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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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Je me trouvai donc dans les ténèbres avec mon amie G*** et les autres diables qu'elle m'avait annoncées. Je ne me rappelle de celles qui furent des nôtres ce soir-là que Sophie et Isabelle, c'étaient les plus grandes de la petite classe. Elles avaient deux ou trois ans de plus que moi, c'étaient deux charmantes filles. Isabelle, blonde, grande, fraîche, plus agréable que jolie, du caractère le plus enjoué, railleuse quoique bonne, remarquable et remarquée surtout pour le talent, la facilité et l'abondance de son crayon. Elle était assurément douée d'un certain génie pour le dessin. J'ignore ce qu'est devenu ce don naturel; mais il eût pu lui faire un nom et une fortune s'il eût été développé. Elle avait ce que n'avait aucune de nous, ce que n'ont pas ordinairement les femmes, ce qu'on ne nous enseignait pas du tout, quoique nous eussions un maître de dessin: elle savait véritablement dessiner. Elle pouvait composer heureusement un sujet compliqué, elle créait en un clin d'œil, et sans paraître y songer, des masses de personnages tous vrais de mouvement, tous comiques avec une certaine grâce, tous groupés avec une sorte de mæstria. Elle ne manquait pas d'esprit, mais le dessin, la caricature, la composition folle, servaient principalement de manifestation à cet esprit à la fois méditatif et spontané, romanesque, fantasque, satirique et enthousiaste. Elle prenait un morceau de papier, et, avec sa plume éclaboussante ou un mauvais bout de fusain que l'œil avait peine à suivre, elle jetait là des centaines de figures bien agencées, hardiment dessinées et toutes bien employées dans le sujet, qui était toujours original, souvent bizarre. C'étaient des processions de nonnes qui traversaient un cloître gothique ou un cimetière au clair de la lune. Les tombes se soulevaient à leur approche, les morts dans leurs suaires commençaient à s'agiter, ils sortaient, ils se mettaient à chanter, à jouer de divers instrumens, à prendre les nonnes par les mains, à les faire danser. Les nonnes avaient peur, les unes se sauvaient en criant, les autres s'enhardissaient, entraient en danse, laissaient tomber leurs voiles, leurs manteaux, et s'en allaient se perdre en tournoyant et en cabriolant avec les spectres dans la nuit brumeuse.

D'autres fois c'étaient de fausses religieuses qui avaient des pieds de chèvre, ou des bottes Louis XIII avec d'énormes éperons se trahissant sous leurs robes traînantes par un mouvement imprévu. Le romantisme n'était pas encore découvert, et déjà elle y nageait en plein sans savoir ce qu'elle faisait. Sa vive imagination lui avait fourni cent sujets de danses macabres, quoiqu'elle n'en eût jamais entendu parler et qu'elle n'en connût pas le nom. La mort et le diable jouaient tous les rôles, tous les personnages possibles dans ses compositions terribles et burlesques. Et puis c'étaient des scènes d'intérieur, des caricatures frappantes de toutes les religieuses, de toutes les pensionnaires, des servantes, des maîtres d'agrément, des professeurs, des visiteurs, des prêtres, etc. Elle était le chroniqueur fidèle et éternellement fécond de tous les petits événemens, de toutes les mystifications, de toutes les paniques, de toutes les batailles, de tous les amusemens et de tous les ennuis de notre vie monastique. Le drame incessant de Mlle D... avec Mary Eyre lui fournissait chaque jour vingt pages plus vraies, plus piteuses, plus drôles les unes que les autres. Enfin on ne pouvait pas plus se lasser de la voir inventer qu'elle ne se lassait d'inventer elle-même. Comme elle créait ainsi à la dérobée, à toute heure, pendant les leçons, sous l'œil même de nos argus, elle n'avait souvent que le temps de déchirer la page, de la rouler dans ses mains et de la jeter par la fenêtre ou dans le feu, pour échapper à une saisie qui eût amené de vives réprimandes ou de sévères punitions. Combien le poêle de la petite classe n'a-t-il pas dévoré de ces chefs-d'œuvre inconnus! Je ne sais si l'imagination rétrospective ne m'en exagère pas le mérite, mais il me semble que toutes ces créations sacrifiées aussitôt que produites sont fort regrettables, et qu'elles eussent surpris et intéressé un véritable maître.

Sophie était l'amie de cœur d'Isabelle. C'était une des plus jolies, et la plus gracieuse personne du couvent. Sa taille souple, fine et arrondie en même temps, avait des poses d'une langueur britannique, moins la gaucherie habituelle à ces insulaires. Elle avait le cou rond, fort et allongé, avec une petite tête dont les mouvemens onduleux étaient pleins de charmes: les plus beaux yeux du monde, le front droit, court et obstiné, inondé d'une forêt de cheveux bruns et brillans; son nez était vilain et ne réussissait pas à gâter sa figure ravissante d'ailleurs. Elle avait une bouche, chose rare chez les Anglaises, une bouche de rose bien littéralement remplie de petites perles, une fraîcheur admirable, la peau veloutée, très blanche pour une peau brune. Enfin on l'appelait le bijou. Elle était bonne et sentimentale, exaltée dans ses amitiés, implacable dans ses aversions, mais ne les manifestant que par un muet et invincible dédain. Elle était adorée d'un grand nombre et ne daignait aimer que peu d'élues. Je me pris pour elle et pour Isabelle d'une grande tendresse qui me fut rendue avec plus de protection que d'élan. C'était dans l'ordre. J'étais un enfant pour elles.

Quand nous fûmes réunies dans le cloître, je vis que toutes étaient armées, qui d'une bûche, qui d'une pincette. Je n'avais rien, j'eus l'audace de rentrer dans la classe, de m'emparer d'une barre de fer qui servait à attiser le poêle, et de retourner auprès de mes complices sans être remarquée.

Alors on m'initia au grand secret, et nous partîmes pour notre expédition.

Ce grand secret, c'était la légende traditionelle du couvent, une rêverie qui se transmettait d'âge en âge et de diable en diable depuis deux siècles peut-être: une fiction romanesque qui pouvait bien avoir eu quelque fond de réalité dans le principe, mais qui ne reposait certainement plus que sur le besoin de nos imaginations. Il s'agissait de délivrer la victime. Il y avait quelque part une prisonnière, on disait même plusieurs prisonnières, enfermées dans un réduit impénétrable, soit cellule cachée et murée dans l'épaisseur des murailles, soit cachot situé sous les voûtes des immenses souterrains qui s'étendaient sous le monastère et sous une grande partie du quartier Saint-Victor. Il y avait, en réalité, des caves magnifiques, une véritable ville souterraine dont nous n'avons jamais vu la fin, et qui offrait plusieurs sorties mystérieuses sur divers points du vaste emplacement du couvent. On assurait que ces caves allaient, très loin de là, se relier aux excavations qui se prolongent sous une grande moitié de Paris, et sous les campagnes environnantes jusque vers Vincennes. On disait qu'en suivant les belles caves de notre couvent on pouvait aller rejoindre les catacombes, les carrières, le palais des Thermes de Julien, que sais-je? Ces souterrains étaient la clé d'un monde de ténèbres, de terreurs, de mystères, un immense abîme creusé sous nos pieds, fermé de portes de fer, et dont l'exploration était aussi périlleuse que la descente aux enfers d'Enée ou du Dante. C'est pour cela qu'il fallait absolument y pénétrer en dépit des difficultés insurmontables de l'entreprise, et des punitions terribles qu'eût provoquées la découverte de notre secret.

Parvenir dans les souterrains, c'était une de ces fortunes inespérées qui arrivaient une fois, deux fois au plus dans la vie d'un diable après des années de persévérance et de contention d'esprit. Y entrer par la porte principale, il n'y fallait pas songer. Cette porte était située au bas d'un large escalier, à côté des cuisines, qui étaient des caves aussi, et où se tenaient toujours les sœurs converses.

Mais nous étions persuadées qu'on pouvait entrer dans les souterrains par mille autres endroits, fût-ce par les toits. Selon nous, toute porte condamnée, tout recoin obscur sous un escalier, toute muraille qui sonnait le creux, pouvait être en communication mystérieuse avec les souterrains, et nous cherchions de bonne foi cette communication jusque sous les combles.

J'avais lu avec délice, avec terreur à Nohant, le Château des Pyrénées de Mme Radcliffe. Mes compagnes avaient dans la cervelle bien d'autres légendes écossaises et irlandaises à faire dresser les cheveux sur la tête. Le couvent avait aussi à foison ses histoires de drames lamentables, de revenans, de cachettes, d'apparitions inexpliquées, de bruits mystérieux. Tout cela, et l'idée de découvrir enfin le formidable secret de la victime, allumait tellement nos folles imaginations, que nous nous persuadions entendre des soupirs, des gémissemens partir de dessous les pavés ou s'exhaler par les fissures des portes et des murs.

Nous voilà donc lancées, mes compagnes pour la centième fois, moi pour la première, à la recherche de cette introuvable captive qui languissait on ne savait où, mais quelque part certainement, et que nous étions peut-être appelées à découvrir. Elle devait être bien vieille depuis tant d'années qu'on la cherchait en vain! Elle pouvait bien avoir deux cents ans, mais nous n'y regardions pas de si près. Nous la cherchions, nous l'appelions, nous y pensions sans cesse, nous ne désespérions jamais.

Ce soir-là on me conduisit dans la partie des bâtimens que j'ai déjà esquissée, la plus ancienne, la plus disloquée, la plus excitante pour nos explorations. Nous nous attachâmes à un petit couloir bordé d'une rampe en bois et donnant sur une cage vide et sans issue connue. Un escalier, également bordé d'une rampe, descendait à cette région ignorée; mais une porte en chêne défendait l'entrée d'escalier. Il fallait tourner l'obstacle en passant d'une rampe à l'autre, et en marchant sur la face extérieure des balustres vermoulus. Au-dessous il y avait un vide sombre dont nous ne pouvions apprécier la profondeur. Nous n'avions qu'une petite bougie roulée (un rat), qui n'éclairait que les premières marches de l'escalier mystérieux. C'était un jeu à nous casser le cou. Isabelle y passa la première avec la résolution d'une héroïne, Mary avec la tranquillité d'un professeur de gymnastique, les autres avec plus ou moins d'adresse, mais toutes avec bonheur.

 

Nous voici enfin sur cet escalier si bien défendu. En un instant nous sommes au bas des degrés, et, avec plus de joie que de désappointement, nous nous trouvons dans un espace carré situé sous la galerie, une véritable impasse. Pas de porte, pas de fenêtre, pas de destination explicable à cette sorte de vestibule sans issue. Pourquoi donc un escalier pour descendre dans une impasse? pourquoi une porte solide et cadenassée pour en fermer l'escalier?

On divise en plusieurs bouts la petite bougie, et chacune examine de son côté. L'escalier est en bois. Il faut qu'une marche à secret, ouvre un passage, un escalier nouveau, ou une trappe cachée. Tandis que les unes explorent l'escalier et s'essaient à en disjoindre les vieux ais, les autres tâtent le mur, y cherchent un bouton, une fente, un anneau, un de ces mille engins qui, dans les romans de Radcliffe et dans les chroniques des vieux manoirs, font mouvoir une pierre, tourner un pan de boiserie, ouvrir une entrée quelconque vers des régions inconnues.

Mais, hélas, rien! le mur est lisse et crépi en plâtre. Le carreau rend un son mat, aucune dalle ne se soulève, l'escalier ne recèle aucun secret. Isabelle ne se décourage pas. Au plus profond de l'angle qui rentre sous l'escalier, elle déclare que la muraille sonne le creux, on frappe, on vérifie le fait. «C'est là, s'écrie-t-on. Il y a là un passage muré, mais ce passage est celui de la fameuse cachette. Par là on descend au sépulcre qui renferme des victimes vivantes.» On colle l'oreille à ce mur, on n'entend rien, mais Isabelle affirme qu'elle entend des plaintes confuses, des grincemens de chaînes: que faire? «C'est tout simple, dit Mary, il faut démolir le mur. A nous toutes, nous pourrons bien y faire un trou.»

Rien ne nous paraissait plus facile; nous voilà travaillant ce mur, les unes essayant de l'enfoncer avec leurs bûches, les autres l'écorchant avec les pelles et les pincettes, sans penser qu'à tourmenter ainsi ces pauvres murailles tremblantes, nous risquions de faire écrouler le bâtiment sur nos têtes. Nous ne pouvions heureusement lui faire grand mal, parce que nous ne pouvions pas frapper sans attirer quelqu'un par le bruit retentissant des coups de bûche. Il fallait nous contenter de pousser et de gratter. Cependant nous avions réussi à entamer assez notablement le plâtre, la chaux et les pierres, quand l'heure de la prière vint à sonner. Nous n'avions que le temps de recommencer notre périlleuse escalade, d'éteindre nos lumières, de nous séparer et de regagner les classes à tâtons. Nous remîmes au lendemain la poursuite de l'entreprise, et rendez-vous fut pris au même lieu. Celles qui y arriveraient les premières n'attendraient pas celles qu'une punition ou une surveillance inusitée retarderaient. On travaillerait à creuser le mur, chacune de son mieux. Ce serait autant de fait pour le jour suivant. Il n'y avait pas de risque qu'on s'en aperçut, personne ne descendant jamais dans cette impasse abandonnée aux souris et aux araignées.

Nous nous aidâmes les unes les autres à faire disparaître la poussière et le plâtre dont nous étions couvertes, nous regagnâmes le cloître et nous rentrâmes dans nos classes respectives comme on se mettait à genoux pour la prière. Je ne me souviens plus si nous fûmes remarquées et punies ce soir-là. Nous le fûmes si souvent qu'aucun fait de ce genre ne prend une date particulière dans le nombre. Mais bien souvent aussi nous pûmes poursuivre impunément notre œuvre. Mlle D... tricotait, le soir, tout en babillant et se querellant avec Mary Eyre. La classe était sombre, et je crois qu'elle n'avait pas la vue bonne. Tant il y a qu'avec la rage de l'espionnage, elle n'avait pas le don de la clairvoyance, et qu'il nous était toujours facile de nous échapper. Une fois que nous étions hors de classe, où nous prendre dans ce village qu'on appelait le couvent? Mlle D... n'avait pas d'intérêt à faire une esclandre et à signaler nos fréquentes escapades à la communauté. On lui eût reproché de ne savoir pas empêcher ce dont elle se plaignait. Nous étions parfaitement indifférentes au bonnet de nuit et aux déclamations furibondes de l'aimable personne. La supérieure, qui était politiquement indulgente, ne se laissait pas aisément persuader de nous priver de sorties. Elle seule avait le droit de prononcer cet arrêt suprême. La discipline était donc fort peu rigoureuse, en dépit du méchant caractère de la surveillante.

La poursuite du grand secret, la recherche de la cachette dura tout l'hiver que je passai à la petite classe. Le mur de l'impasse fut notablement dégradé, mais nous n'arrivâmes qu'à des traverses de bois devant lesquelles il fallut s'arrêter. On chercha ailleurs, on fouilla dans vingt endroits différens, toujours sans obtenir le moindre succès, toujours sans perdre l'espérance.

Un jour, nous nous imaginâmes de chercher sur les toits quelque fenêtre en mansarde qui fût comme la clé supérieure du monde souterrain tant rêvé. Il y avait beaucoup de ces fenêtres dont nous ne savions pas la destination. Sous les combles existait une petite chambre où nous allions étudier un des trente pianos épars dans l'établissement. Chaque jour on avait une heure pour cette étude, dont fort peu d'entre nous se souciaient. J'avais bonne envie d'étudier pourtant, j'adorais toujours la musique. J'avais un excellent maître, M. Pradher. Mais je devenais bien plus artiste pour le roman que pour la musique, car quel plus beau poème que le roman en action que nous poursuivions à frais communs d'imagination, de courage et d'émotions palpitantes?

L'heure du piano était donc tous les jours l'heure des aventures, sans préjudice de celles du soir. On se donnait rendez-vous dans une de ces chambres éparses, et de là on partait pour le je ne sais où, et le comme il vous plaira de la fantaisie.

Donc, de la mansarde où j'étais censée faire des gammes, j'observai un labyrinthe de toits, d'auvens, d'appentis, de soupentes, le tout couvert en tuiles moussues et orné de cheminées éraillées, qui offrait un vaste champ à des explorations nouvelles. Nous voilà sur les toits; je ne sais plus avec qui j'étais, mais je sais que Fanelly (dont je parlerai plus tard) conduisait la marche. Sauter par la fenêtre ne fut pas bien difficile. A six pieds au-dessous de nous s'étendait une gouttière formant couture entre deux pignons. Escalader ces pignons, en rencontrer d'autres, sauter de pente en pente, voyager comme les chats, c'était plus imprudent que difficile, et le danger nous stimulait loin, de nous retenir.

Il y avait dans cette manie de chercher la victime quelque chose de profondément bête, et aussi quelque chose d'héroïque: bête, parce qu'il nous fallait supposer que ces religieuses dont nous adorions la douceur et la bonté exerçaient sur quelqu'une quelque épouvantable torture; héroïque, parce que nous risquions tous les jours notre vie pour délivrer un être imaginaire, objet des préoccupations les plus généreuses et des entreprises les plus chevaleresques.

Nous étions là depuis une heure, découvrant le jardin, dominant toute une partie des bâtimens et des cours, et prenant bien soin de nous blottir derrière une cheminée quand nous apercevions le voile noir d'une religieuse qui eût pu lever la tête et nous voir dans les nuages, lorsque nous nous demandâmes comment nous reviendrions sur nos pas. La disposition des toits nous avait permis de descendre et de sauter de haut en bas. Remonter n'était pas aussi facile. Je crois même que, sans échelle, c'était complétement impossible. Nous ne savions plus guère où nous étions. Enfin nous reconnûmes la fenêtre d'une pensionnaire en chambre, Sidonie Macdonald, fille du célèbre général. On pouvait y atteindre en faisant un dernier saut. Celui-là était plus périlleux que les autres. J'y mis trop de précipitation, et donnai du talon dans une croisée horizontale qui éclairait une galerie, et par laquelle je fusse tombée de trente pieds de haut dans les environs de la petite classe, si le hasard de ma maladresse ne m'eût fait dévier un peu. J'en fus quitte pour deux genoux très écorchés sur les tuiles; mais ce ne fut point là l'objet de ma préoccupation. Mon talon avait enfoncé une partie du châssis de cette maudite fenêtre et brisé une demi-douzaine de vitres qui tombèrent avec un fracas épouvantable à l'intérieur, tout près de l'entrée des cuisines. Aussitôt une grande rumeur s'élève parmi les sœurs converses, et, par l'ouverture que je viens de faire, nous entendons la voix retentissante de la sœur Thérèse qui crie aux chats et qui accuse Whisky, le maître matou de la mère Alippe, de se prendre de querelle avec tous ses confrères, et de briser toutes les vitres de la maison. Mais la sœur Marie défendait les mœurs du chat, et la sœur Hélène assurait qu'une cheminée venait de s'écrouler sur les toits. Ce débat nous causa ce fou rire nerveux chez les petites filles que rien ne peut arrêter. Nous entendions monter les escaliers, nous allions être prises en flagrant délit de promenade sur les toits, et nous ne pouvions faire un pas pour chercher un refuge. Fanelly était couchée tout de son long dans la gouttière; une autre cherchait son peigne. Quant à moi, j'étais bien autrement empêchée. Je venais de découvrir qu'un de mes souliers avait quitté mon pied, qu'il avait traversé le châssis brisé, et qu'il était allé tomber à l'entrée des cuisines. J'avais les genoux en sang, mais le fou rire était si violent que je ne pouvais articuler un mot, et que je montrais mon pied déchaussée en indiquant l'aventure par signes. Ce fut une nouvelle explosion de rires, et cependant l'alarme était donnée, les sœurs converses approchaient.

Bientôt nous nous rassurâmes. Là où nous étions abritées et cachées par des toits qui surplombaient, il n'était guère possible de nous découvrir sans monter par une échelle à la fenêtre brisée, ou sans suivre le même chemin que nous avions pris. C'était de quoi nous pouvions bien défier toutes les nonnes. Aussi, quand nous eûmes reconnu l'avantage de notre position, commençâmes-nous à faire entendre des miaulemens homériques afin que Whisky et sa famille fussent atteints et convaincus à notre place. Puis nous gagnâmes la fenêtre de Sidonie, qui nous reçut fort mal. La pauvre enfant étudiait son piano et ne s'inquiétait pas des hurlemens félins qui frappaient vaguement son oreille. Elle était maladive et nerveuse, fort douce, et incapable de comprendre le plaisir que nous pouvions trouver à courir les toits. Quand elle nous entendit débusquer en masse par sa fenêtre, à laquelle, en jouant du piano, elle tournait le dos, elle jeta des cris perçans. Nous ne prîmes guère le temps de la rassurer. Ses cris allaient attirer les nonnes; nous nous élançâmes dans sa chambre, gagnant la porte avec précipitation, tandis que debout, tremblante, les yeux hagards, elle voyait défiler cette étrange procession sans y rien comprendre, sans pouvoir reconnaître aucune de nous, tant elle était effarée.

En un instant nous fûmes dispersées: l'une remontait à la chambre haute dont nous étions parties, et parcourait le piano à tour de bras; une autre faisait un grand détour pour regagner la classe. Quant à moi, il me fallait aller à la recherche de mon soulier, et reprendre cette pièce de conviction s'il en était temps encore. Je parvins à ne pas rencontrer les sœurs converses et à trouver l'entrée des cuisines libre. «Audaces fortuna juvat,» me disais-je en songeant aux aphorismes que Deschartres m'avait enseignés. Et, en effet, je retrouvai le soulier fortuné qui était venu tomber dans un endroit sombre et qui n'avait frappé les regards de personne. Whisky seul fut accusé. J'eus grand mal aux genoux pendant quelques jours, mais je ne m'en vantai point, et les explorations ne furent pas ralenties.

Il me fallait bien toute cette excitation romanesque pour lutter contre le régime du couvent, qui m'était fort contraire. Nous étions assez convenablement nourries, et c'est d'ailleurs la chose dont je me suis toujours souciée le moins, mais nous souffrions du froid de la manière la plus cruelle, et l'hiver fut très rigoureux cette année-là. Les habitudes du lever et du coucher m'étaient aussi nuisibles que désagréables. J'ai toujours aimé à veiller tard et à ne pas me lever de bonne heure. A Nohant, on m'avait laissé faire, je lisais ou j'écrivais le soir dans ma chambre, et on ne me forçait pas à affronter le froid des matinées. J'ai la circulation lente et le mot sang-froid peint au physique et au moral de mon organisation. Diable parmi les diables du couvent, je ne me démentais jamais et je faisais les plus grandes folies du monde avec un sérieux qui réjouissait fort mes complices: mais j'étais bien réellement paralysée par le froid, surtout pendant la première moitié de la journée. Le dortoir, situé sous le toit en mansarde, était si glacial que je ne m'endormais pas et que j'entendais tristement sonner toutes les heures de la nuit. A six heures, les deux servantes, Marie-Josephe et Marie-Anne venaient nous éveiller impitoyablement. Se lever et s'habiller à la lumière m'a toujours paru fort triste. On se lavait dans de l'eau dont il fallait briser la glace et qui ne lavait pas. On avait des engelures, les pieds enflés saignaient dans les souliers trop étroits. On allait à la messe à la lueur des cierges, on grelottait sur son banc, ou on dormait à genoux dans l'attitude du recueillement. A sept heures, on déjeûnait d'un morceau de pain et d'une tasse de thé. On voyait enfin, en entrant en classe, poindre un peu de clarté dans le ciel et un peu de feu dans le poêle. Moi, je ne dégelais que vers midi, j'avais des rhumes épouvantables, des douleurs aiguës dans tous les membres; j'en ai souffert après pendant quinze ans.

 

Mais Mary ne pouvait supporter la plainte; forte comme un garçon, elle raillait impitoyablement quiconque n'était pas stoïque. Elle me rendit ce service de me rendre impitoyable à moi-même. J'y eus quelque mérite, car je souffrais plus que personne, et l'air de Paris me tuait déjà.

Jaune, apathique, et muette, je paraissais en classe la personne la plus calme et la plus soumise. Jamais je n'eus avec la féroce D... qu'une seule altercation que je raconterai plus tard. Je n'étais point répondeuse, je ne connaissais pas la colère, je ne me souviens pas d'en avoir eu la plus légère velléité pendant les trois ans que j'ai passés au couvent. Grâce à ce caractère, je n'y ai jamais eu qu'une seule ennemie, et je n'y ai par conséquent ressenti qu'une seule antipathie, c'est pour cela que j'ai gardé une sorte de rancune à cette D... qui m'a fait connaître là le sentiment le plus opposé à mon organisation. J'ai toujours été aimée, même dans mon temps de pire diablerie, des compagnes les plus maussades et des maîtresses ou des nonnes les plus exigeantes. La supérieure disait à ma grand'mère que j'étais une eau qui dort. Paris avait glacé en moi cette fièvre de mouvement que j'avais subie à Nohant. Tout cela ne m'empêchait pas de courir sur les toits au mois de décembre, et de passer des soirées entières nu-tête dans le jardin en plein hiver; car, dans le jardin aussi, nous cherchions le grand secret, et nous y descendions par les fenêtres quand les portes étaient fermées. C'est qu'à ces heures-là nous vivions par le cerveau, et je ne m'apercevais plus que j'eusse un corps malade à porter.

Avec tout cela, avec ma figure pâle et mon air transi, dont Isabelle faisait les plus plaisantes caricatures, j'étais gaie intérieurement. Je riais fort peu, mais le rire des autres me réjouissait les oreilles et le cœur. Une extravagance ne me faisait pas bondir de joie, mais je la couronnais gravement par une pire extravagance, et j'avais plus de succès que personne auprès des bêtes, qui ne me haïssaient pas et qui surtout se fiaient à ma générosité.

Par exemple, il arrivait souvent que toute la classe fût punie pour le méfait d'un diable ou pour la maladresse d'une bête. Les bêtes ne voulaient pas se trahir entre elles, mais elles eussent trahi les diables si elles l'eussent osé, seulement elles n'osaient pas. Tout tremblait devant G... et pourtant G... était bonne et n'employa jamais sa force à maltraiter les faibles, mais elle avait de l'esprit comme douze diables, et ses moqueries exaspéraient celles qui n'y savaient pas répondre. Isabelle se faisait craindre par ses caricatures. Lavinia par ses grands airs de mépris. Moi seule je ne me faisais craindre par rien; j'étais diable avec les diables, bête avec les bêtes, le tout par laisser aller de caractère ou par langueur physique. Je conquis tout à fait ces dernières en leur épargnant les punitions collectives. Aussitôt que la maîtresse disait: «Toute la classe en pénitence, si je ne découvre la coupable,» je me levais et je disais: «C'est moi.» Mary, qui me donnait le bon exemple en toutes choses, suivit le mien en celle-ci, et on nous en sut gré.

Ma bonne maman allait quitter Paris, elle obtint de me faire sortir deux ou trois jeudis de suite. La supérieure n'osa pas trop lui dire que j'étais notée par toutes les maîtresses et tous les professeurs comme ne faisant absolument rien, et que le bonnet de nuit était ma coiffure habituelle. Ma grand'mère eût peut-être pensé alors que je perdais mon temps et qu'il valait mieux me reprendre avec elle. On passa donc légèrement sur ma dissipation et mes escapades.

Je me promettais une grande joie de ces sorties. Il n'en fut rien. J'avais déjà pris l'habitude de la vie en commun, habitude si douce aux caractères mélancoliques, et mon caractère était tout à la fois le plus triste et le plus enjoué de tout le couvent: triste par la réflexion, quand je retombais sur moi-même, avec mon corps souffreteux et endolori, avec le souvenir de mes chagrins de famille; gai, quand le rire de mes compagnes, la brusque interpellation de ma chère Mary, la plaisanterie originale de ma romanesque Isabelle venaient m'arracher au sentiment de ma propre existence et me communiquer la vie qui était dans les autres.

Chez ma bonne maman, tout mon passé amer, tout mon présent tourmenté, tout mon avenir incertain me revenaient. On s'occupait trop de moi, on me questionnait, on me trouvait changée, alourdie, distraite. Quand la nuit était venue, on me reconduisait au couvent. Ce passage du petit salon chaud, parfumé, éclairé, de ma grand'mère, au cloître obscur, vide et glacé: des tendres caresses de la bonne maman, de la petite mère et du grand-oncle, au bonsoir froid et rechigné des portiers et des tourières me navrait le cœur un instant. Je frissonnais en traversant seule ces galeries pavées de tombeaux: mais au bout du cloître déjà la suavité de la retraite se faisait sentir. La madone Vanloo avait l'air de sourire pour moi. Je n'étais pas dévote envers elle, mais déjà sa petite lampe bleuâtre me jetait dans une rêverie vague et douce. Je laissais derrière moi un monde d'émotions trop fortes pour mon âge, et d'exigences de sentiment qu'on ne m'avait pas assez ménagées. J'entendais la voix de Mary m'appeler avec impatience. Les petites bêtes venaient curieusement s'enquérir de ce que j'avais vu dans la journée. «Comme c'est triste de rentrer!» me disait-on. Je ne répondais pas. Je ne pouvais expliquer pourquoi j'avais cette bizarrerie de me trouver mieux au couvent que dans ma famille.

A la veille du départ de ma grand'mère, un grand orage se forma contre moi dans les conseils de la supérieure. J'aimais à écrire autant que j'aimais peu à parler; et je m'amusais à faire de nos espiègleries et des rigueurs de la D... une sorte de journal satirique que j'envoyais à ma bonne maman, laquelle y prenait un grand divertissement et ne me prêchait nullement la soumission et la cajolerie, la dévotion encore moins. Il était de règle que nous missions le soir sur le bahut de l'antichambre de la supérieure les lettres que nous voulions envoyer. Celles qui n'étaient point adressées aux parens devaient être déposées ouvertes. Celles pour les parens étaient cachetées; on était censé en respecter le secret.