Tasuta

Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

Je fis part de mon mal à Mme Alicia. Elle en sourit et me voulut démontrer que c'était une mauvaise disposition de santé, à l'effet de laquelle il ne fallait pas attacher trop d'importance.

«Tout le monde est sujet à ces défaillances de l'âme, me dit-elle. Plus vous vous en tourmenterez, plus elles augmenteront. Acceptez-les en esprit d'humilité, et priez pour que cette épreuve finisse; mais si vous n'avez commis aucune faute grave, dont cette langueur soit le juste châtiment, espérez et priez!»

Ce qu'elle me disait là était le fruit d'une grande expérience philosophique et d'une raison éclairée. Mais ma faible tête ne sut pas en profiter. J'avais goûté trop de joie dans ces ardeurs de la dévotion pour me résigner à en attendre paisiblement le retour. Mme Alicia m'avait dit: «Si vous n'avez pas commis quelque faute grave!» Me voilà cherchant la faute que j'ai pu commettre; car de supposer Dieu assez fantasque et assez cruel pour me retirer la grâce sans autre motif que celui de m'éprouver, je n'y pouvais consentir. «Qu'il m'éprouve dans ma vie extérieure, je le conçois, me disais-je; on accepte, on cherche le martyre; mais pour cela la grâce est nécessaire, et s'il m'ôte la grâce, que veut-il donc que je fasse? Je ne puis rien que par lui, s'il m'abandonne, est-ce ma faute?»

Ainsi, je murmurais contre l'objet de mon adoration, et comme une amante jalouse et irritée, je lui eusse volontiers adressé d'amers reproches. Mais je frissonnais devant ces instincts de rebellion, et, me frappant la poitrine: «Oui, me disais-je, il faut que ce soit ma faute. Il faut que j'aie commis un crime et que ma conscience endurcie ou hébétée ait refusé de m'avertir.»

Et me voilà épluchant ma conscience et cherchant mon péché avec une incroyable rigueur envers moi-même, comme si l'on était coupable quand on cherche ainsi sans pouvoir rien trouver! Alors je me persuadai qu'une suite de péchés véniels équivalait à un péché mortel, et je cherchai de nouveau cette quantité de péchés véniels que j'avais dû commettre, que je commettais sans doute à toute heure, sans m'en rendre compte, puisqu'il est écrit que le juste pèche sept fois par jour, et que le chrétien humble doit se dire qu'il pèche jusqu'à septante fois sept fois.

Il y avait peut-être eu beaucoup d'orgueil dans mon enivrement. Il y eut excès d'humilité dans mon retour sur moi-même. Je ne savais rien faire à demi. Je pris la funeste habitude de scruter en moi les petites choses. Je dis funeste, parce qu'on n'agit pas ainsi sur sa propre individualité sans y développer une sensibilité déréglée, et sans arriver à donner une importance puérile aux moindres mouvemens du sentiment, aux moindres opérations de la pensée. De là à la disposition maladive qui s'exerce sur les autres et qui altère les rapports de l'affection par une susceptibilité trop grande et par une secrète exigence, il n'y a qu'un pas, et si un jésuite vertueux n'eût été à cette époque le médecin de mon âme, je serais devenue insupportable aux autres comme je l'étais déjà à moi-même.

Pendant un mois ou deux, je vécus dans ce supplice de tous les instans, sans retrouver la grâce: c'est-à-dire la juste confiance qui fait que l'on se sent véritablement assisté de l'esprit divin. Ainsi, tout mon pénible travail pour retrouver la grâce ne servait qu'à me la faire perdre davantage. J'étais devenue ce qu'en style de dévots on appelait scrupuleuse.

Une dévote tourmentée de scrupules de conscience devenait misérable. Elle ne pouvait plus communier sans angoisses, parce que, entre l'absolution et le sacrement, elle ne se pouvait préserver de la crainte d'avoir commis un péché, le péché véniel ne fait pas perdre l'absolution; un acte fervent de contrition en efface la souillure et permet d'approcher de la sainte table; mais si le péché est mortel, il faut ou s'abstenir, ou commettre un sacrilége. Le remède, c'est de recourir bien vite au directeur, ou, à son défaut, au premier prêtre qui se peut trouver, pour obtenir une nouvelle absolution! Sot remède, abus véritable d'une institution dont la pensée primitive fut grande et sainte, et qui pour les dévots devient un commérage, une taquinerie puérile, une obsession auprès du Créateur rabaissé au niveau de la créature inquiète et jalouse.

Si un péché mortel avait été commis au moment ou seulement à la veille de la communion, ne faudrait-il pas s'abstenir et attendre une plus longue expiation, une plus difficile réconciliation que celles qui s'opèrent, en cinq minutes de confession, entre le prêtre et le pénitent? Ah! les premiers chrétiens ne l'eussent pas entendu ainsi, eux qui faisaient à la porte du temple une confession publique avant de se croire lavés de leurs fautes, eux qui se soumettaient à des épreuves terribles, à des années de pénitence. Ainsi entendue, la confession pouvait et devait transformer un être, et faire surgir véritablement l'homme nouveau de la dépouille du vieil homme. Le vain simulacre de la confession secrète, la courte et banale exhortation du prêtre, cette niaise pénitence qui consiste à dire quelque prière, est-ce là l'institution pure, efficace et solenelle des premiers temps?

La confession n'a plus qu'une utilité sociale fort restreinte, parce que le secret qui s'y est glissé a ouvert la porte à plus d'inconvéniens que d'avantages pour la sécurité et la dignité des familles. Devenue une vaine formalité pour permettre l'approche des sacremens, elle n'imprime point au croyant un respect assez profond et un repentir assez durable. Son effet est à peu près nul sur les chrétiens tièdes et tolérans. Il est grand, au contraire, sur les fervens; mais c'est à titre de directeur de conscience, et non comme confesseur, que le prêtre agit sur ces esprits-là. Cela est si vrai, qu'on voit souvent ces deux fonctions distinctes et remplies par deux personnes différentes. Dans cette situation, le confesseur est effacé, puisque le directeur décide de ce qui doit lui être révélé. Il est comme l'infirmier à qui le médecin en chef abandonne et prescrit les soins vulgaires. De toute main l'absolution est bonne, mais le directeur a seul le secret de la maladie et la science de la guérison.

L'ascendant du confesseur n'est donc réel que lorsqu'il est en même temps le directeur de la conscience. Pour cela, il faut qu'il connaisse l'individu et qu'il le choye ou le guide assidûment: c'est alors que le prêtre devient le véritable chef de la famille, et c'est presque toujours par la femme qu'il règne, comme l'a si bien démontré M. Michelet dans un beau livre terrible de vérité. Pourtant, quand le prêtre et le pénitent sont sincères, la confession peut être encore secourable; mais la faiblesse humaine, l'esprit dominateur du clergé, la foi perdue au sein de l'Église, plus encore que dans celui de la femme, ont assez prouvé que les bienfaits de cette institution détournée de son but et dénaturée par le laisser-aller des siècles sont devenus exceptionnels, tandis que ses dangers et le mal produit habituellement sont immenses.

J'en parle par esprit de justice et d'examen, mon expérience personnelle me conduirait à d'autres conclusions, si je me renfermais dans ma personnalité pour juger le reste du monde. J'eus le bonheur de rencontrer un digne prêtre, qui fut longtemps pour moi un ami tranquille, un conseiller fort sage. Si j'avais eu affaire à un fanatique, je serais morte ou folle, comme je l'ai dit; à un imposteur, je serais peut-être athée, du moins j'aurais pu l'être par réaction pendant un temps donné.

L'abbé de Prémord fut pendant quelque temps la dupe généreuse de mes confessions. Je m'accusais de froideur, de relâchement, de dégoût, de sentimens impies, de tiédeur dans mes exercices de piété, de paresse à la classe, de distraction à l'église, de désobéissance par conséquent, et cela, disais-je, toujours, à toute heure, sans contrition efficace, sans progrès dans ma conversion, sans force pour arriver à la victoire. Il me grondait bien doucement, me prêchait la persévérance et me renvoyait en disant: «Allons, espérons, ne vous découragez pas: vous avez du repentir, donc vous triompherez.»

Enfin, un jour que je m'accusais plus énergiquement encore, et que je pleurais amèrement, il m'interrompit au beau milieu de ma confession avec la brusquerie d'un brave homme ennuyé de perdre son temps. «Tenez, me dit-il, je ne vous comprends plus, et j'ai peur que vous n'ayez l'esprit malade. Voulez-vous m'autoriser à m'informer de votre conduite auprès de la supérieure ou de telle personne que vous me désignerez? — Qu'apprendrez-vous par là? lui dis-je. Des personnes indulgentes et qui me chérissent vous diront que j'ai les apparences de la vertu; mais si le cœur est mauvais et l'âme égarée, moi seule puis en être juge, et le bon témoignage que l'on vous portera de moi ne me rendra que plus coupable. — Vous seriez donc hypocrite? reprit-il. Eh non, c'est impossible! Laissez-moi m'informer de vous. J'y tiens essentiellement. Revenez à quatre heures, nous causerons.»

Je crois qu'il vit la supérieure et Mme Alicia. Quand je fus le retrouver, il me dit en souriant: «Je savais bien que vous étiez folle, et c'est de cela que je veux vous gronder. Votre conduite est excellente, vos dames en sont enchantées: vous êtes un modèle de douceur, de ponctualité, de piété sincère; mais vous êtes malade, et cela réagit sur votre imagination: vous devenez triste, sombre et comme extatique. Vos compagnes ne vous reconnaissent plus, elles s'étonnent et vous plaignent. Prenez-y garde, si vous continuez ainsi, vous ferez haïr et craindre la piété, et l'exemple de vos souffrances et de vos agitations empêchera plus de conversions qu'il n'en attirera. Vos parens s'inquiètent de votre exaltation. Votre mère pense que le régime du couvent vous tue; votre grand'mère écrit qu'on vous fanatise et que vos lettres se ressentent d'un grand trouble dans l'esprit. Vous savez bien qu'au contraire on cherche à vous calmer. Quant à moi, à présent que je sais la vérité, j'exige que vous sortiez de cette exagération. Plus elle est sincère, plus elle est dangereuse. Je veux que vous viviez pleinement et librement de corps et d'esprit: et comme dans la maladie des scrupules que vous avez il entre beaucoup d'orgueil à votre insu sous forme d'humilité, je vous donne pour pénitence de retourner aux jeux et aux amusemens innocens de votre âge. Dès ce soir, vous courrez au jardin comme les autres, au lieu de vous prosterner à l'église en guise de récréation. Vous sauterez à la corde, vous jouerez aux barres. L'appétit et le sommeil vous reviendront vite, et quand vous ne serez plus malade physiquement, votre cerveau appréciera mieux ces prétendues fautes dont vous croyez devoir vous accuser. O mon Dieu! m'écriai-je, vous m'imposez là une plus rude pénitence que vous ne pensez. J'ai perdu le goût du jeu et l'habitude de la gaîté. Mais je suis d'un esprit si léger, que si je ne m'observe à toute heure, j'oublierai Dieu et mon salut. — Ne croyez pas cela, reprit-il. D'ailleurs, si vous allez trop loin, votre conscience, qui aura recouvré la santé, vous avertira à coup sûr, et vous écouterez ses reproches. Songez que vous êtes malade, et que Dieu n'aime pas les élans fiévreux d'une âme en délire. Il préfère un hommage pur et soutenu. Allons, obéissez à votre médecin. Je veux que dans huit jours on me dise qu'un grand changement s'est opéré dans votre air et dans vos manières. Je veux que vous soyez aimée et écoutée de toutes vos compagnes, non pas seulement de celles qui sont sages, mais encore (et surtout) de celles qui ne le sont pas. Faites-leur connaître que l'amour du devoir est une douce chose, et que la foi est un sanctuaire d'où l'on sort avec un front serein et une âme bienveillante. Rappelez-vous que Jésus voulait que ses disciples eussent les mains lavées et la chevelure parfumée. Cela voulait dire, n'imitez pas ces fanatiques et ces hypocrites qui se couvrent de cendres et qui ont le cœur impur comme le visage: soyez agréables aux hommes, afin de leur rendre agréable la doctrine que vous professez. Eh bien, mon enfant, il s'agit pour vous de ne pas enterrer votre cœur dans les cendres d'une pénitence mal entendue. Parfumez ce cœur d'une grande aménité et votre esprit d'un aimable enjouement. C'était votre naturel, il ne faut pas qu'on pense que la piété rend l'humeur farouche. Il faut que l'on aime Dieu dans ses serviteurs. Allons, faites votre acte de contrition et je vous donnerai l'absolution. — Quoi, mon père, lui dis-je, je me distrairai, je me dissiperai ce soir, et vous voulez que je communie demain? — Oui, vraiment, je le veux, reprit-il, et puisque je vous ordonne de vous amuser par pénitence, vous aurez accompli un devoir. — Je me soumets à tout si vous me promettez que Dieu m'en saura gré et qu'il me rendra ces doux transports, ces élans spirituels qui me faisaient sentir et savourer son amour. — Je ne puis vous le promettre de sa part, dit-il en souriant, mais je vous en réponds, vous verrez.»

 

Et le bonhomme me congédia, stupéfaite, bouleversée, effrayée de son ordonnance. J'obéis cependant, l'obéissance passive étant le premier devoir du chrétien, et je reconnus bien vite qu'il n'est pas fort difficile à quinze ans de reprendre goût à la corde et aux balles élastiques. Peu à peu je me remis au jeu avec complaisance, et puis avec plaisir, et puis avec passion, car le mouvement physique était un besoin de mon âge, de mon organisation, et j'en avais été trop longtemps privée pour n'y pas trouver un attrait nouveau.

Mes compagnes revinrent à moi avec une grâce extrême, ma chère Fanelly la première, et puis Pauline, et puis Anna, et puis toutes les autres, les diables comme les sages. En me voyant si gaie, on crut un instant que j'allais redevenir terrible. Elisa m'en gronda un peu, mais je lui raconta, ainsi qu'à celles qui recherchaient et méritaient ma confiance, ce qui s'était passé entre l'abbé de Prémord et moi, et ma gaîté fut acceptée comme légitime et même comme méritoire.

Tout ce que mon bon directeur m'avait prédit m'arriva. Je recouvrai promptement la santé physique et morale. Le calme se fit dans mes pensées; en interrogeant mon cœur, je le trouvai si sincère et si pur que la confession devint une courte formalité destinée à me donner le plaisir de communier. Je goûtai alors l'indicible bien-être que l'esprit jésuitique sait donner à chaque nature selon son penchant et sa portée. Esprit de conduite admirable dans son intelligence du cœur humain et dans les résultats qu'il pourrait obtenir pour le bien, si, comme l'abbé de Prémord, tout homme qui le professe et le répand avait l'amour du bien et l'horreur du mal; mais les remèdes deviennent des poisons dans certaines mains, et le puissant levier de l'école jésuitique a semé la mort et la vie avec une égale puissance dans la société et dans l'Église.

Il se passa alors environ six mois qui sont restées dans ma mémoire comme un rêve, et que je ne demande qu'à retrouver dans l'éternité pour ma part de paradis. Mon esprit était tranquille. Toutes mes idées étaient riantes. Il ne poussait que des fleurs dans mon cerveau, naguère hérissé de rochers et d'épines. Je voyais à toute heure le ciel ouvert devant moi, la Vierge et les anges me souriaient en m'appelant; vivre ou mourir m'était indifférent. L'empyrée m'attendait avec toutes ses splendeurs, et je ne sentais plus en moi un grain de poussière qui pût ralentir le vol de mes ailes. La terre était un lieu d'attente où tout m'aidait et m'invitait à faire mon salut. Les anges me portaient sur leurs mains, comme le prophète, pour empêcher que, dans la nuit, mon pied ne heurtât la pierre du chemin. Je ne priais plus autant que par le passé, cela m'était défendu, mais chaque fois que je priais, je retrouvais mes élans d'amour, moins impétueux peut-être, mais mille fois plus doux. La coupable et sinistre pensée du courroux du Père céleste et de l'indifférence de Jésus ne se présentait plus à moi. Je communiais tous les dimanches et à toutes les fêtes, avec une incroyable sérénité de cœur et d'esprit. J'étais libre comme l'air dans cette douce et vaste prison du couvent. Si j'avais demandé la clé des souterrains on me l'eût donnée. Les religieuses me gâtaient comme leur enfant chéri: ma bonne Alicia, ma chère Hélène, Mme Eugénie, Poulette, la sœur Thérèse, Mme Anne-Joseph, la supérieure, Elisa, et les anciennes pensionnaires, et les nouvelles, et la grande et la petite classe, je traînais tous les cœurs après moi. Tant il est facile d'être parfaitement aimable quand on se sent parfaitement heureux.

Mon retour à la gaîté fut comme une résurrection pour la grande classe. Depuis ma conversion la diablerie n'avait plus battu que d'une aile. Elle se réveilla sous une forme tout à fait inattendue: on devint anodin, diable à l'eau de rose, c'est-à-dire franchement espiègle, sans esprit de révolte, sans rupture avec le devoir. On travailla aux heures de travail, on rit et on joua aux heures de récréation comme on n'avait jamais fait. Il n'y eut plus de coteries, plus de camps séparés entre les diables, les sages et les bêtes. Les diables se radoucirent, les sages s'égayèrent, les bêtes prirent du jugement et de la confiance, parce qu'on sut les utiliser et les divertir.

Ce grand progrès dans les mœurs du couvent se fit au moyen des amusemens en commun. Nous imaginâmes, entre cinq ou six de la grande classe, d'improviser des charades ou plutôt de petites comédies, arrangées d'avance par scénarios et débitées d'abondance. Comme j'avais, grâce à ma grand'mère, un peu plus de littérature que mes camarades et une sorte de facilité à mettre en scène des caractères, je fus l'auteur de la troupe. Je choisis mes acteurs, je commandai les costumes; je fus fort bien secondée et j'eus des sujets très remarquables. Le fond de la classe, donnant sur le jardin, devint théâtre aux heures permises. Nos premiers essais furent comme le début de l'art à son enfance; la comtesse les toléra d'abord, puis elle y prit plaisir, et engagea Mme Eugénie et Mme Françoise à venir voir s'il n'y avait rien d'illicite dans ce divertissement. Ces dames rirent et approuvèrent.

Il se fit rapidement de grands progrès dans nos représentations. On nous prêta de vieux paravens pour faire nos coulisses. Les accessoires nous vinrent de toutes parts. Chacune apporta de chez ses parens des matériaux pour les costumes. La difficulté était de s'habiller en homme. La pudeur et les nonnes ne l'eussent pas souffert. J'imaginai le costume Louis XIII, qui conciliait la décence et la possibilité de s'arranger. Nos jupes froncées en bas jusqu'à mi-jambes formèrent les haut-de-chausses; nos corsages mis sens devant derrière, un peu arrangés et ouverts sur des mouchoirs froncés en devant de chemise, et en crevés de manches, formèrent les pourpoints. Deux tabliers cousus ensemble firent des manteaux. Les rubans, perruques, chapeaux et fanfreluches ne furent pas difficiles à se procurer. Quand on manquait de plumes, on en faisait en papier découpé et frisé. Les pensionnaires sont adroites, inventives et savent tirer parti de tout. On nous permit les bottes, les épées et les feutres. Les parens en fournirent. Bref, les costumes furent satisfaisans, et l'on fut indulgent pour la mise en scène. On voulut bien prendre une grande table pour un pont et un escabeau couvert d'un tapis vert pour un banc de gazon.

On permit à la petite classe de venir assister à nos représentations, et on enrôla quiconque voulut s'engager. La supérieure, qui aimait beaucoup à s'amuser, nous fit dire enfin un beau jour, qu'elle avait ouï conter des merveilles de notre théâtre, et qu'elle désirait y assister avec toute la communauté. Déjà la classe et Mme Eugénie avaient prolongé la récréation jusqu'à dix heures, et puis jusqu'à onze, les jours de spectacle. La supérieure la prolongea pour le jour en question jusqu'à minuit: c'est-à-dire qu'elle voulut un divertissement complet. Sa demande et sa permission furent accueillies avec transport. On se précipita sur moi: «Allons, l'auteur, allons, boute en train (c'était le dernier surnom qu'on m'avait donné), à l'œuvre! Il nous faut un spectacle admirable: il nous faut six actes, en deux ou trois pièces. Il faut tenir notre public en haleine depuis huit heures jusqu'à minuit. C'est ton affaire, nous t'aiderons pour tout le reste; mais pour cela, nous ne comptons que sur toi.»

La responsabilité qui pesait sur moi était grave. Il fallait faire rire la supérieure, mettre en gaîté les plus graves personnages de la communauté; et pourtant il ne fallait pas aller trop loin, la moindre légèreté pouvait faire crier au scandale et faire fermer le théâtre. Quel désespoir pour mes compagnes! Si j'ennuyais seulement, le théâtre pouvait être également fermé sous prétexte de trop de désordre dans les récréations du soir et de dissipation dans les études du jour, et le prétexte n'eût point été spécieux. Car il est bien certain que ces divertissemens montaient beaucoup de jeunes têtes, à la petite classe surtout.

Heureusement, je connaissais assez bien mon Molière, et, en retranchant les amoureux, on pouvait trouver encore assez de scènes comiques pour défrayer toute une soirée. Le Malade imaginaire m'offrit un scénario complet. Du dialogue et de l'enchaînement des scènes je ne pouvais avoir un souvenir exact. Molière était défendu au couvent, comme bien l'on pense, et, tout directeur de théâtre que j'étais, je n'en étais pas moins vertueuse. Je me rappelai pourtant assez la donnée principale pour ne pas trop m'écarter de l'original dans mon scénario; je soufflai à mes actrices les parties importantes du dialogue, et je leur communiquai assez de la couleur de l'ensemble. Pas une n'avait lu Molière, pas une de nos religieuses n'en connaissait une ligne. J'étais donc bien sûre que ma pièce aurait pour toutes l'attrait de la nouveauté. Je ne sais plus par qui furent remplis les rôles, mais ils le furent tous avec beaucoup d'intelligence et de gaîté. Je retranchai du mien, moitié par oubli, moitié à dessein, beaucoup de crudités médicales, car je faisais monsieur Purgon. Mais, à peine eus-je commencé à faire agir et parler mon monde, à peine eus-je débité quelques phrases que je vis la supérieure éclater de rire, Mme Eugénie s'essuyer les yeux et toute la communauté se dérider.

Tous les ans, à la fête de la supérieure, on lui jouait la comédie avec beaucoup plus de soin et de pompe que ce que nous faisions là. On dressait alors un véritable théâtre. Il y avait un magasin de décors ad hoc, une rampe, un tonnerre, des rôles appris par cœur et admirablement joués. Mais les représentations n'étaient point gaies; c'était toujours les petits drames larmoyans de Mme de Genlis. Moi, avec mes paravens, mes bouts de chandelles, mes actrices recrutées de confiance parmi celles que leur instinct poussait à s'offrir; avec mon scénario bâti de mémoire, notre dialogue improvisé et une répétition pour toute préparation, je pouvais arriver à un fiasco complet. Il n'en fut point ainsi. La gaîté, la verve, le vrai comique de Molière, même récité par bribes et représenté par fragmens incomplets, enlevèrent l'auditoire. Jamais, de mémoire de nonne, on n'avait ri de si bon cœur.

 

Ce succès obtenu dès les premières scènes nous encouragea. J'avais préparé pour intermède une scène de Matassins avec une poursuite bouffonne empruntée à M. de Pourceaugnac. Seulement, j'avais dit à mes actrices de se tenir dans les coulisses, c'est-à-dire derrière les paravens, et de n'exhiber les armes que si j'entrais moi-même en scène pour leur en donner l'exemple. Quand je vis qu'on était en humeur de tout accepter, je changeai vite de costume, et, faisant l'apothicaire, je commençai l'intermède en brandissant l'instrument classique au-dessus de ma tête. Je fus accueillie par des rires homériques. On sait que ce genre de plaisanterie n'a jamais scandalisé les dévots. Aussitôt mon régiment noir à tabliers blancs s'élança sur la scène, et cette exhibition burlesque (Poulette nous avait prêté tout l'arsenal de l'infirmerie) mit la communauté de si belle humeur que je pensai voir crouler la salle.

La soirée fut terminée par la cérémonie de réception, et comme je savais par cœur tous les vers, on avait pu les apprendre. Le succès fut complet, l'enthousiasme porté au comble. Ces dames, à force de réciter des offices en latin, en savaient assez pour apprécier le comique du latin bouffon de Molière. La supérieure se déclara divertie au dernier point, et je fus accablée d'éloges pour mon esprit et la gaîté de mes inventions. Je me tuais de dire tout bas à mes compagnes: «Mais c'est du Molière, et je n'ai fait merveille que de mémoire.» On ne m'écoutait pas, on ne voulait pas me croire. Une seule, qui avait lu Molière aux dernières vacances, me dit tout bas: «Tais-toi! il est fort inutile de dire à ces dames où tu as pris tout cela. Peut-être qu'elles feraient fermer le théâtre si elles savaient que nous leur donnons du Molière. Et puisque rien ne les a choquées, il n'y a aucun mal à ne leur rien dire, si elles ne te questionnent pas.»

En effet, personne ne songea à douter que l'esprit de Molière fût sorti de ma cervelle. J'eus un instant de scrupule d'accepter tous ces complimens. Je me tâtai pour savoir si ma vanité n'y trouvait pas son compte; je m'aperçus que c'était tout le contraire, et qu'à moins d'être fou, on ne pouvait que souffrir en se voyant décerner l'hommage dû à un autre. J'acceptai cette mortification par dévouement pour mes compagnes, et le théâtre continua à prospérer et à attirer la supérieure et les religieuses le dimanche.

Ce fut une suite de pastiches puisés dans tous les tiroirs de ma mémoire et arrangés selon les moyens et les convenances de notre théâtre. Cet amusement eut l'excellent résultat d'étendre le cercle des relations et des amitiés entre nous. La camaraderie, le besoin de s'aider les unes les autres pour se divertir en commun, engendrèrent la bienveillance, la condescendance, une indulgence mutuelle, l'absence de toute rivalité. Enfin le besoin d'aimer, si naturel aux jeunes cœurs, forma autour de moi un groupe qui grossissait chaque jour et qui se composa bientôt de tout le couvent, religieuses et pensionnaires, grande et petite classe. Je puis rappeler sans vanité ce temps où je fus l'objet d'un engouement inouï dans les fastes du couvent, puisque ce fut l'ouvrage de mon confesseur et le résultat de la dévotion tendre, expansive et riante où il m'avait entraînée.

On me savait un gré infini d'être dévote, complaisante et amusante. La gaîté se communiqua aux caractères les plus concentrés, aux dévotions les plus mélancoliques. Ce fut à cette époque que je contractai une tendre amitié avec Jane Bazoini, un petit être pâle, réservé, doux, malingre en apparence, mais qui a vécu pourtant sans maladie et à qui ses beaux grands yeux noirs, d'une finesse lente et bonne, et son petit sourire d'enfant tenaient lieu de beauté. C'était, ce sera toujours une créature adorable que Jane. C'était la bonté, le dévouement, l'obligeance infatigables de Fanelly avec la piété austère et ferme d'Elisa, le tout couronné d'une grâce calme et modeste qui ne pouvait se comparer qu'à Jane elle-même.

Elle avait deux sœurs plus belles et plus brillantes qu'elle: Chérie, qui était la plus jolie, la plus vivante et la plus recherchée des trois pour la séduction de ses manières, pauvre charmante fille qui est morte deux ans après; Aimée, qui était belle de distinction et d'intelligence, et qui a traversé une jeunesse maladive pour épouser M. d'Héliand à vingt-sept ans. Aimée était à tous égards une personne supérieure. Ses manières étaient froides, mais son cœur était affectueux, et son intelligence la rendait propre à tous les arts, où elle excellait sans efforts et sans passion apparente.

Ces trois sœurs étaient en chambre avec une gouvernante pour les soigner, mais elles suivaient les classes et les prières comme nous. On jalousait l'amitié de Chérie et d'Aimée. Jane n'avait d'amies que ses sœurs. Elle était trop timide et trop réservée pour en rechercher d'autres. Cette modestie me toucha, et je vis bientôt que ce n'était pas la froideur et la stupidité qui causaient son isolement. Elle était tout aussi intelligente, tout aussi instruite et beaucoup plus aimante que ses sœurs. Je découvris en elle un trésor de bienveillance et de tendresse calme et durable. Nous avons été intimement liées jusqu'en 1831. Je dirai plus tard pourquoi, sans cesser de l'aimer comme elle le méritait, j'ai cessé de la voir sans lui en dire la raison.

Ma petite Jane montra dans nos amusemens qu'elle était aussi capable de gentillesse et de gaîté que les plus brillantes d'entre nous. Une fois même, elle fut punie du bonnet de nuit par la comtesse, qui ne prenait pas toujours en bonne part nos espiègleries; car la gaîté montait tous les jours d'un cran, et les plus raides s'y laissaient entraîner. Je me rappelle que cela était devenu pour moi, pour tout le monde, une commotion électrique et comme irrésistible. Certes, je m'abstenais désormais de tourner la pauvre comtesse en ridicule, et je faisais mon possible pour l'épargner quand les autres s'en mêlaient. Mais quand, pour la centième fois, elle se laissait prendre à la bougie de pomme qu'Anna ou Pauline plaçaient dans sa lanterne, et lorsqu'elle disait une parole pour l'autre avec le sang-froid d'une personne parfaitement distraite, en voyant toute la classe partir d'un seul éclat de rire, il me fallait en faire autant. Alors elle se tournait vers moi d'un air de détresse, et, comme Jules César à Brutus, elle me disait, en se drapant dans son grand châle vert: «Et vous aussi, Aurore!» J'aurais bien voulu me repentir, mais elle avait une manière de prononcer les e muets qui sonnait comme un o. Anna la contrefaisait admirablement, et, se tournant vers moi, elle me criait: Auroro! Auroro! Je n'y pouvais tenir, le rire devenait nerveux. J'aurais ri dans le feu, comme on disait.