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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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Mais, tout à coup, il me vint à l'esprit un commentaire qui me calma. Je repassais la Cène de Jésus dans mon esprit, et ces paroles: «Ceci est mon corps et mon sang» ne me parurent plus qu'une métaphore; Jésus était trop saint et trop grand pour avoir voulu tromper ses disciples. Il les avait conviés à un repas fraternel, il les avait invités à rompre le pain ensemble en mémoire de lui. Je ne sentis plus rien de moquable dans l'institution de la Cène, et, me trouvant à la balustrade auprès d'une vieille pauvresse qui reçut dévotement l'hostie avant moi, j'eus la première idée de la signification de ces agapes de l'égalité dont l'Église avait, selon moi, méconnu ou falsifié le symbole.

Je revins donc fort tranquille de la sainte table, et le contentement d'avoir trouvé une solution à ma petite anxiété donna, m'a-t-on dit depuis, une expression nouvelle à ma figure. Ma grand'mère, attendrie et effrayée, partagée peut-être entre la crainte de m'avoir rendue dévote et celle de m'avoir fait mentir à moi-même, me pressa doucement contre son cœur quand je revins auprès d'elle, et laissa tomber des larmes sur mon voile.

Tout cela fut énigmatique pour moi; j'attendais qu'elle me donnât, le soir, une explication sérieuse de l'acte qu'elle m'avait fait accomplir et de l'émotion qu'elle avait laissée paraître. Il n'en fut rien. On me fit faire une seconde communion huit jours après, et puis, on ne me reparla plus de religion, il n'en fut pas plus question que si rien ne s'était passé.

Aux grandes fêtes, on m'envoyait encore à La Châtre pour voir les processions et assister aux offices. C'était des occasions que je faisais valoir moi-même, parce que je passais ces jours-là dans la famille Decerfz, où je m'ébattais avec les enfans et où j'étais si gâtée que je mettais tout sens dessus dessous, cassant tout, les meubles, les poupées et même quelque peu les enfans, trop débiles pour mes manières de paysanne.

Quand je revenais à la maison fatiguée de ces ébats, je retombais dans mes accès de mélancolie. Je me replongeais dans la lecture, et ma grand'mère avait bien un peu de peine à me remettre au travail réglé. Rien ne ressemble plus à l'artiste que l'enfant. Il a ses veines de labeur et de paresse, ses soifs ardentes de production, ses lassitudes pleines de dégoût. Ma grand'mère n'avait jamais eu le caractère de l'artiste, bien qu'elle en eût certaines facultés; j'ignore si elle avait eu une enfance. C'était une nature si calme, si régulière, si unie, qu'elle ne comprenait pas les engouemens et les défaillances de la mienne. Elle me donnait si peu de besogne (et c'était là le mal), qu'elle s'étonnait de m'en voir accablée parfois, et comme, en d'autres jours, j'en faisais volontairement quatre fois davantage, elle m'accusait de caprice et de résistance raisonnée. Elle se trompait, je ne me gouvernais pas moi-même, voilà tout. Elle me grondait toujours avec affection, mais avec une certaine amertume, et elle avait tort: elle voulait m'obliger à me vaincre, m'habituer à me régulariser, et en cela elle avait raison.

Comme par-dessus tout elle me gâtait, elle me laissa prendre un genre de dissipation qui me tourna la tête pendant tout l'été qui suivit ma première communion. Il vint à La Châtre une troupe de comédiens ambulans, une assez bonne troupe, par parenthèse, qui donnait le mélodrame, la comédie, le vaudeville et surtout l'opéra comique. Il y avait de bonnes voix, assez d'ensemble, un premier chanteur et deux chanteuses qui ne manquaient pas de talent. Cette troupe était vraiment trop distinguée pour le misérable local des représentations. C'était la même salle où mon père avait joué la comédie avec nos amis les Duvernet, une ancienne église de couvent, où l'on voyait encore les dessins des ogives mal recouvertes d'un plâtre plus frais que celui des murailles, le tout surmonté d'un plafond de solives brutes posé après coup, et meublé de mauvais bancs de bois en amphithéâtre. N'importe, les dames de la ville venaient s'y asseoir en grande toilette, et quand tout cela était couvert de fleurs et de rubans, on ne voyait plus la nudité et la malpropreté de la salle. Les amateurs de l'endroit, à la tête desquels était encore M. Duvernet, composaient un orchestre très satisfaisant. On était encore artiste en province dans ce temps-là. Il n'y avait si pauvre et si petite localité où l'on ne trouvât moyen d'organiser un bon quatuor, et toutes les semaines on se réunissait, tantôt chez un amateur, tantôt chez l'autre, pour faire ce que les Italiens appellent musica di camera (musique de chambre), honnête et noble délassement qui a disparu avec les vieux virtuoses, derniers gardiens du feu sacré dans nos provinces.

J'adorais toujours la musique, bien que ma bonne maman me négligeât sous ce rapport, et que Gayard m'inspirât de plus en plus le dégoût de l'étudier à sa manière. Il arrivait bien rarement à ma grand'mère de poser ses doigts blancs et paralysés sur le vieux clavecin, et de chevroter ces majestueux fragmens des vieux maîtres qu'elle chevrotait mieux que personne ne les eût chantés. J'avais presque oublié que j'étais née musicienne aussi, et que je pouvais sentir et comprendre ce que les autres peuvent exprimer ou produire. La première fois qu'on m'envoya entendre la comédie à La Châtre, nos chanteurs ambulans donnèrent Aline, reine de Golconde. J'en revins transportée et sachant presque l'opéra par cœur, chant, paroles, accompagnemens, récitatifs. Une autre fois, ce fut Montano et Stéphanie; puis le Diable à quatre, Adolphe et Clara, Gulistan, Ma tante Aurore, Jeannot et Colin, que sais-je? toutes les jolies, faciles, chantantes et gracieuses opérettes de ce temps-là. Je repris fureur à la musique, et je chantais le jour en réalité, la nuit en rêve. La musique avait tout poétisé pour moi dans ces représentations où Mme Duvernet avait l'obligeance de me conduire toutes les semaines. Je ne me souvenais plus d'avoir vu de belles salles de spectacle et des acteurs de premier ordre à Paris. Il y avait si longtemps de cela que la comparaison ne me gênait point. Je ne m'apercevais pas de la misère des décors, de l'absurdité des costumes: mon imagination et le prestige de la musique suppléant à tout ce qui manquait, je croyais assister aux plus beaux, aux plus somptueux, aux plus complets spectacles de l'univers, et ces comédiens de campagne, chantant et déclamant dans une grange, m'ont fait autant de plaisir et de bien que, depuis, les plus grands artistes de l'Europe sur les plus nobles scènes du monde.

Madame Duvernet avait une nièce nommée Brigitte, aimable, bonne et spirituelle enfant avec laquelle je fus bientôt intimement liée. Avec le plus jeune fils de la maison, Charles (mon vieux ami d'aujourd'hui) et deux ou trois autres personnages de la même gravité (je crois que le doyen de tous n'avait pas quinze ans), nous passions dans des jeux absorbans ces heureuses journées qui précédaient la comédie. Comme tout nous était spectacle, même les fêtes religieuses du matin, nous représentions alternativement la messe et la comédie, la procession et le mélodrame. Nous nous affublions des chiffons de la mère, qu'on mettait au pillage; nous faisions avec des fleurs, des miroirs, des dentelles et des rubans, tantôt des décors de théâtre, tantôt des chapelles, et nous chantions, ensemble à tue-tête tantôt des chœurs d'opéra-comique, tantôt la messe et les vêpres. Tout cela accompagné des cloches qui sonnaient à toute volée presque sur le toit de la maison, des amateurs qui répétaient en bas l'ouverture et les accompagnemens qu'on allait jouer le soir, et des hurlemens des chiens d'alentour qui avaient mal aux nerfs: c'était la plus étrange cacophonie et en même temps la plus joyeuse. Enfin l'heure du dîner arrivait; on dépouillait vite les costumes improvisés. Charles ôtait à la hâte le jupon brodé de sa mère dont il s'était fait un surplis. Il fallait repeigner les longs cheveux noirs de Brigitte. Je courais cueillir dans le petit jardin les bouquets de la soirée. On se mettait à table avec grand appétit: mais Brigitte et moi nous ne pouvions pas manger, tant l'impatience et la joie d'aller au spectacle nous serraient l'estomac.

Heureux temps, ou l'on s'amuse, ou l'on s'éprend, ou l'on se passionne à si bon marché, êtes-vous passés sans retour pour mes amis et pour tous ceux qui ne sont plus jeunes? Me voilà assez vieille, et, pourtant, à beaucoup d'égards, j'ai eu cette grâce du bon Dieu de rester enfant. Le spectacle m'amuse encore quelquefois comme si j'avais encore douze ans, et j'avoue que ce sont les spectacles les plus naïfs, les mimodrames, les féeries, qui me divertissent si fort. Il m'arrive encore quelquefois, lorsque j'ai passé un an loin de Paris, de dîner à la hâte avec mes enfans et mes amis, et d'avoir un certain battement de cœur au lever du rideau. Je laisse à peine aux autres le temps de manger, je m'impatiente contre le fiacre qui va trop lentement, je ne veux rien perdre, je veux comprendre la pièce, quelque stupide qu'elle soit. Je ne veux pas qu'on me parle, tant je veux écouter et regarder. On se moque de moi, et j'y suis insensible, tant ce monde de fictions qui pose devant moi trouve en moi un spectateur naïf et avide. Eh bien! je crois que dans la salle il se trouve bon nombre de gens tout aussi malheureux que je l'ai été, tout aussi amers dans leur appréciation de la vie et dans leur expérience des choses humaines, qui sont, sans oser l'avouer, tout aussi absorbés, tout aussi amusés, tout aussi enfans que moi. Nous sommes une race infortunée, et c'est pour cela que nous avons un impérieux besoin de nous distraire de la vie réelle par les mensonges de l'art: plus il ment, plus il nous amuse.

CHAPITRE ONZIEME

Récit d'une profonde douleur que tout le monde comprendra. — Mouvement de dépit. — Délation de Mlle Julie. — Pénitence et solitude. — Soirée d'automne à la porte d'une chaumière. — On me brise le cœur. — Je me raidis contre mon chagrin et deviens tout de bon un enfant terrible. — Je retrouve ma mère. — Déception. — J'entre au couvent des Anglaises. — Origine et aspect de ce monastère. — La supérieure. — Nouveau déchirement. — La mère Alippe. — Je commence à apprécier ma situation et je prends mon parti. — Claustration absolue.

 

Malgré toutes ces distractions et tous ces étourdissemens, je nourrissais toujours au fond de mon cœur une sorte de passion malheureuse pour ma mère absente. De notre cher roman, il n'était plus question le moins du monde, elle l'avait bien parfaitement oublié; mais moi j'y pensais toujours. Je protestais toujours, dans le secret de ma pensée, contre le sort que ma pauvre bonne maman tenait tant à m'assurer. Instruction, talens et fortune, je persistais à tout mépriser. J'aspirais à revoir ma mère, à lui reparler de nos projets, à lui dire que j'étais résolue à partager son sort, à être ignorante, laborieuse et pauvre avec elle. Les jours où cette résolution me dominait, je négligeais bien mes leçons, il faut l'avouer. J'étais grondée, et ma résolution n'en était que plus obstinée. Un jour que j'avais été réprimandée plus que de coutume en sortant de la chambre de ma bonne maman, je jetai par terre mon livre et mes cahiers; je pris ma tête dans mes deux mains, et me croyant seule, je m'écriai: «Eh bien, oui, c'est vrai, je n'étudie pas parce que je ne veux pas. J'ai mes raisons. On les saura plus tard.»

Julie était derrière moi. «Vous êtes une mauvaise enfant, me dit-elle, et ce que vous pensez est pire que tout ce que vous faites. On vous pardonnerait d'être dissipée et paresseuse, mais puisque c'est par entêtement et par mauvaise volonté que vous mécontentez votre bonne maman, vous mériteriez qu'elle vous renvoyât chez votre mère.

— Ma mère! m'écriai-je, me renvoyer chez ma mère! mais c'est tout ce que je désire, tout ce que je demande!

— Allons, vous n'y pensez pas, reprit Julie; vous parlez comme cela, parce que vous avez de la colère, vous êtes folle dans ce moment-ci. Je me garderai bien de répéter ce qui vient de vous échapper, car vous seriez bien désolée plus tard qu'on vous eût prise au mot.

— Julie, lui répondis-je avec véhémence, je vous entends très bien et je vous connais. Je sais que quand vous promettez de vous taire, c'est que vous êtes bien décidée à parler. Je sais que quand vous m'interrogez avec douceur et câlinerie, c'est pour m'arracher ce que je pense et pour l'envenimer aux yeux de ma bonne maman. Je sais que dans ce moment-ci, vous m'excitez à dessein et que vous profitez de ma colère et de mon ennui pour m'en faire dire encore plus. Eh bien, vous n'avez pas besoin de vous donner tant de peine. Ce que j'ai dans le cœur, vous le saurez et je vous autorise à le faire savoir. Je ne veux plus rester ici, je veux retourner avec ma mère, et je ne veux plus qu'on me sépare d'elle. C'est elle que j'aime et que j'aimerai toujours, quoi qu'on fasse. C'est à elle seule que je veux obéir. Allez, dépêchez-vous, faites votre déposition, je suis prête à la signer.»

La pauvre fille faisait-elle réellement auprès de moi le métier d'agent provocateur? Dans la forme, oui, dans le fond, non certainement. Elle ne me voulait que du bien. Elle n'avait pas de méchant plaisir à me faire gronder, elle s'affligeait avec ma grand'mère de ce qu'elles appelaient mon ingratitude. Comment eût-elle compris que ce n'était pas à l'affection que j'étais ingrate, mais à la fortune que j'étais rebelle? ma grand'mère elle-même s'y trompait. Mais il est certain que cette fille avait dans le regard, dans la voix, dans toutes ses manières de procéder, une sorte de prudence insinuante qui sentait la ruse et la duplicité, et cela m'était souverainement antipathique.

Quoi qu'il en soit, c'était la première fois que je la poussais à bout et que j'irritais son amour-propre. Elle fut mortifiée, et elle eut vraiment un mouvement de vengeance, car elle alla sur-le-champ rapporter ma déclamation dans les termes les plus noirs. Elle fit là une mauvaise action, car elle frappait au cœur cette pauvre bonne maman qui n'était guère de force à lutter contre de nouvelles douleurs maternelles. La moindre peine ravivait en elle la mémoire de son fils, et ses éternels regrets, et sa dévorante jalousie contre la femme qui lui avait disputé le cœur de ce fils adoré et qui maintenant lui disputait le mien. Elle eut, j'en suis sûre, un chagrin mortel, et si elle me l'eût laissé voir, je serais tombée à ses pieds, j'aurais abjuré toutes mes rébellions; car j'ai toujours été d'une excessive faiblesse devant les douleurs que j'ai causées, et mes retours m'ont toujours plus liée que mes résistances ne m'avaient déliée. Mais on me cacha bien soigneusement l'émotion de ma bonne maman, et Julie, irritée personnellement contre moi, ne vint pas me dire: «Elle souffre, allez la consoler.»

On prit un mauvais système, on résolut de s'armer de rigueur, on crut m'effrayer en me prenant au mot, et mademoiselle Julie vint m'annoncer que j'eusse à me retirer dans ma chambre et à n'en pas sortir. «Vous ne reverrez plus votre grand'mère, me dit-elle, puisque vous la détestez. Elle vous abandonne; dans trois jours vous partirez pour Paris.

— Vous en avez menti, lui répondis-je, menti avec méchanceté, je ne déteste pas ma grand'mère, je l'aime: mais j'aime mieux ma mère, et si l'on me rend à elle, je remercie le bon Dieu, ma grand'mère et même vous.»

Là-dessus je lui tournai le dos et montai résolûment à ma chambre. J'y trouvai Rose, qui ne savait pas ce qui venait de se passer et qui ne me dit rien. Je n'avais ni sali ni déchiré mes hardes ce jour-là, le reste la préoccupait fort peu. Je passai trois grands jours sans voir ma bonne maman. On me faisait descendre pour prendre mes repas quand elle avait fini les siens. On me disait d'aller prendre l'air au jardin quand elle était enfermée, et elle s'enfermait ou on l'enfermait bien littéralement, car lorsque je passais devant la porte de sa chambre, j'entendais mettre la barre de fer avec une sorte d'affectation, comme pour me dire que tout repentir serait inutile.

Les domestiques semblaient consternés, mais j'avais un air si hautain, apparemment, que pas un n'osa me parler, pas même Rose, qui devinait peut-être bien qu'on s'y prenait mal et qu'on excitait mon amour pour ma mère au lieu de le refroidir. Deschartres, soit par système, soit par suite d'une appréciation analogue à celle de Rose, ne me parlait pas non plus. Il ne fut plus question de leçons ni d'écritures pendant ce temps d'expiation.

Voulait-on me faire sentir l'ennui de l'inaction? on aurait dû me priver de livres; mais on ne me priva de rien: et, voyant la bibliothèque à ma disposition comme de coutume, je ne sentis pas la moindre envie de me distraire par la lecture. On ne désire que ce qu'on ne peut pas avoir.

Je passai donc ces trois jours dans un tête à tête assidu avec Corambé. Je lui racontai mes peines, et il m'en consola en me donnant raison. Je souffrais pour l'amour de ma mère, pour l'amour de l'humilité et de la pauvreté. Je croyais remplir un grand rôle, accomplir une mission sainte, et comme tous les enfans romanesques, je me drapais un peu dans mon calme et dans ma persévérance. On avait voulu m'humilier en m'isolant comme un lépreux dans cette maison où d'ordinaire tout me riait, je ne m'en rehaussais que plus dans ma propre estime. Je faisais de belles réflexions philosophiques sur l'esclavage moral de ces valets qui n'osaient plus m'adresser la parole, et qui, la veille, se fussent mis à mes pieds parce que j'étais en faveur. Je comparais ma disgrâce à toutes les grandes disgrâces historiques que j'avais lues, et je me comparais moi-même aux grands citoyens des républiques ingrates, condamnés à l'ostracisme pour leurs vertus.

Mais l'orgueil est une sotte compagnie, et je m'en lassai en un jour. «C'est fort bête, tout cela, me dis-je, voyons clair sur les autres et sur moi-même, et concluons. On ne prépare pas mon départ, on n'a pas envie de me rendre à ma mère. On veut m'éprouver, on croit que je demanderai à rester ici. On ne sait pas combien je désire vivre avec elle, et il faut qu'on le voie. Restons impassible. Que ma claustration dure huit jours, quinze jours, un mois, peu importe. Quand on se sera bien assuré que je ne change pas d'idée, on me fera partir, et alors je m'expliquerai avec ma bonne maman; je lui dirai que je l'aime, et je le lui dirai si bien qu'elle me pardonnera et me rendra son amitié. Pourquoi faut-il qu'elle me maudisse parce que je lui préfère celle qui m'a mise au monde et que Dieu lui-même me commande de préférer à tout? Pourquoi croirait-elle que je suis ingrate parce que je ne veux pas être élevée à sa manière et vivre de sa vie? A quoi lui suis-je utile ici? Je la vois de moins en moins. La société de ses femmes lui semble plus nécessaire ou plus agréable que la mienne, puisque c'est avec elles qu'elle passe le plus de temps. Si elle me garde ici, ce n'est pas pour elle certainement, c'est pour moi. Eh bien! ne suis-je pas un être libre, libre de choisir la vie et l'avenir qui lui conviennent? Allons, il n'y a rien de tragique à ce qui m'arrive. Ma grand'mère a voulu, par pure bonté, me rendre instruite et riche: moi je lui en suis très reconnaissante, mais je ne peux pas m'habituer à me passer de ma mère. Mon cœur lui sacrifie tous les faux biens joyeusement. Elle m'en saura gré, et Dieu m'en tiendra compte. Personne n'a sujet d'être irrité contre moi, et ma bonne maman le reconnaîtra si je puis parvenir jusqu'à elle et combattre les calomnies qui se sont glissées entre elle et moi.»

Là-dessus j'essayai d'entrer chez elle, mais je trouvai encore la porte barricadée, et j'allai au jardin. J'y rencontrai une vieille femme pauvre à qui l'on avait permis de ramasser le bois mort. «Vous n'allez pas vite, la mère, lui dis-je, pourquoi vos enfans ne vous aident-ils pas? — Ils sont aux champs, me dit-elle, et moi, je ne peux plus me baisser pour ramasser ce qui est par terre, j'ai les reins trop vieux.» Je me mis à travailler pour elle, et comme elle n'osait toucher au bois mort sur pied, j'allai chercher une serpe pour abattre les arbrisseaux desséchés et faire tomber les branches des arbres à ma portée. J'étais forte comme une paysanne, je fis bientôt un abatis splendide. Rien ne passionne comme le travail du corps quand une idée ou un sentiment vous poussent. La nuit vint que j'étais encore à l'ouvrage, taillant, fagotant, liant, et faisant à la vieille une provision pour la semaine au lieu de sa provision de la journée qu'elle aurait eu peine à enlever. J'avais oubliée de manger, et comme personne ne m'avertissait plus de rien, je ne songeais pas à me retirer. Enfin, la faim me prit, la vieille était partie depuis longtemps. Je chargeai sur mes épaules un fardeau plus lourd que moi et je le portai à sa chaumière, qui était au bout du hameau. J'étais en nage et en sang, car la serpe m'avait plus d'une fois fendu les mains, et les ronces m'avaient fait une grande balafre au visage.

Mais la soirée d'automne était superbe et les merles chantaient dans les buissons. J'ai toujours aimé particulièrement le chant du merle; moins éclatant, moins original, moins varié que celui du rossignol, il se rapproche davantage de nos formes musicales, et il a des phrases d'une naïveté rustique qu'on pourrait presque noter et chanter en y mêlant fort peu de nos conventions. Ce soir-là, ce chant me parut la voix même de Corambé qui me soutenait et m'encourageait. Je pliais sous mon fardeau; je sentis, tant l'imagination gouverne nos facultés, décupler ma force, et même une sorte de fraîchir soudaine passer dans mes membres brisés. J'arrivai à la chaumière de la mère Brin comme les premières étoiles brillaient dans le ciel encore rose. «Ah! ma pauvre mignonne, me dit-elle, comme vous voilà fatiguée! vous prendrez du mal! — Non, lui dis-je, mais j'ai bien travaillé pour vous, et cela vaut un morceau de votre pain, car j'ai grand appétit.» Elle me coupa, dans son pain noir et moisi, un grand morceau que je mangeai, assise sur une pierre à sa porte, tandis qu'elle couchait ses petits enfans et disait ses prières. Son chien efflanqué (tout paysan, si pauvre qu'il soit, a un chien, ou plutôt une ombre de chien qui vit de maraude, et n'en défend pas moins le misérable logis où il n'est pas même abrité); son chien, après m'avoir beaucoup grondée, s'apprivoisa à la vue de mon pain et vint partager ce modeste souper.

Jamais repas ne m'avait semblé si bon, jamais heure plus douce et nature plus sereine. J'avais le cœur libre et léger, le corps dispos comme on l'a après le travail. Je mangeais le pain du pauvre après avoir fait la tâche du pauvre. «Et ce n'est pas une bonne action, comme on dit dans le vocabulaire orgueilleux des châteaux, pensais-je, c'est tout bonnement un premier acte de la vie de pauvreté que j'embrasse et que je commence. Me voici enfin libre: plus de leçons fastidieuses, plus de confitures écœurantes qu'il faut trouver bonnes sous peine d'être ingrate, plus d'heures de convention pour manger, dormir, et s'amuser sans envie et sans besoin. La fin du jour a marqué celle de mon travail. La faim seule m'a sonné l'heure de mon repas: plus de laquais pour me tendre mon assiette et me l'enlever à sa fantaisie. A présent voici les étoiles qui viennent, il fait bon, il fait frais: je suis lasse et je me repose, personne n'est là pour me dire: «Mettez votre châle, ou rentrez, de crainte de vous enrhumer. «Personne ne pense à moi, personne ne sait où je suis; si je veux passer la nuit sur cette pierre, il ne tient qu'à moi. Mais c'est là le bonheur suprême, et je ne conçois pas que cela s'appelle une punition.»

 

Puis je pensai que bientôt je serais avec ma mère, et je fis mes adieux tendres, mais joyeux, à la campagne, aux merles, aux buissons, aux étoiles, aux grands arbres. J'aimais la campagne; mais je ne savais pas que je ne pourrais jamais vivre ailleurs, je croyais qu'avec ma mère le paradis serait partout. Je me réjouissais de l'idée que je lui serais utile, que ma force physique la dispenserait de toute fatigue. «C'est moi qui porterai son bois, qui ferai son feu, son lit, me disais-je. Nous n'aurons point de domestiques, point d'esclaves tyrans; nous nous appartiendrons, nous aurons enfin la liberté du pauvre.»

J'étais dans une situation d'esprit vraiment délicieuse, mais Rose ne m'avait pas si bien oubliée que je le pensais. Elle me cherchait et s'inquiétait, quand je rentrai à la maison; mais, en voyant l'énorme balafre que j'avais au visage, comme elle m'avait vue travailler pour la mère Blin, elle, qui avait un bon cœur, ne songea point à me gronder. D'ailleurs, depuis que j'étais en pénitence, elle était fort douce et même triste.

Le lendemain, elle m'éveilla de bonne heure. «Allons, me dit-elle, cela ne peut pas durer ainsi. Ta bonne maman a du chagrin, va l'embrasser et lui demander pardon. — Il y a trois jours qu'on aurait dû me laisser faire ce que tu dis là, lui répondis-je: mais Julie me laissera-t-elle entrer? — Oui, oui, répondit-elle, je m'en charge!» Et elle me conduisit par les petits couloirs à la chambre de ma bonne maman. J'y allais de bon cœur, quoique sans grand repentir, car je ne me sentais vraiment pas coupable, et je n'entendais pas du tout, en lui témoignant de la tendresse, renoncer à cette séparation que je regardais comme un fait accompli: mais dans les bras de ma pauvre chère aïeule m'attendait la plus cruelle, la plus poignante et la moins méritée des punitions.

Jusque-là personne au monde, ma grand'mère moins que personne, ne m'avait dit de ma mère un mal sérieux. Il était bien facile de voir que Deschartres la haïssait, que Julie la dénigrait pour faire sa cour, que ma grand'mère avait de grands accès d'amertume et de froideur contre elle. Mais ce n'était que des railleries sèches, des demi-mots d'un blâme non motivé, des airs de dédain; et, dans ma partialité naïve, j'attribuais au manque de fortune et de naissance le profond regret que le mariage de mon père avait laissé dans sa famille. Ma bonne maman semblait s'être fait un devoir de respecter en moi le respect que j'avais pour ma mère.

Durant ces trois jours qui l'avaient tant fait souffrir, elle chercha apparemment le plus prompt et le plus sûr moyen de me rattacher à elle-même et à ses bienfaits dont je tenais si peu de compte, en brisant dans mon jeune cœur la confiance et l'amour qui me portaient vers une autre. Elle réfléchit, elle médita, elle s'arrêta au plus funeste de tous les partis.

Comme je m'étais mise à genoux contre son lit et que j'avais pris ses mains pour les baiser, elle me dit d'un ton vibrant et amer que je ne lui connaissais pas: «Restez à genoux et m'écoutez avec attention, car ce que je vais vous dire vous ne l'avez jamais entendu et jamais plus vous ne l'entendrez de ma bouche. Ce sont des choses qui ne se disent qu'une fois dans la vie, parce qu'elles ne s'oublient pas, mais, faute de les connaître, quand, par malheur, elles existent, on perd sa vie, on se perd soi-même.»

Après ce préambule qui me fit frissonner, elle se mit à me raconter sa propre vie et celle de mon père, telles que je les ai fait connaître, puis celle de ma mère, telle qu'elle croyait la savoir, telle du moins qu'elle la comprenait. Là, elle fut sans pitié et sans intelligence, j'ose le dire, car il y a dans la vie des pauvres, des entraînemens, des malheurs et des fatalités que les riches ne comprennent jamais et qu'ils jugent comme les aveugles des couleurs.

Tout ce que ma grand'mère me raconta était vrai par le fait et appuyé sur des circonstances dont le détail ne permettait pas le moindre doute. Mais on eût pu me dévoiler cette histoire sans m'ôter le respect et l'amour pour ma mère, et l'histoire racontée ainsi eût été beaucoup plus vraisemblable et beaucoup plus vraie. Il n'y avait qu'à tout dire, les causes de ses malheurs, l'isolement et la misère dès l'âge de quatorze ans, la corruption des riches qui sont là pour guetter la faim et flétrir l'innocence, l'impitoyable rigorisme de l'opinion qui ne permet point le retour et n'accepte point l'expiation11. Il fallait me dire aussi comment ma mère avait racheté le passé, comment elle avait aimé fidèlement mon père, comment, depuis sa mort, elle avait vécu humble, triste et retirée. Ce dernier point, je le savais bien, du moins je croyais le savoir; mais on me faisait entendre que si l'on me disait tout le passé, on m'épargnait le présent, et qu'il y avait, dans la vie actuelle de ma mère, quelque secret nouveau qu'on ne voulait pas me dire et qui devait me faire trembler pour mon propre avenir si je m'obstinai à vivre avec elle. Enfin, ma pauvre bonne maman, épuisée par ce long récit, hors d'elle-même, la voix étouffée, les yeux humides et irrités, lâcha le grand mot, l'affreux mot: Ma mère était une femme perdue, et moi un enfant aveugle qui voulait s'élancer dans un abîme.

Ce fut pour moi comme un cauchemar; j'avais la gorge serrée, chaque parole me faisait mourir: je sentais la sueur me couler du front, je voulais interrompre, je voulais me lever, m'en aller, repousser avec horreur cette effroyable confidence; je ne pouvais pas, j'étais clouée sur mes genoux, la tête brisée et courbée par cette voix qui planait sur moi et me desséchait comme un vent d'orage. Mes mains glacées ne tenaient plus les mains brûlantes de ma grand'mère, je crois que machinalement je les avais repoussées de mes lèvres avec terreur.

Enfin je me levai sans dire un mot, sans implorer une caresse, sans me soucier d'être pardonnée; je remontai à ma chambre. Je trouvai Rose sur l'escalier. «Eh bien! me dit-elle, est-ce fini, tout cela? — Oui, c'est bien fini, fini pour toujours,» lui dis-je: et me rappellant que cette fille ne m'avait jamais dit que du bien de ma mère, sûre qu'elle connaissait tout ce qu'on venait de m'apprendre, et qu'elle n'en était pas moins attachée à sa première maîtresse, quoiqu'elle fût horrible, elle me parut belle: quoiqu'elle fût mon tyran et presque mon bourreau, elle me sembla être ma meilleure, ma seule amie; je l'embrassai avec effusion, et, courant me cacher, je me roulai par terre en proie à des convulsions de désespoir.

1111 On me dit que des critiques de parti pris blâment la sincérité avec laquelle je parle de mes parens, et particulièrement de ma mère. Cela est tout simple, et je m'y attendais. Il y a toujours certains lecteurs qui ne comprennent pas ce qu'ils lisent: ce sont ceux qui ne veulent pas ou qui ne peuvent pas comprendre la véritable morale des choses humaines. Comme je n'écris pas pour ceux-là, c'est en vain que je leur répondrais; leur point de vue est l'opposé du mien: mais je prie ceux qui ne haïssent pas systématiquement mon œuvre, de relire ces lignes et de réfléchir. Si, parmi eux, il en est quelques-uns qui aient souffert des mêmes douleurs que moi, pour les mêmes causes, je crois que j'aurai calmé l'angoisse de leurs doutes intérieurs, et fermé leur blessure, par une appréciation plus élevée que celle des champions de la fausse morale.