Tasuta

Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

L'un de ces livres était-il complètement hérétique? Lequel? Tous deux m'avaient été donnés par les directeurs de ma conscience. Il y avait donc deux vérités contradictoires dans le sein de l'Église? Chateaubriand proclamait la vérité relative. Gerson la déclarait absolue.

J'étais dans de grandes perplexités. Au galop de Colette, j'étais tout Chateaubriand. A la clarté de ma lampe, j'étais tout Gerson, et me reprochais le soir mes pensées du matin.

VIII p. 138 Une considération extérieure donna la victoire au néo-chrétien. Ma grand'mère avait été de nouveau, pendant quelques jours, en danger de mort. Je m'étais cruellement tourmentée de l'idée qu'elle ne se réconcilierait pas avec la religion et mourrait sans sacremens; mais, bien qu'elle eût été parfois en état de m'entendre, je n'avais pas osé lui dire un mot qui pût l'éclairer sur son état et la faire condescendre à mes désirs. Ma foi m'ordonnait cependant impérieusement cette tentative: mon cœur me l'interdisait avec plus d'énergie encore.

J'eus d'affreuses angoisses à ce sujet, et tous mes scrupules et cas de conscience du couvent me revinrent. Après des nuits d'épouvante et des jours de détresse, j'écrivis à l'abbé de Prémord pour lui demander de me dicter ma conduite et lui avouer toutes les faiblesses de mon affection filiale. Loin de les condamner, l'excellent homme les approuva: «Vous avez mille fois bien agi, ma pauvre enfant, en gardant le silence, m'écrivait-il dans une longue lettre pleine de tolérance et de suavité. Dire à votre grand'mère qu'elle était en danger, c'eût été la tuer. Prendre l'initiative dans l'affaire délicate de sa conversion, cela serait contraire au respect que vous lui devez. Une telle inconvenance eût été vivement sentie par elle, et l'eût peut-être éloignée sans retour des sacremens. Vous avez été bien inspirée de vous taire et de prier Dieu VIII p. 139 de l'assister directement. N'ayez jamais d'effroi quand c'est votre cœur qui vous conseille: le cœur ne peut pas se tromper. Priez toujours, espérez, et, quelle que soit la fin de votre pauvre grand'mère, comptez sur la sagesse et la miséricorde infinies. Tout votre devoir auprès d'elle est de continuer à l'entourer des plus tendres soins. En voyant votre amour, votre modestie, l'humilité et, si je puis parler ainsi, la discrétion de votre foi, elle voudra peut-être, pour vous récompenser, répondre à votre secret désir et faire acte de foi elle-même. Croyez à ce que je vous ai toujours dit: Faites aimer en vous la grâce divine. C'est la meilleure exhortation qui puisse sortir de nous.»

Ainsi, l'aimable et vertueux vieillard transigeait aussi avec les affections humaines. Il laissait percer l'espoir du salut de ma grand'mère, dût-elle mourir sans réconciliation officielle avec l'Église, dût-elle mourir même sans y avoir songé! Cet homme était un saint, un vrai chrétien, dirai-je, quoique jésuite, ou parce que jésuite?

Soyons équitables. Au point de vue politique, en tant que républicains, nous haïssons ou redoutons cette secte éprise de pouvoir et jalouse de domination. Je dis secte en parlant des disciples de Loyola, car c'est une secte, je le soutiens. C'est une importante modification à l'orthodoxie romaine. C'est une hérésie bien conditionnée. Elle ne s'est jamais déclarée telle, VIII p. 140 voilà tout. Elle a sapé et conquis la papauté sans lui faire une guerre apparente, mais elle s'est ri de son infaillibilité tout en la déclarant souveraine. Bien plus habile en cela que toutes les autres hérésies, et partant, plus puissante et plus durable.

Oui, l'abbé de Prémord était plus chrétien que l'Église intolérante, et il était hérétique parce qu'il était jésuite. La doctrine de Loyola est la boîte de Pandore. Elle contient tous les maux et tous les biens. Elle est une assise de progrès et un abîme de destruction, une loi de vie et de mort. Doctrine officielle, elle tue, doctrine cachée, elle ressuscite ce qu'elle a tué.

Je l'appelle doctrine, qu'on ne me chicane pas sur les mots, je dirai esprit de corps, tendance d'institution, si l'on veut; son esprit dominant et agissant consiste surtout à ouvrir à chacun la voie qui lui est propre. C'est pour elle que la vérité est souverainement relative, et ce principe une fois admis dans le secret des consciences, l'Église catholique est renversée.

Cette doctrine tant discutée, tant décriée, tant signalée à l'horreur des hommes de progrès, est encore dans l'Église la dernière arche de la foi chrétienne. Derrière elle, il n'y a que l'absolutisme aveugle de la papauté. Elle est la seule religion praticable pour ceux qui ne veulent pas rompre avec Jésus-Christ Dieu. L'Église romaine est un grand cloître où les devoirs de l'homme VIII p. 141 en société sont inconciliables avec la loi du salut. Qu'on supprime l'amour et le mariage, l'héritage et la famille, la loi du renoncement catholique est parfaite. Son code est l'œuvre du génie de la destruction; mais dès qu'elle admet une autre société que la communauté monastique, elle est un labyrinthe de contradictions et d'inconséquences. Elle est forcée de se mentir à elle-même et de permettre à chacun ce qu'elle défend à tous.

Alors, pour quiconque réfléchit, la foi est ébranlée. Mais arrive le jésuite, qui dit à l'âme troublée: «Va comme tu peux et selon tes forces. La parole de Jésus est éternellement accessible à l'interprétation de la conscience éclairée. Entre l'Église et toi, il nous a envoyés pour lier ou délier. Crois en nous, donne-toi à nous, qui sommes une nouvelle Église dans l'Église: une Église tolérée et tolérante, une planche de salut entre la règle et le fait. Nous avons découvert le seul moyen d'asseoir sur une base quelconque la diffusion et l'incertitude des croyances humaines. Ayant bien reconnu l'impossibilité d'une vérité absolue dans la pratique, nous avons découvert la vérité applicable à tous les cas, à tous les fidèles. Cette vérité, cette base, c'est l'intention. L'intention est tout, le fait n'est rien. Ce qui est mal peut être bien, et réciproquement, selon le but qu'on se propose.»

Ainsi, Jésus avait parlé à ses disciples dans la sincérité de son cœur tout divin, quand il leur VIII p. 142 avait dit: «L'esprit vivifie, la lettre tue. Ne faites pas comme ces hypocrites et ces stupides qui font consister toute la religion dans les pratiques du jeûne et de la pénitence extérieure. Lavez vos mains et repentez-vous dans vos cœurs.»

Mais Jésus n'avait eu que des paroles de vie d'une extension immense. Le jour où la papauté et les conciles s'étaient déclarés infaillibles dans l'interprétation de cette parole, il l'avait tuée, ils s'étaient substitués à Jésus-Christ. Ils s'étaient octroyé la divinité. Aussi, forcément entraînés à condamner au feu, en ce monde et en l'autre, tout ce qui se séparait de leur interprétation et des préceptes qui en découlent, ils avaient rompu avec le vrai christianisme, brisé le pacte de miséricorde infinie de la part de Dieu, de tendresse fraternelle entre tous les hommes, et substitué au sentiment évangélique si humain et si vaste le sentiment farouche et despotique du moyen âge.

En principe, la doctrine des jésuites était donc comme son nom l'indique, un retour à l'esprit véritable de Jésus, une hérésie déguisée, par conséquent, puisque l'Église a baptisé ainsi toute protestation secrète ou déclarée contre ses arrêts souverains. Cette doctrine insinuante et pénétrante avait tourné la difficulté de concilier les arrêts de l'orthodoxie avec l'esprit de l'Évangile. Elle avait rajeuni les forces du prosélytisme en touchant le cœur et en rassurant l'esprit, et tandis que l'Église disait à tous: «Hors de VIII p. 143 moi point de salut!» le jésuite disait à chacun: «Quiconque fait de son mieux et selon sa conscience sera sauvé.»

Dirai-je maintenant pourquoi Pascal eut raison de flétrir Escobar et sa séquelle? C'est bien inutile; tout le monde le sait et le sent de reste: comment une doctrine qui eût pu être si généreuse et si bien faisante est devenue entre les mains de certains hommes, l'athéisme et la perfidie, ceci est de l'histoire réelle et rentre dans la triste fatalité des faits humains. Les pères de l'Église jésuitique espagnole ont, du moins sur certains papes de Rome, l'avantage pour nous de n'avoir pas été déclarés infaillibles par des pouvoirs absolus, ni reconnus pour tels par une notable portion du genre humain. Ce n'est jamais par les résultats historiques qu'il faut juger la pensée des institutions. A ce compte, il faudrait proscrire l'Évangile même, puisqu'en son nom tant de monstres ont triomphé, tant de victimes ont été immolées, tant de générations ont passé courbées sous le joug de l'esclavage. Le même suc, extrait à doses inégales du sein d'une plante, donne la vie ou la mort. Ainsi de la doctrine des jésuites, ainsi de la doctrine de Jésus lui-même.

L'institut des jésuites, car c'est ainsi que s'intitula modestement cette secte puissante, renfermait donc implicitement ou explicitement dans le principe une doctrine de progrès et de liberté. VIII p. 144 Il serait facile de le démontrer par des preuves, mais ceci m'entraînerait trop loin, et je ne fais point ici une controverse. Je résume une opinion et un sentiment personnels, appuyés en moi sur un ensemble de leçons, de conseils et de faits que je ne pourrai pas tous dire (car si le confesseur doit le secret au pénitent, le pénitent doit au confesseur, même au delà de la tombe, le silence de la loyauté sur certaines décisions qui pourraient être mal interprétées), mais cet ensemble d'expériences personnelles me persuade que je ne juge ni avec trop de partialité de cœur, ni avec trop de sévérité de conscience la pensée mère de cette secte. Si on la juge dans le présent, je sais comme tout le monde ce qu'elle renferme désormais de dangers politiques et d'obstacles au progrès; mais si on la juge comme pensée ayant servi de corps à un ensemble de progrès, on ne peut nier qu'elle n'ait fait faire de grands pas à l'esprit humain et qu'elle n'ait beaucoup souffert, au siècle dernier, pour le principe de la liberté intellectuelle et morale, de la part des apôtres de la liberté philosophique; mais ainsi va le monde sous la loi déplorable d'un malentendu perpétuel. Trop de besoins d'affranchissement se pressent et s'encombrent sur la route de l'avenir, dans des moments donnés de l'histoire des hommes, et qui voit son but sans voir celui du travailleur qu'il coudoie croit souvent trouver un obstacle là où il eût trouvé un secours.

 

VIII p. 145 Les jésuites se piquaient d'envisager les trois faces de la perfection: religieuse, politique, sociale. Ils se trompaient; leur institut même, par ses lois essentiellement théocratiques, et par son côté ésotérique, ne pouvait affranchir l'intelligence qu'en liant le corps, la conduite, les actions (per inde ac cadaver). Mais quelle doctrine a dégagé jusqu'ici le grand inconnu de cette triple recherche?

Je demande pardon de cette digression un peu longue. Avouer de la prédilection pour les jésuites est, au temps où nous vivons, une affaire délicate. On risque fort, quand on a ce courage, d'être soupçonné de duplicité d'esprit. J'avoue que je ne m'embarrasse guère d'un tel soupçon.

Entre l'Imitation de Jésus-Christ et le Génie du Christianisme, je me trouvai donc dans de grandes perplexités, comme dans l'affaire de ma conduite chrétienne auprès de ma grand'mère philosophe. Dès qu'elle fut hors de danger, je demandai l'intervention du jésuite pour résoudre la difficulté nouvelle. Je me sentais attirée vers l'étude par une soif étrange, vers la poésie par un instinct passionné, vers l'examen par une foi superbe.

«Je crains que l'orgueil ne s'empare de moi, écrivais-je à l'abbé de Prémord. Il est encore temps pour moi de revenir sur mes pas, d'oublier toutes ces pompes de l'esprit dont ma grand'mère était avide, mais dont elle ne jouira plus et VIII p. 146 qu'elle ne songera plus à me demander. Ma mère y sera fort indifférente. Aucun devoir immédiat ne me pousse donc plus vers l'abîme, si c'est, en effet, un abîme, comme l'esprit d'a Kempis26 me le crie dans l'oreille. Mon âme est fatiguée et comme assoupie. Je vous demande la vérité. Si ce n'est qu'une satisfaction à me refuser, rien de plus facile que de renoncer à l'étude; mais si c'est un devoir envers Dieu, envers mes frères?.. Je crains ici, comme toujours, de m'arrêter à quelque sottise.»

L'abbé de Prémord avait la gaîté de sa force et de sa sérénité. Je n'ai pas connu d'âme plus pure et plus sûre d'elle-même. Il me répondit cette fois avec l'aimable enjouement qu'il avait coutume d'opposer aux terreurs de ma conscience.

«Mon cher casuiste, me disait-il, si vous craignez l'orgueil, vous avez donc déjà de l'amour-propre? Allons, c'est un progrès sur vos timeurs accoutumées. Mais, en vérité, vous vous pressez beaucoup! A votre place, j'attendrais, pour m'examiner sur le chapitre de l'orgueil, que j'eusse déjà assez de savoir pour donner lieu à la tentation; car, jusqu'ici, je crains bien qu'il n'y ait pas de quoi. Mais, tenez, j'ai tout VIII p. 147 à fait bonne idée de votre bon sens, et me persuade que quand vous aurez appris quelque chose, vous verrez d'autant mieux ce qui vous manque pour savoir beaucoup. Laissez donc la crainte de l'orgueil aux imbéciles. La vanité, qu'est-ce que cela pour les cœurs fidèles! Ils ne savent ce que c'est. — Étudiez, apprenez, lisez tout ce que votre grand'mère vous eût permis de lire. Vous m'avez écrit qu'elle vous avait indiqué dans sa bibliothèque tout ce qu'une jeune personne pure doit laisser de côté et n'ouvrir jamais. En vous disant cela, elle vous en a confié les clés. J'en fais autant. J'ai en vous la plus entière confiance, et mieux fondée encore, moi qui sais le fond de votre cœur et de vos pensées. Ne vous faites pas si gros et si terribles tous ces esprits forts et beaux-esprits mangeurs d'enfans. On peut aisément troubler les faibles en calomniant les gens d'église; mais peut-on calomnier Jésus et sa doctrine? Laissez passer toutes les invectives contre nous. Elles ne prouvent pas plus contre lui que ne prouveraient nos fautes, si ce blâme était mérité. Lisez les poètes. Tous sont religieux. Ne craignez pas les philosophes, tous sont impuissans contre la foi. Et si quelque doute, quelque peur s'élève dans votre esprit, fermez ces pauvres livres, relisez un ou deux versets de l'Évangile, et vous vous sentirez docteur à tous ces docteurs.»

VIII p. 148 Ainsi parlait ce vieillard exalté, naïf et d'un esprit charmant, à une pauvre fille de dix-sept ans, qui lui avouait la faiblesse de son caractère et l'ignorance de son esprit. Était-ce bien prudent, pour un homme qui se croyait parfaitement orthodoxe? Non, certes; c'était bon, c'était brave et généreux. Il me poussait en avant comme l'enfant poltron à qui l'on dit: Ce n'est rien, ce qui t'effraie. Regarde et touche. C'est une ombre, une vaine apparence, un risible épouvantail. Et, en effet, la meilleure manière de fortifier le cœur et de rassurer l'esprit, c'est d'enseigner le mépris du danger et d'en donner l'exemple.

Mais ce procédé, si certain dans le domaine de la réalité, est-il applicable aux choses abstraites? La foi d'un néophyte peut-elle être soumise ainsi d'emblée aux grandes épreuves?

Mon vieil ami suivait avec moi la méthode de son institution: il la suivait avec candeur, car il n'est rien de plus candide qu'un jésuite né candide. On le développe dans ce sens pour le bien, et on l'exploite dans ce même sens pour le mal, selon que la pensée de l'ordre est dans la bonne ou dans la mauvaise voie de sa politique.

Il me voyait capable d'effusion intellectuelle, mais entravée par une grande rigidité de conscience, qui pouvait me rejeter dans la voie étroite du vieux catholicisme. Or, dans la main du jésuite, tout être pensant est un instrument qu'il faut faire vibrer dans le concert qu'il dirige. VIII p. 149 L'esprit du corps suggère à ses meilleurs membres un grand fond de prosélytisme, qui chez les mauvais est vanité ardente, mais toujours collective. Un jésuite qui, rencontrant une âme douée de quelque vitalité, la laisserait s'étioler ou s'annihiler dans une quiétude stérile, aurait manqué à son devoir et à sa règle. Ainsi M. de Chateaubriand faisait peut-être à dessein, peut-être sans le savoir, l'affaire des jésuites, en appelant les enchantemens de l'esprit et les intérêts du cœur au secours du christianisme. Il était héroïque, il était novateur, il était mondain; il était confiant et hardi avec eux, ou à leur exemple.

Après avoir lu avec entraînement, je savourai donc son livre avec délices, rassurée enfin par mon bon père et criant à mon âme inquiète: En avant! en avant! Et puis je me mis aux prises sans façon avec Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibnitz, Pascal, Montaigne, dont ma grand'mère elle-même m'avait marqué les chapitres et les feuillets à passer. Puis, vinrent les poètes ou les moralistes: La Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakspeare, que sais-je? Le tout sans ordre et sans méthode, comme ils me tombèrent sous la main, et avec une facilité d'intuition que je n'ai jamais retrouvée depuis, et qui est même en dehors de mon organisation lente à comprendre. La cervelle était jeune, la mémoire toujours fugitive, mais le sentiment rapide et la volonté tendue. VIII p. 150 Tout cela était à mes yeux une question de vie et de mort, à savoir, si après avoir compris tout ce que je pouvais me proposer à comprendre, j'irais à la vie du monde ou à la mort volontaire du cloître.

Il s'agit bien, pensais-je, de prouver ma vocation dans des bals et des parures comme on contraint Elisa à le faire! Moi qui déteste ces choses par elles-mêmes, plus j'aurai vu les amusements puérils et supporté les fatigues du monde, moins je serai sûre que c'est mon zèle et non ma paresse qui me rejette dans la paix du monastère. Mon épreuve n'est donc pas là. (En ceci j'avais bien raison et ne me trompais pas sur moi-même.) Elle est dans l'examen de la vérité religieuse et morale. Si je résiste à toutes les objections du siècle, sous forme de raisonnement philosophique, ou sous forme d'imagination de poète, je saurai que je suis digne de me vouer à Dieu seul.

Si je voulais rendre compte de l'impression de chaque lecture et en dire les effets sur moi, j'entreprendrais là un livre de critique qui pourrait faire bien des volumes; mais qui les lirait en ce temps-ci? Et ne mourrais-je pas avant de l'avoir fini?

D'ailleurs, le souvenir de tout cela n'est plus assez net en moi, et je risquerais de mettre mes impressions présentes dans mon récit du passé. Je ferai donc grâce aux gens pour qui j'écris des VIII p. 151 détails personnels de cette étrange éducation, et j'en résumerai le résultat par époques successives.

Je lisais, dans les premiers temps, avec l'audace de conviction que m'avait suggérée mon bon abbé. Armée de toutes pièces, je me défendais aussi vaillament qu'il était permis à mon ignorance. Et puis, n'ayant pas de plan, entremêlant dans mes lectures les croyans et les opposans, je trouvais dans les premiers le moyen de répondre aux derniers. La métaphysique ne m'embarrassait guère, je la comprenais fort peu, en ce sens qu'elle ne concluait jamais rien pour moi. Quand j'avais plié mon entendement, docile comme la jeunesse, à suivre les abstractions, je ne trouvais que vide ou incertitude dans les conséquences. Mon esprit était et a toujours été trop vulgaire et trop peu porté aux recherches scientifiques pour avoir besoin de demander à Dieu l'initiation de mon âme aux grands mystères. J'étais un être de sentiment, et le sentiment seul tranchait sur moi les questions à mon usage, qui toute expérience faite, devinrent bientôt les seules questions à ma portée.

Je saluai donc respectueusement les métaphysiciens; et tout ce que je peux dire à ma louange, à propos d'eux, c'est que je m'abstins de regarder comme vaine et ridicule une science qui fatiguait trop mes facultés. Je n'ai pas à me reprocher d'avoir dit alors: «A quoi bon la métaphysique?» J'ai été un peu plus superbe quand, plus tard, VIII p. 152 j'y ai regardé davantage. Je me suis réconciliée, plus tard encore, avec elle, en voyant encore un peu mieux. Et en somme, je dis aujourd'hui que c'est la recherche d'une vérité à l'usage des grands esprits, et que, n'étant pas de cette race, je n'en ai pas grand besoin. Je trouve ce qu'il me faut dans les religions et les philosophies qui sont ses filles, ses incarnations, si l'on veut.

Alors, comme aujourd'hui, mordant mieux à la philosophie, et surtout à la philosophie facile du dix-huitième siècle, qui était encore celle de mon temps, je ne me sentis ébranlée par rien et par personne. Mais Rousseau arriva, Rousseau, l'homme de passion et de sentiment par excellence, et je fus enfin entamée.

Étais-je encore catholique au moment où, après avoir réservé, comme par instinct, Jean-Jacques pour la bonne bouche, j'allais subir enfin le charme de son raisonnement ému et de sa logique ardente? Je ne le pense pas. Tout en continuant à pratiquer cette religion, tout en refusant de rompre avec ses formules commentées à ma guise, j'avais quitté, sans m'en douter le moins du monde, l'étroit sentier de sa doctrine. J'avais brisé à mon insu, mais irrévocablement, avec toutes ses conséquences sociales et politiques. L'esprit de l'Église n'était plus en moi: il n'y avait peut-être jamais été.

Les idées étaient en grande fermentation à cette époque. L'Italie et la Grèce combattaient VIII p. 153 pour leur liberté nationale. L'Église et la monarchie se prononçaient contre ses généreuses tentatives. Les journaux royalistes de ma grand'mère tonnaient contre l'insurrection, et l'esprit prêtre, qui eût dû embrasser la cause des chrétiens d'Orient, s'évertuait à prouver les droits de l'empire turc. Cette monstrueuse inconséquence, ce sacrifice de la religion à l'intérêt politique me révoltaient étrangement. L'esprit libéral devenait pour moi synonyme de sentiment religieux. Je n'oublierai jamais, je ne peux jamais oublier que l'élan chrétien me poussa résolument, pour la première fois, dans le camp du progrès, dont je ne devais plus sortir.

 

Mais déjà, et depuis mon enfance, l'idéal religieux et l'idéal pratique avaient prononcé au fond de mon cœur et fait sortir de mes lèvres, aux oreilles effarouchées du bon Deschartres, le mot sacré d'égalité. La liberté, je ne m'en souciais guère alors, ne sachant ce que c'était, et n'étant pas disposée à me l'accorder plus tard à moi-même. Du moins, ce qu'on appelait la liberté civile ne me disait pas grand'chose. Je ne la comprenais pas sans l'égalité absolue et la fraternité chrétienne. Il me semblait, et il me semble encore, je l'avoue, que ce mot de liberté placé dans la formule républicaine, en tête des deux autres, aurait dû être à la fin, et pouvait même être supprimé comme un pleonasme.

Mais la liberté nationale, sans laquelle il VIII p. 154 n'est ni fraternité ni égalité à espérer, je la comprenais fort bien, et la discuter équivalait pour moi à la théorie du brigandage, à la proclamation impie et farouche du droit du plus fort.

Il ne fallait pas être un enfant bien merveilleusement doué, ni une jeune fille bien intelligente pour en venir là. Aussi étais-je confondue et révoltée de voir mon ami Deschartres, qui n'était ni dévot ni religieux en aucune façon, combattre à la fois la religion dans la question des Hellènes et la philosophie dans la question du progrès. Le pédagogue n'avait qu'une idée, qu'une loi, qu'un besoin, qu'un instinct, l'autorité absolue en face de la soumission aveugle. Faire obéir à tout prix ceux qui doivent obéir, tel était son rêve; mais pourquoi les uns devaient-ils commander aux autres? Voilà à quoi lui, qui avait du savoir et de l'intelligence pratique, ne répondait jamais que par des sentences creuses et des lieux communs pitoyables.

Nous avions des discussions comiques, car il n'y avait pas moyen pour moi de les trouver sérieuses avec un esprit si baroque et si têtu sur certains points. Je me sentais trop forte de ma conscience pour être ébranlée et, par conséquent, dépitée un instant par ses paradoxes. Je me souviens qu'un jour, dissertant avec feu sur le droit divin du sultan (je crois, Dieu me pardonne, qu'il n'eût pas refusé la sainte ampoule VIII p. 155 au Grand Turc, tant il prenait à cœur la victoire du maître sur les écoliers mutins), il s'embarrassa le pied dans sa pantoufle et tomba tout de son long sur le gazon, ce qui ne l'empêcha pas d'achever sa phrase; après quoi il dit fort gravement en s'essuyant les genoux: «Je crois vraiment que je suis tombé. — Ainsi tombera l'empire ottoman,» lui répondis-je en riant de sa figure préoccupée. Il prit le parti de rire aussi, mais non sans un reste de colère, et en me traitant de jacobine, de régicide, de philhellène et de Bonapartiste, toutes injures anonymes dans son horreur pour la contradiction.

Il était cependant pour moi d'une bonté toute paternelle, et tirait une grande gloriole de mes études, qu'il s'imaginait diriger encore parce qu'il en discutait l'effet.

Quand j'étais embarrassée de rencontrer dans Leibnitz ou Descartes les argumens mathématiques, lettres closes pour moi, mêlés à théologie et à la philosophie, j'allais le trouver, et je le forçais de me faire comprendre par des analogies ces points inabordables. Il y portait une grande adresse, une grande clarté, une véritable intelligence de professeur. Après quoi, voulant conclure pour ou contre le livre, il battait la campagne et retombait dans ses vieilles rengaines.

J'étais donc, en politique, tout à fait hors du sein de l'Église, et ne songeais pas du tout à m'en fourmenter; car nos religieuses n'avaient VIII p. 156 pas d'opinion sur les affaires de la France, et ne m'avaient jamais dit que la religion commandât de prendre parti pour ou contre quoi que ce soit. Je n'avais rien vu, rien lu, rien entendu dans les enseignemens religieux qui me prescrivît, dans cet ordre d'idées, de demander au spirituel l'appréciation du temporel. Mme de Pontcarré, très passionnée légitimiste, très ennemie des doctrinaires d'alors, qu'elle traitait aussi de Jacobins, m'avait étonnée par son besoin d'identifier la religion à la monarchie absolue. M. de Chateaubriand, dans ses brochures que je lisais avidement, identifiait aussi le trône et l'autel; mais cela ne m'avait pas influencée notablement. Chateaubriand me touchait comme littérateur, et ne me pénétrait pas comme chrétien. Son œuvre, où j'avais passé à dessein l'épisode de Réné, comme un hors-d'œuvre à lire plus tard, ne me plaisait déjà plus que comme initiation à la poésie des œuvres de Dieu et des grands hommes.

Mably m'avait fort mécontentée. Pour moi, c'était une déception perpétuelle que ces élans de franchise et de générosité, arrêtés sans cesse par le découragement en face de l'application. «A quoi bon ces beaux principes, me disais-je, s'ils doivent être étouffés par l'esprit de modération? Ce qui est vrai, ce qui est juste doit être observé et appliqué sans limites.»

J'avais l'ardeur intolérante de mon âge. Je VIII p. 157 jetais le livre au beau milieu de la chambre, ou au nez de Deschartres, en lui disant que cela était bon pour lui, et il me le renvoyait de même, disant qu'il ne voulait pas accepter un pareil brouillon, un si dangereux révolutionnaire.

Leibnitz me paraissait le plus grand de tous: mais qu'il était dur à avaler quand il s'élevait de trente atmosphères au-dessus de moi! Je me disais avec Fontenelle, en changeant le point de départ de sa phrase sceptique: «Si j'avais bien pu le comprendre, j'aurais vu le bout des matières, ou qu'elles n'ont point de bout

«Et que m'importe, après tout, disais-je, les monades, les unités, l'harmonie préétablie et sacrosancta Trinitas per nova inventa logica defensa, les esprits qui peuvent dire MOI, le carré des vitesses, la dynamique, le rapport des sinus d'incidence et de réfraction, et tant d'autres subtilités où il faut être à la fois grand théologien et grand savant, même pour s'y méprendre27.

Je me mettais à rire aux éclats toute seule de ma prétention à vouloir profiter de ce que je n'entendais pas. Mais cette entraînante préface de la Théodicée, qui résumait si bien les idées de Chateaubriand et les sentimens de l'abbé de Prémord sur l'utilité et même la nécessité du savoir, venait me relancer.

«La véritable piété, et même la véritable VIII p. 158 félicité, disait Leibnitz, consiste dans l'amour de Dieu, mais dans un amour éclairé, dont l'ardeur soit accompagnée de lumière. Cette espèce d'amour fait naître ce plaisir dans les bonnes actions qui, rapportant tout à Dieu comme au centre, transporte l'homme au divin. — Il faut que les perfections de l'entendement donnent l'accomplissement à celles de la volonté. Les pratiques de la vertu, aussi bien que celles du vice, peuvent être l'effet d'une simple habitude; on peut y prendre goût, mais on ne saurait aimer Dieu sans en connaître les perfections. — Le croirait-on? des chrétiens se sont imaginé de pouvoir être dévots sans aimer le prochain, et pieux sans comprendre Dieu! Plusieurs siècles se sont écoulés sans que le public se soit bien aperçu de ce défaut, et il y a encore de grands restes du règne des ténèbres... Les anciennes erreurs de ceux qui ont accusé la divinité, ou qui en ont fait un principe mauvais, ont été renouvelées de nos jours. On a eu recours à la puissance irrésistible de Dieu, quand il s'agissait plutôt de faire voir sa bonté suprême, et on a employé un pouvoir despotique, lorsqu'on devait concevoir une puissance réglée par la plus parfaite sagesse?»

Quand je relisais cela, je me disais: «Allons, encore un peu de courage! C'est si beau de voir cette tête sublime se vouer à l'adoration! VIII p. 159 Ce qu'elle a conçu et pris soin d'expliquer, n'aurais-je pas la conscience de vouloir le comprendre? Mais il me manque des élémens de science, et Deschartres me persécute pour que je laisse là ces grands résumés pour entrer dans l'étude des détails. Il veut m'enseigner la physique, la géométrie, les mathématiques! Pourquoi pas, si cela est nécessaire à la foi en Dieu et à l'amour du prochain? Leibnitz met bien le doigt sur la plaie quand il dit qu'on peut être fervent par habitude. Je suis capable d'aller au sacrifice par la paresse de l'âme; mais ce sacrifice, Dieu ne le rejettera-t-il pas?

2626 Dans ce temps-là, je croyais, comme beaucoup d'autres, que Thomas a Kempis était l'auteur de l'Imitation. Les preuves invoquées par M. Henri Martin sur la paternité légitime de Jean Gerson m'ont semblé si concluantes, que je n'hésite pas à m'y rendre.
2727 Fontenelle, Éloge de Leibnitz.