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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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Il ne me répondit pas davantage, seulement il me dit: «Je vois que tu tiens à ta famille maternelle et que tu es décidée à ne jamais rompre avec tous ces braves gens-là. Je croyais le contraire. C'est différent.

— J'ai pu, lui dis-je, dans des momens de douleur et de colère intérieure, souhaiter de quitter ma mère, qui me rend fort malheureuse, et comme je ne vois pas qu'elle soit heureuse de notre réunion, je désirerais encore beaucoup le couvent, ou bien je m'arrangerais d'un mariage qui me soustrairait à son autorité absolue; mais quelque tort qu'elle puisse avoir, j'ai toujours été résolue à la fréquenter et à ne me rendre complice d'aucun affront qui lui serait fait.

— Eh bien! reprit-il, toujours aussi froid et faisant des grimaces nerveuses qui lui étaient habituelles, et qui semblaient lui servir à rassembler ses idées et ses paroles, en bonne religion, tu as raison, mais ainsi ne va pas le monde. Ce que nous appelons un bon mariage pour toi, c'est un comme ayant quelque fortune et de la naissance. Je t'assure qu'aucun de ces hommes-là ne viendra te trouver ici, et que, même quand tu auras attendu trois ans, l'époque de ta majorité, tu ne seras pas plus facile à bien marier qu'aujourd'hui. Quant à moi, je ne m'en chargerais pas: on me jetterait à la tête que tu as vécu trois ans chez ta mère et avec toutes sortes de bonnes gens qu'on ne serait pas fort aise de fréquenter. Ainsi, je te conseille de te marier toi-même comme tu pourras. Qu'est-ce que ça me fait, à moi, que tu épouses un roturier? S'il est honnête homme, je le verrai parfaitement et je ne t'en aimerai certainement car je vois que ta mère tourne autour de nous, et qu'elle va me flanquer à la porte!»

Là-dessus, il prit son chapeau et s'enfuit en me disant: «Adieu, ma tante!»

Je ne lui en voulus pas, à lui, il ne s'était jamais chargé de moi. Sa franchise me mettait à l'aise, et sa promesse d'amitié constante me consolait amplement de la perte d'un bon parti. Je l'ai retrouvé aussi amicalement insouciant et tranquillement bon peu d'années après mon mariage.

Mais cette rupture momentanée de sa part, absolue de celle de tout le reste de la famille, me donna bien à penser.

J'avais peut-être oublié, depuis quelques années, qui j'étais, et comme quoi mon sang royal s'était perdu dans mes veines en s'alliant, dans le sein de ma mère au sang plébéïen. Je ne crois pas, je suis même certaine que je n'avais pas cru m'élever au-dessus de moi-même en regardant comme naturelle et inévitable l'idée d'entrer dans une famille noble, de même que je ne me crus pas déchue pour n'avoir pas à y prétendre. Au contraire, je me sentais soulagée d'un grand poids. J'avais toujours eu de la répugnance, d'abord par instinct, ensuite par raisonnement, à m'incorporer dans une caste qui n'existait que par la négation de l'égalité. A supposer que j'eusse été décidée au mariage, ce qui n'était réellement pas encore, j'aurais, autant que possible, suivi le vœu de ma grand'mère, mais sans être persuadé que la naissance eût la moindre valeur sérieuse, et dans le cas seulement où j'aurais rencontré un patricien sans morgue et sans préjugés.

Mon cousin Auguste me signifiait, de par la loi du monde, qu'il n'en est pas et qu'il ne peut y en avoir. Tout en avouant que ma manière de voir était religieuse et honorable pour moi, il déclarait qu'elle me déshonorait aux yeux du monde, que personne ne m'y pardonnerait d'avoir fait de trouver quelqu'un qui dût m'approuver.

Que devais-je donc faire selon lui et selon son monde? M'enfuir de chez ma mère, faire connaître, par un éclat, qu'elle ne me rendait pas heureuse, ou faire supposer pis encore, c'est-à-dire que mon honneur était en danger auprès d'elle? Cela n'était pas, et si cela eût été, le retentissement de ma situation ainsi proclamée m'eût-il rendue beaucoup plus mariable au gré de mes cousins?

Devais-je, à défaut de la fuite, me révolter ouvertement contre ma mère, l'injurier, la menacer? quoi? que voulait-on de moi? Tout ce que j'eusse pu faire eût été si impossible et si odieux, que je ne le comprends pas encore.

C'est bien trop me défendre sans doute d'avoir fait mon devoir; mais si j'insiste sur ma situation personnelle, c'est que j'ai fort à cœur de prouver ce que c'est que l'opinion du monde, la justice de ses arrêts et l'importance de sa protection.

On représente toujours ceux qui secouent ses entraves comme des esprits pervers, ou tout au moins si orgueilleux et si brouillons qu'ils troublent l'ordre établi et la coutume régnante, pour le seul plaisir de mal faire. Je suis pourtant un petit exemple, entre mille plus sérieux et plus concluans, de l'injustice et de l'inconséquence de cette grande coterie plus ou moins nobiliaire qui s'intitule modestement le monde. En disant inconséquence et injustice, je suis calme jusqu'à l'indulgence; je devrais dire l'impiété: car, pour mon compte, je ne pouvais envisager autrement la réprobation qui devait s'attacher à moi pour avoir observé les devoirs les plus sacrés de la famille.

Qu'on sache bien que je ne m'en prenais pas, que je ne m'en suis jamais prise à mes parens paternels. Ils étaient de ce monde-là, ils n'en pouvaient refaire le code à leur usage et au mien. Ma grand'mère, ne pouvant se décider à envisager pour moi un avenir contraire à ses vœux, avait arraché d'eux la promesse de me réintégrer dans la caste où, par leurs femmes30 (les Villeneuve n'étaient pas de vieille souche), ils avaient été réintégrés eux-mêmes. Les sacrifices qu'ils avaient dû faire pour s'y tenir, ils trouvaient naturel de me les imposer. Mais ils oubliaient que, pour pousser ces sacrifices jusqu'à fouler aux pieds le respect filial (ce que certes ils n'eussent pas fait eux-mêmes), il m'eût fallu, outre un mauvais cœur et une mauvaise conscience, la croyance à l'inégalité originelle.

Or je n'acceptais pas cette inégalité. Je ne l'avais jamais comprise, jamais supposée. Depuis le dernier des mendians jusqu'au premier des rois, je savais, par mon instinct, par ma conscience, par la loi du Christ surtout, que Dieu n'avait mis au front de personne ni un sceau de noblesse, ni un sceau de vasselage. Les dons mêmes de l'intelligence n'étaient rien devant lui sans la volonté du bien, et d'ailleurs cette intelligence innée, il la laissait tomber dans le cerveau d'un crocheteur tout aussi bien que dans celui d'un prince.

Je donnai des larmes à l'abandon de mes parens. Je les aimais. Ils étaient les fils de la sœur de mon père, mon père les avait chéris; ma grand'mère les avait bénis; ils avaient souri à mon enfance; j'aimais certains de leurs enfans: Mme de la Roche-Aymon, fille de Réné; Félicie, fille d'Auguste, adorable créature, morte à la fleur de l'âge, et son frère Léonce, d'un esprit charmant.

Mais je pris vite mon parti sur ce qui devait être rompu entre nous tous: les liens de l'affection et de la famille, non, certes, mais bien ceux de la solidarité d'opinion et de position.

Quant au beau mariage qu'ils devaient me procurer, je confesse que ce fut une grande satisfaction pour moi d'en être débarrassée. J'avais donné mon assentiment à une proposition de Mme de Pontcarré, que ma mère repoussa. Je vis que, d'une part, ma mère ne voudrait jamais de noblesse, que, de l'autre, la noblesse ne voulait plus de moi. Je me sentis enfin libre, par la force des choses, de rompre le vœu de ma grand'mère et de me marier selon mon cœur (comme avait fait mon père), le jour où je m'y sentirais portée.

Je l'étais encore si peu que je ne renonçais point à l'idée de me faire religieuse. Ma courte visite au couvent avait ravivé mon idéal de bonheur de ce côté-là. Je me disais bien que je n'étais plus dévote à la manière de mes chères recluses: mais l'une d'elles, Mme Françoise, ne l'était pas et passait pour s'occuper de science. Elle vivait là en paix comme un père dominicain des anciens jours. La pensée de m'élever par l'étude et la contemplation des plus hautes vérités au-dessus des orages de la famille et des petitesses du monde me souriait une dernière fois.

Il est bien possible que j'eusse pris ce parti à ma majorité, c'est-à-dire après trois ans d'attente, si ma vie eût été tolérable jusque-là. Mais elle le devenait de moins en moins. Ma mère ne se laissait toucher et persuader par aucune de mes résignations. Elle s'obstinait à voir en moi une ennemie secrètement irréconciliable. D'abord elle triompha de se voir débarrassée du contrôle de mon tuteur et me railla du désespoir qu'elle m'attribuait. Elle fut étonnée de me voir si bien détachée des grandeurs du monde; mais elle n'y crut pas et jura qu'elle briserait ma sournoiserie.

Soupçonneuse à l'excès et portée d'une manière toute maladive, toute délirante, à incriminer ce qu'elle ne comprenait pas, elle élevait, à tout propos des querelles incroyables. Elle venait m'arracher mes livres des mains, disant qu'elle avait essayé de les lire, qu'elle n'y avait entendu goutte, et que ce devait être de mauvais livres. Croyait-elle réellement que je fusse vicieuse ou égarée, ou bien avait-elle besoin de trouver un prétexte à ses imputations, afin de pouvoir dénigrer la belle éducation que j'avais reçue? Tous les jours c'étaient de nouvelles découvertes qu'elle me faisait faire sur ma perversité.

Quand je lui demandais, avec insistance, où elle avait pris de si étranges notions sur mon compte, elle disait avoir eu des correspondances à La Châtre, et savoir, jour par jour, heure par heure, tous les désordres de ma conduite. Je n'y croyais pas, je n'effrayais pas de l'idée que ma pauvre mère était folle. Elle le devina, un jour, au redoublement de silence et de soins qui étaient ma réponse habituelle à ses invectives. «Je vois bien, dit-elle, que tu fais semblant de me croire en délire. Je vais te prouver que je vois clair et que je marche droit.»

 

Elle exhiba alors cette correspondance sans vouloir me laisser jeter les yeux sur l'écriture, mais en me lisant des pages entières qu'elle n'improvisait certes pas. C'était le tissu de calomnies monstrueuses et d'aberrations stupides dont j'ai déjà parlé et dont je m'étais tant moquée à Nohant. Les ordures de la petite ville s'étaient emparées de l'imagination vive et faible de ma mère. Elles s'y étaient gravées jusqu'à détruire le plus simple raisonnement. Elles n'en sortirent entièrement qu'au bout de plusieurs années, quand elle me vit sans prévention et que tous ses sujets d'amertume eurent disparu.

Elle se disait renseignée ainsi par un des plus intimes amis de notre maison. Je ne répondis rien, je ne pouvais rien répondre. Le cœur me levait de dégoût. Elle se mettait au lit, triomphante de m'avoir écrasée. Je me retirai dans ma chambre; j'y restai sur une chaise jusqu'au grand jour, hébétée, ne pensant à rien, sentant mourir mon corps et mon âme tout ensemble.

CHAPITRE VINGT ET UNIEME

Singularités, grandeurs et agitations de ma mère. — Une nuit d'expansion. — Parallèle. — Le Plessis. — Mon père James et ma mère Angèle. — Bonheur de la campagne. — Retour à la santé, à la jeunesse et à la gaîté. — Les enfans de la maison. — Opinions du temps. — Loïsa Puget. — M. Stanislas et son cabinet mystérieux. — Je rencontre mon futur mari. — Sa prédiction. — Notre amitié. — Son père. — Bizarreries nouvelles. — Retour de mon frère. — La baronne Dudevant. — Le régime dotal. — Mon mariage. — Retour à Nohant. — Automne 1823.

Pour supporter une telle existence, il eût fallu être une sainte. Je ne l'étais pas, malgré mon ambition de le devenir. Je ne sentais pas mon organisation seconder les efforts de ma volonté. J'étais affreusement ébranlée dans tout mon être. Ce bouquet à toutes mes agitations et à toutes mes tristesses portait un si rude coup à mon système nerveux que je ne dormais plus du tout et que je me sentais mourir de faim, sans pouvoir surmonter le dégoût que me causait la vue des alimens. J'étais secouée à tout instant par des sursauts fébriles, et je sentais mon cœur aussi malade que mon corps. Je ne pouvais plus prier. J'essayai de faire mes dévotions à Pâques. Ma mère ne voulut pas me permettre d'aller voir l'abbé de Prémord, qui m'eût fortifiée et consolée. Je me confessai à un vieux bourru qui ne comprenant rien aux révoltes intérieures contre le respect filial dont je m'accusais, me demanda le pourquoi et le comment, et si ces révoltes de mon cœur étaient bien ou mal fondées.

«Ce n'est pas là la question, lui répondis-je. Selon ma religion, elles ne doivent jamais être assez fondées pour n'être pas combattues. Je m'accuse d'avoir soutenu ce combat avec mollesse.»

Il persista à me demander de lui faire la confession de ma mère. Je ne répondis rien, voulant recevoir l'absolution et ne pas recommencer la scène de La Châtre.

«Au reste, si je vous interroge, dit-il, frappé de mon silence, c'est pour vous éprouver. Je voulais voir si vous accuseriez votre mère, et puisque vous ne le faites pas, je vois que votre repentir est réel et que je peux vous absoudre.»

Je trouvai cette épreuve inconvenante et dangereuse pour la sûreté des familles. Je me promis de ne plus me confesser au premier venu, et je commençai à sentir un grand dégoût pour la pratique d'un sacrement si mal administré. Je communiai le lendemain, mais sans ferveur, quelque effort que je fisse, et encore plus dérangée et choquée du bruit qui se faisait dans les églises que je ne l'avais été à la campagne.

Les personnes qui entouraient ma mère étaient excellentes envers moi, mais ne pouvaient ou ne savaient pas me protéger. Ma bonne tante prétendait qu'il fallait rire des lubies de sa sœur et croyait la chose possible de ma part. Pierret, plus juste et plus indulgent que ma mère à l'habitude, mais parfois aussi susceptible et aussi fantasque, prenait ma tristesse pour de la froideur, et me la reprochait avec sa manière furibonde et comique qui ne pouvait plus me divertir. Ma bonne Clotilde ne pouvait rien pour moi. Ma sœur était froide et avait répondu à mes premières effusions avec une sorte de méfiance, comme si elle se fût attendue à de mauvais procédé de ma part. Son mari était un excellent homme qui n'avait aucune influence sur la famille. Mon grand-oncle de Beaumont ne fut point tendre. Il avait toujours eu un fonds d'égoïsme qui ne lui permettait plus de supporter une figure pâle et triste à sa table sans la taquiner jusqu'à la dureté. Il vieillissait aussi beaucoup, souffrait de la goutte, et faisait de fréquentes algarades dans son intérieur, et même à ses convives, quand ils ne s'efforçaient pas de le distraire et ne réussissaient pas à l'amuser. Il commençait à aimer les commérages, et je ne sais jusqu'à quel point ma mère ne l'avait pas imprégné de ceux dont j'étais l'objet à La Châtre!

Ma mère n'était cependant pas toujours tendue et irritée. Elle avait ses bons retours de candeur et de tendresse par où elle me reprenait. C'était là le pire. Si j'avais pu arriver à la froideur et à l'indifférence, je serais peut-être arrivée au stoïcisme; mais cela m'était impossible. Qu'elle versât une larme, qu'elle eût pour moi une inquiétude, un soin maternel, je recommençais à l'aimer et à espérer. C'était la route du désespoir: tout était brisé et remis en question le lendemain.

Elle était malade. Elle traversait une crise qui fut exceptionnellement longue et douloureuse chez elle, sans jamais abattre son activité, son courage et son irritation. Cette énergique organisation ne pouvait franchir, sans un combat terrible, le seuil de la vieillesse. Encore jolie et rieuse, elle n'avait pourtant aucune jalousie de femme contre la jeunesse et la beauté des autres. C'était une nature chaste, quoi qu'on en ait dit et pensé, et ses mœurs étaient irréprochables. Elle avait le besoin des émotions violentes, et, quoique sa vie en eût été abreuvée, ce n'était jamais assez pour cette sorte de haine étrange et bien certainement fatale qu'elle avait pour le repos de l'esprit et du corps. Il lui fallait toujours renouveler son atmosphère agitée par des agitations nouvelles, changer de logement, se brouiller ou se raccommoder avec quelqu'un ou quelque chose, aller passer quelques heures à la campagne, et se dépêcher de revenir tout d'un coup pour fuir la campagne; dîner dans un restaurant, et puis dans un autre; bouleverser même sa toilette de fond en comble chaque semaine.

Elle avait de petites manies qui résument bien cette mobilité inquiète. Elle achetait un chapeau qui lui semblait charmant. Le soir même, elle le trouvait hideux. Elle en ôtait le nœud, et puis les fleurs, et puis les ruches. Elle transposait tout cela avec beaucoup d'adresse et de goût. Son chapeau lui plaisait ainsi tout le lendemain. Mais le jour suivant c'était un autre changement radical, et ainsi pendant huit jours, jusqu'à ce que le malheureux chapeau, toujours transformé, lui devînt indifférent. Alors elle le portait avec un profond mépris, disant qu'elle ne se souciait d'aucune toilette, et attendant qu'elle se prît de fantaisie pour un chapeau neuf.

Elle avait encore de très beaux cheveux noirs. Elle s'ennuya d'être brune et mit une perruque blonde qui ne réussit point à l'enlaidir. Elle s'aima blonde pendant quelque temps, puis elle se déclara filasse et prit le châtain clair. Elle revint bientôt à un blond cendré, puis retourna à un noir doux, et fit si bien que je la vis avec des cheveux differens pour chaque jour de la semaine.

Cette frivolité enfantine n'excluait pas des occupations laborieuses et des soins domestiques très minutieux. Elle avait aussi ses délices d'imagination, et lisait M. d'Arlincourt avec rage jusqu'au milieu de la nuit, ce qui ne l'empêchait pas d'être debout à six heures du matin et de recommencer ses toilettes, ses courses, ses travaux d'aiguille, ses rires, ses désespoirs et ses emportemens.

Quand elle était de bonne humeur, elle était vraiment charmante, et il était impossible de ne pas se laisser aller à sa gaîté pleine de verve et de saillies pittoresques. Malheureusement cela ne durait jamais une journée entière, et la foudre tombait sur vous, on ne savait de quel coin du ciel.

Elle m'aimait cependant, ou du moins elle aimait en moi le souvenir de mon père et celui de mon enfance; mais elle haïssait aussi en moi le souvenir de ma grand'mère et de Deschartres. Elle avait couvé trop de ressentimens et dévoré trop d'humiliations intérieures pour n'avoir pas besoin d'une éruption de volcan longue, terrible, complète. La réalité ne lui suffisait pas pour accuser et maudire. Il fallait que l'imagination se mît de la partie. Si elle digérait mal, elle se croyait empoisonnée et n'était pas loin de m'en accuser.

Un jour, ou plutôt une nuit, je crus que toute amertume devait être effacée entre nous et que nous allions nous entendre et nous aimer sans souffrance.

Elle avait été dans le jour d'une violence extrême, et comme de coutume, elle était bonne et pleine de raison dans son apaisement. Elle se coucha et me dit de rester près de son lit jusqu'à ce qu'elle dormît, parce qu'elle se sentait triste. Je l'amenai, je ne sais comment, à m'ouvrir son cœur, et j'y lus tout le malheur de sa vie et de son organisation. Elle me raconta plus de choses que je n'en voulais savoir, mais je dois dire qu'elle le fit avec une simplicité et une sorte de grandeur singulières. Elle s'anima au souvenir de ses émotions, rit, pleura, accusa, raisonna même avec beaucoup d'esprit, de sensibilité et de force. Elle voulait m'initier au secret de toutes ses infortunes, et, comme emportée par une fatalité de la douleur, elle cherchait en moi l'excuse de ses souffrances et la réhabilitation de son âme.

Après tout, dit-elle en se résumant et en s'asseyant sur son lit, où elle était belle avec son madras rouge sur sa figure pâle qu'éclairaient de si grands yeux noirs, je ne me sens coupable de rien. Il ne me semble pas que j'aie jamais commis sciemment une mauvaise action; j'ai été entraînée, poussée, souvent forcée de voir et d'agir. Tout mon crime, c'est d'avoir aimé. Ah! si je n'avais pas aimé ton père, je serais riche, libre, insouciante et sans reproche, puisque avant ce jour-là je n'avais jamais réfléchi à quoi que ce soit. Est-ce qu'on m'avait enseigné à réfléchir, moi? Je ne savais ni a ni b. Je n'étais pas plus fautive qu'une linotte. Je disais mes prières soir et matin comme on me les avait apprises; et jamais Dieu ne m'avait fait sentir qu'elles ne fussent pas bien reçues.

«Mais à peine me fus-je attachée à ton père que le malheur et le tourment se mirent après moi. On me dit, on m'apprit que j'étais indigne d'aimer. Je n'en savais rien et je n'y croyais guère. Je sentais mon cœur plus aimant et mon amour plus vrai que ceux de ces grandes dames qui me méprisaient et à qui je le rendais bien. J'étais aimée. Ton père me disait «Moque-toi de tout cela comme je m'en moque.» J'étais heureuse et je le voyais heureux. Comment aurais-je pu me persuader que je le déshonorais?

«Voilà pourtant ce qu'on m'a dit sur tous les tons quand il n'a plus été là pour me défendre. Il m'a fallu alors réfléchir, m'étonner, me questionner, arriver à me sentir humiliée et à me détester moi-même, ou bien à humilier les autres dans leur hypocrisie et à les détester de toutes mes forces.

«C'est alors que moi, si gaie, si insouciante, si sûre de moi, si franche, je me suis senti des ennemis. Je n'avais jamais haï: je me suis mise à haïr presque tout le monde. Je n'avais jamais pensé à ce que c'est que votre belle société avec sa morale, ses manières, ses prétentions. Ce que j'en avais vu m'avait toujours fait rire comme très drôle. J'ai vu que c'était méchant et faux. Ah! je te déclare bien que si, depuis mon veuvage, j'ai vécu sagement, ce n'est pas pour faire plaisir à ces gens-là, qui exigent des autres ce qu'ils ne font pas. C'est parce que je ne pouvais plus faire autrement. Je n'ai aimé qu'un homme dans ma vie, et après l'avoir perdu, je ne me souciais plus de rien, ni de personne.»

 

Elle pleura, au souvenir de mon père, des torrens de larmes, s'écriant: «Ah! que je serais devenue bonne si nous avions pu vieillir ensemble! Mais Dieu me l'a arraché tout au milieu de mon bonheur. Je ne maudis pas Dieu: il est le maître; mais je déteste et maudis l'humanité!..» — Et elle ajouta naïvement et comme lasse de cette effusion: «Quand j'y pense. Heureusement je n'y pense pas toujours.»

C'était la contre-partie de la confession de ma grand'mère que j'entendais et recevais. La mère et l'épouse se trouvaient là en complète opposition dans l'effet de leur douleur. L'une qui, ne sachant plus que faire de sa passion et ne pouvant la reporter sur personne, acceptait l'arrêt du ciel, mais sentait son énergie se convertir en haine contre le genre humain; l'autre qui, ne sachant plus que faire de sa tendresse, avait accusé Dieu, mais avait reporté sur ses semblables des trésors de charité.

Je restais ensevelie dans les réflexions que soulevait en moi ce double problème. Ma mère me dit brusquement: «Eh bien! je t'en ai trop dit, je le vois, et à présent tu me condamnes et me méprises en connaissance de cause! J'aime mieux ça. J'aime mieux t'arracher de mon cœur et n'avoir plus rien à aimer après ton père, pas même toi!»

— Quant à mon mépris, lui répondis-je en la prenant toute tremblante et toute crispée entre mes bras, vous vous trompez bien. Ce que je méprise, c'est le mépris du monde. Je suis aujourd'hui pour vous contre lui, bien plus que je ne l'étais à cet âge que vous me reprochez toujours d'avoir oublié. Vous n'aviez que mon cœur, et à présent ma raison et ma conscience sont avec vous. C'est le résultat de ma belle éducation que vous raillez trop, de la religion, et de la philosophie que vous détestez tant. Pour moi, votre passé est sacré, non pas seulement parce que vous êtes ma mère, mais parce qu'il m'est prouvé par le raisonnement que vous n'avez jamais été coupable.

— Ah! vraiment! mon Dieu! s'écria ma mère, qui m'écoutait avec avidité. Alors, qu'est-ce que tu condamnes donc en moi?

— Votre aversion et vos rancunes contre ce monde, ce genre humain tout entier sur qui vous êtes entraînée à vous venger de vos souffrances. L'amour vous avait faite heureuse et grande, la haine vous a faite injuste et malheureuse.

— C'est vrai, c'est vrai! dit-elle. C'est trop vrai! Mais comment faire? Il faut aimer ou haïr. Je ne peux pas être indifférente et pardonner par lassitude.

— Pardonnez au moins par charité.

— La charité? oui, tant qu'on voudra pour les pauvres malheureux qu'on oublie ou qu'on méprise parce qu'ils sont faibles! Pour les pauvres filles perdues qui meurent dans la crotte pour n'avoir jamais pu être aimées. De la charité pour ceux qui souffrent sans l'avoir mérité? Je leur donnerais jusqu'à ma chemise, tu le sais bien! Mais de la charité pour les comtesses, pour madame une telle qui a déshonoré cent fois un mari aussi bon que le mien, par galanterie; pour monsieur un tel qui n'a blâmé l'amour de ton père que le jour où j'ai refusé d'être sa maîtresse... Tous ces gens-là, vois-tu, sont des infâmes; ils font le mal, ils aiment le mal, et ils ont de la religion et de la vertu plein la bouche.

— Vous voyez pourtant qu'il y a, outre la loi divine, une loi fatale qui nous prescrit le pardon des injures et l'oubli des souffrances personnelles, car cette loi nous frappe et nous punit quand nous l'avons trop méconnue.

— Comment ça! explique-toi clairement.

— A force de nous tendre l'esprit et de nous armer le cœur contre les gens mauvais et coupables, nous prenons l'habitude de méconnaître les innocens et d'accabler de nos soupçons et de nos rigueurs ceux qui nous respectent et nous chérissent.

— Ah! tu dis cela pour toi! s'écria-t-elle.

— Oui, je le dis pour moi, mais je pourrais le dire aussi pour ma sœur, pour la vôtre, pour Pierret. Ne le croyez-vous pas, ne le dites-vous pas vous-même, quand vous êtes calme?

— C'est vrai que je fais enrager tout le monde quand je m'y mets, reprit-elle; mais je ne sais pas le moyen de faire autrement. Plus j'y pense, plus je recommence, et ce qui m'a paru le plus injuste de ma part en m'endormant est ce qui me paraît le plus juste quand je me réveille. Ma tête travaille trop. Je sens quelquefois qu'elle éclate. Je ne suis bien portante et raisonnable que quand je ne pense à rien; mais cela ne dépend pas de moi du tout. Plus je veux ne pas penser, plus je pense. Il faut que l'oubli vienne tout seul, à force de fatigue. C'est donc ce qu'on apprend dans tes livres, la faculté de ne rien penser du tout!»

On voit par cet entretien combien il m'était impossible d'agir sur l'instinct passionné de ma mère par le raisonnement, puisqu'elle prenait l'émotion de ses pensées tumultueuses pour de la réflexion, et cherchait son soulagement dans un étourdissement de lassitude qui lui ôtait toute conscience soutenue de ses injustices. Il y avait en elle un fonds de droiture admirable, obscurci à chaque instant par une fièvre d'imagination malade qu'elle n'était plus d'âge à combattre, ayant d'ailleurs vécu dans une complète ignorance des armes intellectuelles qu'il eût fallu employer.

C'était pourtant une âme très religieuse, et elle aimait Dieu ardemment, comme un refuge contre la sienne propre. Elle ne voyait de clémence et d'équité qu'en lui, et, comptant sur une miséricorde sans limites, elle ne songeait pas à ranimer et à développer en elle le reflet de cette perfection. Il n'était même pas possible de lui faire entendre par des mots l'idée de cette relation de la volonté avec Celui qui nous la donne. «Dieu, disait-elle, sait bien que nous sommes faibles, puisqu'il lui a plu de nous faire ainsi.»

La dévotion de ma sœur l'irritait souvent. Elle abhorrait les prêtres et lui parlait de ses curés comme elle me parlait de mes vieilles comtesses. Elle ouvrait souvent les Évangiles pour en lire quelques versets. Cela lui faisait du bien ou du mal, selon qu'elle était bien ou mal disposée. Calme, elle s'attendrissait aux larmes et aux parfums de Madeleine; irritée, elle traitait le prochain comme Jésus traita les vendeurs dans le Temple.

Elle s'endormit en me bénissant, en me remerciant du bien que je lui avais fait, et en déclarant qu'elle serait désormais toujours juste pour moi. «Ne t'inquiète plus, me dit-elle; je vois bien à présent que tu ne méritais pas tout le chagrin que je t'ai fait. Tu vois juste, tu as de bons sentimens. Aime-moi, et sois bien certaine qu'au fonds je t'adore.»

Cela dura trois jours. C'était bien long pour ma pauvre mère. Le printemps était arrivé et, à cette époque de l'année ma grand'mère avait toujours remarqué que son caractère s'aigrissait davantage, et frisait par momens l'aliénation, je vis qu'elle ne s'était pas trompée.

Je crois que ma mère elle-même sentit son mal et désira être seule pour me le cacher. Elle me mena à la campagne chez des personnes qu'elle avait vues trois jours auparavant à un dîner chez un vieux ami de mon oncle de Beaumont, et me quitta le lendemain de notre arrivée en me disant: «Tu n'es pas bien portante: l'air de la campagne te fera du bien. Je viendrai te chercher la semaine prochaine.»

Elle m'y laissa quatre ou cinq mois.

J'aborde de nouveaux personnages, un nouveau milieu où le hasard me jeta brusquement, et où la Providence me fit trouver des êtres excellens, des amis généreux, un temps d'arrêt dans mes souffrances, et un nouvel aspect de choses humaines.

Mme Roettiers du Plessis était la plus franche et la plus généreuse nature du monde. Riche héritière, elle avait aimé dès l'enfance son oncle James Roettiers, capitaine de chasseurs, troupier fini, dont la vive jeunesse avait beaucoup effrayé la famille. Mais l'instinct du cœur n'avait pas trompé la jeune Angèle. James fut le meilleur des époux et des pères. Ils avaient cinq enfans et dix ans de mariage quand je les connus. Ils s'aimaient comme au premier jour et se sont toujours aimés ainsi.

3030 Mlle de Guibert et Mlle de Ségur.