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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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CHAPITRE QUATRIEME

Idée d'une loi morale réglementaire des affections. — Retour à Nohant. — Année de bonheur. — Apologie de la puissance impériale. — Commencemens de trahison. — Propos et calomnies des salons. — Première communion de mon frère. — Notre vieux curé; sa gouvernante. — Ses sermons. — Son voleur, sa jument. — Sa mort. — Les méfaits de l'enfance. — Le faux Deschartres. — La dévotion de ma mère. — J'apprends le français et le latin.

Je m'ennuyais beaucoup, et pourtant je n'étais pas encore malheureuse. J'étais fort aimée, et ce n'est pas là ce qui m'a manqué dans ma vie. Je ne me plains donc pas de cette vie, malgré toutes ses douleurs, car la plus grande doit être de ne point inspirer les affections qu'on éprouve. Mon malheur et ma destinée furent d'être blessée et déchirée précisément par l'excès de ces affections qui manquaient tantôt de clairvoyance ou de délicatesse, tantôt de justice ou de modération. Un de mes amis, homme d'une grande intelligence faisait souvent une réflexion qui m'a toujours paru très frappante, et il la développait ainsi:

«On a fait des règles et des lois morales pour corriger ou développer les instincts, disait-il; mais on n'en a point fait pour diriger et éclairer les sentimens. Nous avons des religions et des philosophies pour régler nos appétits et réprimer nos passions; les devoirs de l'âme nous sont bien enseignés d'une manière élémentaire, mais l'âme a toutes sortes d'élans qui donnent toutes sortes de nuances et d'aspects particuliers à ses affections. Elle a des puissances qui dégénèrent en excès, des défaillances qui deviennent des maladies. Si vous consultez les amis, si vous cherchez un remède dans les livres, vous aurez différens avis et des jugemens contradictoires; preuve qu'il n'y a pas de règle fixe pour la morale des affections même les plus légitimes, et que chacun, livré à lui-même, juge à son point de vue l'état moral de celui qui lui demande conseil; conseil qui ne sert à rien, d'ailleurs, qui ne guérit aucune souffrance et ne corrige aucun travers. Par exemple, je ne vois pas où est le catéchisme de l'amour. Et pourtant l'amour, sous toutes les formes, domine notre vie entière: Amour filial, amour fraternel, amour conjugal, amour paternel ou maternel, amitié, bienfaisance, charité ou philanthropie. L'amour est partout, il est notre vie même. Eh bien! l'amour échappe à toutes les directions, à tous les exemples, à tous les préceptes. Il n'obéit qu'à lui-même, et il devient tyrannie, jalousie, soupçon, exigence, obsession, inconstance, caprice, volupté ou brutalité, chasteté ou ascétisme, dévoûment sublime ou égoïsme farouche, le plus grand des biens, le plus grand des maux, suivant la nature de l'âme qu'il remplit et possède. N'y aurait-il pas un catéchisme à faire pour rectifier les excès de l'amour, car l'amour est excessif de sa nature, et il l'est souvent d'autant plus qu'il est plus chaste et plus sacré. Souvent les mères rendent leurs enfans malheureux à force de les aimer, impies à force de les vouloir religieux, téméraires à force de les vouloir prudens, ingrats à force de les vouloir tendres et reconnaissans. Et la jalousie conjugale! où sont ses limites permises d'atteindre, défendues de dépasser? Les uns prétendent qu'il n'y a pas d'amour sans jalousie, d'autres que le véritable amour ne connaît pas le soupçon et la méfiance. Où est, sous ce rapport, la règle de conscience qui devrait nous enseigner à nous observer, à nous guérir nous-mêmes, à nous ranimer quand notre enthousiasme s'éteint, à le réprimer quand il s'emporte au delà du possible? Cette règle, l'homme ne l'a pas encore trouvée; voilà pourquoi je dis que nous vivons comme des aveugles, et que si les poètes ont mis un bandeau sur les yeux de l'amour, les philosophes n'ont pas su le lui ôter.»

Ainsi parlait mon ami, et il mettait le doigt sur mes plaies; car, toute ma vie, j'ai été le jouet des passions d'autrui, par conséquent leur victime. Pour ne parler que du commencement de ma vie, ma mère et ma grand'mère, avides de mon affection, s'arrachaient les lambeaux de mon cœur. Ma bonne, elle-même, ne m'opprima et ne me maltraita que parce qu'elle m'aimait avec excès, et me voulait parfaite selon ses idées.

Dès les premiers jours du printemps, nous fîmes les paquets pour retourner à la campagne. J'en avais grand besoin. Soit trop de bien-être, soit l'air de Paris, qui ne m'a jamais convenu, je redevenais languissante et je maigrissais à vue d'œil. Il n'aurait pas fallu songer à me séparer de ma mère: je crois qu'à cette époque, ne pouvant avoir le sentiment de la résignation et la volonté de l'obéissance, j'en serais morte. Ma bonne maman invita donc ma mère à revenir avec nous à Nohant, et comme je montrais à cet égard une inquiétude qui inquiétait les autres, il fut convenu que ma mère me conduirait avec elle, et que Rose nous accompagnerait, tandis que la grand'mère irait de son côté avec Julie. On avait vendu la grande berline, et on ne l'avait encore remplacée, vu un peu de gêne dans nos finances, que par une voiture à deux places.

Je n'ai point parlé dans ce qui précède de mon oncle Maréchal, ni de sa femme ma bonne tante Lucie, ni de leur fille ma chère Clotilde. Je ne me rappelle rien de particulier sur eux dans cette période de temps. Je les voyais assez souvent, mais je ne sais plus où ils demeuraient. Ma mère m'y conduisait, et même quelquefois ma grand'mère, qui recevait d'eux et qui leur rendait de rares visites. Les manières franches et ouvertes de ma tante ne lui plaisaient pas beaucoup; mais elle était trop juste pour ne pas reconnaître le devoûment vrai qu'elle avait eu pour mon père, et les excellentes et solides qualités du mari et de la femme.

J'eus donc le plaisir de demeurer deux ou trois jours avec ma mère et Caroline, dans une intimité de tous les momens. Puis ma pauvre sœur retourna en pleurant à sa pension, où l'on mit, je crois, Clotilde avec elle pendant quelque temps pour la consoler; et nous partîmes.

Cette portion de l'année 1811 passée à Nohant fut, je crois, une des rares époques de ma vie où je connus le bonheur complet. J'avais été heureuse comme cela rue Grange-Batelière, quoique je n'eusse ni grands appartemens ni grands jardins. Madrid avait été pour moi une campagne émouvante et pénible; l'état maladif que j'en avais rapporté, la catastrophe survenue dans ma famille par la mort de mon père, puis cette lutte entre mes deux mères, qui avait commencé à me révéler l'effroi et la tristesse, c'était déjà un apprentissage du malheur et de la souffrance. Mais le printemps et l'été de 1811 furent sans nuages, et la preuve, c'est que cette année-là ne m'a laissé aucun souvenir particulier. Je sais qu'Ursule la passa avec moi, que ma mère eut moins de migraines que précédemment, et que s'il y eut de la mésintelligence entre elle et ma bonne maman, cela fut si bien caché, que j'oubliais qu'il pouvait y en avoir et qu'il y en avait eu. Il est probable que ce fut aussi le moment de leur vie où elles s'entendirent le mieux, car ma mère n'était pas femme à cacher ses impressions: cela était au-dessus de ses forces, et quand elle était irritée, la présence même de ses enfans ne pouvait l'engager à se contenir.

Il y eut aussi dans la maison un peu plus de gaîté qu'auparavant. Le temps n'endort pas les grandes douleurs, mais il les assoupit. Presque tous les jours, pourtant, je voyais l'une ou l'autre de mes deux mères pleurer à la dérobée, mais leurs larmes même prouvaient qu'elles ne pensaient plus à toute heure, à tout instant, à l'objet de leurs regrets. Les douleurs dans leur plus grande intensité n'ont pas de crises; elles agissent dans une crise permanente pour ainsi dire.

Mme de la Marlière vint passer un mois ou deux chez nous. Elle était fort amusante avec Deschartres, qu'elle appelait petit père et qu'elle taquinait du matin au soir. Elle n'avait pas, à coup sûr, autant d'esprit que ma mère, mais il n'y avait jamais de bile dans ses plaisanteries. Elle avait de l'amitié pour Deschartres sans être hostile à ma mère, à qui elle donnait même toujours raison. Cette vieille femme légère était bonne, facile à vivre, impatientante seulement par son caquet, son bruit, son mouvement, ses éclats de rire retentissans, ses bons mots un peu répétés et le peu de suite de ses propos comme de ses idées. Elle était d'une ignorance fabuleuse malgré le brillant de son caquet. C'était elle qui disait une épître à l'âme au lieu d'un épithalame, et Mistoufiè pour Méphistophélès. Mais on pouvait se moquer d'elle sans la fâcher. Elle riait aux éclats de ses bévues, et c'était d'aussi bon cœur que quand elle riait de celles des autres.

Les petits jardins, les grottes, les bancs de gazon, les cascades allaient leur train pendant toute la belle saison. Le parterre du vieux poirier, qui marquait à notre insu la sépulture de mon petit frère, reçut de notables améliorations. Un tonneau plein d'eau fut placé à côté, afin que nous puissions nous livrer aux travaux de l'arrosage. Un jour, je tombai la tête la première dans ce tonneau et je m'y serais noyée si Ursule ne fût venue à mon secours.

Nous avions chacune notre petit jardin dans ce jardin de ma mère, qui était lui-même si petit qu'il aurait bien dû nous suffire; mais un certain esprit de propriété est tellement inné dans l'être humain, qu'il faut à l'enfant quatre pieds carrés de terre pour qu'il aime réellement cette terre cultivée par lui, et dont l'étendue est proportionnée à ses forces. Cela m'a toujours fait penser que, quelque communiste qu'on pût être, on devait toujours reconnaître une propriété individuelle. Qu'on la restreigne ou qu'on l'étende dans une certaine mesure, qu'on la définisse d'une manière ou d'une autre selon le génie ou les nécessités des temps, il n'en est pas moins certain que la terre que l'homme cultive lui-même lui est aussi personnelle que son vêtement. Sa chambre ou sa maison est encore un vêtement, son jardin ou son champ est le vêtement de sa maison, et ce qu'il y a de remarquable, c'est que cette observation des instincts naturels, qui constate le besoin de la propriété dans l'homme, semble exclure le besoin d'une grande étendue de propriété. Plus la propriété est petite, plus il s'y attache, mieux il la soigne, plus elle lui devient chère. Un noble Vénitien ne tient certainement pas à son palais autant qu'un paysan du Berry à sa chaumière, et le capitaliste qui possède plusieurs lieues carrées en retire moins de jouissances que l'artisan qui cultive une giroflée dans sa mansarde. Un avocat de mes amis disait un jour en riant, à un riche client qui lui parlait à satiété de ses domaines: «Des terres? vous croyez qu'il n'y a que vous pour avoir des terres? J'en ai aussi, moi, sur ma fenêtre, dans des pots à fleurs, et elles me donnent plus de plaisir et moins de soucis que les vôtres.» Depuis, cet ami a fait un gros héritage; il a eu des terres, des bois, des fermes, et de soucis par conséquent.

 

En abordant l'idée communiste, qui a beaucoup de grandeur parce qu'elle a beaucoup de vérité, il faudrait donc commencer par distinguer ce qui est essentiel à l'existence complète de l'individu de ce qui est essentiellement collectif dans sa liberté, dans son intelligence, dans sa jouissance, dans son travail. Voilà pourquoi le communisme absolu, qui est la notion élémentaire, par conséquent grossière et trop forcée de l'égalité vraie, est une chimère ou une injustice.

Mais je ne pensais guère à tout cela, il y a trente-sept ans4! Trente-sept ans! Quelles transformations s'opèrent dans les idées humaines pendant ce court espace, et combien les changemens sont plus frappans et plus rapides à proportion dans les masses que chez les individus! Je ne sais pas s'il existait un communiste il y a trente-sept ans; cette idée aussi vieille que le monde n'avait pas pris un nom particulier, et c'est peut-être un tort qu'elle en ait pris un de nos jours, car ce nom n'exprime pas complétement ce que devrait être l'idée.

On n'en était pas alors à discuter sur de semblables matières. C'était la dernière, la plus brillante phase du règne de l'individualité. Napoléon était dans toute sa gloire, dans toute sa puissance, dans toute la plénitude de son influence sur le monde. Le flambeau du génie allait décroître; il jetait sa plus vive lueur, sa clarté la plus éblouissante sur la France ivre et prosternée. Des exploits grandioses avaient conquis une paix opulente, glorieuse, mais fictive, car le volcan grondait sourdement dans toute l'Europe, et les traités de l'empereur ne servaient qu'à donner le temps aux anciennes monarchies de rassembler des hommes et des canons. Sa grandeur cachait un vice originel, cette profonde vanité aristocratique du parvenu qui lui fit commettre toutes ses fautes, et rendit de plus en plus inutiles, au salut de la France, la beauté du génie et du caractère de l'homme en qui la France se personnifiait. Oui, c'était un admirable caractère d'homme, puisque la vanité même, le plus mesquin, le plus pleutre des travers, n'avait pu altérer en lui la loyauté, la confiance, la magnanimité naturelles. Hypocrite dans les petites choses, il était naïf dans les grandes. Orgueilleux dans les détails, exigeant sur des misères d'étiquette, et follement fier du chemin que la fortune lui avait fait faire, il ne connaissait pas son propre mérite, sa vraie grandeur. Il était modeste à l'égard de son vrai génie.

Toutes les fautes qui ont précipité sa chute comme homme de guerre et comme homme d'État, sont venues d'une trop grande confiance dans le talent ou dans la probité des autres. Il ne méprisait pas l'espèce humaine, comme on l'a dit, pour n'estimer que lui-même: c'est là un propos de courtisan dépité ou d'ambitieux secondaire jaloux de sa supériorité. Il s'est confié toute sa vie à des traîtres. Toute sa vie il a compté sur la foi des traités, sur la reconnaissance de ses obligés, sur le patriotisme de ses créatures. Toute sa vie il a été joué ou trahi.

Son mariage avec Marie-Louise était une mauvaise action et devait lui porter malheur. Les gens les plus simples et les plus tolérans sur la loi du divorce, ceux mêmes qui aimaient le plus l'empereur, disaient tout bas, je m'en souviens bien: «C'est un mariage d'intérêt. On ne répudie pas une femme qu'on aime et dont on est aimé.» Il n'y aura, en effet, jamais de loi qui sanctionne moralement une séparation pleurée de part et d'autre, et qui s'accomplit seulement en vue d'un intérêt matériel. Mais, tout en blâmant l'empereur, on l'aimait encore parmi le peuple. Les grands commençaient à le trahir, et jamais ils ne l'avaient tant adulé. Le beau monde était en fêtes. La naissance d'un enfant roi (car ce n'eût pas été assez pour l'orgueil du soldat de fortune que de lui donner le titre de Dauphin de France) avait jeté la petite bourgeoisie, les soldats, les ouvriers et les paysans dans l'ivresse. Il n'y avait pas une maison riche ou pauvre, palais ou cabane, où le portrait du marmot impérial ne fût inauguré avec une vénération feinte ou sincère. Mais les masses étaient sincères: elles le sont toujours. L'empereur se promenait à pied, sans escorte, au milieu de la foule. La garnison de Paris était de 12,000 hommes!

Pourtant la Russie armait. Bernadotte donnait le signal d'une immense et mystérieuse trahison. Les esprits un peu clairvoyans voyaient venir l'orage. La cherté des denrées frappées par le blocus continental effrayait et contrariait les petites gens. On payait le sucre 6 francs la livre, et, au milieu de l'opulence apparente de la nation, on manquait de choses fort nécessaires à la vie. Nos fabriques n'avaient pas encore atteint le degré de perfectionnement nécessaire à cet isolement de notre commerce. On souffrait d'un certain malaise matériel, et quand on était las de s'en prendre à l'Angleterre, on s'en prenait au chef de la nation, sans amertume il est vrai, mais avec tristesse.

Ma grand'mère n'avait point d'enthousiasme pour l'empereur. Mon père n'en avait pas eu beaucoup non plus, comme on l'a vu dans ses lettres. Pourtant, dans les dernières années de sa vie il avait pris de l'affection pour lui. Il disait souvent à ma mère: «J'ai beaucoup à me plaindre de lui, non pas parce qu'il ne m'a pas placé d'emblée aux premiers rangs; il avait bien autre chose en tête, et il n'a pas manqué de gens plus heureux, plus habiles et plus hardis à demander que moi: mais je me plains de lui, parce qu'il aime les courtisans, et que ce n'est pas digne d'un homme de sa taille. Pourtant, malgré ses torts envers la révolution et envers lui-même, je l'aime. Il y a en lui quelque chose, je ne sais quoi, son génie à part, qui me force à être ému quand mon regard rencontre le sien. Il ne me fait pas peur du tout, et c'est à cela que je sens qu'il vaut mieux que les airs qu'il se donne.»

Ma grand'mère ne partageait pas cette sympathie secrète qui avait gagné mon père, et qui, jointe à la loyauté de son âme, à la chaleur de son patriotisme, l'eussent certainement empêché, je ne dis pas seulement de trahir l'empereur, mais même de se rallier après coup au service des Bourbons. Il fallait que cela fût bien certain, d'après son caractère, puisque après la campagne de France, ma grand'mère, toute royaliste qu'elle était devenue, disait en soupirant: «Ah! si mon pauvre Maurice avait vécu, il ne m'en faudrait pas moins le pleurer à présent! Il se serait fait tuer à Waterloo ou sous les murs de Paris, ou bien il se serait brûlé la cervelle en voyant entrer les Cosaques.» Et ma mère m'en disait la même chose de son côté.

Pourtant ma grand'mère redoutait l'Empereur plus qu'elle ne l'aimait. A ses yeux c'était un ambitieux sans repos, un tueur d'hommes, un despote par caractère encore plus que par nécessité. Les plaintes, les critiques, les calomnies, les révélations fausses ou vraies, ne remplissaient pas alors les colonnes des journaux. La presse était muette: mais cette absence de polémique donnait aux conversations et aux préoccupations des particuliers un caractère de partialité et de commérage extraordinaire. La louange officielle a fait plus de mal à Napoléon que ne lui en eussent fait vingt journaux hostiles. On était las de ces dithyrambes ampoulés, de ces bulletins emphatiques, de la servilité des fonctionnaires et de la morgue mystérieuse des courtisans. On s'en vengeait en rabaissant l'idole dans l'impunité des causeries intimes, et les salons récalcitrans étaient des officines de délations, de propos d'antichambre, de petites calomnies, de plates anecdotes qui devaient plus tard rendre la vie à la presse sous la Restauration. Quelle vie! Mieux eût valu rester morte que de ressusciter ainsi, en s'acharnant sur le cadavre de l'empire vaincu et profané.

La chambre à coucher de ma grand'mère (car, je l'ai dit, elle ne tenait pas salon, et sa société avait un caractère d'intimité solennelle) fût devenue une de ces officines si, par son bon esprit et son grand sens, la maîtresse du logis n'eût fait, de temps en temps, ouvertement la part du vrai et du faux dans les nouvelles que chacun ou plutôt chacune y apportait: car c'était une société de femmes plutôt que d'hommes, et, au reste, il y avait peu de différence morale entre les deux sexes: les hommes y faisant l'office de vieilles bavardes. Chaque jour on nous apportait quelque méchant bon mot de M. de Talleyrand contre son maître, ou quelque cancan de coulisses. Tantôt l'empereur avait battu l'impératrice, tantôt il avait arraché la barbe du Saint-Père. Et puis, il avait peur; il était toujours plastronné. Il fallait bien dire cela pour se venger de ce que personne ne songeait plus à l'assassiner, si ce n'est quelque intrépide et fanatique enfant de la Germanie, comme Staps ou La Sahla. Un autre jour, il était fou; il avait craché au visage de M. Cambacérès. Et puis son fils, arraché par le forceps au sein maternel, était mort en voyant la lumière, et le petit roi de Rome était l'enfant d'un boulanger de Paris. Ou bien, le forceps ayant déprimé son cerveau, il était infailliblement crétin, et l'on se frottait les mains, comme si, en rétablissant l'hérédité au profit d'un soldat de fortune, la France devait être punie par la Providence de n'avoir pas su conserver ses crétins légitimes.

Mais ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'au milieu de tous ces déchaînemens sournois contre l'empereur, il n'y avait pas un regret, pas un souvenir, pas un vœu pour les Bourbons exilés. J'écoutais avec stupeur tous ces propos; jamais je n'entendis prononcer le nom des prétendans inconnus qui trônaient à huis-clos on ne savait où, et quand ces noms frappèrent mes oreilles en 1814, ce fut pour la première fois de ma vie.

Ces commérages ne nous suivaient pas à Nohant, si ce n'est dans quelques lettres que ma grand'mère recevait de ses nobles amies. Elle les lisait tout haut à ma mère, qui haussait les épaules, et à Deschartres, qui les prenait pour paroles d'Évangile, car l'empereur était sa bête noire, et il le tenait fort sérieusement pour un cuistre.

Ma mère était comme le peuple: elle admirait et adorait l'empereur à cette époque. Moi, j'étais comme ma mère et comme le peuple. Ce qu'il ne faut jamais oublier ni méconnaître, c'est que les cœurs naïvement attachés à cet homme furent ceux qu'aucune reconnaissance personnelle et aucun intérêt matériel ne lièrent à ses désastres ou à sa fortune. Sauf de bien rares exceptions, tous ceux qu'il avait comblés furent ingrats. Tous ceux qui ne songèrent jamais à lui rien demander lui tinrent compte de la grandeur de la France.

Je crois que ce fut cette année-là ou la suivante qu'Hippolyte fit sa première communion. Notre paroisse étant supprimée, c'est à Saint-Chartier que se faisaient les dévotions de Nohant. Mon frère fut habillé de neuf ce jour-là. Il eut des culottes courtes, des bas blancs et un habit veste en drap vert-billard. Il était si enfant que cette toilette lui tournait la tête, et que s'il réussit à se tenir tranquille pendant quelques jours, ce fut dans la crainte, en manquant sa première communion, de ne pas endosser ce costume splendide qu'on lui préparait.

C'était un excellent homme que le vieux curé de Saint-Chartier mais dépourvu de tout idéal évangélique. Quoiqu'il eût un de devant son nom, je crois qu'il était paysan de naissance, ou bien, à force de vivre avec les paysans, il avait pris leurs façons et leur langage, à tel point qu'il pouvait les prêcher sans qu'ils perdissent un mot de son sermon; ce qui eût été un bien si ses sermons eussent été un peu plus évangéliques. Mais il n'entretenait ses fidèles que d'affaires de ménage, et c'était avec un abandon plein de bonhomie qu'il leur disait en chaire: «Mes chers amis, voilà que je reçois un mandement de l'archevêque qui nous prescrit encore une procession. Monseigneur en parle bien à son aise. Il a un beau carrosse pour porter sa grandeur, et un tas de personnage pour se donner du mal à sa place. Mais moi, me voilà vieux, et ce n'est pas une petite besogne que de vous ranger en ordre de procession. La plupart de vous n'entendent ni à hue ni à dia. Vous vous poussez, vous vous marchez sur les pieds, vous vous bousculez pour entrer ou sortir de l'église, et j'ai beau me mettre en colère, jurer après vous, vous ne m'écoutez point et vous vous comportez comme des veaux qui entrent dans une étable. Il faut que je sois à tout, dans ma paroisse et dans mon église; c'est moi qui suis obligé de faire toute la police, de gronder les enfans et de chasser les chiens. Or, je suis las de toutes ces processions qui ne servent à rien du tout pour votre salut et pour le mien. Le temps est mauvais, les chemins sont gâtés, et si monseigneur était obligé de patauger, comme nous, deux heures dans la boue avec la pluie sur le dos, il ne serait pas si friand de cérémonies. — Ma foi, je n'ai pas envie de me déranger pour celle-là, et si vous m'en croyez, vous resterez chacun chez vous... Oui dà, j'entends le père un tel qui me blâme, et voilà ma servante qui ne m'approuve point... Ecoutez: que ceux qui ne sont pas contens, aillent... se promener. Vous en ferez ce que vous voudrez: mais quant à moi, je ne compte pas sortir dans les champs: je vous ferai votre procession autour de l'église. C'est bien suffisant. Allons, allons, c'est entendu. Finissons cette messe qui n'a duré que trop longtemps.» J'ai entendu de mes deux oreilles plus de deux cents sermons, dont celui-là est un specimen très atténué, et dont les formes sont restées proverbiales dans nos paroisses, particulièrement la formule de la fin qui était comme l'amen de toutes ses prédications et admonestations paternelles.

 

Il y avait à Saint-Chartier une vieille dame d'un embonpoint prodigieux, dont l'époux était maire ou adjoint de la commune. Elle avait eu une vie orageuse: novice, avant la révolution, elle avait sauté par dessus les murs du monastère pour suivre à l'armée un garde français ou un suisse; je ne sais par quelle suite d'aventures étranges elle était venue asseoir ses derniers beaux jours dans le banc des marguilliers de notre paroisse où elle avait apporté beaucoup plus des manières du régiment que de celles du cloître. Aussi la messe était-elle interrompue à chaque instant par ses bâillemens affectés et par ses apostrophes énergiques à M. le curé: «Quelle diable de messe, disait-elle tout haut. Ce gredin-là n'en finira pas! — Allez au diable! disait le curé à demi-voix, en se retournant pour bénir l'auditoire: Dominus vobiscum

Ces dialogues, jetés à travers la messe et dans un style si accentué que je ne puis en donner qu'une très faible traduction, troublaient à peine la gravité de l'auditoire rustique, et comme ce furent les premières messes auxquelles j'assistai, il me fallut quelque temps pour comprendre que c'étaient des cérémonies religieuses. La première fois que j'en revins, ma grand'mère me demandant ce que j'avais vu: J'ai vu, lui dis-je, le curé qui déjeûnait tout debout devant une grande table, et qui, de temps en temps, se retournait pour nous dire des sottises.

Le jour où Hippolyte fit sa première communion, le curé l'avait invité à déjeûner après la messe. Comme ce gros garçon n'était pas trop ferré sur son catéchisme, ma grand'mère, qui désirait que la première communion fût, comme elle le disait, une affaire baclée, avait prié le curé d'user d'un peu d'indulgence, alléguant le peu de mémoire de l'enfant. M. le curé avait été indulgent, en effet, et Hippolyte fut chargé de lui porter un petit cadeau: c'était douze bouteilles de vin muscat. On se mit à table et on déboucha la première bouteille. — Ma foi, fit le bon curé, voilà un petit vin blanc qui se laisse boire et qui ne doit pas porter à la tête comme le vin du crû. C'est doux, c'est gentil, ça ne peut pas faire de mal. Buvez, mon garçon, mettez-vous là: Manette, appelez le sacristain, et nous goûterons la seconde bouteille quand la première sera finie.

La servante et le sacristain prirent place et trouvèrent le vin fort gentil. En effet, Hippolyte ne se méfiait de rien, n'en ayant jamais eu à sa discrétion. Les convives le trouvèrent un peu chaud à la seconde bouteille, mais après essai, ils déclarèrent qu'il ne portait pas l'eau. On passa au troisième et au quatrième feuillet du bréviaire, comme disait le curé, c'est à dire aux autres bouteilles du panier, et insensiblement le communiant, le curé, la servante et le sacristain se trouvèrent si gais, puis si graves, puis si préoccupés, qu'on se sépara sans trop savoir comment. Hippolyte revint seul par les prés, car depuis longtemps tous les paroissiens venus à la messe étaient rentrés chez eux. Chemin faisant, il se sentit la tête si lourde qu'il croyait voir danser les buissons. Il prit le parti de se coucher sous un arbre et d'y faire un bon somme. Après quoi, ses idées s'étant un peu éclaircies, il put revenir à la maison, où il nous édifia tous par sa gravité et sa sobriété le reste de la journée.

La servante du curé était une toute petite femme, propre, active, dévouée, tracassière et acariâtre: ce dernier défaut étant souvent comme un complément inévitable des qualités dont il est peut-être l'excès. Elle avait sauvé la vie et la bourse de son maître pendant la révolution. Elle l'avait caché, elle avait nié sa présence avec beaucoup de hardiesse et de sang-froid au temps de la persécution. Cela ne s'était point passé dans notre vallée noire, où les prêtres ni les seigneurs n'ont jamais été menacés sérieusement ni maltraités en aucune façon. Depuis ce temps, Manette gouvernait despotiquement son maître, et le faisait marcher comme un petit garçon. Ils sont morts à peu d'intervalle l'un de l'autre, dans un âge très avancé, et malgré leurs querelles et le peu d'idéal de leur vie, le temps qui ennoblit tout avait donné à leur affection mutuelle un caractère touchant. Manette voulait toujours que son maître fût exclusivement soigné et servi par elle; mais elle n'en avait plus la force, et lorsqu'il était malade, quand elle l'avait bien veillé et médicamenté, elle tombait malade à son tour. Alors, le curé prenait une autre servante pour que la vieille pût se reposer et se soigner. Mais à peine était-elle debout qu'elle était furieuse de voir une étrangère dans la maison. Elle n'avait pas de repos qu'elle ne l'eût fait renvoyer.

Mais plus elle allait, plus elle perdait ses forces. Elle se plaignait alors d'avoir trop d'ouvrage et de n'être point secondée. Et vite le curé de reprendre une aide qu'il fallait renvoyer de même au bout de huit jours. C'était une criaillerie perpétuelle, et le curé s'en plaignait à moi, car j'avais trente et quelques années qu'il vivait encore.. «Hélas! disait-il, elle me rend très malheureux, mais que voulez-vous? Il y a soixante et sept ans que nous sommes ensemble, elle m'a sauvé la vie, elle m'aime comme son fils, il faut bien que celui qui survivra ferme les yeux de celui qui partira le premier. Elle me gronde sans cesse, elle se plaint de moi comme si j'étais un ingrat: je tâche de lui prouver qu'elle est injuste, mais elle est si sourde qu'elle n'entend pas la grosse cloche!» Et, en disant cela, le vieux curé ne se doutait pas qu'il était sourd lui-même à ne pas entendre le canon.

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