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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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Quand je voulais aller d'un côté, Deschartres m'emmenait d'un autre. Nous partions pour la rivière, qui, dans tout son parcours, sous les saules et le long des écluses du petit ravin, offre une suite de paysages adorables, des ombrages frais et des fabriques rustiques du style le plus pittoresque. Mais, en route, Deschartres, armé de sa lunette de poche, voyait des oies dans un de nos blés. Il fallait remonter la côte aride, et, sous l'ardente chaleur de l'été, aller verbaliser sur ces oies, ou sur la chèvre qui pelait des ormeaux, déjà si pelés, que je ne comprends guère le mal qu'elle y pouvait faire. Et puis on surprenait dans un arbre touffu un gamin volant de la feuille. L'âne du voisin avait franchi la haie et tondait dans nos foins la largeur de sa langue. C'étaient des débits continuels à réprimer, des exécutions, des menaces, des querelles de tous les instans, et qui s'engageaient parfois avec mes meilleurs amis. Cela me serrait le cœur, et, quand je le disais à ma grand'mère, elle me donnait de l'argent pour que je pusse, en cachette de Deschartres, aller rembourser les frais de l'amende au délinquant, ou porter de sa part les paroles de grâce.

Mais ce rôle ne me plaisait pas non plus: il était loin de satisfaire mon idéal d'égalité fraternelle. En faisant grâce à ces villageois, il me semblait que je les rabaissais dans mon propre cœur. Leurs remercîmens me blessaient, et je ne pouvais pas m'empêcher de leur dire que je ne faisais là qu'un acte de justice. Ils ne me comprenaient pas. Ils s'avouaient coupable dans la personne de leurs enfans, mauvais gardiens du petit troupeau. On voulait les battre en ma présence pour me donner satisfaction; cela m'était odieux, et véritablement, me sentant devenir chaque jour artiste avec des instincts de poésie et de tendresse, je maudissais le sort qui m'avait fait naître dame et châtelaine contre mon gré. J'enviais la condition des pastours. Mon plus doux rêve eût été de m'éveiller un beau matin sous leur chaume, de m'appeler Naniche ou Pierrot, et de mener mes bêtes au bord des chemins, sans souci de M. L'Homond et compagnie, sans solidarité avec les riches, sans appréhension d'un avenir qu'on me présentait si compliqué, si difficile à soutenir et si antipathique à mon caractère. Je ne voyais dans cette petite fortune qu'on voulait me faire compter et recompter sans cesse, qu'un embarras dont je ne saurais jamais me tirer, et je ne me trompais nullement.

En dépit de mon goût pour le vagabondage, une sorte de fatalité me poussait au besoin de cultiver mon intelligence, malgré la conviction où j'étais que toute science était vanité et fumée. Même au milieu de mes plus vifs amusemens champêtres, il me prenait un besoin de solitude et de recueillement ou une rage de lecture, et, passant d'un extrême à l'autre après une activité fiévreuse, je m'oubliais dans les livres pendant plusieurs jours, et il n'y avait pas moyen de me faire bouger de ma chambre ou du petit boudoir de ma grand'mère; de sorte qu'on était bien embarrassé de définir mon caractère, tantôt dissipé jusqu'à la folie, tantôt sérieux et morne jusqu'à la tristesse.

Deschartres s'était beaucoup radouci depuis que mon frère n'était plus là pour le faire enrager. Il se plaisait souvent aux leçons que je prenais bien; mais l'inconstance de mon humeur ramenait de temps en temps les bourrasques de la sienne, et il m'accusait de mauvaise volonté quand je n'avais réellement qu'une fièvre de croissance. Il me menaça quelquefois de me frapper, et, comme ces sortes d'avertissemens sont déjà un fait à demi accompli, je me tenais sur mes gardes, résolue à ne pas souffrir de lui ce que je commençais à ne plus souffrir de Rose. A l'habitude, il était débonnaire avec moi, et me savait un gré infini de la promptitude avec laquelle je comprenais ses enseignemens, quand ils étaient clairs. Mais, en de certains jours, j'étais si distraite, qu'il lui arriva enfin de me jeter à la tête un gros dictionnaire latin. Je crois qu'il m'aurait tuée si je n'eusse lestement évité le boulet en me baissant à propos. Je ne dis rien du tout, je rassemblai mes cahiers et mes livres, je les mis dans l'armoire, et j'allai me promener. Le lendemain, il me demanda si j'avais fait ma version: «Non, lui dis-je, je sais assez de latin comme cela, je n'en veux plus!» Il ne m'en reparla jamais, et le latin fut abandonné. Je ne sais pas comment il s'en expliqua avec ma grand'mère; elle ne m'en parla pas non plus. Probablement Deschartres eut honte de son emportement et me sut gré de lui en garder le secret, en même temps qu'il comprit que ma résolution de ne plus m'y exposer était irrévocable. Cette aventure ne m'empêcha pas de l'aimer; il était pourtant l'ennemi juré de ma mère, et je n'avais jamais pu prendre mon parti sur les mauvais traitemens qu'il avait fait essuyer à Hippolyte. Un jour qu'il l'avait cruellement battu, je lui avais dit: «Je vais le dire à ma bonne maman,» et je l'avais fais résolument. Il avait été sévèrement blâmé, à ce que je présume, mais il ne m'en avait pas gardé de ressentiment. Comme nous étions francs l'un et l'autre, nous ne pouvions pas nous brouiller.

Il avait beaucoup du caractère de Rose, c'est pour cela qu'ils ne pouvaient pas se supporter. Un jour qu'elle balayait ma chambre et qu'il passait dans le corridor, elle lui avait jeté de la poussière sur ses beaux souliers reluisans. Lui de la traiter de butorde, elle de le qualifier de crocheteur: le combat s'engage, et Rose, lançant son balai dans les jambes du pédagogue pendant qu'il descendait l'escalier, avait failli lui faire rompre le cou. De ce moment, ils se détestèrent cordialement: c'était chaque jour de nouvelles querelles, qui dégénéraient même en pugilat. Un peu plus tard, il eut des différends moins énergiques, mais encore plus amers avec Julie. La cuisinière était aussi à couteaux tirés avec Rose, et elles se jetaient les assiettes à la tête. Ladite cuisinière se battait d'autre part avec son vieux époux, Saint-Jean. On changea dix fois de valet de chambre parce qu'il ne pouvait s'entendre avec Rose ou avec Deschartres. Jamais intérieur ne fut troublé de plus de criailleries et de batailles. Tel était le triste effet de l'excessive faiblesse de ma grand'mère. Elle ne voulait ni se séparer de ses domestiques ni s'établir juge de leurs différends. Deschartres, en voulant y porter la paix, venait y mêler la tempête de sa colère. Tout cela m'inspirait un grand dégoût et augmentait mon amour pour les champs et pour la société de mes pastours, qui étaient si doux et vivaient en si bon accord.

Quand je sortais avec Deschartres, je pouvais aller assez loin avec lui, et j'avais une certaine liberté. Rose m'oubliait, et je pouvais faire le gamin tout à mon aise. Un soir la fenaison se prolongea fort tard dans la soirée. On enlevait le dernier charroi d'un pré. Il faisait clair de lune, et on voulait en finir, parce que l'orage s'annonçait pour la nuit. Quelque diligence qu'on fît, le ciel se voila, et la foudre commençait à gronder lorsque nous reprîmes le chemin de la ferme. Nous étions au bord de la rivière, à un quart de lieue de chez nous. Le charroi, chargé précipitamment, était mal équilibré. Deux ou trois fois en chemin il s'écroula, et il fallut le rétablir. Nous avions de jeunes bœufs de trait que le tonnerre effrayait, et qui ne marchaient qu'à grands renforts d'aiguillon, et en soufflant d'épouvante comme des chevaux ombrageux. La bande des glaneurs et des glaneuses de foin nous avait attendue pour aider au chargement et pour soutenir de leurs râteaux l'édifice chancelant que chaque ornière compromettait. Deschartres, armé de l'aiguillon, dont il se servait mal, pestait, suait, jurait; les métayers et leurs ouvriers se lamentaient avec exagération, comme s'il se fût agi de la retraite de Russie. C'est la manière de s'impatienter du paysan berrichon. La foudre roulait avec un fracas épouvantable, et le vent soufflait avec furie. On ne voyait plus à se conduire qu'à la lueur des éclairs, et le chemin était très difficile. Les enfans avaient peur et pleuraient. Une de mes petites camarades était si démoralisée qu'elle ne voulait plus porter sa petite récolte, et l'aurait laissée au milieu du chemin si je ne m'en fusse chargée. Encore fallait-il la tirer elle-même par la main, car elle avait mis son tablier sur sa tête pour ne pas voir le feu du ciel, et elle se jetait dans tous les trous. Il était fort tard quand nous arrivâmes enfin par un vrai déluge. On était inquiet de nous à la maison. A la ferme, on était inquiet des bœufs et du foin. Pour moi, cette scène champêtre m'avait ravie, et j'essayai le lendemain d'en écrire la description, mais je n'y réussis pas à mon gré, et la déchirai sans la montrer à ma grand'mère. Chaque nouvel essai que je faisais de formuler mon émotion me dégoûtait pour longtemps de recommencer.

L'automne et l'hiver étaient le temps où nous nous amusions le mieux. Les enfans de la campagne y sont plus libres et moins occupés. En attendant les blés de mars, il y a des espaces immenses où leurs troupeaux peuvent errer sans faire de mal. Aussi se gardent-ils eux-mêmes tandis que les pastours, rassemblés autour de leur feu en plein vent, devisent, jouent, dansent, ou se racontent des histoires. On ne s'imagine pas tout ce qu'il y a de merveilleux dans la tête de ces enfans qui vivent au milieu des scènes de la nature sans y rien comprendre, et qui ont l'étrange faculté de voir par les yeux du corps tout ce que leur imagination leur représente. J'ai tant de fois entendu raconter à plusieurs d'entre eux, que je savais très véridiques, et trop simples d'ailleurs pour rien inventer, les apparitions dont ils avaient été témoins, que je suis bien persuadée qu'ils n'ont pas cru voir, mais qu'ils ont vu, par l'effet d'un phénomène qui est particulier aux organisations rustiques, les objets de leur épouvante. Leurs parens, moins simples qu'eux, et quelquefois même incrédules, étaient sujets aussi à ces visions.

 

J'ai été témoin d'un de ces faits d'hallucination; je revenais de Saint-Chartier, et le curé m'avait donné une paire de pigeons qu'il mit dans un panier et dont il chargea son enfant de chœur, en lui disant de m'accompagner. C'était un garçon de quatorze à quinze ans, grand, fort, d'une santé excellente, d'un esprit très calme et très lucide. Le curé lui donnait de l'instruction, et il a été depuis maître d'école. Il savait dès lors moins de français peut-être, mais plus de latin que moi, à coup sûr. C'était donc un paysan dégrossi et très intelligent.

Nous sortions de vêpres, il était environ trois heures; c'était en plein été, par le plus beau temps du monde; nous prîmes les sentiers de traverse parmi les champs et les prairies, et nous causions fort tranquillement. Je l'interrogeais sur ses études. Il avait l'esprit parfaitement libre et dispos; il s'arrêta auprès d'un buisson pour mettre un brin d'osier à son sabot qui s'était cassé. «Allez toujours, me dit-il, je vous rattraperai bien.» Je continuai donc à marcher; mais je n'avais pas fait trente pas que je le vois accourir, pâle, les cheveux comme hérissés sur le front. Il avait laissé sabots, panier et pigeons là où il s'était arrêté. Il avait vu, au moment où il était descendu dans le fossé, un homme affreux qui l'avait menacé de son bâton.

Je le crus d'abord, et je me retournai pour voir si cet homme nous suivait ou s'il s'en allait avec nos pigeons; mais je vis distinctement le panier et les sabots de mon compagnon, et pas un être humain sur le sentier ni dans le champ, ni auprès, ni au loin.

J'avais à cette époque dix-sept ou dix-huit ans, et je n'étais plus du tout peureuse. «C'est, dis-je à l'enfant, un pauvre vagabond qui meurt de faim et qui a été tenté par nos pigeons. Il se sera caché dans le fossé. Allons voir ce que c'est. — Non répondit-il, quand on me couperait par morceaux. — Comment! repris-je, un grand et fort garçon comme te voilà a peur d'un homme tout seul? Allons, coupe un bâton, et viens avec moi rechercher nos pigeons. Je ne prétends pas les laisser là. — Non, non, demoiselle, je n'irai pas, s'écria-t-il, car je le verrais encore, et je ne veux plus le voir. Les bâtons et le courage n'y feraient rien, puisque ce n'est pas un homme humain. C'est plutôt fait comme une bête

Je commençais à comprendre et j'insistai d'autant plus pour le ramener avec moi à son panier et à ses sabots. Rien ne put l'y faire consentir. J'y allai seule, en lui disant au moins de me suivre des yeux, pour bien s'assurer qu'il avait rêvé. Il me le promit, mais quand je revins avec les sabots et les pigeons, mon drôle avait pris sa course et me les laissa très bien porter jusqu'aux premières maisons du village, où il arriva avant moi. J'essayai de lui faire honte. Ce fut bien inutile. C'est lui qui se moqua de mon incrédulité, et qui trouva que j'étais folle de braver un loup-garou pour ravoir deux malheureux pigeons.

Le beau courage que j'eus en cette rencontre, je ne l'aurais probablement pas eu trois ans plus tôt, car à l'époque où je passais une bonne moitié de ma vie avec les pastours, je confesse que leurs terreurs m'avaient gagnée, et que, sans croire précisément au follet, aux revenans et à Georgeon, le diable de la vallée noire, j'avais l'imagination vivement impressionnée par ces fantômes. Mais je n'étais pas de la race rustique et je n'eus jamais la moindre hallucination. J'eus beaucoup de visions d'objets et de figures, dans la rêverie, presque jamais dans la frayeur; et même, dans ce dernier cas, je ne fus jamais dupe de moi-même. La tendance sceptique de l'enfant de Paris luttait encore en moi contre la crédulité de l'enfant en général.

Ce qui achevait de me troubler la cervelle, c'étaient les contes de la veillée lorsque les chanvreurs venaient broyer. Pour éloigner de la maison le bruit et la poussière de leur travail, et comme la moitié du hameau voulait écouter leurs histoires, on les installait à la petite porte de la cour qui donne sur la place, tout à côté du cimetière dont on voyait les croix au clair de la lune par-dessus un mur très bas. Les vieilles femmes relayaient les narrateurs. J'ai raconté ces scènes rustiques dans mes romans. Mais je ne saurais jamais raconter cette foule d'histoires merveilleuses et saugrenues que l'on écoutait avec tant d'émotion et qui avaient toutes le caractère de la localité ou des diverses professions de ceux qui les avaient rapportées. Le sacristain avait sa poésie à lui, qui jetait du merveilleux sur les choses de son domaine, les sépultures, les cloches, la chouette, le clocher, les rats du clocher, etc. Tout ce qu'il attribuait à ces rats de mystérieuse sorcellerie remplirait un volume. Il les connaissait tous, il leur avait donné les noms des principaux habitans morts dans le bourg depuis une quarantaine d'années. A chaque nouveau mort, il voyait surgir un nouveau rat qui s'attachait à ses pas et le tourmentait par ses grimaces. Pour apaiser ces mânes étranges, il leur portait des graines dans le clocher; mais en y retournant le lendemain, il trouvait les plus bizarres caractères tracés par ces rats suspects avec les graines mêmes qu'il leur avait offertes. Un jour il trouvait tous les haricots blancs rangés en cercle avec une croix de haricots rouges au centre. Le jour suivant, c'était la combinaison contraire. Une autre fois, les blancs et les rouges, alternés systématiquement formaient plusieurs cercles enchaînés, ou des lettres inconnues, mais si bien dessinées, qu'on aurait juré l'ouvrage d'une personne humaine. Il n'est point d'animaux insignifians, il n'est point d'objets inanimés que le paysan ne fasse entrer dans son monde fantastique, et le christianisme du moyen âge, qui est encore le sien, est tout aussi fécond en personnifications mythologiques que les religions antérieures.

J'étais avide de tous ces récits, j'aurais passé la nuit à les entendre, mais ils me faisaient beaucoup de mal; ils m'ôtaient le sommeil. Mon frère, plus âgé que moi de cinq ans, en avait été plus affecté encore, et son exemple me confirma dans la croyance où je suis que les races d'origine rustique ont la faculté de l'hallucination. Il tenait à cette race par sa mère, et il avait des visions, tandis que, malgré la fièvre de peur et les rêves sinistres de mon sommeil, je n'en avais pas. Vingt ans plus tard, il m'affirmait sous serment avoir entendu claquer le fouet du follet dans les écuries, et le battoir des lavandières de nuit au bord des sources. C'est de lui que j'ai parlé dans les articles intitulés: Visions de la nuit dans les campagnes, et ses récits étaient d'une sincérité complète. Dans les dangers réels, il était plus que courageux, il était téméraire. Dans son âge mûr comme dans son enfance, il a toujours eu comme une habitude de mépriser la vie; du moins il exposait la sienne à tout propos et pour la moindre affaire. Mais que vous dirai-je? il tenait au terroir, il était halluciné, il croyait aux choses surnaturelles.

J'ai dit que l'automne et l'hiver étaient nos saisons les plus gaies; j'ai toujours aimé passionnément l'hiver à la campagne, et je n'ai jamais compris le goût des riches, qui a fait de Paris le séjour des fêtes dans la saison de l'année la plus ennemie des bals, des toilettes et de la dissipation. C'est au coin du feu que la nature nous convie en hiver à la vie de famille, et c'est aussi en pleine campagne que les rares beaux jours de cette saison peuvent se faire sentir et goûter. Dans les grandes villes de nos climats, cette affreuse boue, puante et glacée, ne sèche presque jamais. Aux champs, un rayon de soleil ou quelques heures de vent rendent l'air sain et la terre propre. Les pauvres prolétaires des cités le savent bien, et ce n'est pas pour leur agrément qu'ils restent dans ce cloaque. La vie factice et absurde de nos riches s'épuise à lutter contre la nature. Les riches Anglais l'entendent mieux: ils passent l'hiver dans leurs châteaux.

On s'imagine à Paris que la nature est morte pendant six mois, et pourtant les blés poussent dès l'automne, et le pâle soleil des hivers, on est convenu de l'appeler comme cela, est le plus vif et le plus brillant de l'année. Quand il dissipe les brumes, quand il se couche dans la pourpre étincelante des soirs de grande gelée, on a peine à soutenir l'éclat de ses rayons. Même dans nos contrées froides, et fort mal nommées tempérées, la création ne se dépouille jamais d'un air de vie et de parure. Les grandes plaines fromentales se couvrent de ces tapis courts et frais, sur lesquels le soleil, bas à l'horizon, jette de grandes flammes d'émeraude. Les prés se revêtent de mousses magnifiques, luxe tout gratuit de l'hiver. Le lierre, ce pampre inutile, mais somptueux, se marbre de tons d'écarlate et d'or. Les jardins mêmes ne sont pas sans richesse. La primevère, la violette et la rose de Bengale rient sous la neige. Certaines autres fleurs, grâce à un accident de terrain, à une disposition fortuite, survivent à la gelée et vous causent à chaque instant une agréable surprise. Si le rossignol est absent, combien d'oiseaux de passage, hôtes bruyans et superbes, viennent s'abattre ou se reposer sur le faîte des grands arbres ou sur le bord des eaux! Et qu'y a-t-il de plus beau que la neige, lorsque le soleil en fait une nappe de diamans, ou lorsque le gelée se suspend aux arbres en fantastiques arcades, en indescriptibles festons de givre et de cristal? Et quel plaisir n'est-ce pas de se sentir en famille, auprès d'un bon feu, dans ces longues soirées de campagne où l'on s'appartient si bien les uns aux autres, où le temps même semble nous appartenir, où la vie devient toute morale et tout intellectuelle en se retirant en nous-mêmes?

L'hiver, ma grand'mère me permettait d'installer ma société dans la grande salle à manger, qu'un vieux poêle réchauffait au mieux. Ma société, c'était une vingtaine d'enfans de la commune qui apportaient là leurs saulnées. La saulnée est une ficelle incommensurable, toute garnie de crins disposés en nœuds coulans pour prendre les alouettes et menus oiseaux des champs en temps de neige. La belle saulnée fait le tour d'un champ. On la roule sur des dévidoirs faits exprès, et on la tend avant le lever du jour dans les endroits propices. On balaie la neige tout le long du sillon, on y jette du grain, et deux heures après, on y trouve les alouettes prises par centaines. Nous allions à cette récolte avec de grands sacs que l'âne rapportait pleins. Comme il y avait de graves contestations pour les partages, j'avais établi le régime de l'association, et l'on s'en trouva fort bien. Les saulnées ne peuvent servir plus de deux ou trois jours sans être regarnies de crins (car il s'en casse beaucoup dans les chaumes), et sans qu'on fasse le rebouclage, c'est-à-dire le nœud coulant à chaque crin dénoué. Nous convînmes donc que ce long et minutieux travail se ferait en commun, comme celui de l'installation des saulnées, qui exige aussi un balayage rapide et fatigant. On se partageait, sans compter et sans mesurer, la corde et le crin; le crin était surtout la denrée précieuse, et c'était en commun aussi qu'on en faisait la maraude: cela consistait à aller dans les prés et dans les étables arracher de la queue et de la crinière des chevaux tout ce que ces animaux voulaient bien nous en laisser prendre sans entrer en révolte. Aussi nous étions devenus bien adroits à ce métier-là, et nous arrivions à éclaircir la chevelure des poulains en liberté, sans nous laisser atteindre par les ruades les plus fantastiques. L'ouvrage se faisait entre nous tous avec une rapidité surprenante, et nous avons été jusqu'à regarnir deux ou trois cents brasses dans une soirée. Après la chasse venait le triage. On mettait d'un côté les alouettes, de l'autre les oiseaux de moindre valeur. Nous prélevions pour notre régal du dimanche un certain choix, et l'un des enfans allait vendre le reste à la ville, après quoi je partageais l'argent entre eux tous. Ils étaient fort contens de cet arrangement, et il n'y avait plus de disputes et de méfiance entre eux. Tous les jours notre association recrutait de nouveaux adhérans, qui préféraient ce bon accord à leurs querelles et à leurs batailles. On ne pensait plus à se lever avant les autres pour aller dépouiller la saulnée des camarades, et la journée du dimanche était une véritable fête. Nous faisions nous-mêmes notre cuisine de volatiles. Rose était de bonne humeur ces jours-là, car elle était gaie et bonne fille quand elle n'était pas furibonde. La cuisinière faisait l'esprit fort à l'endroit de notre cuisine; le père Saint-Jean seul faisait la grimace et prétendait que la queue de son cheval blanc diminuait tous les jours. Nous le savions bien.

 

A travers tous ces jeux, le roman de Corambé continuait à se dérouler dans ma tête. C'était un rêve permanent aussi décousu, aussi incohérent que les rêves du sommeil, et dans lequel je ne me retrouvais que parce qu'un même sentiment le dominait toujours.

Ce sentiment ce n'était pas l'amour. Je savais par les livres que l'amour existe dans la vie et qu'il est le fond et l'âme de tous les romans et de tous les poèmes. Mais, ne sentant en moi rien qui put m'expliquer pourquoi un être s'attachait exclusivement à la poursuite d'un autre être, dans cet ordre d'affections inconnues, hiéroglyphiques pour ainsi dire, je me préservais avec soin d'entraîner mon roman sur ce terrain glacé pour mon imagination. Il me semblait que si j'y introduisais des amans et des amantes, il deviendrait banal, ennuyeux pour moi, et que je ferais, des personnages charmans avec lesquels je passais ma vie, des êtres de convention comme ceux que je trouvais souvent dans les livres, ou, tout au moins des étrangers occupés d'un secret auquel je ne pouvais m'intéresser, puisqu'il ne répondait à aucune émotion que j'eusse éprouvée par moi-même. En revanche, l'amitié, l'amour filial ou fraternel, la sympathie, l'attrait le plus pur, régnaient dans cette sorte de monde enchanté: mon cœur comme mon imagination étaient tout entiers dans cette fantaisie, et quand j'étais mécontente de quelque chose ou de quelqu'un dans la vie réelle, je pensais à Corambé avec presque autant de confiance et de consolation qu'à une vérité démontrée.

J'en étais là lorsqu'on m'annonça que dans trois mois j'aurais à faire ma première communion.

C'était une situation encore plus embarrassante pour ma bonne maman que pour moi. Elle ne voulait pas me donner une éducation franchement philosophique. Tout ce qui eût pu être taxé d'excentricité lui répugnait; mais, en même temps qu'elle subissait l'empire de la coutume, et qu'au début de la Restauration elle n'eût pu s'y soustraire sans un certain scandale, elle craignait que ma nature enthousiaste ne se laissât prendre à la superstition, dont elle avait décidément horreur. Elle prit donc le parti de me dire qu'il fallait faire cet acte de bienséance très décemment, mais me bien garder d'outrager la sagesse divine et la raison humaine jusqu'à croire que j'allais manger mon Créateur.

Ma docilité naturelle fit le reste. J'appris le catéchisme comme un perroquet, sans chercher à le comprendre et sans songer à en railler les mystères, mais bien décidée à n'en pas croire, à n'en pas retenir un mot aussitôt que l'affaire serait bâclée, comme on disait chez nous. La confession me causa une répugnance extrême. Ma grand'mère, qui savait que le bon curé de Saint-Chartier parlait et pensait un peu crûment, me confia à un autre bon vieux curé, celui de La Châtre, qui avait plus d'éducation, et qui, je dois le dire, respecta l'ignorance de mon âge et ne m'adressa aucune de ces questions infâmes par lesquelles il arrive souvent au prêtre de souiller, sciemment ou non, la pudeur de l'enfance. On ne mit entre mes mains aucun formulaire, aucun examen de conscience, et on me dit simplement d'accuser les fautes dont je me sentais coupable.

Je me trouvai fort embarrassée. J'en voyais bien quelques-unes, mais il me semblait que ce n'était pas assez pour que M. le curé pût s'en contenter. D'abord j'avais menti une fois à ma mère pour sauver Rose, et souvent depuis à Deschartres pour sauver Hippolyte. Mais je n'étais pas menteuse, je n'avais aucun besoin de l'être, et Rose elle-même, me brutalisant toujours avant de m'interroger, ne faisait pas de ma servitude une nécessité de dissimulation. J'avais été un peu gourmande, mais il y avait si longtemps, que je m'en souvenais à peine. J'avais toujours vécu au milieu de personnes si chastes, que je n'avais même pas l'idée de quelque chose de contraire à la chasteté. J'avais été irritable et violente: depuis que je me portais bien, je n'avais plus sujet de l'être. De quoi donc pouvais-je m'accuser, à moins que ce ne fût d'avoir préféré parfois le jeu à l'étude, d'avoir déchiré mes robes et perdu mes mouchoirs, griefs que ma bonne qualifiait d'enfance terrible?

En vérité, je ne sais pas de quoi peut s'accuser un enfant de douze ans, à moins que le malheureux n'ait été déjà souillé par des exemples et des influences hideuses, et dans ce cas-là c'est la confession d'autrui qu'il a à faire.

J'avais si peu de choses à dire, que cela ne valait pas la peine de déranger un curé; le mien s'en contenta, et me donna pour pénitence de réciter l'oraison dominicale en sortant du confessional. Cela me parut fort doux: car cette prière est belle, sublime et simple, et je l'adressai à Dieu de tout mon cœur; mais je ne me sentais pas moins humiliée de m'être agenouillée devant un prêtre pour si peu.

Au reste, jamais première communion ne fut si lestement expédiée. J'allais une fois par semaine à La Châtre. Le curé me faisait une petite instruction de cinq minutes; je savais mon catéchisme sur le bout du doigt dès la première semaine. La veille du jour fixé, on m'envoya passer la soirée et la nuit chez une bonne et charmante dame de nos amies. Elle avait deux enfans plus jeunes que moi. Sa fille Laure, belle et remarquable personne à tous égards, a épousé depuis mon ami Fleury, fils de Fleury, l'ami de mon père. Il y avait encore d'autres enfans dans la maison; je m'y amusai énormément, car on joua à toutes sortes de jeux sous l'œil des bons parens, qui prirent part à notre innocente gaîté, et j'allai dormir si fatiguée d'avoir ri et sauté que je ne me souvenais plus du tout de la solennité du lendemain.

Mme Decerfz, cette charmante et excellente femme qui voulait bien m'accompagner à l'église dans mes dévotions, m'a souvent rappelé depuis combien j'étais folle et bruyante lorsque je me trouvais dans sa famille au retour de l'église. Sa mère, une bien excellente femme aussi, lui disait alors: Mais voilà un enfant bien peu recueilli, et ce n'est pas ainsi que de mon temps on se préparait aux sacremens. «Je ne lui vois faire aucun mal, répondait Mme Decerfz: elle est gaie, donc elle a la conscience bien légère, et le rire des enfans est une musique pour le bon Dieu.»

Le lendemain matin, ma grand'mère arriva. Elle s'était décidée à assister à ma première communion, non sans peine, je crois, car elle n'avait pas mis le pied dans une église depuis le mariage de mon père. Mme Decerfz me dit de lui demander sa bénédiction et le pardon des déplaisirs que je pouvais lui avoir causés, ce que je fis de meilleur cœur que devant le prêtre. Ma bonne maman m'embrassa et me conduisit à l'église.

Aussitôt que j'y fus, je commençai à me demander ce que j'allais faire; je n'y avais pas encore songé. Je me sentais si étonnée de voir ma grand'mère dans une église! Le curé m'avait dit qu'il fallait croire, sinon commettre un sacrilége; je n'avais pas la moindre idée d'être sacrilége, pas la plus légère velléité de révolte ou d'impiété, mais je ne croyais pas. Ma bonne maman m'avait empêchée de croire, et cependant elle m'avait ordonné de communier. Je me demandai si elle et moi nous ne faisions pas un acte d'hypocrisie, et, bien que j'eusse l'air aussi calme et aussi sérieux que j'avais paru insouciante et dissipée la veille, je me sentis fort mal à l'aise, et j'eus deux ou trois fois la pensée de me lever et de dire à ma grand'mère: «En voilà assez; allons-nous-en.»