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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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J'éprouvai même le besoin de rentrer dans la règle, et je m'en traçai une dont je ne me départis pas tant que je fus seule et maîtresse de mes heures. Je me fis naïvement un tableau de l'emploi de ma journée. Je consacrais une heure à l'histoire, une au dessin, une à la musique, une à l'anglais, une à l'italien, etc. Mais le moment de m'instruire réellement un peu n'était pas encore venu. Au bout d'un mois, je n'avais fait encore que résumer, sur des cahiers ad hoc, mes petites études du couvent, lorsque arrivèrent invitées par ma bonne maman, Mme de Pontcarré et sa charmante fille Pauline, ma blonde et enjouée compagne du couvent.

Pauline, à seize ans comme à six, était toujours cette belle indifférente qui se laissait aimer sans songer à vous rendre la pareille. Son caractère était charmant comme sa figure, comme sa taille, comme ses mains, comme ses cheveux d'ambre, comme ses joues de lis et de roses; mais comme son cœur ne se manifestait jamais, je n'ai jamais su s'il existait, et je ne pourrais dire que cette aimable compagne ait été mon amie.

Sa mère était bien différente. C'était une âme passionnée jointe à un esprit éblouissant. Trop sanguine et trop replète pour être encore belle (j'ignore même si elle l'avait jamais été), elle avait des yeux noirs si magnifiques et une physionomie si vivante, une si belle voix et tant d'âme pour chanter, une conversation si réjouissante, tant d'idées, tant d'activité, tant d'affection dans les manières, qu'elle exerçait un charme irrésistible. Elle était de l'âge de mon père, et ils avaient joué ensemble dans leur enfance. Ma grand'mère aimait à parler de son cher fils avec elle, et s'était prise d'amitié pour elle assez récemment, bien qu'elle l'eût toujours connue; mais cette amitié fit bientôt place chez elle à un sentiment contraire, dont je ne m'aperçus pas assez tôt pour ne pas la faire souffrir.

Dans les commencemens, tout allait si bien entre elles, que je ne me défendis point de l'attrait de cette amitié pour mon compte. Très naturellement, je passais beaucoup plus de temps avec Pauline et sa mère, ingambes et actives toutes deux, qu'auprès du fauteuil où ma grand'mère écrivait ou sommeillait presque toute la journée. Elle-même exigeait que je fisse soir et matin de grandes courses, et de la musique avec ces dames dans la journée. Mme de Pontcarré était un excellent professeur. Elle nous lançait, Pauline et moi, dans les partitions à livre ouvert, nous accompagnant avec feu et soutenant nos voix de l'énergie sympathique de la sienne. Nous avons déchiffré ensemble Armide, Iphigénie, Œdipe, etc. Quand nous étions un peu ferrées sur un morceau, nous ouvrions les portes pour que bonne maman pût entendre, et son jugement n'était pas la moins bonne leçon. Mais bien souvent la porte se trouvait fermée au verrou. Ma grand'mère avait conservé l'habitude d'être seule, ou avec Mlle Julie, qui lui faisait la lecture. Nous étions trop jeunes et trop vivantes pour que notre compagnie assidue lui fût agréable. La pauvre femme s'éteignait doucement, et il n'y paraissait pas encore. Elle se montrait aux repas avec un peu de rouge sur les joues, des diamans aux oreilles, la taille toujours droite et gracieuse dans sa douillette pensée, causant bien et répondant à propos; esclave d'un savoir-vivre aimable qui lui faisait cacher ou surmonter de fréquentes défaillances, elle semblait jouir d'une belle vieillesse exempte d'infirmités. Longtemps elle dissimula une surdité croissante, et jusqu'à ses derniers momens fit un mystère de son âge: affaire d'étiquette apparemment, car elle n'avait jamais été vaine, même dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté. Cependant elle s'en allait, comme elle le disait souvent tout bas à Deschartres, qui, l'ayant toujours connue délicate et affaissée, n'y croyait pas et se flattait de mourir avant elle. Elle craignait le moindre bruit, l'éclat du jour lui était insupportable, et quand elle avait fait l'effort de tenir le salon une ou deux heures, elle éprouvait le besoin d'aller s'enfermer dans son boudoir, nous priant d'aller nous occuper ou nous promener un peu loin de son sommeil, qui était fort léger.

Je fus donc bien étonnée et presque effrayée un jour qu'elle me dit que j'étais inséparable de Mme de Pontcarré et de sa fille, que je la négligeais, que je me jetais tête baissée dans des amitiés nouvelles, que j'avais trop d'imagination, que je ne l'aimais pas, et tout cela avec une douleur et des larmes inexplicables.

Je sentais ces reproches si peu mérités qu'ils me consternèrent. Je ne trouvais rien à y répondre à force d'en voir l'injustice; mais cette injustice dans un cœur si bon et si droit ressemblait à un accès de démence triste et douce. Je ne sus que pleurer avec ma pauvre bonne maman, la caresser et la consoler de mon mieux. Comme elle me reprochait de parler bas souvent à ces dames et d'avoir avec elles un air de cachoterie, je lui fis promettre, en riant, le secret vis-à-vis d'elle-même, et lui confessai que depuis huit jours nous bâtissions un théâtre et répétions une pièce pour le jour de sa fête; mais que j'aimais bien mieux en trahir la surprise que de la laisser souffrir un seul jour de plus de ses chimères. «Eh! mon Dieu, me dit-elle en riant aussi à travers ses pleurs, je le sais bien que vous me préparez une belle fête et une belle surprise! Comment peux-tu t'imaginer que Julie ne me l'ait pas dit?

— Elle a très bien fait, sans doute, puisqu'elle vous a vue inquiète de nos mystères; mais alors comment se fait-il, chère maman, que vous vous en tourmentiez encore?»

Elle m'avoua qu'elle ne savait pas pourquoi elle s'en était fait un chagrin; et comme je lui proposai de laisser aller la comédie sans m'en mêler afin de passer tout mon temps auprès d'elle, elle s'écria: «Non pas, non pas! Je ne veux point de cela! Mme de Pontcarré fera bien assez valoir sa fille; je ne veux pas que, comme à l'ordinaire, tu sois mise de côté et éclipsée par elle!»

Je n'y comprenais plus rien. Jamais l'idée d'une rivalité quelconque n'avait pu éclore dans la tête de Pauline ou dans la mienne. Mme de Pontcarré n'y pensait probablement pas davantage; mais ma pauvre jalouse de bonne maman ne pardonnait pas à Pauline d'être plus belle que moi, et en même temps qu'elle supposait sa mère portée à me dénigrer, elle était jalouse aussi de l'affection que cette mère me témoignait.

Comme la jalousie est grosse d'inconséquences, il me fallut donc voir ces petites scènes se renouveler, et je crois qu'elles furent envenimées par Mlle Julie, qui, décidément, ne m'aimait point. Je ne lui avais fait ni mal ni dommage: tout au contraire, facile au retour comme je le suis, j'appréciais l'intelligence de cette froide personne, et j'aimais à consulter sa merveilleuse mémoire des faits historiques; mais ma mère l'avait trop blessée pour qu'elle pût me pardonner d'être sa fille et de l'aimer.

Ce fut donc en essuyant de secrètes larmes, et entre plusieurs nuées de ces orages étouffés par le savoir-vivre, que je me travestis en Colin pour jouer la comédie et faire rire ma grand'mère. Le théâtre, tout en feuillages naturels, formait un berceau charmant. M. de Trémoville, un officier ami de Mme de Pontcarré, lequel, se trouvant en remonte de cavalerie dans le département, était venu passer chez nous une quinzaine, avait tout disposé avec beaucoup d'adresse et de goût. Il jouait lui-même le rôle de mon capitaine, car je m'engageais par désespoir des caprices de mon amoureuse Colette. Je ne sais plus quel proverbe de Carmontelle nous avions ainsi arrangé à notre usage. Pauline, en villageoise d'opéra-comique, était belle comme un ange. Deschartres jouait aussi, et jouait très mal. Tout alla néanmoins le mieux du monde, malgré les terreurs de Pauline, qui pleura de peur en entrant en scène. N'ayant jamais connu ce genre de timidité, je jouai très résolument, ce qui consola un peu ma bonne maman de me voir travestie en garçon, pendant que Pauline brillait de tout le charme de sa beauté et de tous les atours de son sexe.

Quelque temps après, Mme de Pontcarré partit avec sa fille et M. de Trémoville, dont je me souviens comme du meilleur homme du monde; père de famille excellent, il nous traitait, Pauline et moi, comme ses enfans, et nous abusions tellement de son facile et aimable caractère, que ma grand'mère elle-même, dans ses momens de gaîté, l'avait surnommé la bonne de ces demoiselles.

Mais je ne sais quelle irritation profonde resta contre Mme de Pontcarré et Pauline dans le cœur de ma grand'mère. Affligée de leur départ, je dus pourtant me trouver soulagée de voir finir les étranges et incompréhensibles querelles qu'elles m'attiraient. Hippolyte vint en congé, et nous fûmes d'abord intimidés l'un devant l'autre. Il était devenu un beau maréchal de logis de hussards, faisant ronfler les r, domptant les chevaux indomptables, et ayant son franc parler avec Deschartres, qui lui permettait de le taquiner, comme avait fait mon père, sur le chapitre de l'équitation et sur plusieurs autres. Au bout de peu de jours notre ancienne amitié revint, et, recommençant à courir et à folâtrer ensemble, il ne nous sembla plus que nous nous fussions jamais quittés.

Ce fut lui qui me communiqua le goût de monter à cheval, et cet exercice physique devait influer beaucoup sur mon caractère et mes habitudes d'esprit.

Le cours d'équitation qu'il me fit n'était ni long ni ennuyeux. «Vois-tu, me dit-il un matin que je lui demandais de me donner la première leçon, je pourrais faire le pédant et te casser la tête du manuel d'instruction que je professe à Saumur, à des conscrits qui n'y comprennent rien, et qui, en somme, n'apprennent qu'à force d'habitude et de hardiesse; mais tout se réduit d'abord à deux choses: tomber ou ne pas tomber; le reste viendra plus tard. Or, comme il faut s'attendre à tomber, nous allons chercher un bon endroit pour que tu ne t'y fasses pas trop de mal.» Et il m'emmena dans un pré immense dont l'herbe était épaisse. Il monta sur le général Pepe, menant Colette en main.

 

Pepe était un très beau poulain, petit-fils du fatal Léopardo, et que, dans mon enthousiasme naissant pour la révolution italienne, j'avais gratifié du nom d'un homme héroïque qui a été mon ami par la suite des temps. Colette, que l'on appelait dans le principe mademoiselle Deschartres, VIII p. 100 était une élève de notre précepteur, et n'avait jamais été montée. Elle avait quatre ans et sortait du pacage. Elle paraissait si douce, que mon frère, après lui avoir fait faire plusieurs fois le tour du pré, jugea qu'elle se conduirait bien et me jeta dessus.

Il y a un Dieu pour les fous et pour les enfans. Colette et moi, aussi novices l'une que l'autre, avions toutes les chances possibles pour nous contrarier et nous séparer violemment. Il n'en fut rien. A partir de ce jour, nous devions vivre et galoper quatorze ans de compagnie. Elle devait gagner ses Invalides et finir tranquillement ses jours à mon service, sans qu'aucun nuage ait jamais troublé notre bonne intelligence.

Je ne sais pas si j'aurais eu peur par réflexion, mais mon frère ne m'en donna pas le temps. Il fouetta vigoureusement Colette, qui débuta par un galop frénétique, accompagné de gambades et de ruades les plus folles mais les moins méchantes du monde. «Tiens-toi bien, disait mon frère. Accroche-toi aux crins si tu veux, mais ne lâche pas la bride et ne tombe pas. Tout est là, tomber ou ne pas tomber!»

C'était le to be or not to be d'Hamlet. Je mis toute mon attention et ma volonté à ne pas trop quitter la selle. Cinq ou six fois, à moitié désarçonnée, je me rattrapai comme il plut à Dieu, et au bout d'une heure, éreintée, échevelée et surtout enivrée, j'avais acquis le degré de confiance VIII p. 101 et de présence d'esprit nécessaire à la suite de mon éducation équestre.

Colette était un être supérieur dans son espèce. Elle était maigre, laide, grande, dégingandée au repos: mais elle avait une physionomie sauvage et des yeux d'une beauté qui rachetait ses défauts de conformation. En mouvement, elle devenait belle d'ardeur, de grâce et de souplesse. J'ai monté des chevaux magnifiques, admirablement dressés: je n'ai jamais retrouvé l'intelligence et l'adresse de ma cavale rustique. Jamais elle ne m'a fait un faux pas, jamais un écart, et ne m'a jamais jetée par terre que par la faute de ma distraction ou de mon imprudence.

Comme elle devinait tout ce qu'on désirait d'elle, il ne me fallut pas huit jours pour savoir la gouverner. Son instinct et le mien s'étaient rencontrés. Taquine et emportée avec les autres, elle se pliait à ma domination de son plein gré, à coup sûr. Au bout de huit jours, nous sautions haies et fossés, nous gravissions les pentes ardues, nous traversions les eaux profondes; et moi, l'eau dormante du couvent, j'étais devenue quelque chose de plus téméraire qu'un hussard et de plus robuste qu'un paysan; car les enfans ne savent pas ce que c'est que le danger, et les femmes se soutiennent, par la volonté nerveuse, au delà des forces viriles.

Ma grand'mère ne parut pas surprise d'une métamorphose qui m'étonnait pourtant moi-même: VIII p. 102 car, du jour au lendemain, je ne me reconnais plus, tandis qu'elle disait reconnaître en moi les contrastes de langueur et d'enivrement qui avaient marqué l'adolescence de mon père.

Il est étrange que, m'aimant d'une manière si absolue et si tendre, elle n'ait pas été effrayée de me voir prendre le goût de ce genre de danger. Ma mère n'a jamais pu me voir à cheval sans cacher sa figure dans ses mains et sans s'écrier que je finirais comme mon père. Ma bonne maman répondait par un triste sourire à ceux qui lui demandaient raison de sa tolérance à cet égard par cette anecdote bien connue, mais bien jolie, du marin et du citadin.

«Eh quoi, monsieur, votre père et votre grand-père ont péri sur mer dans les tempêtes, et vous êtes marin? A votre place, je n'aurais jamais voulu monter sur un navire!

— Et vous, monsieur, comment donc sont morts vos parens?

— Dans leurs lits, grâce au ciel!

— En ce cas, à votre place, je ne me mettrais jamais au lit?»

Il m'arriva cependant un jour de tomber juste à la place où s'était tué mon père, et de m'y faire même assez de mal. Ce ne fut point Colette, mais le général Pepe qui me joua ce mauvais tour. Ma grand'mère n'en sut rien. Je ne m'en vantai pas, et remontai à cheval de plus belle.

VIII p. 103 Mon frère retourna à son régiment. Le vieux chevalier de Lacoux, qui était venu nous voir et qui me faisait beaucoup travailler la harpe, nous quitta aussi. Je restai seule à Nohant, pendant tout l'hiver, avec ma grand'mère et Deschartres.

Jusqu'à ce moment, malgré l'agréable compagnie de ces divers hôtes, j'avais lutté en vain contre une profonde mélancolie. Je ne pouvais pas toujours la dissimuler, mais jamais je n'en voulus dire la cause, pas même à Pauline ou à mon frère, qui s'étonnaient de mon abattement et de mes préoccupations. Cette cause, que je laissais attribuer à une indisposition maladive ou à un vague ennui, était bien claire en moi-même: je regrettais le couvent. J'avais le mal du couvent ou le mal du pays. Je ne pouvais pas m'ennuyer, ayant une vie assez remplie; mais je sentais tout me déplaire, quand je comparais même mes meilleurs momens aux placides et régulières journées du cloître, aux amitiés sans nuage, au bonheur sans secousse que j'avais à jamais laissés derrière moi. Mon âme, déjà lassée dès l'enfance, avait soif de repos, et là seulement j'avais goûté, après les premières émotions de l'enthousiasme religieux, presque une année de quiétude absolue. J'y avais oublié tout ce qui était le passé; j'y avais rêvé l'avenir semblable au présent. Mon cœur aussi s'était fait comme une habitude d'aimer beaucoup de personnes à la fois VIII p. 104 et de leur communiquer ou de recevoir d'elles un continuel aliment à la bienveillance et à l'enjouement.

Je l'ai dit, mais je le dirai encore une fois, au moment d'enterrer ce rêve de vie claustrale dans mes lointains mais toujours tendres souvenirs: l'existence en commun avec des êtres doucement aimables et doucement aimés est l'idéal du bonheur. L'affection vit de préférences, mais dans ce genre de société fraternelle, où une croyance quelconque sert de lien, les préférences sont si pures et si saines, qu'elles augmentent les sources du cœur au lieu de les épuiser. On est d'autant meilleur et facilement généreux avec les amis secondaires qu'on sent devoir leur prodiguer l'obligeance et les bons procédés, en dédommagement de l'admiration enthousiaste qu'on réserve pour des êtres plus directement sympathiques. On a dit souvent qu'une belle passion élargissait l'âme. Quelle plus belle passion que celle de la fraternité évangélique? Je m'étais sentie vivre de toute ma vie dans ce milieu enchanté, je m'étais sentie dépérir depuis, jour par jour, heure par heure, et sans bien me rendre toujours compte de ce qui me manquait, tout en cherchant parfois à m'étourdir et à m'amuser comme il convenait à l'innocence de mon âge, j'éprouvais dans la pensée un vide affreux, un dégoût, une lassitude de toutes choses et de toutes personnes autour de moi.

VIII p. 105 Ma grand'mère était seule exceptée; mon affection pour elle se développait extrêmement. J'arrivais à la comprendre, à avoir le secret de ses douces faiblesses maternelles, à ne plus voir en elle le froid esprit fort que ma mère m'avait exagéré, mais bien la femme nerveuse et délicatement susceptible qui ne faisait souffrir que parce qu'elle souffrait elle-même à force d'aimer. Je voyais les contradictions singulières qui existaient, qui avaient toujours existé plus ou moins, entre son esprit bien trempé et son caractère débile. Forcée de l'étudier, et reconnaissant qu'il fallait le faire pour lui épargner tous les petits chagrins que je lui avais causés, je débrouillais enfin cette énigme d'un cerveau raisonnable aux prises avec un cœur insensé. La femme supérieure, et elle l'était par son instruction, son jugement, sa droiture, son courage dans les grandes choses, redevenait femmelette et petite marquise dans les mille petites douleurs de la vie ordinaire. Ce fut d'abord une déception pour moi que d'avoir à mesurer ainsi un être que je m'étais habituée à voir grand dans la rigueur comme dans la bonté. Mais la réflexion me ramena, et je me mis à aimer les côtés faibles de cette nature compliquée, dont les défauts n'étaient que l'excès de qualités exquises. Un jour vint où nous changeâmes de rôle, et où je sentis pour elle une tendresse des entrailles qui ressemblait aux sollicitudes de la maternité.

VIII p. 106 C'était comme un pressentiment intérieur ou comme un avertissement du ciel, car le moment approchait où je ne devais plus trouver en elle qu'un pauvre enfant à soigner et à gouverner.

Hélas! il fut bien court, le temps arraché aux rigueurs de notre commune destinée, où, sortant moi-même des ténèbres de l'enfance, je pouvais enfin profiter de son influence morale et du bienfait intellectuel de son intimité. N'ayant plus aucun sujet de jalousie à propos de moi (Hippolyte aussi lui en avait causé quelques derniers accès), elle devenait adorable dans le tête-à-tête. Elle savait tant de choses et jugeait si bien, elle s'exprimait avec une simplicité si élégante, il y avait en elle tant de goût et d'élévation, que sa conversation était le meilleur des livres.

Nous passâmes ensemble les dernières soirées de février, à lire une partie du Génie du Christianisme de Chateaubriand. Elle n'aimait pas cette forme et le fond lui paraissait faux; mais les nombreuses citations de l'ouvrage lui suggéraient des jugemens admirables sur les chefs-d'œuvre dont je lui lisais les fragmens. Je m'étonnais qu'elle m'eût si peu permis de lire avec elle; je le lui disais, exprimant le charme que je goûtais dans de tels enseignemens, lorsqu'elle me dit un soir: «Arrête-toi, ma fille. Ce que tu me lis est si étrange que j'ai peur d'être malade et d'entendre autre chose que ce que j'écoute. Pourquoi me parles-tu de morts, de VIII p. 107 linceul, de cloches, de tombeaux? Si tu composes tout cela, tu as tort de me mettre ainsi des idées noires dans l'esprit.»

Je m'arrêtai épouvantée: je venais de lui lire une page fraîche et riante, une description des savanes, où rien de semblable à ce qu'elle avait cru entendre ne se trouvait. Elle se remit bien vite et me dit en souriant: «Tiens, je crois que j'ai dormi et rêvé pendant ta lecture. Je suis bien affaiblie. Je ne peux plus lire, et je ne peux plus écouter. J'ai peur de connaître l'oisiveté et l'ennui à présent. Donne-moi des cartes, et jouons au grabuge; cela me distraira.»

Je m'empressai de faire sa partie, et je réussis à l'égayer. Elle joua avec l'attention et la lucidité ordinaires. Puis, rêvant un instant, elle rassembla ses idées comme pour un entretien suprême; car, à coup sûr, elle sentait son âme s'échapper. «Ce mariage ne te convenait pas du tout, dit-elle, et je suis contente de l'avoir rompu.

— Quel mariage? lui dis-je.

— Est-ce que je ne t'en ai pas parlé? Eh bien! je t'en parle. C'est un homme immensément riche, mais cinquante ans et un grand coup de sabre à travers la figure. C'est un général de l'empire. Je ne sais pas où il t'a vue, au parloir de ton couvent, peut-être. Te souviens-tu de cela?

— Pas du tout.

VIII p. 108 — Enfin, il te connaît apparemment, et il te demande en mariage avec ou sans dot: mais conçoit-on que ces hommes de Bonaparte aient des préjugés comme nous autres? Il mettait pour première condition que tu ne reverrais jamais ta mère.

— Et vous avez refusé, n'est-ce pas, maman?

— Oui, me dit-elle; en voici la preuve.»

Elle me remit une lettre que j'ai encore sous les yeux, car je l'ai gardée comme un souvenir de cette triste soirée. Elle était de mon cousin René de Villeneuve, et ainsi conçue:

«Je ne me console pas, chère grand'mère, de n'être pas auprès de vous pour insister sur la proposition faite pour Aurore. L'âge vous offusque; mais réellement la personne de cinquante ans a l'air presque aussi jeune que moi. Elle a beaucoup d'esprit, d'instruction, tout ce qu'il faut enfin pour assurer le bonheur d'un lien pareil, car on trouvera bien des jeunes gens, mais on ne peut être sûr de leur caractère, et l'avenir avec eux est fort incertain; au lieu que là, la position élevée, la fortune, la considération, tout se trouve. Je vous citerai plusieurs exemples à l'appui du raisonnement que je pourrais vous faire. Le duc de C... qui a soixante-cinq ans, a épousé, il y a deux ans, Mlle de la G... qui en avait seize. Elle est la plus heureuse des femmes, se conduisant à merveille, bien que lancée dans le grand monde et entourée VIII p. 109 d'hommages, car elle est belle comme un ange25. Elle a reçu une excellente éducation et de bons principes. Tout est là. Venez donc sans faute à Paris au commencement de mars. Je vous somme de faire ce voyage dans l'intérêt de notre chère enfant, etc.»

 

— Eh bien, maman, m'écriai-je effrayée, est-ce que nous allons à Paris?

— Oui, mon enfant, nous irons dans huit jours. Mais, rassure-toi, je ne veux pas entendre parler de ce mariage. Ce n'est pas tant l'âge qui m'offusque que la condition dont je t'ai parlé. J'ai été si heureuse avec mon vieux mari que je n'ai pas trop peur pour toi d'un homme de cinquante ans; mais je sais que tu ne souscrirais pas... Ne dis rien; je te connais, à présent, et je regrette de n'avoir pas toujours aussi bien jugé ta situation que je le fais à cette heure. Tu aimes ta mère par devoir et par religion, comme tu l'aimais par habitude et par instinct dans ton enfance. J'ai cru devoir te mettre en garde contre trop de confiance et d'entraînement. J'ai peut-être eu tort de le faire dans un moment de douleur et d'irritation. J'ai bien vu que je te brisais. VIII p. 110 Il me semblait, dans ce moment-là, que c'était de moi que tu devais apprendre la vérité, et qu'elle te serait plus insupportable de la part de tout autre. Si tu penses que j'aie exagéré quelque chose, ou que j'aie jugé trop durement ta mère, oublie-le, et sache que malgré tout le mal qu'elle m'a fait, je rends justice à ses qualités et à sa conduite depuis la mort de ton pauvre père. D'ailleurs, fût-elle, comme je me le suis imaginé parfois, la dernière des femmes, je comprends ce que tu lui dois d'égards et de fidélité de cœur. Elle est ta mère! tout est là! Oui, je le sais. J'ai craint de te voir trop aveuglée, ensuite j'ai craint de te voir devenir trop dévote. Je suis tranquille sur ton compte à présent. Je te vois pieuse, tolérante et conservant les goûts de l'intelligence. Je regrette presque de ne pas croire à tout ce que tu pratiques; car je vois que tu y puises une force qui n'est pas dans ta nature et qui m'a frappée quelquefois comme au-dessus de ton âge. Ainsi, pendant que tu étais au couvent, enfermée toute l'année, sans vacances, privée de sortir pendant neuf ou dix mois que je passais ici, tu m'as écrit à différentes reprises pour me conjurer de ne pas te permettre de sortir avec les Villeneuve ou avec Mme de Pontcarré. J'en ai été affligée et jalouse d'abord, mais j'en ai été touchée aussi, et maintenant je sens que si je te proposais de rompre avec ta mère pour faire un grand mariage, je révolterais ton VIII p. 111 cœur et ta conscience. Sois tranquille, et va te coucher. Il ne sera jamais question de rien de pareil.»

J'embrassai ardemment ma chère grand'mère, et, la voyant parfaitement calme et lucide, je me retirai dans ma chambre, la laissant aux soins accoutumés de ses deux femmes, qui la mirent au lit à minuit, après les deux heures de toilette et de tranquille flânerie dont elle avait l'habitude.

C'était, comme je l'ai déjà dit, tout un étrange petit cérémonial que le coucher de ma grand'mère: des camisoles de satin piqué, des bonnets à dentelles, des cocardes de rubans, des parfums, des bagues particulières pour la nuit, une certaine tabatière, enfin tout un édifice d'oreillers splendides, car elle dormait assise, et il fallait l'arranger de manière qu'elle se réveillât sans avoir fait un mouvement. On eût dit que chaque soir elle se préparait à une réception d'apparat, et cela avait quelque chose de bizarre et de solennel où elle avait l'air de se complaire.

J'aurais dû me dire que l'espèce d'hallucination auditive qu'elle avait eue en écoutant ma lecture, et la clarté subite de ses idées, même le retour sur elle-même qu'elle avait voulu faire en me parlant de ma mère, indiquaient une situation morale et physique inusitée. Revenir sur ses propres arrêts, s'attribuer un tort, demander, pour ainsi dire, pardon d'une erreur de jugement, cela était bien contraire à ses habitudes. Ses VIII p. 112 actions démentaient continuellement ses paroles, mais elle n'en convenait pas et maintenait volontiers son dire. En y réfléchissant, j'eus une vague inquiétude, et je redescendis chez elle vers minuit, comme pour reprendre mon livre oublié. Elle était déjà couchée et enfermée, s'étant sentie assoupie un peu plus tôt que de coutume. Ses femmes n'avaient rien trouvé d'extraordinaire en elle, et je remontai fort tranquille.

Depuis trois ou quatre mois, je dormais fort peu. Je n'avais point passé une semaine dans la véritable intimité de ma grand'mère sans m'aviser du peu d'instruction que j'avais acquise au couvent, et sans reconnaître avec le sincère Deschartres que j'étais, selon son expression favorite, d'une ignorance crasse. Le désir de ne pas impatienter la bonne maman, qui me reprochait bien un peu vivement quelquefois de lui avoir fait dépenser trois années de couvent pour ne rien apprendre, me poussa, plus que la curiosité ou l'amour-propre, à vouloir m'instruire un peu. Je souffrais de lui entendre dire que l'éducation religieuse était abrutissante, et j'apprenais un peu en cachette, afin de lui en laisser attribuer l'honneur à mes religieuses.

J'entreprenais là une chose impossible. Quiconque manque de mémoire ne peut jamais être instruit réellement, et j'en étais complétement dépourvue. Je me donnais un mal inouï pour mettre de l'ordre dans mes petites notions d'histoire. VIII p. 113 Je n'avais pas même la mémoire des mots, et déjà j'oubliais l'anglais, qui naguère m'avait été aussi familier que ma propre langue. Je m'évertuais donc à lire et à écrire, depuis dix heures du soir jusqu'à deux ou trois du matin. Je dormais quatre ou cinq heures. Je montais à cheval avant le réveil de ma grand'mère. Je déjeunais avec elle, je lui faisais de la musique et ne la quittais presque plus de la journée; car, insensiblement, elle s'était habituée à vivre moins avec Julie, et j'avais pris sur moi de lui lire les journaux ou de rester à dessiner dans sa chambre pendant que Deschartres les lui lisait. Cela m'était particulièrement odieux. Je ne saurais dire pourquoi cette chronique journalière du monde réel m'attristait profondément. Elle me sortait de mes rêves, et je crois que la jeunesse ne vit pas d'autre chose que de la contemplation du passé, ou de l'attente de l'inconnu.

Je me souviens que cette nuit-là fut extraordinairement belle et douce. Il faisait un clair de lune voilé par ces petits nuages blancs que Chateaubriand comparait à des flocons de ouate. Je ne travaillai point, je laissai ma fenêtre ouverte et jouai de la harpe en déchiffrant la Nina de Paesiello. Puis je sentis le froid et me couchai en rêvant à la douceur et à l'épanchement de ma grand'mère avec moi. En donnant enfin la sécurité à mon sentiment filial, et en détournant de moi l'effroi d'une lutte qui avait pesé sur VIII p. 114 toute ma vie, elle me faisait respirer pour la première fois. Je pouvais enfin réunir et confondre mes deux mères rivales dans le même amour. A ce moment-là, je sentis que je les aimais également, et je me flattai de leur faire accepter cette idée. Puis, je pensai au mariage, à l'homme de cinquante ans, au prochain voyage de Paris, au monde où l'on menaçait de me produire. Je ne fus effrayée de rien. Pour la première fois j'étais optimiste. Je venais de remporter une victoire qui me paraissait décisive sur le grand obstacle de l'avenir. Je me persuadai que j'avais acquis sur ma grand'mère un ascendant de tendresse et de persuasion qui me permettrait d'échapper à ses sollicitudes pour mon établissement, que peu à peu elle verrait par mes yeux, me laisserait vivre libre et heureuse à ses côtés, et qu'après lui avoir consacré ma jeunesse, je pourrais lui fermer les yeux sans qu'elle exigeât de moi la promesse de renoncer au cloître. «Tout est bien ainsi, pensai-je. Il est fort inutile de la tourmenter de mes secrets desseins. Dieu les protégera.» Je savais qu'Elisa était sortie du couvent, qu'on la menait dans le monde, qu'elle se résignait à aller au bal, et que rien n'ébranlait sa résolution. Elle m'écrivit qu'elle acceptait l'épreuve à laquelle ses parens avaient voulu la soumettre, qu'elle se sentait chaque jour plus forte dans sa vocation, et que nous nous retrouverions peut-être à Cork sous VIII p. 115 le voile, si ma qualité de Française m'excluait de la communauté des Anglaises de Paris.

2525 J'ai connu dans la suite la belle et véritablement angélique personne dont il est question. Elle avait épousé M. de R... en secondes noces. Elle m'a raconté toute l'histoire de son union avec le duc de C... «Ah! mon bon cousin René, si vous l'aviez entendue décrire ce parfait bonheur de sa première union!»