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Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4)

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LETTRE VI





«28 frimaire an XIII.





«J'arrive de Montreuil, par la

fraîcheur

; il m'a fallu y courir avant le 30, me présenter devant l'inspecteur aux revues, pour être porté sur la liste des payables. A mon retour, je trouve René enflammé pour moi du plus beau zèle. Il a dîné chez son prince avec Dupont, et ils ont eu à mon sujet un long entretien. Dupont a beaucoup vanté

mes talens et ma valeur

. Le prince s'est beaucoup étonné de me savoir si peu avancé. Je vais lui être présenté, et il dit s'intéresser beaucoup à moi. Malheureusement il a peu de crédit en ce moment; si sa femme pouvait se mêler de mes affaires, ce serait beaucoup plus sûr.



«Pour t'obéir, je vais faire encore tous mes efforts pour entrer dans la garde: je vais, encore une fois, tenter les protecteurs et les courtisans; quant aux places de finances, le cautionnement des receveurs est de cent mille écus comptant. Il n'y faut pas songer.................



«Je travaille à mon opéra, et je t'envoie le projet de mon plan. Dis-moi si tu l'approuves.



«Aurore est bien sensible, ma bonne mère, au baiser que je lui ai donné de ta part. Si elle pouvait parler ou écrire, elle te souhaiterait une

bonne année

 la mieux tournée et la plus tendre du monde. Elle ne dit rien encore, mais je t'assure qu'elle n'en pense pas moins. C'est un enfant que j'adore; pardonne-moi cet amour-là, il ne nuit en rien à mon amour pour toi, au contraire, il me fait mieux comprendre et apprécier celui que tu me portes.



«Tu sais sans doute que le prince Joseph va être

nommé roi

 de Lombardie, et Eugène Beauharnais roi d'Etrurie. On parle d'une déclaration de guerre très prochaine.»



* * *





LETTRE VII





«

Paris

, 9 ventose.





«En vérité, ma bonne et chère mère, si je voulais prendre ta lettre dans le ton où tu me l'as écrite, il ne me resterait plus qu'à me jeter à la rivière. Je vois bien que tu ne penses pas un mot de ce que tu me dis. La solitude et l'éloignement te grossissent les objets: mais quoique je sois fort de ma conscience, je n'en suis pas moins douloureusement affecté de ton langage. Tu me reproches toujours ma mauvaise fortune, comme si j'avais pu la conjurer, comme si je ne t'avais pas dit et prouvé cent fois que les états-majors étaient complétement en disgrace.



«Il ne faut point croire que le hasard et les protections conspirent beaucoup pour ou contre nous. L'empereur a son système, j'ai été très bien servi auprès de lui par Clarke et Caulaincourt. Dupont lui-même m'a rendu justice et bien servi dans ces derniers temps. Je ne me plains de personne et surtout je n'envie personne; je me réjouis des faveurs qui tombent sur mes parens et mes amis. Seulement je me dis que je ne parviendrai pas par le même chemin, parce que je ne sais pas m'y prendre. L'empereur seul travaille et nomme. Le ministre de la guerre n'est plus qu'un premier commis. L'empereur sait ce qu'il fait et ce qu'il veut faire. Il veut ramener à lui ceux qui ont fait les superbes, et entourer sa famille et sa personne de courtisans arrachés à l'ancien parti. Il n'a pas besoin de complaire à de petits officiers comme nous, qui avons fait la guerre par enthousiasme, et dont il n'a rien à craindre. Si tu était lancée dans le monde, dans l'intrigue; si tu conspirais contre lui avec les amis de l'étranger, tout irait mieux pour moi; je ne serais pas ignoré, délaissé; je n'aurais pas eu besoin de payer de ma personne, de dormir dans l'eau et dans la neige, d'exposer cent fois ma vie, et de sacrifier notre petite aisance au service de la patrie. Je ne te reproche pas ton désintéressement, ta sagesse et ta vertu, ma bonne mère, au contraire, je t'aime et t'estime, et te vénère pour ton caractère. Pardonne-moi donc, à ton tour, de n'être qu'un brave soldat et un

sincère

 patriote.



«Consolons-nous pourtant; vienne la guerre, et tout cela changera probablement. Nous serons bons à quelque chose quand il s'agira de coups de fusil, et alors on songera à nous.



«Je ne veux pas relire la dernière page de ta lettre: je l'ai brûlée. Hélas! que me dis-tu? Non, ma mère, un galant homme ne se déshonore pas parce qu'il aime une femme; et une femme n'est pas une fille quand elle est aimée d'un galant homme qui répare envers elle les injustices de la destinée. Tu sais cela mieux que moi, et mes sentimens, formés par tes leçons, que j'ai toujours religieusement écoutées, ne sont que le reflet de ton ame. Par quelle inconcevable fatalité me reproches-tu aujourd'hui d'être l'homme que tu as fait au moral comme au physique?



«Au milieu de tes reproches, ta tendresse perce toujours. Je ne sais qui t'a dit que pendant quelque temps j'avais été dans la misère, et tu t'en inquiètes après coup. Eh bien! il est vrai que j'ai habité un petit grenier l'été dernier, et que mon ménage de poète et d'amoureux faisait un singulier contraste avec les chamarrures d'or de mon costume militaire. N'accuse personne de ce moment de gêne, dont je ne t'ai point parlé et dont je ne me plaindrai jamais. Une dette que je croyais payée et dont l'argent avait passé par des mains infidèles a été la seule cause de ce petit désastre, déjà réparé par mes appointemens. J'ai maintenant un petit appartement très agréable, et je ne manque de rien.



«Qu'est-ce que me dit donc d'Andrezel, que tu vas peut-être venir à Paris, peut-être vendre Nohant? Je n'y comprends rien. Ah! ma bonne mère, viens, et toutes nos peines s'envoleront dans une explication tendre et sincère. Mais ne vends pas Nohant, tu le regretterais. Adieu; je t'embrasse de toute mon ame, bien triste et bien effrayé de ton mécontentement. Et cependant Dieu m'est témoin que je t'aime et que je mérite ton amour.





«MAURICE.»





* * *



Dans une dernière lettre de cette correspondance, mon père entretient assez longuement sa mère d'un incident qui paraissait la tourmenter beaucoup.



On venait de publier les Mémoires posthumes de Marmontel. Ma grand'mère avait beaucoup connu Marmontel dans son enfance; mais elle ne m'en parla jamais, et les Mémoires posthumes expliquent assez pourquoi.



Voici une page de ces Mémoires.



* * *



«L'espèce de bienveillance que l'on avait pour moi dans cette cour

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        Celle du dauphin, père de Louis XVI.



 me servit cependant à me faire écouter et croire dans une affaire intéressante. L'acte de baptême d'Aurore, fille de Mlle Verrière, attestait qu'elle était fille du maréchal de Saxe

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        Marmontel se trompe, puisqu'il y eut lieu de rectifier cet acte par arrêt du Châtelet.



; et après la mort de son père, Mme la dauphine était dans l'intention de la faire élever. C'était l'ambition de la mère; mais il vint dans la fantaisie de M. le dauphin de dire qu'elle était ma fille, et ce mot fit son impression. Mme de Chalut me le dit en riant; mais je pris la plaisanterie de M. le dauphin sur le ton le plus sérieux. Je l'accusai de légèreté, et, en offrant de faire preuve que je n'avais connu Mlle Verrière que pendant le voyage du maréchal en Prusse, et plus d'une année après la naissance de cette enfant, je dis que ce serait inhumainement lui enlever son véritable père que de me faire passer pour l'être. Mme de Chalut se chargea de plaider cette cause devant Mme la dauphine et M. le dauphin céda. Ainsi Aurore fut élevée à leurs frais, au couvent des religieuses de Saint-Cloud, et Mme de Chalut

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        Cette M

me

 de Chalut, qui était M

lle

 Varanchon, femme de chambre favorite de la première et de la seconde dauphine, fut mariée par cette dernière, et son mari fut fait fermier-général. Elle a tenu mon père sur les fonts de baptême avec le marquis de Polignac.



, qui avait à Saint-Cloud sa maison de campagne, voulut bien se charger, pour l'amour de moi et à ma prière, des soins et des détails de cette éducation.»



* * *



Ce fragment ne pouvait mécontenter ma grand'mère, et Marmontel avait certainement droit à sa reconnaissance. Mais, dans un autre endroit, l'auteur des

Incas

 raconte avec moins de réserve ses relations avec Mlle Verrière. Bien qu'il y parle avec estime et affection de la conduite, du caractère et du talent de cette jeune actrice, il entre dans des détails d'intimité qui nécessairement devaient faire souffrir sa fille. Celle-ci en écrivit donc à mon père pour l'engager à voir s'il ne serait pas possible de faire supprimer le passage dans les nouvelles éditions. L'oncle Beaumont fut consulté. Il était également intéressé à l'affaire, puisque, dans ce même passage, Marmontel raconte comme quoi, ayant été cause que le maréchal de Saxe avait retiré à Mlle Verrière la pension de douze mille livres qu'il lui faisait pour elle et sa fille, cette belle personne en fut dédommagée par le prince de Turenne, sous promesse, de la part de Marmontel, de ne plus la voir. Or, l'oncle Beaumont était, comme je l'ai déjà dit, fils de Mlle Verrière et de ce prince de Turenne, duc de Bouillon. Cependant, il prit la chose moins au sérieux.

 



«Beaumont assure, écrivait mon père à ma grand'mère, que cela ne mérite pas le chagrin que tu t'en fais. D'abord, nous ne sommes pas assez riches que je sache, pour racheter l'édition publiée et pour obtenir que la prochaine soit corrigée; fussions-nous à même de le faire, cela donnerait d'autant plus de piquant aux exemplaires vendus, et, tôt ou tard, nous ne pourrions empêcher qu'on ne refît de nouvelles éditions conformes aux premières. Les héritiers de Marmontel consentiraient-ils, d'ailleurs, à cet arrangement avec les éditeurs? J'en doute, et nous ne sommes plus au temps où l'on pouvait sévir, soit par promesses, soit par menaces, soit par des lettres de cachet contre la liberté d'écrire. On ne donne plus de coups de bâton à ces

faquins

 d'auteurs et d'imprimeurs. Et toi, ma bonne mère, qui, dès ce temps-là, étais du parti des encyclopédistes et des philosophes, tu ne peux pas trouver mauvais que nous ayons changé de lois et de mœurs. Je comprends bien que tu souffres d'entendre parler si légèrement de ta mère; mais en quoi cela peut-il atteindre ta vie, qui a toujours été si austère, et ta réputation qui est si pure? Pour mon compte, cela ne me fâche guère, qu'on sache dans le public ce qu'on savait déjà de reste, dans le monde, sur ma grand'mère maternelle. C'était, je le vois, par les mémoires en question, une aimable femme, douce, sans intrigue, sans ambition, très sage et de bonne vie, en égard à sa position. Il en a été d'elle comme de bien d'autres. Les circonstances ont fait ses fautes, et son naturel les a fait accepter en la rendant aimable et bonne. Voilà l'impression qui me reste de ces pages, dont tu te tourmentes tant, et sois certaine que le public ne sera pas plus sévère que moi.»



* * *



Ici se terminent les lettres de mon père à sa mère. Sans doute il lui en écrivit beaucoup d'autres durant les quatre années qu'il vécut encore et qui amenèrent de fréquentes séparations à la reprise de la guerre. Mais la suite de leur correspondance a disparu, j'ignore pourquoi et comment. Je ne puis donc consulter pour la suite exacte de l'histoire de mon père que ses états de service, quelques lettres écrites à sa femme et les vagues souvenirs de mon enfance.



Ma grand'mère se rendit à Paris dans le courant de ventose, avec l'intention de faire rompre le mariage de son fils, espérant même qu'il y consentirait, car jamais elle ne l'avait vu résister à ses larmes. Elle arriva d'abord à Paris à son insu, ne lui ayant pas fixé le jour de son départ, et ne l'avertissant pas de son arrivée comme elle en avait l'habitude. Elle commença par aller trouver M. Desèze qu'elle consulta sur la validité du mariage. M. Desèze trouva l'affaire

neuve

, comme la législation qui l'avait rendue possible. Il appela deux autres avocats célèbres, et le résultat de la consultation fut qu'il y avait matière à procès, parce qu'il y a toujours matière à procès dans toutes les affaires de ce monde, mais que le mariage avait neuf chances contre dix d'être validé par les tribunaux: que mon acte de naissance me constituait légitime, et qu'en supposant la rupture du mariage, l'intention, comme le devoir de mon père, serait infailliblement de remplir les formalités voulues, et de contracter de nouveau mariage avec la mère de l'enfant qu'il avait voulu légitimer.



Ma grand'mère n'avait peut-être jamais eu l'intention formelle de plaider contre son fils. En eût-elle conçu le projet, elle n'en aurait certes pas eu le courage. Elle fut probablement soulagée de la moitié de sa douleur en renonçant à ses velléités hostiles, car on double son propre mal en tenant rigueur à ce qu'on aime. Elle voulut cependant passer encore quelques jours sans voir son fils, sans doute afin d'épuiser les résistances de son propre esprit, et de prendre de nouvelles informations sur sa belle-fille. Mais mon père découvrit que sa mère était à Paris: il comprit qu'elle savait tout et me chargea de plaider sa cause. Il me prit dans ses bras, monta dans un fiacre, s'arrêta à la porte de la maison où ma grand'mère était descendue, gagna en peu de mots les bonnes grâces de la portière, et me confia à cette femme, qui s'acquitta de la commission ainsi qu'il suit.



Elle monta à l'appartement de ma bonne maman, et, sous le premier prétexte venu, demanda à lui parler. Introduite en sa présence, elle lui parla de je ne sais quoi, et tout en causant elle s'interrompit pour lui dire: Voyez donc, madame, la jolie petite fille dont je suis grand'mère! sa nourrice me l'a apportée aujourd'hui, et j'en suis si heureuse, que je ne puis pas m'en séparer un instant.



— Oui, elle est très fraîche et très forte, dit ma grand'mère en cherchant sa bonbonnière, et tout aussitôt la bonne femme, qui jouait fort bien son rôle, me déposa sur les genoux de la bonne maman, qui m'offrit des friandises et commença à me regarder avec une sorte d'étonnement et d'émotion. Tout à coup elle me repoussa en s'écriant: Vous me trompez, cet enfant n'est pas à vous. Ce n'est pas à vous qu'il ressemble... je sais, je sais ce que c'est!..



Effrayée du mouvement qui me chassait du sein maternel, il paraît que je me mis, non à crier, mais à pleurer de vraies larmes qui firent beaucoup d'effet. Viens, mon pauvre cher amour, dit la portière en me reprenant; on ne veut pas de toi, allons-nous-en.



Ma pauvre bonne maman fut vaincue. Rendez-la-moi, dit-elle: pauvre enfant! tout cela n'est pas sa faute. Et qui a apporté cette petite? — Monsieur votre fils lui-même, madame: il attend en bas: je vais lui reporter sa fille. Pardonnez-moi si je vous ai offensée, je ne savais rien, je ne sais rien, moi! J'ai cru vous faire plaisir, vous faire une belle surprise... — Allez, allez, ma chère, je ne vous en veux pas, dit ma grand'mère: allez cherchez mon fils, et laissez moi l'enfant.



Mon père monta les escaliers quatre à quatre. Il me trouva sur les genoux, contre le sein de ma bonne maman, qui pleurait en s'efforçant de me faire rire. On ne m'a pas raconté ce qui se passa entre eux, et comme je n'avais que 8 ou 9 mois, il est probable que je n'en tins pas note. Il est probable aussi qu'ils pleurèrent ensemble et s'aimèrent d'autant plus. Ma mère, qui m'a raconté cette première aventure de ma vie, m'a dit que, lorsque mon père me ramena auprès d'elle, j'avais dans les mains une belle bague avec un gros rubis, que ma bonne maman avait détachée de son doigt, en me chargeant de la mettre à celui de ma mère, ce que mon père me fit observer religieusement.



Quelque temps se passa encore, cependant, avant que ma grand'mère consentit à voir sa belle-fille. Mais déjà le bruit se répandait que son fils avait fait un mariage

disproportionné

, et le refus qu'elle faisait de la recevoir devait nécessairement amener des inductions fâcheuses contre ma mère, contre mon père, par conséquent. Ma bonne maman fut effrayée du tort que sa répugnance pouvait faire à son fils. Elle reçut la tremblante Sophie, qui la désarma par sa soumission naïve et ses tendres caresses. Le mariage religieux fut célébré sous les yeux de ma grand'mère, après quoi un repas de famille scella officiellement l'adoption de ma mère et la mienne.



Je dirai plus tard, en consultant mes propres souvenirs qui ne peuvent me tromper, l'impression que ces deux femmes, si différentes d'habitudes et d'opinions, produisait l'une sur l'autre. Il me suffira de dire, quant à présent, que, de part et d'autre, les procédés furent excellens; que les doux noms de mère et de fille furent échangés, et que si le mariage de mon père fit un petit scandale entre les personnes d'un entourage intime assez restreint, le monde que mon père fréquentait ne s'en occupa nullement et accueillit ma mère sans lui demander compte de ses aïeux ou de sa fortune; mais elle n'aima jamais le monde, et ne fut présentée à la cour de Murat que contrainte et forcée, pour ainsi dire, par les fonctions que mon père remplit plus tard auprès de ce prince.



Ma mère ne se sentit jamais ni humiliée ni honorée de se trouver avec des gens qui eussent pu se croire au-dessus d'elle. Elle raillait finement l'orgueil des sots, la vanité des parvenus, et, se sentant peuple jusqu'au bout des ongles, elle se croyait plus noble que tous les patriciens et les aristocrates de la terre. Elle avait coutume de dire que ceux de sa race avaient le sang plus rouge et les veines plus larges que les autres, ce que je croirais assez, car si l'énergie morale et physique constitue en effet l'excellence des races, on ne saurait nier que cette énergie ne soit condamnée à diminuer dans les races qui perdent l'habitude du travail et le courage de la souffrance. Cet aphorisme ne serait certainement pas sans exception, et l'on peut ajouter que l'excès du travail et de la souffrance énervent l'organisation tout aussi bien que l'excès de la mollesse et de l'oisiveté. Mais il est certain, en général, que la vie part du bas de la société et se perd à mesure qu'elle monte au sommet, comme la sève dans les plantes.



Ma mère n'était point de ces intrigantes hardies dont la passion secrète est de lutter contre les préjugés de leur temps, et qui croient se grandir en s'accrochant, au risque de mille affronts, à la fausse grandeur du monde. Elle était mille fois trop fière pour s'exposer même à des froideurs. Son attitude était si réservée qu'elle semblait timide; mais si on essayait de l'encourager par des airs protecteurs, elle devenait plus que réservée, elle se montrait froide et taciturne.



Son maintien était excellent avec les personnes qui lui inspiraient un respect fondé, elle était alors prévenante et charmante; mais son véritable naturel était enjoué, taquin, actif, et par dessus tout ennemi de la contrainte. Les grands dîners, les longues soirées, les visites banales, le bal même lui étaient odieux. C'était la femme du coin du feu ou de la promenade rapide et folâtre; mais dans son intérieur comme dans ses courses, il lui fallait l'intimité, la confiance, des relations d'une sincérité complète, la liberté absolue de ses habitudes et de l'emploi de son temps. Elle vécut donc toujours retirée, et plus soigneuse de s'abstenir de connaissances gênantes que jalouse d'en faire d'avantageuses. C'était bien là le fond du caractère de mon père, et, sous ce rapport, jamais époux ne furent mieux assortis. Ils ne se trouvaient heureux que dans leur petit ménage. Partout ailleurs ils étouffaient de mélancoliques bâillemens, et ils m'ont légué cette secrète sauvagerie qui m'a rendu toujours le monde insupportable et le

home

 nécessaire.



Toutes les démarches que mon père avait faites avec beaucoup de tiédeur, il faut l'avouer, n'aboutirent à rien. Il avait eu mille fois raison de le dire: il n'était pas fait pour gagner ses éperons en temps de paix et les campagnes d'antichambre ne lui réussissaient pas. La guerre seule pouvait le faire sortir de l'impasse de l'état-major.



Il retourna au camp de Montreuil avec Dupont. Ma mère l'y suivit au printemps de 1805 et y passa deux ou trois mois au plus, durant lesquels ma tante Lucie prit soin de ma sœur et de moi. Cette sœur, dont j'aurai à parler plus tard et dont j'ai déjà indiqué l'existence, n'était pas fille de mon père. Elle avait cinq ou six ans de plus que moi et s'appelait Caroline. Ma bonne petite tante Lucie avait épousé M. Maréchal, officier retraité, dans le même temps que ma mère épousait mon père. Une fille était née de leur union cinq ou six mois après ma naissance. C'est ma chère Clotilde: la meilleure amie peut-être que j'aie jamais eue. Ma tante demeurait alors à Chaillot où mon oncle avait acheté une petite maison, alors en campagne, et qui serait aujourd'hui en ville. Elle louait, pour nous promener, l'âne d'un jardinier du voisinage. On nous mettait sur du foin dans les paniers destinés à porter les fruits et les légumes au marché, Caroline dans l'un, Clotilde et moi dans l'autre. Il paraît que nous goûtions fort, «cette façon d'aller.»



Pendant ce temps-là, l'empereur Napoléon, occupé à d'autres soins et s'amusant à d'autres chevauchées, s'en allait en Italie mettre sur sa tête la couronne de fer.

Guai a chi la tocca!

 avait dit le grand homme, l'Angleterre, l'Autriche et la Russie résolurent d'y toucher, et l'empereur leur tint parole.

 



Au moment où l'armée, réunie au rivage de la Manche, attendait avec impatience le signal d'une descente en Angleterre, l'empereur, voyant sa fortune trahie sur les mers, changea tous ses plans d