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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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CHAPITRE VINGTIEME

Mon tuteur. — Arrivée de ma mère et de ma tante. — Étrange changement de relations. — Ouverture du testament. — Clause illégale. — Résistance de ma mère. — Je quitte Nohant. — Paris, Clotilde. — 1823. — Deschartres à Paris. — Mon serment. — Rupture avec ma famille paternelle. — Mon cousin Auguste. — Divorce avec la noblesse. — Souffrances domestiques.

Mon cousin Réné de Villeneuve, puis ma mère, avec mon oncle et ma tante Maréchal, arrivèrent peu de jours après. Ils venaient assister à l'ouverture du testament et à la levée des scellés. De la valeur de ce testament allait dépendre mon existence nouvelle; je ne parle pas sous le rapport de l'argent, je n'y pensais pas, et ma grand'mère y avait pourvu de reste; mais sous le rapport de l'autorité qui allait succéder pour moi à la sienne.

Elle avait désiré, par-dessus tout, que je ne fusse point confiée à ma mère, et la manière dont elle me l'avait exprimé, à l'époque de la pleine lucidité où elle avait rédigé ses dernières volontés, m'avait fortement ébranlée. «Ta mère, m'avait-elle dit, est plus bizarre que tu ne penses, et tu ne la connais pas du tout. Elle est si inculte qu'elle aime ses petits à la manière des oiseaux, avec de grands soins et de grandes ardeurs pour la première enfance; mais quand ils ont des ailes, quand il s'agit de raisonner et d'utiliser la tendresse instinctive, elle vole sur un autre arbre et les chasse à coups de bec. Tu ne vivrais pas à présent trois jours avec elle sans te sentir horriblement malheureuse. Son caractère, son éducation, ses goûts, ses habitudes, ses idées te choqueront complétement, quand elle ne sera plus retenue par mon autorité entre vous deux. Ne t'expose pas à ces chagrins, consens à aller habiter avec la famille de ton père, qui veut se charger de toi après ma mort. Ta mère y consentira très volontiers, comme tu peux déjà le pressentir, et tu garderas avec elle des relations douces et durables que vous n'aurez point si vous vous rapprochez davantage. On m'assure que, par une clause de mon testament, je peux confier la suite de ton éducation et le soin de t'établir à Réné de Villeneuve, que je nomme ton tuteur, mais je veux que tu acquisses d'avance à cet arrangement, car Mme de Villeneuve surtout ne se chargerait pas volontiers d'une jeune personne qui la suivrait à contre-cœur.»

A ces momens de courte mais vive lueur de sagesse, ma grand'mère avait pris sur moi un empire complet. Ce qui donnait aussi beaucoup de poids à ses paroles, c'était l'attitude singulière et même blessante de ma mère, son refus de venir me soutenir dans mes angoisses, le peu de pitié que l'état de ma grand'mère lui inspirait, et l'espèce d'amertume railleuse, parfois menaçante de ses lettres rares et singulièrement irritées. N'ayant pas mérité cette sourde colère qui paraissait gronder en elle, je m'en affligeais, et j'étais forcée de constater qu'il y avait chez elle soit de l'injustice, soit de la bizarrerie. Je savais que ma sœur Caroline n'était point heureuse avec elle, et ma mère m'avait écrit: «Caroline va se marier. Elle est lasse de vivre avec moi. Je crois, après tout, que je serai plus libre et plus heureuse quand je vivrai seule.»

Mon cousin était venu bientôt après passer une quinzaine avec nous. Je crois que pour se bien décider, ou tout au moins pour décider sa femme à se charger de moi, il avait voulu me connaître davantage. De mon côté, je désirais aussi connaître ce père d'adoption que je n'avais pas beaucoup vu depuis mon enfance. Sa douceur et la grâce de ses manières m'avaient toujours été sympathiques, mais il me fallait savoir s'il n'y avait pas derrière ces formes agréables un fond de croyances quelconques, inconciliables avec celles qui avaient surgi en moi.

Il était gai, d'une égalité charmante de caractère, d'un esprit aimable et cultivé, et d'une politesse si exquise que les gens de toute condition en étaient satisfaits ou touchés. Il avait beaucoup de littérature, et une mémoire si fidèle qu'il avait retenu, je crois, tous les vers qu'il avait lus. Il m'interrogeait sur mes lectures, et dès que je lui nommais un poète, il m'en récitait les plus beaux passages d'une manière aisée, sans déclamation, avec une voix et une prononciation charmantes. Il n'avait point d'intolérance dans le goût et se plaisait à Ossian aussi bien qu'à Gresset. Sa causerie était un livre toujours ouvert et qui vous présentait toujours une page choisie.

Il aimait la campagne et la promenade. Il n'avait, à cette époque, que quarante-cinq ans, et comme il n'en paraissait que trente, on ne manqua pas de dire à La Châtre, en nous voyant monter à cheval ensemble, qu'il était mon prétendu, et que c'était une nouvelle impertinence de ma part de courir seule avec lui, au nez du monde.

Je ne trouvai en lui aucun des préjugés étroits et des appréciations mesquines des provinciaux. Il avait toujours vécu dans le plus grand monde, et mes excentricités ne le blessaient en rien. Il tirait le pistolet avec moi, il se laissait aller à lire et à causer jusqu'à deux ou trois heures du matin; il luttait avec moi d'adresse à sauter les fossés à cheval; il ne se moquait pas de mes essais de philosophie, et même il m'exhortait à écrire, assurant que c'était ma vocation, et que je m'en tirerais agréablement.

Par son conseil, j'avais essayé de faire encore un roman, mais celui-ci ne réussit pas mieux que ceux du couvent. Il ne s'y trouva pas d'amour. C'était toujours une fiction en dehors de moi et que je sentais ne pouvoir peindre. Je m'en amusai quelque temps et y renonçai au moment où cela tournait à la dissertation. Je me sentais pédante comme un livre, et, ne voulant pas l'être, j'aimais mieux me taire et poursuivre intérieurement l'éternel poème de Corambé, où je me sentais dans le vrai de mes émotions.

En trouvant mon tuteur si conciliant et d'un commerce si agréable, je ne songeais pas qu'une lutte d'idées pût jamais s'engager entre nous. A cette époque, les idées philosophiques étaient toutes spéculatives dans mon imagination. Je n'en croyais pas l'application générale possible. Elles n'excitaient ni alarmes ni antipathies personnelles chez ceux qui ne s'en occupaient pas sérieusement. Mon cousin riait de mon libéralisme et ne s'en fâchait guère. Il voyait la nouvelle cour, mais il restait attaché aux souvenirs de l'empire, et comme, en ce temps-là, bonapartisme et libéralisme se fondaient souvent dans un même instinct d'opposition, il m'avouait que ce monde de dévots et d'obscurantistes lui donnait des nausées, et qu'il ne supportait qu'avec dégoût l'intolérance religieuse et monarchique de certains salons.

Il me faisait bien certaines recommandations de respect et de déférence envers madame de Villeneuve, qui me donnaient à penser qu'il n'était pas le maître absolu chez lui; mais ma cousine n'était pas dévote alors, et tenait surtout aux manières et au savoir-vivre. Comme je m'inquiétais de ma rusticité, il m'assura qu'il n'y paraissait pas quand je voulais, et qu'il ne s'agissait que de vouloir toujours. «Au reste, me disait-il, si tu trouves quelquefois ta cousine un peu sévère, tu feras à ses exigences du moment le sacrifice de la petite vanité d'écolier, et aussitôt qu'elle t'aura vue plier de bonne grâce, elle t'en récompensera par un grand esprit de justice et de générosité. Chenonceaux te semblera un paradis terrestre, à toi qui n'a jamais rien vu, et si tu y as quelques momens de contrainte je saurai te les faire oublier. Je sens que tu me seras une société charmante: nous lirons, nous disserterons, nous courrons, et même nous rirons ensemble, car je vois que tu es gaie aussi, quand tu n'a pas trop de sujets de chagrin.»

Je m'en remettais donc à lui de mon sort futur avec une grande confiance. Il m'assurait aussi que sa fille Emma, Mme de la Roche-Aymon, partageait la sympathie particulière que j'avais toujours eue pour elle, et qu'à nous trois nous oublierions la gêne du monde, que ni elle ni lui n'aimaient plus que moi.

Il m'avait également parlé de ma mère, sans aigreur et en termes très convenables, en me confirmant tout ce que ma grand'mère m'avait dit en dernier lieu de son peu de désir de m'avoir avec elle. Loin de me prescrire une rupture absolue, il m'encourageait à persister dans ma déférence envers elle. «Seulement, me disait-il, puisque le lien entre vous semble se détendre de lui-même, ne le resserre pas imprudemment, ne lui écris pas plus qu'elle ne paraît le souhaiter et ne te plains pas de la froideur qu'elle te témoigne. C'est ce qui peut arriver de mieux.»

Cette prescription me fut pénible. Malgré tout ce que j'y trouvais de sage, et peut-être de nécessaire au bonheur de ma mère elle-même, mon cœur avait toujours pour elle des élans passionnés, suivis d'une morne tristesse. Je ne me disais pas qu'elle ne m'aimait point: je sentais qu'elle m'en voulait trop d'aimer ma grand'mère pour n'être pas jalouse aussi à sa manière: mais cette manière m'effrayait, je ne la connaissais pas. Jusqu'à ces derniers temps, ma préférence pour elle lui avait été trop bien démontrée.

Quand après quelques mois, et au lendemain de la mort de ma grand'mère, mon cousin Réné revint pour m'emmener, j'étais bien décidée à le suivre. Pourtant l'arrivée de ma mère bouleversa. Ses premières caresses furent si ardentes et si vraies, j'étais si heureuse aussi de revoir ma petite tante Lucie, avec son parler populaire, sa gaîté, sa vivacité, sa franchise et ses maternelles gâteries, que je me flattai d'avoir retrouvé le rêve de bonheur de mon enfance dans la famille de ma mère.

Mais au bout d'un quart d'heure tout au plus, ma mère, très irritée par la fatigue du voyage, par la présence de M. de Villeneuve, par les airs refrognés de Deschartres, et surtout par les douloureux souvenirs de Nohant, exhala toutes les amertumes amassées dans son cœur contre ma grand'mère. Incapable de se contenir, malgré les efforts de ma tante pour la calmer et pour atténuer par des plaisanteries l'effet de ce qu'elle appelait ses exagérations, elle me fit voir qu'un abîme s'était creusé à mon insu entre nous, et que le fantôme de la pauvre morte se placerait là longtemps pour nous désespérer.

 

Ses invectives contre elle me consternèrent. Je les avais entendues autrefois, mais je ne les avais pas toujours comprises. Je n'y avais vu que des rigueurs à blâmer, des ridicules à supporter. Maintenant elle était accusée de vices de cœur, cette pauvre sainte femme! Ma mère, je dois dire aussi, ma pauvre mère, disait des choses inouïes dans la colère.

Ma résistance ferme et droite à ce torrent d'injustice la révolta. J'étais, certes bien émue intérieurement, mais la voyant si exaltée, je pensai devoir me contenir, et lui montrer dès le premier orage, une volonté inébranlable de respecter le souvenir de ma bienfaitrice. Comme cette révolte contre ses sentimens était par elle-même bien assez offensante pour son dépit, je ne croyais pas pouvoir y mettre trop de formes, trop de calme apparent, trop d'empire sur ma secrète indignation.

Cet effort de raison, ce sacrifice de ma propre colère intérieure au sentiment du devoir, était précisément ce que je pouvais imaginer de pire avec une nature comme celle de ma mère. Il eût fallu faire comme elle, crier, tempêter, casser quelque chose, l'effrayer enfin, lui faire croire que j'étais aussi violente qu'elle et qu'elle n'aurait pas bon marché de moi.

«Tu t'y prends tout de travers, me dit ma tante quand nous fûmes seules ensemble. Tu es trop tranquille et trop fière; ce n'est pas comme cela qu'il faut se conduire avec ma sœur. Je la connais bien, moi! Elle est mon aînée, et elle m'aurait rendue bien malheureuse dans mon enfance et dans ma jeunesse si j'avais fait comme toi; mais quand je la voyais de mauvaise humeur et couvant une grosse querelle, je la taquinais et me moquais d'elle jusqu'à ce que je l'eusse fait éclater. Ça allait plus vite. Alors quand je la sentais bien montée, je me fâchais aussi, et tout à coup je lui disais: «En voilà assez; veux-tu m'embrasser et faire la paix? Dépêche-toi, car sans cela, je te quitte.» Elle revenait aussitôt, et la crainte de me voir recommencer, l'empêchait de recommencer trop souvent elle-même.»

Je ne pus profiter de ce conseil. Je n'étais pas la sœur, l'égale par conséquent, de cette femme ardente et infortunée. J'étais sa fille. Je ne pouvais oublier le sentiment et les formes du respect. Quand elle revenait elle-même, je lui restituais ma tendresse avec tous ses témoignages; mais il m'était impossible de prévenir ce retour en allant baiser des lèvres encore chaudes d'injures contre celle que je vénérais.

L'ouverture du testament amena de nouvelles tempêtes. Ma mère, prévenue par quelqu'un qui trahissait tous les secrets de ma grand'mère (je n'ai jamais su qui), connaissait depuis longtemps la clause qui me séparait d'elle. Elle savait aussi mon adhésion à cette clause: de là sa colère anticipée.

Elle feignit d'ignorer tout jusqu'au dernier moment, et nous nous flattions encore, mon cousin et moi, que l'espèce d'aversion qu'elle me témoignait lui ferait accepter avec empressement cette disposition testamentaire, mais elle était armée de toutes pièces pour en accueillir la déclaration. Sans doute quelqu'un l'avait influencée d'avance, et lui avait fait voir là une injure qu'elle ne devait point accepter. Elle déclara donc très nettement qu'elle ne se laisserait pas réputer indigne de garder sa fille, qu'elle savait la clause nulle, puisqu'elle était ma tutrice naturelle et légitime, qu'elle invoquait la loi, et que ni prières ni menaces ne la feraient renoncer à son droit, qui était effectivement complet et absolu.

Qui m'eût dit cinq ans auparavant que cette réunion tant désirée serait un chagrin et un malheur pour moi? Elle me rappela ces jours de ma passion pour elle et me reprocha amèrement d'avoir laissé corrompre mon cœur par ma grand'mère et par Deschartres. «Ah! ma pauvre mère, m'écriai-je, que ne m'avez-vous prise au mot dans ce temps-là! Je n'aurais rien regretté alors. J'aurais tout quitté pour vous. Pourquoi m'avez-vous trompée dans mes espérances et abandonnée si complétement? J'ai douté de votre tendresse, je l'avoue. Et à présent, que faites-vous? Vous brisez, vous blessez mortellement ce cœur que vous voulez guérir et ramener! Vous savez qu'il a fallu quatre ans à ma grand'mère pour me faire oublier un moment d'injustice contre vous, et vous m'accablez tous les jours, à toute heure, de vos injustices contre elle!»

Comme, d'ailleurs, je me soumettais sans murmure à sa volonté de me garder avec elle, elle parut s'apaiser. La politesse extrême de mon cousin la désarmait par moment. Elle ne ferma pas tout à fait l'oreille à l'idée de me permettre de rentrer au couvent, comme pensionnaire en chambre, et j'en écrivis à Mme Alicia et à la supérieure, afin d'avoir une retraite toute prête à me recevoir, aussitôt que j'aurais conquis la permission d'en profiter.

Il ne se trouva pas un logement vacant, grand comme la main, aux Anglaises. On m'aurait reprise volontiers comme pensionnaire en classe; mais ma mère ne voulait pas qu'il en fût ainsi, disant qu'elle comptait me faire sortir sans en être empêchée par les réglemens, qu'elle voulait me marier à sa guise, par conséquent, n'avoir pas, dans ses relations avec moi, l'obstacle d'une grille et d'une consigne de tourière.

Mon cousin me quitta en me disant de prendre courage et de persister avec douceur et adresse dans le désir d'aller au couvent. Il me promettait de s'occuper de me caser au Sacré-Cœur ou à l'Abbaye-aux-Bois.

Ma mère ne voulait pas entendre parler de rester avec moi à Nohant, encore moins de m'y laisser avec Deschartres et Julie, l'une qui y conservait son logement selon le désir exprimé par ma grand'mère, l'autre qui, ayant encore une année de bail, devait y rester comme fermier. Ma mère ne savait vivre qu'à Paris, et pourtant elle avait l'intuition vraie de la poésie des champs, l'amour et le talent du jardinage et une grande simplicité de goûts; mais elle arrivait à l'âge où les habitudes sont impérieuses. Il lui fallait le bruit de la rue et le mouvement des boulevards. Ma sœur était tout récemment mariée; nous devions habiter, ma mère et moi, l'appartement de ma grand'mère, rue Neuve-des-Mathurins.

Je quittai Nohant avec un serrement de cœur pareil à celui que j'avais éprouvé en quittant les Anglaises. J'y laissais toutes mes habitudes studieuses, tous mes souvenirs de cœur, et mon pauvre Deschartres seul et comme abruti de tristesse.

Ma mère ne me laissa emporter que quelques livres de prédilection. Elle avait un profond mépris pour ce qu'elle appelait mon originalité. Elle me permit cependant de garder ma femme de chambre Sophie, à laquelle j'étais attachée, et d'emmener mon chien.

Je ne sais plus quelle circonstance nous empêcha de nous installer tout de suite rue Neuve-des-Mathurins. Peut-être une levée de scellés à faire. Nous descendîmes chez ma tante, rue de Bourgogne, et nous y passâmes une quinzaine avant de nous installer dans l'appartement de ma grand'mère.

J'eus une grande consolation à retrouver ma cousine Clotilde, belle et bonne âme, droite, courageuse, discrète, fidèle aux affections, avec un caractère charmant, un enjouement soutenu, des talens et la science du cœur, préférable à celle des livres. Quelque enveloppés d'orages domestiques que nous fussions alors, il n'y eut jamais, ni alors ni depuis, un nuage entre nous deux. Elle aussi me trouvait un peu originale; mais elle trouvait cela très joli, très amusant, et m'aimait comme j'étais.

Sa douce gaîté était un baume pour moi. Quelque malheureuse ou intempestivement tournée aux choses sérieuses que l'on soit, on a besoin de rire et de folâtrer à dix-sept ans, comme on a besoin d'exister. Ah! si j'avais eu à Nohant cette adorable compagne, je n'aurais peut-être jamais lu tant de belles choses, mais j'aurais aimé et accepté la vie.

Nous fîmes beaucoup de musique ensemble, nous apprenant l'une à l'autre ce que nous savions un peu, moi lire, elle dire. Sa voix, un peu voilée, était d'une souplesse extrême et sa prononciation facile et agréable. Quand je me mettais avec elle au piano, j'oubliais tout.

A cette époque se place une circonstance qui m'impressionne beaucoup, non qu'elle soit bien importante, mais parce qu'elle me mettait aux prises, dès mon entrée dans la vie, avec certaines probabilités entrevues d'avance. Deschartres fut appelé à venir rendre à une assemblée de famille compte de son administration. Cela se passait chez ma tante. Mon oncle, qui faisait carrément les choses et qui était le conseil de ma mère, trouvait une lacune dans le paiement des fermes, une lacune de trois ans, par conséquent dix-huit mille francs à Deschartres. On avait appelé, je ne sais plus pourquoi, un avoué à cette conférence.

En effet il y avait trois ans que Deschartres n'avait payé. J'ignore si, par tolérance ou par crainte de le laisser ruiné, ma grand'mère lui avait donné quittance d'une partie, mais ces quittances ne se trouvèrent point. Quant à moi, je n'avais rien touché de lui et ne lui avais, par conséquent, donné aucune décharge.

Le pauvre grand homme avait, comme je l'ai dit, acheté un petit domaine dans les landes, non loin de chez nous. Comme il avait plus d'imagination que de bonheur dans ses entreprises, il avait rêvé là, à tort, une fortune; non qu'il aimât l'argent, mais parce que toute sa science, tout son amour-propre s'engouffraient dans la perspective de transformer un terrain maigre et inculte en une terre grasse et luxuriante. Il s'était jeté dans cette aventure agricole avec la foi et la précipitation de son infaillibilité. Les choses avaient mal tourné, son régisseur l'avait volé! Et puis il avait voulu, croyant bien faire, échanger les produits de nos terres avec ceux de la sienne. Il nous amenait du bétail maigre qui n'engraissait pas chez nous, ou qui y crevait de pléthore en peu de jours. Il envoyait chez lui nos bestiaux gourmands et gâtés qui ne s'accommodaient pas de ses ajoncs et de ses genêts, et qui y dépérissaient rapidement. Il en était ainsi des grains et de tout le reste. En somme, sa terre lui avait peu rapporté, en Nohant encore moins, relativement. Des pertes considérables et répétées l'avaient mis dans la nécessité de vendre son petit bien, mais il ne trouvait pas d'acquéreurs et ne pouvait combler son arriéré.

Je savais tout cela, bien qu'il ne m'en eût jamais parlé. Ma grand'mère m'en avait avertie, et je savais que nous ne vivions à Nohant que du produit de la maison de la rue de la Harpe et de quelques rentes sur l'État.

Ce n'était pas suffisant pour les habitudes de ma grand'mère; sa maladie d'ailleurs avait occasionné d'assez grands frais. La gêne était réelle dans la maison, et, n'ayant pas de quoi renouveler ma garderobe, j'arrivais à Paris avec un bagage qui eût tenu dans un mouchoir de poche, et une robe pour toute toilette.

Deschartres ne pouvant fournir ces malheureuses quittances, auxquelles nous n'avions pas songé, arrivait donc de son côté pour donner ou essayer de donner des explications, ou d'obtenir des délais. Il se présenta fort troublé. J'aurais voulu être un moment seule avec lui pour le rassurer; ma mère nous garda à vue, et l'interrogatoire commença autour d'une table chargée de registres et de paperasses.

Ma mère, fortement prévenue contre mon pauvre pédagogue et avide de lui rendre tout ce qu'il lui avait fait souffrir autrefois, goûtait, à voir son embarras, une joie terrible. Elle tenait surtout à le faire passer pour un malhonnête homme vis-à-vis de moi, à qui elle faisait un principal grief de ne pas partager son aversion.

Je vis qu'il n'y avait pas à hésiter. Ma mère avait laissé échapper le mot de prison pour dettes; j'espère qu'elle n'eût pas exécuté une si dure menace; mais l'orgueilleux Deschartres, attaqué dans son honneur, était capable de se brûler la cervelle. Sa figure pâle et contractée était celle d'un homme qui a pris cette résolution.

Je ne le laissai pas répondre. Je déclarai qu'il avait payé entre mes mains, et que, dans le trouble où nous avait si souvent mis l'état de ma grand'mère, nous n'avions songé ni l'un, ni l'autre à la formalité des quittances.

Ma mère se leva, les yeux enflammés et la voix brève: «Ainsi, vous avez reçu dix-huit mille francs, me dit-elle, où sont-ils?

 

— Je les ai dépensés apparemment, puisque je ne les ai plus.

— Vous devez les représenter ou en prouver l'emploi.»

J'invoquai l'avoué. Je lui demandai si, étant unique héritière, je me devais des comptes à moi-même, et si ma tutrice avait le droit d'exiger ceux de ma gestion des revenus de ma grand'mère.

«Non, certes, répondit l'avoué. On n'a pas de questions à vous faire là-dessus. Je demande qu'on insiste seulement sur la réalité de vos recettes. Vous êtes mineure et n'avez pas le droit de remettre une dette. Votre tutrice a celui d'exiger les rentrées qui vous sont acquises.»

Cette réponse me rendit la force prête à m'abandonner. Tomber dans une série de mensonges et de fausses explications ne m'eût peut-être pas été possible. Mais, du moment qu'il ne s'agissait que de persister dans un oui pour sauver Deschartres, je crois que je ne devais pas hésiter. Je ne sais pas s'il était en aussi grand péril que je me l'imaginais. Sans doute on lui eût donné le temps de vendre son domaine pour s'acquitter, et l'eût-il vendu à bas prix, il lui restait pour vivre la pension que lui avait assignée ma grand'mère par son testament29. Mais les idées de déshonneur et de prison pour dettes me bouleversaient l'esprit.

Ma mère insista comme le lui suggéra l'avoué. «Si M. Deschartres vous a versé dix-huit mille francs, c'est ce qu'on saura bien. Vous n'en donneriez pas votre parole d'honneur?»

Je sentis un frisson, et je vis Deschartres prêt à tout confesser.

«Je la donnerais, m'écriai-je.

— Donne-la en ce cas, me dit ma tante, qui me croyait sincère et qui voulait voir finir ce débat.

— Non, mademoiselle, reprit l'avoué, ne la donnez pas.

— Je veux qu'elle la donne! s'écria ma mère, à qui j'eus ensuite bien de la peine à pardonner de m'avoir infligé cette torture.

— Je la donne, lui répondis-je très émue, et Dieu est avec moi contre vous dans cette affaire-ci!

— Elle a menti, elle ment! cria ma mère. Une dévote! une philosophailleuse! Elle ment et se vole elle-même!

— Oh! pour cela, dit l'avoué en souriant, elle en a bien le droit, et ne fait de tort qu'à sa dot.

— Je la conduirai, avec son Deschartres, jusque chez le juge de paix, dit ma mère. Je lui ferai faire serment sur le Christ, sur l'Évangile!

— Non, madame, dit l'avoué, tranquille comme un homme d'affaires; vous vous en tiendrez là; et quant à vous, mademoiselle, me dit-il avec une certaine bienveillance, soit d'approbation, soit de pitié pour mon désintéressement, je vous demande pardon de vous avoir tourmentée. Chargé de soutenir vos intérêts, je m'y suis cru obligé. Mais personne ici n'a le droit de révoquer votre parole en doute, et je pense que l'on doit passer outre sur ce détail.»

J'ignore ce qu'il pensait de tout ceci. Je ne m'en occupai point et je n'eusse point su lire à travers la figure d'un avoué. La dette de Deschartres fut rayée au registre, on s'occupa d'autre chose et on se sépara.

Je réussis à me trouver seule un instant sur l'escalier avec mon pauvre précepteur. «Aurore, me dit-il avec les larmes dans les yeux, je vous paierai, n'en doutez pas?

— Certes, je n'en doute pas, répondis-je, voyant qu'il éprouvait quelque humiliation. La belle affaire! Dans deux ou trois ans votre domaine sera en plein rapport.

— Sans doute! bien certainement! s'écria-t-il, rendu à la joie de ses illusions. Dans trois ans, ou il me rapportera trois mille livres de rente, ou je le vendrai cinquante mille francs. Mais j'avoue que, pour le moment, je n'en trouve que douze mille, et que si l'on m'eût retenu la pension de votre grand'mère pendant six années, il m'aurait fallu mendier, je ne sais quel gagne pain. Vous m'avez sauvé, vous avez souffert. Je vous remercie.»

Tant que je pus rester chez ma tante auprès de Clotilde, mon existence, malgré de fréquentes secousses, me parut tolérable. Mais quand je fus installée rue Neuve-des-Mathurins, elle ne le fut point.

Ma mère, irritée contre tout ce que j'aimais, me déclara que je n'irais point au couvent. Elle m'y laissa aller embrasser une fois mes religieuses et mes compagnes, et me défendit d'y retourner. Elle renvoya brusquement ma femme de chambre, qui lui déplaisait, et chassa même mon chien. Je le pleurai, parce que c'était la goutte d'eau qui faisait déborder le vase.

M. de Villeneuve vint lui demander de m'emmener dîner chez lui. Elle lui répondit que Mme de Villeneuve eût à venir elle-même lui faire cette demande. Elle était dans son droit sans doute, mais elle parlait si sèchement que mon cousin perdit patience, lui répondit que jamais sa femme ne mettrait les pieds chez elle, et partit pour ne plus revenir. Je ne l'ai revu que plus de vingt ans après.

De même que mon bon cousin m'a pardonné et me pardonne encore de ne pas partager toutes ses idées, je lui pardonne de m'avoir abandonnée ainsi à mon triste sort. Pouvait-il ne pas le faire? Je ne sais. Il eût fallu de sa part une patience que je n'aurais certes pas eue pour mon compte, si je n'eusse eu affaire à ma propre mère. Et puis, quand même il eût dévoré en silence cette première algarade, n'eût-elle pas recommencé le lendemain?

Cependant il m'a fallu des années, je le confesse, pour oublier la manière dont il me quitta, sans même me dire un mot d'adieu et de consolation, sans jeter les yeux sur moi, sans me laisser une espérance, sans m'écrire le lendemain pour me dire que je trouverais toujours un appui en lui quand il me serait possible de l'invoquer. Je m'imaginai qu'il était las des ennuis que lui suscitait son impuissante tutelle, et qu'il était content de trouver une vive occasion de s'en débarrasser. Je me demandai si Mme de Villeneuve, qui avait déjà l'âge d'une matrone, n'aurait pas pu, par un léger simulacre de politesse, dont ma mère eût été flattée, la décider à me laisser continuer mes visites chez elle, si tout au moins, on n'eût pas pu tenter un peu plus, sauf à me laisser là, avec la confiance d'inspirer quelque intérêt et de pouvoir y recourir plus tard sans crainte d'être importune. Je m'attendais à quelque chose de semblable. Il n'en fut rien. La famille de mon père resta muette. L'appréhension de la trouver close m'empêcha d'y jamais frapper. Je ne sais si ma fierté fut exagérée, mais il me fut impossible de la faire plier à des avances. J'étais un enfant, il est vrai, et, bien que je n'eusse aucun tort, je devais faire les premiers pas; mais on va voir ce qui m'en empêcha.

Mon autre cousin, Auguste de Villeneuve, frère de Réné, vint me voir aussi une dernière fois. Sans être liée avec lui, j'étais plus familière, je ne sais pourquoi. Il était aussi très bon, mais il manquait un peu de tact. Je me plaignis à lui de l'abandon de Réné: «Ah dame, me dit-il avec son grand sang-froid indolent, tu n'as pas agi comme on te le recommandait. On voulait te voir entrer au couvent, tu ne l'as pas fait. Tu sors avec ta mère, avec sa fille, avec le mari de sa fille, avec M. Pierret. On t'a vue dans la rue avec tout ce monde-là. C'est une société impossible: je ne dis pas pour moi, ça me serait bien égal, mais pour ma belle-sœur et pour les femmes de toute famille honorable où nous aurions pu te faire entrer par un bon mariage.»

Sa franchise éclaircissait une grande question d'avenir pour moi. Je lui demandai d'abord comment il m'était possible, ayant affaire à une personne que la résistance la plus polie et la plus humble exaspérait, d'entrer au couvent contre sa volonté, de refuser de sortir avec elle et de ne pas voir son entourage. Comme il ne pouvait me donner une réponse satisfaisante, je lui demandai si, d'ailleurs, refuser de voir ma sœur, son mari et Pierret, au cas où cela me serait possible, lui paraissait conciliable avec les liens du sang, de l'amitié et du devoir.

2929 Elle avait été de quinze cents francs dans le premier brouillon du testament. Il l'avait fait réduire à mille francs, avec beaucoup d'instance et même d'emportement.