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Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4)

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* * *

La vie de mon père, cette vie si pure et si généreuse, touche à sa fin. Je n'aurai plus de lui qu'une affreuse catastrophe à raconter. Désormais je vais être guidée par mes propres souvenirs, et comme je n'ai pas la prétention d'écrire l'histoire de mon temps en dehors de la mienne propre, je ne dirai de la campagne d'Espagne que ce que j'en ai vu par mes yeux à une époque où les objets extérieurs, étranges et incompréhensibles pour moi, commençaient à me frapper comme des tableaux mystérieux. On me permettra de rétrograder un peu et de prendre ma vie au moment où je commence à la sentir.

DEUXIEME PARTIE

* * *

CHAPITRE PREMIER

Premiers souvenirs. — Premières prières. — L'œuf d'argent des enfans. — Le père Noël. — Le système de J. — J. Rousseau. — Le bois de lauriers. — Polichinelle et le réverbère. — Les romans entre quatre chaises. — Jeux militaires. — Chaillot. — Clotilde. — L'empereur. — Les papillons et les fils de la Vierge. — Le roi de Rome. — Le flageolet.

Il faut croire que la vie est une bien bonne chose en elle-même, puisque les commencemens en sont si doux et l'enfance un âge si heureux. Il n'est pas un de nous qui ne se rappelle cet âge d'or comme un rêve évanoui, auquel rien ne saurait être comparé dans la suite. Je dis un rêve, en pensant à ces premières années où nos souvenirs flottent incertains et ne ressaisisent que quelques impressions isolées dans un vague ensemble. On ne saurait dire pourquoi un charme puissant s'attache, pour chacun de nous, à ces éclairs du souvenir, insignifians pour les autres.

La mémoire est une faculté qui varie selon les individus et qui, n'étant complète chez aucun, offre mille inconséquences. Chez moi, comme chez beaucoup d'autres personnes, elle est extraordinairement développée sur certains points, extraordinairement infirme sur certains autres. Je ne me rappelle qu'avec effort les petits événemens de la veille, et la plupart des détails m'échappent même pour toujours. Mais quand je regarde un peu loin derrière moi, mes souvenirs remontent à un âge où la plupart des autres individus ne peuvent rien retrouver dans leur passé. Cela tient-il essentiellement à la nature de cette faculté en moi ou à une certaine précocité dans le sentiment de la vie?

Peut-être sommes-nous doués tous à peu près également sous ce rapport, et peut-être n'avons-nous la notion nette ou confuse des choses passées qu'en raison du plus ou moins d'émotion qu'elles nous ont causé? Certaines préoccupations intérieures nous rendent presque indifférens à des faits qui ébranlent le monde autour de nous. Il arrive aussi que nous nous rappelons mal ce que nous avons peu compris. L'oubli n'est peut-être que de l'inintelligence ou de l'inattention.

Quoi qu'il en soit, voici le premier souvenir de ma vie, et il date de loin. J'avais deux ans, une bonne me laissa tomber de ses bras sur l'angle d'une cheminée. J'eus peur et je fus blessée au front. Cette commotion, cet ébranlement du système nerveux ouvrirent mon esprit au sentiment de la vie, et je vis nettement, je vois encore le marbre rougeâtre de la cheminée, mon sang lui coulait, la figure égarée de ma bonne. Je me rappelle distinctement aussi la visite du médecin, les sangsues qu'on me mit derrière l'oreille, l'inquiétude de ma mère, et la bonne congédiée pour cause d'ivrognerie. Nous quittâmes la maison, et je ne sais où elle était située. Je n'y suis jamais retournée depuis; mais si elle existe encore, il me semble que je m'y reconnaîtrais.

Il n'est donc pas étonnant que je me rappelle parfaitement l'appartement que nous occupions rue Grange-Batelière, un an plus tard. De là datent mes souvenirs précis et presque sans interruption. Mais depuis l'accident de la cheminée jusqu'à l'âge de trois ans, je ne me retrace qu'une suite indéterminée d'heures passées dans mon petit lit sans dormir, et remplie de la contemplation de quelque pli de rideau ou de quelque fleur au papier des chambres.

Je me souviens aussi que le vol des mouches et leur bourdonnement m'occupaient beaucoup et que je voyais souvent les objets doubles, circonstance qu'il m'est impossible d'expliquer et que plusieurs personnes m'ont dit avoir éprouvée aussi dans la première enfance. C'est surtout la flamme des bougies qui prenait cet aspect devant mes yeux, et je me rendais compte de l'illusion sans pouvoir m'y soustraire. Il me semble même que cette illusion était un des pâles amusemens de ma captivité dans le berceau et cette vie du berceau m'apparaît extraordinairement longue, et plongée dans un mol ennui.

Ma mère s'occupa de fort bonne heure de me développer, et mon cerveau ne fit aucune résistance, mais il ne devança rien, et il eût pu être fort tardif, si on l'eût laissé tranquille. Je marchais à dix mois. Je parlai assez tard; mais une fois que j'eus commencé à dire quelques mots, j'appris tous les mots très vite, et, à quatre ans, je savais très bien lire, ainsi que ma cousine Clotilde, qui fut enseignée comme moi par nos deux mères alternativement. On nous apprenait aussi des prières, et je me souviens que je les récitais, sans broncher, d'un bout à l'autre, et sans y rien comprendre, excepté ces premiers mots de la dernière prière qu'on nous faisait dire quand nous avions la tête sur le même oreiller, ce qui nous arrivait souvent: «Mon Dieu, je vous donne mon cœur.» Je ne sais pas pourquoi je comprenais cela plus que le reste, car il y a beaucoup de métaphysique dans ce peu de paroles; mais enfin je le comprenais, et c'était le seul endroit de ma prière où j'eusse une idée de Dieu et de moi-même. Quant au Pater, au Credo et à l'Ave Maria que je savais très bien en français, excepté donnez-nous notre pain de chaque jour, j'aurais aussi bien pu les réciter en latin, comme un perroquet, ils n'eussent pas été plus inintelligibles pour moi.

On nous exerçait aussi à apprendre par cœur les fables de La Fontaine, et je les sus presque toutes lorsque c'était encore lettres closes pour moi. J'étais si lasse de les réciter, que je fis, je crois, tout mon possible pour ne les comprendre que fort tard, et ce ne fut que vers l'âge de 15 ou 16 ans que je m'aperçus de leur beauté.

On avait l'habitude, autrefois, de remplir la mémoire des enfans d'une foule de richesses au-dessus de leur portée. Ce n'est pas le petit travail qu'on leur impose que je blâme, Rousseau, en le retranchant tout à fait dans l'Émile, risque de laisser le cerveau de son élève s'épaissir au point de n'être plus capable d'apprendre ce qu'il lui réserve pour un âge plus avancé. Il est bon d'habituer l'enfance, d'aussi bonne heure que possible, à un exercice modéré, mais quotidien, des diverses facultés de l'esprit. Mais on se hâte trop de leur servir des choses exquises.

Il n'existe point de littérature à l'usage des petits enfans. Tous les jolis vers qu'on a faits en leur honneur sont maniérés et farcis de mots qui ne sont point de leur vocabulaire. Il n'y a guère que les chansons des berceuses qui parlent réellement à leur imagination. Les premiers vers que j'aie entendus sont ceux-ci, que tout le monde connaît sans doute, et que ma mère me chantait de la voix la plus fraîche et la plus douce qui se puisse entendre:

 
Allons dans la grange
Voir la poule blanche
Qui pond un bel œuf d'argent
Pour ce cher petit enfant.
 

La rime n'est pas riche, mais je n'y tenais guère, et j'étais vivement impressionnée par cette poule blanche et par cet œuf d'argent que l'on me promettait tous les soirs et que je ne songeais jamais à demander le lendemain matin. La promesse revenait toujours et l'espérance naïve revenait avec elle. Ami Leclair, t'en souviens-tu? car, à toi aussi, pendant des années, on a promis cet œuf merveilleux qui n'éveillait point ta cupidité, mais qui te semblait, de la part de la bonne poule, le présent le plus poétique et le plus gracieux. Et qu'aurais-tu fait de l'œuf d'argent, si on te l'eût donné? Tes mains débiles n'eussent pu le porter, et ton humeur inquiète et changeante se fût bientôt lassée de ce jouet insipide. Qu'est-ce qu'un œuf: qu'est-ce qu'un jouet qui ne se casse point? Mais l'imagination fait de rien quelque chose, c'est sa nature, et l'histoire de cet œuf d'argent est peut-être celle de tous les biens matériels qui éveillent notre convoitise. Le désir est beaucoup, la possession peu de chose.

Ma mère me chantait aussi une chanson de ce genre la veille de Noël, et comme cela ne venait qu'une fois l'an, je ne me la rappelle pas. Ce que je me rappelle parfaitement, c'est la croyance absolue que j'avais à la descente par le tuyau de la cheminée du petit père Noël, bon vieillard à barbe blanche qui, à l'heure de minuit, devait venir déposer dans mon petit soulier un cadeau que j'y trouverais à mon réveil. Minuit! cette heure fantastique que les enfans ne connaissent point, et qu'on leur montre comme le terme impossible de leur veillée! Quels efforts incroyables je faisais pour ne pas m'endormir avant l'apparition du petit vieux! J'avais à la fois grande envie et grand'peur de le voir; mais jamais je ne pouvais me tenir éveillée jusque-là, et le lendemain mon premier regard était pour mon soulier au bord de l'âtre. Quelle émotion me causait l'enveloppe de papier blanc! car le père Noël était d'une propreté extrême, et ne manquait jamais d'empaqueter soigneusement son offrande. Je courais, pieds nus, m'emparer de mon trésor. Ce n'était jamais un don bien magnifique, car nous n'étions pas riches. C'était un petit gâteau, une orange, ou tout simplement une belle pomme rouge. Mais cela me semblait si précieux, que j'osais à peine le manger. L'imagination jouait encore là son rôle, et c'est toute la vie de l'enfant.

 

Je n'approuve pas du tout Rousseau de vouloir supprimer le merveilleux, sous prétexte de mensonge. La raison et l'incrédulité viennent bien assez vite, et d'elles-mêmes; je me rappelle fort bien la première année où le doute m'est venu, sur l'existence réelle du père Noël. J'avais cinq ou six ans, et il me sembla que ce devait être ma mère qui mettait le gâteau dans mon soulier. Aussi me parut-il moins beau et moins bon que les autres fois, et j'éprouvais une sorte de regret de ne pouvoir plus croire au petit homme à barbe blanche. J'ai vu mon fils y croire plus longtemps; les garçons sont plus simples que les petites filles. Comme moi, il faisait de grands efforts pour veiller jusqu'à minuit. Comme moi, il n'y réussissait point, et comme moi, il trouvait au jour le gâteau merveilleux pétri dans les cuisines du paradis. Mais pour lui aussi la première année où il douta fut la dernière de la visite du bonhomme. Il faut servir aux enfans les mets qui conviennent à leur âge et ne rien devancer. Tant qu'ils ont besoin de merveilleux, il faut leur en donner. Quand ils commencent à s'en dégoûter, il faut bien se garder de prolonger l'erreur et d'entraver le progrès naturel de leur raison.

Retrancher le merveilleux de la vie de l'enfant, c'est procéder contre les lois même de la nature. L'enfance n'est-elle pas chez l'homme un état mystérieux et plein de prodiges inexpliqués? D'où vient l'enfant? Avant de se former dans le sein de sa mère, n'avait-il pas une existence quelconque dans le sein impénétrable de la divinité? La parcelle de vie qui l'anime ne vient-elle pas du monde inconnu où elle doit retourner? Ce développement si rapide de l'ame humaine dans nos premières années, ce passage étrange d'un état qui ressemble au chaos, à un état de compréhension et de sociabilité, ces premières notions du langage, ce travail incompréhensible de l'esprit qui apprend à donner un nom, non pas seulement aux objets extérieurs, mais à l'action, à la pensée, au sentiment; tout cela tient au miracle de la vie, et je ne sache pas que personne l'ait expliqué. J'ai toujours été émerveillée du premier verbe que j'ai entendu prononcer aux petits enfans. Je comprends que le substantif leur soit enseigné, mais les verbes, et surtout ceux qui expriment les affections! La première fois qu'un enfant sait dire à sa mère qu'il l'aime, par exemple, n'est-ce pas comme une révélation supérieure qu'il reçoit et qu'il exprime? Le monde extérieur où flotte cet esprit en travail, ne peut lui avoir donné encore aucune notion distincte des fonctions de l'ame. Jusque-là, il n'a vécu que par les besoins, et l'éclosion de son intelligence ne s'est faite que par les sens. Il voit, il veut toucher, goûter, et tous ces objets extérieurs dont, pour la plupart, il ignore l'usage, et ne peut comprendre ni la cause ni l'effet, doivent passer d'abord devant lui comme une vision énigmatique. Là commence le travail intérieur. L'imagination se remplit de ces objets; l'enfant rêve dans le sommeil, et il rêve aussi sans doute quand il ne dort point. Du moins il ne sait pas, pendant longtemps, la différence de l'état de veille à l'état de sommeil. Qui peut dire pourquoi un objet nouveau l'égaie ou l'effraie? Qui lui inspire la notion vague du beau et du laid? Une fleur, un petit oiseau ne lui font jamais peur; un masque difforme, un animal bruyant l'épouvante. Il faut donc qu'en frappant ses sens, cet objet de sympathie ou de répulsion révèle à son entendement quelque idée de confiance ou de terreur qu'on n'a pu lui enseigner; car cet attrait ou cette répugnance se manifeste déjà chez l'enfant qui n'entend pas encore le langage humain. Il y a donc chez lui quelque chose d'antérieur à toutes les notions que l'éducation peut lui donner, et c'est là le mystère qui tient à l'essence de la vie dans l'homme.

L'enfant vit tout naturellement dans un milieu, pour ainsi dire, surnaturel, où tout est prodige en lui et où tout ce qui est en dehors de lui doit, à la première vue, lui sembler prodigieux. On ne lui rend pas service en hâtant sans ménagement et sans discernement l'appréciation de toutes les choses qui le frappent. Il est bon qu'il la cherche lui-même et qu'il s'établisse à sa manière durant la période de sa vie, où, à la place de son innocente erreur, nos explications, hors de portée pour lui, le jetteraient dans des erreurs plus grandes encore et peut-être à jamais funestes à la droiture de son jugement, et, par suite, à la moralité de son ame.

Ainsi on aura beau chercher quelle première notion de la Divinité on pourra donner aux enfans, on n'en trouvera pas une meilleure pour que l'existence de ce vieux bon Dieu qui est au ciel et qui voit tout ce qui se fait sur la terre. Plus tard il sera temps de lui faire comprendre que Dieu c'est l'être infini sans figure idolâtrique, et que le ciel n'est pas plus la voûte bleue qui nous enveloppe que la terre où nous vivons et que le sanctuaire même de notre pensée. Mais à quoi bon essayer de faire percer le symbole à l'enfant pour qui tout symbole est une réalité? Cet éther infini, cet abîme de la création, ce ciel enfin où gravitent les mondes, l'enfant le voit plus beau et plus grand que nos définitions ne l'étendraient dans sa pensée, et nous le rendrions plus fou que sage si nous voulions lui faire concevoir la mécanique de l'univers, alors que le sentiment de la beauté de l'univers lui suffit.

La vie de l'individu n'est-elle pas le résumé de la vie collective? Quiconque observe les développemens de l'enfant, son passage à l'adolescence, à la virilité, et toutes ses transformations jusqu'à l'âge mûr, assiste à l'histoire abrégée de la race humaine, laquelle a eu aussi son enfance, son adolescence, sa jeunesse et sa virilité. Eh bien! qu'on se reporte aux temps primitifs de l'humanité, on y voit toutes les nations humaines prendre la forme du merveilleux, et l'histoire, la science naissante, la philosophie et la religion écrites en symboles, énigmes, que la raison moderne traduit ou interprète. La poésie, la fable même sont la vérité, la réalité relatives des temps primitifs. Il est donc dans la loi éternelle que l'homme ait sa véritable enfance, comme l'humanité a eu la sienne, comme l'ont encore les populations que notre civilisation n'a fait qu'effleurer. Le sauvage vit dans le merveilleux, et n'est ni un idiot, ni un fou, ni une brute, c'est un poète et un enfant. Il ne procède que par poèmes et par chants comme nos anciens, à qui le vers semblait être plus naturel que la prose, et l'ode, que le discours. L'enfance est donc l'âge des chansons, et on ne saurait trop lui en donner. La fable, qui n'est qu'un symbole, est la meilleure forme pour introduire en lui le sentiment du beau et du poétique, qui est la première manifestation du beau et du vrai.

Les fables de Lafontaine sont trop fortes et trop profondes pour le premier âge. Elles sont pleines d'excellentes leçons de morale, mais il ne faudrait pas de formules de morale au premier âge: c'est l'engager dans un labyrinthe d'idées où il s'égare, parce que toute morale implique une idée de société, et l'enfant ne peut se faire aucune idée de la société. J'aime mieux pour lui les notions religieuses sous forme de poésie et de sentiment. Quand ma mère me disait qu'en lui désobéissant je faisais pleurer la sainte Vierge et les anges dans le ciel, mon imagination était vivement frappée. Ces êtres merveilleux et toutes ces larmes provoquaient en moi une terreur et une tendresse infinies. L'idée de leur existence m'effrayait, et tout aussitôt l'idée de leur douleur me pénétrait de regrets et d'affection.

En somme, je veux qu'on donne du merveilleux à l'enfant tant qu'il l'aime et le cherche, et qu'on le lui laisse perdre de lui-même, sans prolonger systématiquement son erreur, dès que le merveilleux, n'étant plus son aliment naturel, il s'en dégoûte et vous avertit par ses questions et ses doutes qu'il veut entrer dans le monde de la réalité.

Ni Clotilde ni moi n'avons gardé aucun souvenir du plus ou moins de peine que nous eûmes pour apprendre à lire. Nos mères nous ont dit depuis qu'elles en avaient eu fort peu à nous enseigner. Seulement, elles signalaient un fait d'entêtement fort ingénu de ma part. Un jour que je n'étais pas disposée à recevoir ma leçon d'alphabet, j'avais répondu à ma mère: «Je vais bien dire a, mais je ne sais pas dire b.» Il paraît que ma résistance dura fort longtemps. Je nommais toutes les lettres de l'alphabet, excepté la seconde, et quand on me demandait pourquoi je la passais sous silence, je répondais imperturbablement: «C'est que je ne connais pas le b

Le second souvenir que je me retrace de moi-même, et qu'à coup sûr, vu son peu d'importance, personne n'eût songé à me rappeler, c'est la robe et le voile blanc que porta la fille aînée du vitrier, le jour de sa première communion. J'avais alors environ trois ans et demie; nous étions dans la rue Grange-Batelière, au 3e, et le vitrier qui occupait une boutique en bas, avait plusieurs filles qui venaient jouer avec ma sœur et moi. Je ne sais plus leurs noms et ne me rappelle spécialement que l'aînée dont l'habit blanc me parut la plus belle chose du monde. Je ne pouvais me lasser de l'admirer. Ma mère ayant dit tout d'un coup que son blanc était tout jaune et qu'elle était mal arrangée, cela me fit une peine étrange. Il me semblait qu'on me causait un vif chagrin en me dégoûtant de l'objet de mon admiration.

Je me souviens qu'une autre fois, comme nous dansions une ronde, cette même enfant chanta:

 
Nous n'irons plus au bois,
Les lauriers sont coupés.
 

Je n'avais jamais été dans les bois, que je sache, et peut-être n'avais-je jamais vu de lauriers. Mais, apparemment, je savais ce que c'était, car ces deux petits vers me firent beaucoup rêver. Je me retirai de la danse pour y penser, et je tombai dans une profonde mélancolie. Je ne voulus faire part à personne de ma préoccupation, mais j'aurais volontiers pleuré, tant je me sentais triste et privée de ce charmant bois de lauriers, où je n'étais entrée en rêve que pour en être aussitôt dépossédée. Explique qui pourra les singularités de l'enfance, mais cette loi fut si marquée chez moi, que je n'en ai jamais oublié l'impression mystérieuse. Toutes les fois qu'on me chanta cette ronde, je sentis la même tristesse me gagner, et je ne l'ai jamais entendue chanter depuis, par des enfans, sans me retrouver dans la même disposition de regret et de mélancolie. Je vois toujours ce bois avant qu'on y eût porté la coignée, et, dans la réalité, je n'en ai jamais vu d'aussi beau. Je le vois jonché de ses lauriers fraîchement coupés, et il me semble que j'en veux toujours aux Vandales qui m'en ont bannie pour jamais. Quelle était donc l'idée du poète naïf qui commençait ainsi la plus naïve des danses?

Je me rappelle aussi la jolie ronde de Giroflé, girofla, que tous les enfans connaissent, et où il est question encore d'un bois mystérieux où l'on va seulette, et où l'on rencontre le Roi, la Reine, le Diable et l'Amour, êtres également fantastiques pour les enfans. Je ne me souviens pas d'avoir eu peur du Diable: je pense que je n'y croyais pas et qu'on m'empêchait d'y croire, car j'avais l'imagination très impressionnable, et je m'effrayais facilement. On me fit présent, une fois, d'un superbe Polichinelle, tout brillant d'or et d'écarlate. J'en eus peur d'abord et surtout à cause de ma poupée, que je chérissais tendrement, et que je me figurais en grand danger auprès de ce petit monstre. Je la serrai précieusement dans l'armoire, et je consentis à jouer avec Polichinelle; ses jeux d'émail, qui tournaient dans leurs orbites au moyen d'un ressort, le plaçaient pour moi dans une sorte de milieu entre le carton et la vie. Au moment de me coucher, on voulut le serrer dans l'armoire auprès de la poupée; mais je ne voulus jamais y consentir, et on céda à ma fantaisie, qui était de le laisser dormir sur le poêle, car il y avait un petit poêle dans notre chambre qui était plus que modeste, et dont je vois encore les panneaux peints à la colle et la forme en carré long. Un détail que je me rappelle aussi, bien que depuis l'âge de quatre ans je ne sois jamais rentrée dans cet appartement, c'est que l'alcôve était un cabinet fermé par des portes à grillage de laiton sur un fond de toile verte. Sauf une antichambre qui servait de salle à manger et une petite cuisine qui me servait de pénitencier, il n'y avait pas d'autres pièces que cette chambre à coucher, qui servait de salon pendant le jour. On voit que ce n'était point luxueux. Mon petit lit était placé le soir en dehors de l'alcôve, et quand ma sœur, qui était alors en pension, couchait à la maison, on lui arrangeait un canapé à côté de moi. C'était un canapé vert en velours d'Utrecht. Tout cela m'est encore présent, quoiqu'il ne me soit rien arrivé de remarquable dans cet appartement; mais il faut croire que mon esprit s'y ouvrait à un travail soutenu sur lui-même, car il me semble que tous ces objets sont remplis de mes rêveries, et que je les ai usés à force de les voir. J'avais un amusement particulier avant de m'endormir, c'était de promener mes doigts sur le réseau de laiton de la porte de l'alcôve qui se trouvait à côté de mon lit. Le petit son que j'en tirais me paraissait une musique céleste, et j'entendais ma mère dire: «Voilà Aurore qui joue du grillage.»

 

Je reviens à mon Polichinelle, qui reposait sur le poêle, étendu sur le dos et regardant le plafond avec ses yeux vitreux et son méchant rire. Je ne le voyais plus, mais dans mon imagination je le voyais encore, et je m'endormis très préoccupée du genre d'existence de ce vilain être qui riait toujours et qui pouvait me suivre des yeux dans tous les coins de la chambre. La nuit, je fis un rêve épouvantable. Polichinelle s'était levé: sa bosse de devant, revêtue d'un gilet de paillon rouge, avait pris feu sur le poêle, et il courait partout, poursuivant tantôt moi, tantôt ma poupée qui fuyait éperdue, tandis qu'il nous atteignait par de longs jets de flamme. Je réveillai ma mère par mes cris. Ma sœur, qui dormait près de moi, s'avisa de ce qui me tourmentait et porta le Polichinelle dans la cuisine, en disant que c'était une vilaine poupée pour un enfant de mon âge. Je ne le revis plus, mais l'impression imaginaire que j'avais reçue de la brûlure me resta pendant quelque temps, et, au lieu de jouer avec le feu comme jusque-là j'en avais eu la passion, la seule vue du feu me laissa une grande terreur.

Nous allions alors à Chaillot voir ma tante Lucie, qui y avait une petite maison et un jardin. J'étais parvenue à marcher, et je voulais toujours me faire porter par notre ami Pierret, pour qui, de Chaillot au boulevard, j'étais un poids assez incommode. Pour me décider à marcher le soir au retour, ma mère imagina de me dire qu'elle allait me laisser seule au milieu de la rue. C'était au coin de la rue de Chaillot et des Champs-Elysées, et il y avait une petite vieille femme qui, en ce moment, allumait le réverbère. Bien persuadée qu'on ne m'abandonnerait pas, je m'arrêtai, décidée à ne point marcher, et ma mère fit quelques pas avec Pierret pour voir comment je prendrais l'idée de rester seule; mais comme la rue était à peu près déserte, l'allumeuse du réverbère avait entendu notre contestation, et, se tournant vers moi, elle me dit d'une voix cassée! «Prenez garde à moi; c'est moi qui ramasse les méchantes petites filles, et je les enferme dans mon réverbère pour toute la nuit.»

Il semblait que le diable eût soufflé à cette bonne femme l'idée qui pouvait le plus m'effrayer. Je ne me souviens pas d'avoir éprouvé une terreur pareille à ce qu'elle m'inspira. Le réverbère avec son réflecteur étincelant prit aussitôt à mes yeux des proportions fantastiques, et je me voyais déjà enfermée dans cette prison de cristal, consumée par la flamme que faisait jaillir à volonté le Polichinelle en jupons. Je courus après ma mère en poussant des cris aigus. J'entendais rire la vieille, et le grincement du réverbère qu'elle remontait me causa un frisson nerveux comme si je me sentais élevée au-dessus de terre et pendue avec la lanterne infernale.

Quelquefois nous prenions le bord de l'eau pour aller à Chaillot. La fumée et le bruit de la pompe à feu me causaient une épouvante dont je ressens encore l'impression.

La peur est, je crois, la plus grande souffrance morale des enfans. Les forcer à voir de près ou à toucher l'objet qui les effraie est un moyen de guérison que je n'approuve pas. Il faut plutôt les en éloigner et les en distraire: car le système nerveux domine leur organisation, et quand ils ont reconnu leur erreur, ils ont éprouvé une si violente angoisse à s'y voir contraints, qu'il n'est plus temps pour eux de perdre le sentiment de la peur. Elle est devenue en eux un mal physique que leur raison est impuissante à combattre. Il en est de même des femmes nerveuses et pusillanimes. Les encourager dans leur ridicule faiblesse est un grand tort; mais la brusquer trop en est un pire, et la contrainte provoque souvent chez elles de véritables attaques de nerfs, bien que les nerfs ne fussent pas en jeu sérieusement au commencement de l'épreuve.

Ma mère n'avait point cette cruauté. Quand nous passions devant la pompe à feu, voyant que je pâlissais et ne pouvais plus me soutenir, elle me mettait dans les bras du bon Pierret. Il cachait ma tête dans sa poitrine, et j'étais rassurée par la confiance qu'il m'inspirait. Il vaut mieux trouver au mal moral un remède moral que de forcer la nature et d'essayer d'apporter au mal physique une épreuve physique plus pénible encore.

C'est dans la rue Grange-Batelière que j'eus entre les mains un vieil abrégé de mythologie que je possède encore et qui est accompagné de grandes planches gravées les plus comiques qui se puissent imaginer. Quand je me rappelle l'intérêt et l'admiration avec lesquels je contemplais ces images grotesques, il me semble encore les voir telles qu'elles m'apparaissaient alors. Sans lire le texte, j'appris bien vite, grâce aux images, les principales données de la fabulation antique, et cela m'intéressait prodigieusement. On me menait quelquefois aux ombres chinoises de l'éternel Séraphin, et aux pièces féeriques du boulevard. Enfin ma mère et ma sœur me racontaient les contes de Perrault, et quand ils étaient épuisés, elles ne se gênaient pas pour en inventer de nouveaux qui ne me paraissaient pas les moins jolis de tous.

Avec cela, on me parlait du paradis, et on me régalait de ce qu'il y avait de plus frais et de plus joli dans l'allégorie catholique; si bien que les anges et les amours, la bonne Vierge et la bonne fée, les polichinelles et les magiciens, les diablotins du théâtre et les saintes de l'église, se confondant dans ma cervelle, y produisaient le plus étrange gâchis poétique qu'on puisse imaginer.

Ma mère avait des idées religieuses que le doute n'effaça jamais, vu qu'elle ne les examina jamais. Elle ne se mettait donc nullement en peine de me présenter comme vraies ou emblématiques les notions de merveilleux qu'elle me versait à pleines mains, artiste et poète qu'elle était elle-même sans le savoir, croyant, dans sa religion, à tout ce qui était beau et bon, rejetant tout ce qui était sombre et menaçant, et me parlant des trois Grâces ou des neuf Muses avec autant de sérieux que des vertus théologales ou des vierges sages.

Que ce soit éducation, insufflation ou prédisposition, il est certain que l'amour du roman s'empara de moi passionnément, avant que j'eusse fini d'apprendre à lire. Voici comment:

Je ne comprenais pas encore la lecture des contes de fées; les mots imprimés, même dans le style le plus élémentaire, ne m'offraient pas grand sens, et c'est par le récit que j'arrivais à comprendre ce qu'on m'avait fait lire. De mon propre mouvement je ne lisais pas; j'étais paresseuse par nature et n'ai pu me vaincre qu'avec de grands efforts. Je ne cherchais donc dans les livres que les images; mais tout ce que j'apprenais par les yeux et par les oreilles entrait en ébullition dans ma petite tête, et j'y rêvais au point de perdre souvent la notion de la réalité et du milieu où je me trouvais. Comme j'avais eu longtemps la manie de jouer au poêle avec le feu, ma mère, qui n'avait pas de servante, et que je vois toujours occupée à coudre ou à soigner le pot-au-feu, ne pouvait se débarrasser de moi qu'en me retenant souvent dans la prison qu'elle m'avait inventée, à savoir quatre chaises avec une chaufferette sans feu au milieu, pour m'asseoir quand je serais fatiguée, car nous n'avions pas le luxe d'un coussin: c'étaient des chaises garnies en paille, et je m'évertuais à les dégarnir avec mes ongles; il faut croire qu'on les avait sacrifiées à mon usage. Je me rappelle que j'étais encore si petite que pour me livrer à cet amusement, j'étais obligée de monter sur la chaufferette: alors je pouvais appuyer mes coudes sur l'un des siéges, et je jouais des griffes avec une patience miraculeuse. Mais tout en cédant ainsi au besoin d'occuper mes mains, besoin qui m'est toujours resté, je ne pensais nullement à la paille des chaises. Je composais à haute voix d'interminables contes que ma mère appelait mes romans. Je n'ai aucun souvenir de ces plaisantes compositions. Ma mère m'en a parlé mille fois et longtemps avant que j'eusse la pensée d'écrire. Elle les déclarait souverainement ennuyeuses, à cause de leur longueur et du développement que je donnais aux digressions. C'est un défaut que j'ai bien conservé, à ce qu'on dit, car pour moi, j'avoue que je me rends peu de compte de ce que je fais, et que j'ai aujourd'hui, tout comme à quatre ans, un laisser aller invincible dans ce genre de création.