bien! un sermon?

LOUISE

Que veux-tu? je vieillis!

SCÈNE II
ANNA, LOUISE, UN DOMESTIQUE
LE DOMESTIQUE

M. le marquis de Valroger fait demander si madame veut le recevoir.

ANNA

Toujours? vous n'avez donc pas dit que j'étais sortie?

LE DOMESTIQUE

Je l'ai dit; mais il a vu madame à la fenêtre, et, pensant qu'elle était rentrée…

ANNA

L'impertinent! Dites que je ne reçois pas.

LOUISE, (au domestique.)

Attendez… (Bas à Anna.) Reçois-le!

ANNA, (bas.)

Ah! tu vois! c'est toi qui le veux! (Au domestique.) Faites entrer. (Le domestique sort.)

LOUISE

Oui, je veux que tu voies cet homme dangereux, et que tu reconnaisses avec moi qu'il n'y a pas de tels hommes pour une honnête femme.

ANNA

Mais mon mari… Il est vrai qu'il ne m'a pas défendu de le recevoir!

LOUISE

Ton mari t'estime trop pour s'inquiéter de rien; d'ailleurs je suis là.

LE DOMESTIQUE, (annonçant.)

M. le marquis de Valroger.

SCÈNE III
LOUISE, ANNA, VALROGER
VALROGER, (allant à Anna.)

Si j'ai eu l'audace d'insister, madame…

LOUISE

C'est que vous m'avez vue à cette fenêtre? (Bas à Anna étonnée.) Laisse-moi faire!

VALROGER, (désignant Anna.)

C'est madame que j'ai vue.

LOUISE

Madame est mon amie, madame de Trémont, et vous êtes ici chez moi; c'est moi seule qui dois vous demander pardon de vous avoir fait attendre.

VALROGER, (railleur.)

Vous êtes bien bonne de vous excuser, madame, je ne savais pas avoir attendu.

LOUISE

C'est que… on vous avait dit que j'étais sortie. Je ne l'étais pas.

VALROGER

Vous êtes adorable de franchise, madame! Je dois donc me dire que votre premier mouvement avait été de me mettre à la porte?

LOUISE

Absolument.

VALROGER

C'est-à-dire une fois pour toutes?

LOUISE

J'en conviens, puisque je me suis ravisée.

VALROGER

J'en suis bien heureux; mais à qui dois-je?..

LOUISE

Vous le devez à madame, qui m'a dit de vous le plus grand bien.

ANNA

Ah! par exemple!.. (Louise lui fait signe de se taire.)

VALROGER, (à Anna.)

Je dois donc vous remercier encore plus que votre amie…

ANNA, (sèchement.)

Ne me remerciez pas. Je ne mérite pas tant d'honneur!

VALROGER, (railleur.)

Oh! madame, vous me dites cela d'un ton… Me voilà éperdu entre la crainte et l'espérance!

ANNA, (avec hauteur.)

L'espérance de quoi?

LOUISE

L'espérance de nous plaire. (Tendant la main à Valroger.) Eh bien! monsieur, c'est fait; vous nous plaisez beaucoup.

VALROGER, (lui baisant la main.)

Vraiment! (A part.) La drôle de femme!

LOUISE

Comment voulez-vous qu'il en soit autrement? Je ne savais pas moi, que vous étiez le meilleur des hommes, et que tous nos pauvres avaient été comblés par vous. C'est mon amie qui vient de me l'apprendre.

 
VALROGER, (à Anna stupéfaite.)

Comment! vous saviez… Vraiment me voilà réhabilité à bon marché! Est-ce qu'il y a le moindre mérite?

LOUISE

Oui, il y a toujours du mérite à savoir secourir avec intelligence et délicatesse. Ce n'est peut-être pas bien méritoire pour nous autres femmes, nous n'avons à faire que ça; mais un homme du monde que ses plaisirs n'emportent pas dans un tourbillon d'égoïsme et d'oubli!.. Allons, je vois que je vous embarrasse avec mes louanges… c'est fini. Je vous devais cette explication, et nous n'en parlerons plus.

VALROGER

Eh bien, non, madame! puisque vous le prenez ainsi, je veux tout savoir. Avant que madame de Trémont prît la peine de vous apprendre que j'étais un ange, vous pensiez que j'étais un démon, puisque vous me repoussiez sans merci de votre sanctuaire?

LOUISE

Vous saurez tout, car vous êtes de trop bonne compagnie pour me demander d'où je tenais ces renseignements; on m'avait dit que vous étiez méchant.

VALROGER

Méchant! Voilà un mot terrible. Voulez-vous me l'expliquer, madame?

LOUISE

Je ne puis vous l'expliquer que comme je l'entends. Un méchant, c'est un coeur haineux, et on vous accusait de haïr les femmes.

VALROGER

Comment peut-on haïr les femmes?

LOUISE

C'est les haïr que de les rechercher pour le seul plaisir de les compromettre. Les compromettre, c'est leur faire perdre l'estime et la confiance qu'elles méritaient, c'est leur faire le plus grand tort et le plus grand mal: voilà ce que c'est qu'un méchant.

VALROGER

Très-bien. Et une méchante, qu'est-ce que c'est?

LOUISE

C'est la même chose. C'est une coquette au coeur froid.

VALROGER

Voilà une bizarre aventure, madame de Louville! On m'avait dit à moi que vous étiez une méchante dans le sens que vous donnez à ce mot!

ANNA, (s'échappant)

Moi?

VALROGER, (s'apercevant de la mystification)

Vous? (A part). Bien! ces dames s'amusent à mes dépens! (Haut à Anna). Oh! vous, madame de Trémont, vous passez à bon droit, j'en suis certain, pour une femme sincère et indulgente; mais elle, votre amie, madame de Louville, qui vient de si bien définir la méchanceté, elle est réputée méchante comme Satan!

ANNA

Eh bien! voilà une belle réputation! mais c'est indigne!.. Je… (A Louise.) Tu ne te fâches pas?

LOUISE

Me fâcher de cela serait avouer que je le mérite.

ANNA

Mais monsieur l'a cru, il le croit sans doute encore?

LOUISE

Dame! qui sait? c'est à lui de répondre.

VALROGER

Eh! eh!

ANNA, (en colère,)

Comment? vous dites eh! eh!

VALROGER

Oh! oh!

ANNA

Ce ne sont pas là des réponses!

VALROGER

Que voulez-vous? Certes, madame a le ciel écrit en toutes lettres sur la figure, et l'accueil qu'elle vient de me faire tournerait la tête à un novice; mais le plus souvent ces êtres angéliques sont les plus dangereux et les plus perfides. Ils s'arrangent pour vous mettre à leurs pieds, et quand vous y êtes, ils jettent leur soulier rose et vous font voir la double griffe.

ANNA

Alors, puisque vous ne croyez à la franchise d'aucune de nous, et que vous étiez si mal disposé contre… madame en particulier, pourquoi donc venez-vous chez-elle? Personne ne vous y avait appelé ni attiré, que je sache.

VALROGER

Pardonnez-moi, j'étais impérieusement sommé de comparaître pour répondre à une provocation.

ANNA

Ah! je ne savais pas!

VALROGER

Non, vous ne saviez pas; mais peut-être que madame de Louville le sait! Je m'en doute. J'ai, sans vous connaître, et sur la foi d'autrui, dit beaucoup de mal de vous. Je me suis irritée de vos faciles victoires sur les femmes légères. Je vous ai haï comme on hait celui qui vous confond avec les autres, et, tout en disant que je ne vous verrais de ma vie, j'ai eu envie de vous voir pour vous braver en face. C'est à cette provocation que vous avez répondu en venant ici.

VALROGER

Au moins voici de la franchise.

LOUISE

J'en ai beaucoup, c'est ma manière d'être coquette; c'est celle des grands diplomates.

ANNA

Je hais, je méprise la coquetterie, moi!

LOUISE

Et moi, j'avoue que nous en avons toutes! Il vaut bien mieux confesser nos travers que de nous les entendre reprocher à tout propos. Oui, j'avoue que, de vingt-cinq à trente ans surtout, nous sommes toutes un peu perverses, parce que nous sommes toutes un peu folles. Nous sommes enivrées de l'orgueil de la beauté quand nous sommes belles, et de celui de la vertu quand nous sommes vertueuses; mais quand nous sommes l'un et l'autre, oh! alors il n'y a plus de bornes à notre vanité, et l'homme qui ose douter de notre force devient un ennemi mortel. Il faut le vaincre, à tout risque, et pour le vaincre il faut le rendre amoureux; quel prix aurait son culte, s'il ne souffrait pas un peu pour nous? Ne faut-il pas qu'il expie son impiété? Alors on s'embarque avec lui dans cette coquille de noix qu'on appelle la lutte, sur ce torrent dangereux qu'on appelle l'amour; on s'y joue du péril et on s'y tient ferme jusqu'à ce qu'un écueil imprévu, le moindre de tous, peut-être un léger dépit, une jalousie puérile, vous brise avec votre aimable compagnon de voyage. Et voilà le résultat très-ordinaire et très-connu de ces sortes de défis réciproques. On commence par se haïr, puis on s'adore, après quoi on se méprise l'un et l'autre quand on ne se méprise pas soi-même. Il eût été si facile pourtant de se rencontrer naturellement, de se saluer avec politesse et de passer son chemin sans garder rancune d'un mot léger ou d'une bravade irréfléchie!

ANNA

Ma chère, tu parles d'or; mais moi, bonne femme, paisible et connue pour telle, je ne vois pas le but de cette confession, et je trouve qu'elle dépasse mon expérience. Je te laisserai donc implorer de monsieur l'absolution de tes fautes, et je me retire…

LOUISE

Sans l'inviter chez toi?

ANNA

Sans l'inviter. Je n'ai rien à me faire pardonner, puisqu'il est convaincu que je le tiens pour un ange!

VALROGER

Me sera-t-il permis d'aller au moins vous présenter mes actions de grâces?

ANNA

Oui, monsieur, au château de Trémont, (Bas à Louise.) où je ne remettrai jamais les pieds! (Elle sort.)

SCÈNE IV
LOUISE, VALROGER
LOUISE

Savez-vous bien que me voilà brouillée avec madame de Trémont?

VALROGER

Je vois, madame de Trémont, que vous voilà en délicatesse à propos de moi avec madame de Louville.

LOUISE

Ah! vous avez deviné ce que j'allais vous révéler?

VALROGER

Oui, madame; j'ai vu qu'en bonne amie vous avez voulu couper le mal dans sa racine.

LOUISE

Le mal?

VALROGER

Oui; je venais ici, vous l'avez fort bien compris, pour me venger, n'importe comment, du mépris, de l'aversion que madame de Louville affecte pour ma personne. A présent il n'y aura pas moyen; vous lui avez trop clairement montré le danger. Et puis vous m'avez rendu ridicule en sa présence, car je n'ai pas vu tout de suite le piège que vous me tendiez. Je dois donc renoncer à ma vengeance; mais ne triomphez pas trop, j'y tenais médiocrement.

LOUISE

Alors il me reste à vous remercier du pardon que vous accordez aux femmes vertueuses dans la personne de ma jeune amie, et à prendre acte de votre promesse.

VALROGER

Quelle promesse?

LOUISE

Celle de laisser tranquille à tout jamais cette petite femme qui aime son mari, un mari excellent, un honnête homme que vous connaissez…

VALROGER

Il n'est pas mon ami.

LOUISE

Il le sera bientôt, puisque vous voilà établi dans notre voisinage. Vous chasserez ensemble, vous vous rencontrerez partout, vous l'estimerez, vous verrez que son ménage est heureux et honorable; mais il n'est si bon ménage où le plus léger propos ne puisse jeter le trouble. Vous êtes un homme dangereux, en ce sens que vous ne pouvez plus faire un pas sans qu'on vous attribue un projet ou une aventure; mais vous êtes un galant homme quand même, et vous me jurez de renoncer…

VALROGER

Permettez! Avant de m'engager, je voudrais comprendre…

LOUISE

Quoi?

VALROGER

Je voudrais comprendre comment, pourquoi, vous, la femme proclamée vertueuse et pure par excellence, vous semblez faire bon marché de la vertu des autres femmes, au point de demander grâce pour elles?

LOUISE

Oh! je vais plus loin que cela. Je fais bon marché de ma propre vertu dans le passé. Je ne sais nullement si, poursuivie et tourmentée par un séducteur habile, j'eusse gardé dans ma jeunesse le calme dont je jouis maintenant.

VALROGER

Dans votre jeunesse?

LOUISE

Oui, et comme j'ai été très-heureuse en ménage et très-respectée de tout ce qui m'entourait, je suis très-indulgente pour celles qui se trompent dans les chemins embrouillés.

VALROGER

Savez-vous bien, madame, que me voilà tenté de vous prendre pour la véritable coquette que je comptais trouver ici?

LOUISE

Ah oui-da!

VALROGER

Madame de Louville est une enfant. Beauté, jeunesse, orgueil et témérité, cela est bien connu, bien peu redoutable et bien peu excitant; mais une femme vraiment forte, habilement humble, généreuse envers les autres, soi-disant vieille, et plus belle que les plus jeunes, tenez, vous aurez beau dire, vous savez bien que tout cela est d'un prix inestimable, et qu'il y aurait une gloire immense…

LOUISE

A l'immoler?

VALROGER

Non, mais à le conquérir.

LOUISE

Conquérir! Comment donc? le mot est charmant! Est-ce une déclaration que vous me faites?

VALROGER

Si vous voulez.

LOUISE

Et si je ne veux pas?

VALROGER

Il est trop tard. Vous l'avez provoquée, et vous n'avez point paré à temps.

LOUISE

Au fait, c'est vrai. Eh bien! monsieur, vous êtes très-aimable, et je vous remercie.

VALROGER

Cela veut dire que vous prenez mes paroles pour un hommage banal!

LOUISE

Je n'ai garde; j'en suis trop flattée pour cela.

VALROGER

Ah çà mais, vous êtes atrocement railleuse! Je commence à vous croire coquette tout de bon.

LOUISE

C'est dans mon rôle.

VALROGER

Le rôle d'ange gardien de madame de Louville?

LOUISE

C'est cela! Si je ne m'empare pas de votre coeur aujourd'hui, mon proverbe est manqué.

VALROGER

Eh bien! il est manqué; je vous déteste!

LOUISE

Oh! que non.

VALROGER

Vous croyez le contraire?

LOUISE

Pas du tout. Je vous suis parfaitement indifférente.

VALROGER

Et sur ce terrain-là vous me payez largement de retour!

LOUISE

Ah! mais non.

VALROGER

J'entends! vous me détestez aussi, vous.

LOUISE

C'est tout le contraire. Regardez-moi en face.

VALROGER

Bien volontiers.

LOUISE

Eh bien?

VALROGER

Eh bien?

LOUISE

Trouvez-vous que j'ai l'air de me moquer de vous?

VALROGER

Parfaitement.

LOUISE

Oh! l'homme habile! Eh bien! on vous a surfait, vous êtes un bon jeune homme, vous n'avez jamais rien lu dans les yeux d'une femme.