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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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La maîtresse de piano s'appelait Mme de Villiers. C'était une jeune femme toujours vêtue de noir, intelligente, patiente, et de manières distinguées.

J'avais en outre, pour moi seule, une maîtresse de dessin, Mlle Greuze, qui se disait fille du célèbre peintre, et qui l'était peut-être. C'était une bonne personne, qui avait peut-être aussi du talent, mais qui ne travaillait guère à m'en donner, car elle m'enseignait de la manière la plus bête du monde, à faire des hachures avant de savoir dessiner une ligne, et à arrondir de gros vilains yeux, avec d'énormes cils qu'il fallait compter un à un, avant d'avoir l'idée de l'ensemble d'une figure.

En somme, toutes ces leçons étaient un peu de l'argent perdu. Elles étaient trop superficielles pour nous apprendre réellement aucun art. Elles n'avaient qu'un bon résultat, c'était de nous occuper et de nous faire prendre l'habitude de nous occuper nous-mêmes. Mais il eût mieux valu éprouver nos facultés, et nous tenir ensuite à une spécialité que nous eussions pu conquérir. Cette manière d'apprendre un peu de tout aux demoiselles est certainement meilleure que de ne leur rien apprendre; c'est encore l'usage, et on appelle cela leur donner des talens d'agrément, agrément que nient, par parenthèse, les infortunés voisins condamnés à entendre des journées entières certaines études de chant ou de piano. Mais il me semble que chacune de nous est propre à une certaine chose, et que celles qui, dans l'enfance, ont de l'aptitude pour tout, n'en ont pour rien par la suite. Dans ce cas-là, il faudrait choisir et développer l'aptitude qui domine. Quant aux jeunes filles qui n'en ont aucune, il ne faudrait pas les abrutir par des études qu'elles ne comprennent pas, et qui parfois les rendent sottes et vaines, de simples et bonnes qu'elles étaient naturellement.

Il y a pourtant à considérer le bon côté en toutes choses, et celui de l'éducation que je critique est de développer simultanément toutes les facultés, par conséquent de compléter l'âme, pour ainsi dire. Tout se tient dans l'intelligence comme dans les émotions de l'être humain. C'est un grand malheur que d'être absolument étranger aux jouissances de la peinture lorsqu'on est musicien, et réciproquement. Le poète se complète par le sentiment de tous les arts et n'est point impunément insensible à un seul. La philosophie des anciens, continuée en partie au moyen-âge et pendant la renaissance, embrassait tous les développemens de l'esprit et du corps, depuis la gymnastique jusqu'à la musique, aux langues, etc. Mais c'était un ensemble logique, et la philosophie était toujours au faîte de cet édifice. Les diverses branches de l'instruction se rattachaient à l'arbre de la science, et quand on apprenait la déclamation et les différens modes de la lyre, c'était pour célébrer les dieux, ou pour répandre les chants sacrés des poètes. Cela ne ressemblait guère à ce que nous faisons aujourd'hui en apprenant une sonate ou une romance. Nos arts si perfectionnés sont en même temps profanés dans leur essence, et nous peignons assez bien le peu de dignité de leur usage en les appelant arts d'agrément dans le monde.

L'éducation étant ce qu'elle est, je ne regrette pas que ma bonne grand'mère m'ait forcée de bonne heure à saisir ces différentes notions. Si elles n'ont produit chez moi aucun résultat d'agrément pour les autres, elles ont du moins été pour moi-même une source de pures et inaltérables jouissances, et, m'étant inculquées dans l'âge où l'intelligence est fraîche et facile, elles ne m'ont causé ni peine ni dégoût.

J'en excepte pourtant la danse que M. Gogault me rendait ridicule, et le grand art de la calligraphie que M. Loubens me rendait odieux. Lorsque l'abbé d'Andrezel venait voir ma grand'mère, il entrait quelquefois dans la chambre où nous prenions nos leçons, et à la vue de M. Loubens, il s'écriait: «Salut à M. le professeur de belles-lettres!» titre que M. Loubens, soit qu'il comprît ou non le calembour, acceptait fort gravement. «Ah! grand Dieu! disait ensuite l'abbé, si on enseignait les véritables belles-lettres à l'aide de carcans, de camisoles de force et d'anneaux de fer, suivant la méthode Loubens, combien de littérateurs nous aurions de moins, mais combien de pédans de plus!»

Nous occupions alors un très joli appartement rue Thiroux, no 8. C'était un entresol assez élevé pour un entresol, et vaste pour un appartement de Paris. Il y avait comme dans la rue des Mathurins un beau salon où l'on n'entrait jamais. La salle à manger donnait sur la rue, mon piano était entre les deux fenêtres, mais le bruit des voitures, les cris de Paris, bien plus fréquens et plus variés qu'ils ne le sont aujourd'hui, les orgues de Barbarie et le passage des visiteurs me dérangeaient tellement que je n'étudiais avec aucun plaisir et seulement pour l'acquit de ma conscience.

La chambre à coucher, qui était réellement le salon de ma grand'mère, donnait sur une cour, terminée par un jardin et un grand pavillon, dans le goût de l'empire, où demeurait, je crois, un ex-fournisseur des armées. Il nous permettait d'aller courir dans son jardin, qui n'était, en réalité qu'un fond de cour planté et sablé, mais où nous trouvions moyen de faire bien du chemin. Au dessus de nous demeurait Mme Perrier, fort jolie et pimpante personne, belle-sœur de Casimir Périer. Au second, c'était le général Maison, soldat parvenu, dont la fortune était certainement respectable, mais qui a été l'un des premiers à abandonner l'empereur en 1814. Ses équipages, ses ordonnances, ses mulets couverts de bagages (je crois qu'il partait pour l'Espagne à cette époque, ou qu'il en revenait) remplissaient la cour et la maison de bruit et de mouvement; mais ce qui me frappait le plus, c'était sa mère, vieille paysanne qui n'avait rien changé à son costume, à son langage et à ses habitudes de parcimonie rustique; toute tremblotante et cassée qu'elle était, elle assistait dans la cour, par le plus grand froid, au sciage des bûches et au mesurage du charbon. Elle avait des querelles de l'autre monde avec le concierge, à qui elle arrachait des mains la bûche dite bûche du portier, lorsqu'il la choisissait un peu trop grosse. Cela avait son beau et son mauvais côté; mais je défie que d'ici à longtemps on fasse passer le paysan de la misère à la richesse, sans porter son avarice à l'extrême. L'existence de cette pauvre vieille était une fatigue, un souci, une fureur sans relâche.

Nous avons occupé cet appartement de la rue Thiroux jusqu'en 1816. En 1832 ou 1833, cherchant à me loger, j'ai aperçu un écriteau sur la porte et je suis entrée, espérant que c'était le logement de ma grand'mère qui se trouvait vacant; mais c'était le pavillon du fond, et on en demandait, je crois, 1,800 fr., prix beaucoup trop élevé pour mes ressources à cette époque. Je me suis pourtant donné le plaisir d'examiner ce pavillon afin de parcourir la cour plantée où rien n'était changé, et de voir en face les croisées de la chambre de ma bonne maman, d'où elle me faisait signe de rentrer lorsque je m'oubliais dans le jardin. Tout en causant avec le portier, j'appris que cette maison n'avait pas changé de propriétaire: que ce propriétaire existait toujours, et qu'il occupait précisément l'appartement de l'entresol que je convoitais. Je voulus, du moins, me procurer la satisfaction de revoir cet appartement, et, sous prétexte de marchander le pavillon, je me fis annoncer à M. Buquet. Il ne me reconnut pas, et je ne l'aurais pas reconnu non plus. Je l'avais perdu de vue jeune encore et ingambe. Je retrouvai un vieillard qui ne sortait plus de sa chambre et qui, pour faire apparemment un peu d'exercice commandé par le médecin, avait installé un billard à côté de son lit, dans la propre chambre de ma grand'mère. Du reste, sauf ma chambre qui avait été jointe à un autre appartement, rien n'était changé dans la disposition des autres pièces: les ornemens dans le goût de l'empire, les plafonds, les portes, les lambris, je crois même le papier de l'antichambre, étaient les mêmes que de mon temps; mais tout cela était noir, sale, enfumé, et puant le caporal au lieu des exquises senteurs de ma grand'mère. Je fus surtout frappée de la petitesse de la maison, de la cour, des jardins et des chambres, qui, jadis, me paraissaient si vastes, et qui étaient restés ainsi dans mes souvenirs. Mon cœur se serra de retrouver si laide, si triste et si sombre cette habitation toute pleine de mes souvenirs.

J'ai du moins encore une partie des meubles qui me retracent mon enfance et même le grand tapis qui nous amusait tant Pauline et moi. C'est un tapis Louis XV avec des ornemens qui, tous, avaient un nom et un sens pour nous. Tel rond était une île, telle partie du fond un bras de mer à traverser. Une certaine rosace à flammes pourpres était l'enfer, de certaines guirlandes étaient le paradis, et une grande bordure représentant des ananas était la forêt Hercynia. Que de voyages fantastiques, périlleux ou agréables nous avons faits sur ce vieux tapis avec nos petits pieds! La vie des enfans est un miroir magique. Ceux qui ne sont pas initiés n'y voient que les objets réels. Les initiés y trouvent toutes les riantes images de leurs rêves; mais un jour vient où le talisman perd sa vertu, ou bien la glace se brise, et les éclats sont dispersés pour ne jamais se réunir.

Tel fut pour moi l'éparpillement de toutes les personnes et de presque toutes les choses qui remplirent ma vie de Paris jusqu'à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans. Ma grand'mère et tous ses vieux amis des deux sexes moururent un à un. Mes relations changèrent. Je fus oubliée, et j'oubliai moi-même une grande partie des êtres que j'avais vus tous les jours pendant si longtemps. J'entrai dans une nouvelle phase de ma vie; qu'on me pardonne donc de trop m'arrêter dans celle qui a disparu pour moi tout entière.

 

Je voyais de temps en temps les neveux de mon père et la nombreuse famille qui se rattachait à l'aîné surtout, René, celui qui habitait le joli petit hôtel de la rue de Grammont. Je n'ai encore rien dit de ses enfans, afin de ne pas embrouiller mon lecteur dans cette complication de générations; et, au reste, je n'ai rien à dire de son fils Septime, que j'ai peu connu et qui ne m'était point sympathique. Le rêve de ma grand'mère était de me marier avec lui ou avec son cousin Léonce, fils d'Auguste. Mais je n'étais pas un parti assez riche pour eux, et je crois que ni eux ni leurs parens n'y songèrent jamais. Les propos des bonnes me mirent de bonne heure, malgré moi, au courant de rêveries de ma bonne grand'mère, et c'est une grande sottise de tourmenter les enfans par ces idées de mariage. Je m'en préoccupai longtemps avant l'âge où il eût été nécessaire d'y songer, et cela produisait en moi une grande inquiétude d'esprit. Léonce me plaisait, comme un enfant peut plaire à un autre enfant. Il était gai, vif et obligeant. Septime était froid et taciturne, du moins il me semblait tel parce que je me croyais destinée à lui plus particulièrement, ma grand'mère ayant plus d'amitié pour son père que pour celui de Léonce. Mais que ce fût Léonce ou Septime, j'avais une grande terreur de l'une ou de l'autre union, parce que, depuis la mort de mon père, leurs parens ne voyaient point ma mère et la maltraitaient beaucoup dans leur opinion.

Je pensais donc que mon mariage serait le signal d'une rupture forcée avec ma mère, ma sœur et ma chère Clotilde, et j'étais dès-lors si soumise de fait à ma grand'mère, que l'idée de résister à sa volonté ne se présentait pas encore à mon esprit. J'étais donc toujours assez mal à l'aise avec tous les Villeneuve, quoique d'ailleurs je les aimasse beaucoup, et quelquefois, en jouant chez eux avec leurs enfans, il me venait des envies de pleurer au milieu de mes rires. Appréhensions chimériques, souffrances gratuites. Personne ne pensait alors à me séparer de ma mère, et ces enfans, plus heureux que moi, ne songeaient point à enchaîner leur liberté ou la mienne par le mariage.

La sœur de Septime, Emma de Villeneuve, aujourd'hui Mme de la Roche-Aymon, était une charmante personne, gracieuse, douce et sensible, pour qui j'ai ressenti, dès mon enfance, une sympathie particulière. J'étais à l'aise avec elle, et pour peu qu'elle eût deviné les idées qui me tourmentaient, je lui aurais ouvert mon cœur au moindre encouragement de sa part. Mais elle était bien loin de penser qu'après avoir ri sur ses genoux et gambadé autour d'elle, je m'en allais pleine de mélancolie, et me reprochant en quelque sorte l'amitié que j'éprouvais pour mes parens paternels, pour ceux que l'on m'avait présentés comme les ennemis de ma mère.

La mère d'Emma et de Septime, Mme René de Villeneuve, était une des plus jolies femmes de la cour impériale. Elle était, à cette époque, dame d'honneur de la reine Hortense. Je la voyais quelquefois, le soir, avec des robes à queue et des diadèmes à l'antique, ce qui m'éblouissait grandement: mais je la craignais, je ne sais pourquoi.

René était chambellan du roi Louis. C'est un des hommes les plus aimables que j'aie connus. Je l'ai aimé comme un père jusqu'au moment où tout s'est brisé autour de moi. Et puis, sur ses vieux jours, il m'a appelée dans ses bras, et j'y ai couru de grand cœur: on ne boude pas contre soi-même.

Hippolyte ne fit pas long feu dans la pension où Deschartres l'avait installée. Il y trouva des garçons aussi fous et encore plus malins que lui, qui développèrent si bien ses heureuses dispositions pour le tapage et l'indiscipline, que ma grand'mère, voyant qu'il travaillait encore moins qu'à Nohant, le reprit au moment de notre départ.

C'est pendant l'hiver dont je viens de parler que se firent les immenses préparatifs de la campagne de Russie. Dans toutes les maisons où nous allions, nous rencontrions des officiers partant pour l'armée et venant faire leurs adieux à la famille. On n'était pas assuré de pénétrer jusqu'au cœur de la Russie. On était si habitué à vaincre qu'on ne doutait pas d'obtenir satisfaction par des traités glorieux aussitôt qu'on aurait passé la frontière et livré quelques batailles dans les premières marches russes. On se faisait si peu l'idée du climat, que je me souviens d'une vieille dame qui voulait donner toutes ses fourrures à un sien neveu, lieutenant de cavalerie, et cette précaution maternelle le faisait beaucoup rire. Jeune et fier dans son petit dolman pincé et étriqué, il montrait son sabre, et disait que c'était avec cela qu'on se réchauffe à la guerre. La bonne dame lui disait qu'il allait dans un pays toujours couvert de neige. Mais on était au mois d'avril: les jardins fleurissaient, l'air était tiède. Les jeunes gens, et les Français surtout, croient volontiers que le mois de décembre n'arrivera jamais pour eux. Ce fier jeune homme a pu regretter plus d'une fois les fourrures de sa vieille tante, lors de la fatale retraite.

Les gens avisés, et Dieu sait qu'il n'en manque point après l'événement, ont prétendu qu'ils avaient tous mal auguré de cette gigantesque entreprise; qu'ils avaient blâmé Napoléon comme un conquérant téméraire: enfin, qu'ils avaient eu le pressentiment de quelque immense désastre. Je n'en crois rien, ou du moins je n'ai jamais entendu exprimer ces craintes, même chez les personnes ennemies, par système ou par jalousie, des grandeurs de l'empire. Les mères qui voyaient partir leurs enfans se plaignaient de l'infatigable activité de l'empereur, et se livraient aux inquiétudes et aux regrets personnels inévitables en pareil cas. Elles maudissaient le conquérant ambitieux; mais jamais je ne vis en elles le moindre doute du succès, et j'entendais tout, je comprenais tout à cette époque. La pensée que Napoléon pût être vaincu ne se présenta jamais qu'à l'esprit de ceux qui le trahissaient. Ils savaient bien que c'était le seul moyen de le vaincre. Les gens prévenus, mais honnêtes, avaient en lui, tout en le maudissant, la confiance la plus absolue, et j'entendais dire à une des amies de ma grand'mère: Eh bien! quand nous aurons pris la Russie, qu'est-ce que nous en ferons?

D'autres disaient qu'il méditait la conquête de l'Asie, et que la campagne de Russie n'était qu'un premier pas vers la Chine. Il veut être le maître du monde, s'écriait-on, et il ne respecte les droits d'aucune nation. Où s'arrêtera-t-il? Quand se trouvera-t-il satisfait? C'est intolérable. Tout lui réussit.

Et personne ne disait qu'il pouvait éprouver des revers, et faire payer cher à la France la gloire dont il l'avait enivrée.

Nous revînmes à Nohant avec le printems de 1812; ma mère vint passer une partie de l'été avec nous, et Ursule, qui retournait tous les hivers chez ses parens, me fut rendue, à ma grande joie et à la sienne aussi. Outre l'affection qu'Ursule avait pour moi, elle adorait Nohant. Elle était plus sensible que moi à ce bien-être, et elle jouissait plus que moi de la liberté, puisque, sauf quelques leçons de couture et de calcul que lui donnait sa tante Julie, elle était livrée à une complète indépendance. Je dois dire qu'elle n'en abusait pas, et que, par caractère, elle était laborieuse. Ma mère lui apprenait à lire et à écrire, et, tandis que je prenais mes autres leçons avec Deschartres ou avec ma bonne maman, bien loin de songer à aller courir, elle restait auprès de ma mère qu'elle adorait et qu'elle entourait des plus tendres soins. Elle savait se rendre utile, et ma mère regrettait de n'avoir pas le moyen de l'emmener à Paris pendant l'hiver.

Ce maudit hiver était le désespoir de ma pauvre Ursule. Toute différente de moi en ceci, elle se croyait exilée quand elle retournait dans sa famille. Ce n'est pas que ses parens fussent dans la misère. Son père était chapelier et gagnait assez d'argent, surtout dans les foires, où il allait vendre des chapeaux à pleines charretées aux paysans. Sa femme, pour aider à son débit, tenait ramée dans les foires; mais ils avaient beaucoup d'enfans, et de la gêne, par conséquent.

Ursule ne pouvait supporter sans se plaindre le changement annuel de régime et d'habitudes. On pensa que le richement menaçait de lui tourner la tête, on commença à regretter de lui avoir fait manger son pain blanc le premier, et on parla de la reprendre et de la mettre en apprentissage pour lui donner une profession. Je ne voulais pas entendre parler de cela, et ma grand'mère hésita quelque temps. Elle avait quelque désir de garder Ursule, disant qu'un jour elle pourrait gouverner ma maison et s'y rendre utile en ne cessant pas d'être heureuse: mais il y avait du temps jusque-là; on ne savait ce qui pourrait arriver, et Ursule n'était pas d'un caractère à être jamais une fille de chambre. Elle avait trop de fierté, de franchise et d'indépendance pour faire penser qu'elle se plierait à faire des volontés des autres pour de l'argent. Il lui fallait une fonction et non un service domestique. C'était donc une position à lui assurer dans une famille qu'elle aimerait et dont elle serait aimée. Si, par quelque événement imprévu, la nôtre venait à lui manquer, que deviendrait-elle sans profession acquise, et avec l'habitude du bien-être? Mlle Julie pensait judicieusement que la pauvre enfant serait horriblement malheureuse, et elle insista pour qu'on ne la laissât pas plus longtemps s'accoutumer à ce chez nous dont le souvenir la tourmentait si fort en notre absence. Ma grand'mère céda, et il fut décidé qu'Ursule s'en irait tout à fait au moment où nous repartirions pour Paris, mais que, jusque-là, on ne ferait part de cette résolution ni à elle ni à moi, afin de ne pas troubler notre bonheur présent. C'était, en effet, la fin de mon bonheur qui approchait. En même temps qu'Ursule, je devais bientôt perdre la présence de ma mère et tomber sous le joug et dans la société des femmes de chambre.

Cet été de 1812 fut donc encore sans nuage, Tous les dimanches, les trois sœurs d'Ursule venaient passer la journée avec nous. L'aînée, qu'on appelait de son nom de famille féminisé, selon la coutume du pays, était une bonne personne d'une beauté angélique, à laquelle j'ai conservé une grande sympathie de cœur. Elle nous chantait des rondes, nous enseignait le cob, la marelle, les évalines, le traîne-balin, l'aveuglat6, enfin tous les jeux de notre pays, dont le nom est aussi ancien que l'usage, et qu'on ne retrouverait même pas tous dans l'immense nomenclature des jeux d'enfans rapportés dans le Gargantua. Toutes ces amusettes nous passionnaient. La maison, le jardin et le petit bois retentissaient de nos jeux et de nos rires: mais, vers la fin de la journée, j'en avais assez, et, s'il avait fallu passer ainsi deux journées de suite, je n'aurais pas pu y tenir. J'avais déjà pris l'habitude du travail, et je souffrais d'une sorte d'ennui indéfinissable au milieu de mes amusemens. Pour rien au monde, je ne me serais avoué à moi-même que je regrettais ma leçon de musique ou d'histoire, et pourtant elle me manquait. A mon insu, mon cerveau, abandonné à la dérive au milieu de ces plaisirs enfantins et de cette activité sans but, arrivait à la satiété, et n'eût été la joie de revoir ma chère Godignonne, j'aurais désiré, le dimanche soir, que les sœurs d'Ursule ne revinssent pas le dimanche suivant, mais le dimanche suivant ma gaîté et mon ardeur au jeu revenaient dès le matin et duraient encore une partie de la journée.

Nous eûmes cette année-là une nouvelle visite de mon oncle de Beaumont, et la fête de ma bonne maman fut de nouveau préparée avec des surprises. Nous n'étions déjà plus assez naïfs et assez confians en nous-mêmes pour désirer de jouer la comédie, mon oncle se contenta de faire des couplets sur l'air de la Pipe de tabac que je dus chanter à déjeuner en présentant mon bouquet. Ursule eut un long compliment en prose moitié sérieux, moitié comique, à dégoiser; Hippolyte dut jouer, sans faire une seule faute, le menuet de Fischer sur le flageolet, et même il eut l'honneur, ce jour-là, de soufler et de cracher dans le flageolet d'ébène de Deschartres.

 

Les visites que nous recevions et que nous rendions me mettaient en rapport avec de jeunes enfans qui sont restés les amis de toute ma vie. Le capitaine Fleury, dont il est question dans les premières lettres de mon père, avait un fils et une fille. La fille, charmante et excellente personne, est morte peu d'années après son mariage, et son frère Alphonse est resté un frère pour moi. M. et Mme Duvernet, les amis de mon père et les compagnons de ses joyeux essais dramatiques en 1797, avaient un fils que je n'ai guère perdu de vue depuis qu'il est au monde, et que j'appelle aujourd'hui mon vieux ami. Enfin, notre plus proche voisin habitait et habite encore un joli château de la renaissance, ancienne appartenance de Diane de Poitiers. Ce voisin, M. Papet, amenait sa femme et ses enfans passer la journée chez nous, et son fils Gustave était encore en robe quand nous fîmes connaissance. Voilà trois pères de famille, plus jeunes que moi de quelques années, que j'ai connus en petits jupons et en bourrelet, que j'ai pris dans mes bras déjà robustes pour leur faire cueillir des cerises aux arbres de mon jardin, qui m'ont tyrannisée des journées entières (car, dès mon enfance, j'ai aimé les petits enfans avec une passion maternelle), et qui souvent, depuis, se sont crus pourtant plus raisonnables que moi. Les deux aînés sont déjà un peu chauves, et moi je grisonne. J'ai peine aujourd'hui à leur persuader qu'ils sont des enfans, et ils ne se souviennent plus des innombrables méfaits que j'ai à leur reprocher. Il est vrai que des amitiés de quarante ans ont pu réparer bien des sottises, robes déchirées, joujoux cassés, exigences furibondes. J'en passe, et des meilleures! C'était un peu ma faute, et je ne pouvais pas m'empêcher de rire avec mon frère et Ursule de leurs turpitudes.

Il n'y avait pas si longtemps que nous les trouvions charmantes à commettre pour notre propre compte.

Au milieu de nos jeux et de nos songes dorés, les nouvelles de Russie vinrent, à l'automne, jeter de notes lugubres et faire passer sous nos yeux hallucinés des images effrayantes et douloureuses. Nous commencions à écouter la lecture des journaux, et l'incendie de Moscou me frappa comme un grand acte de patriotisme. Je ne sais pas aujourd'hui s'il faut ainsi juger cette catastrophe. La manière dont les Russes nous faisaient la guerre est à coup sûr quelque chose d'inhumain et de farouche qui ne peut avoir d'analogue chez les nations libres. Dévaster ses propres champs, brûler ses maisons, affamer de vastes contrées pour livrer au froid et à la faim une armée d'invasion serait héroïque de la part d'une population qui agirait ainsi de son propre mouvement. Mais le czar russe qui ose dire, comme Louis XIV: L'État, c'est moi! ne consultait point les populations esclaves de la Russie. Il les arrachait de leurs demeures, il dévastait leurs terres, il les faisait chasser devant ses armées comme de misérables troupeaux, sans les consulter, sans s'inquiéter de leur laisser un asile, et ces malheureux eussent été infiniment moins opprimés, moins ruinés et moins désespérés par notre armée victorieuse qu'ils ne le furent par leur propre armée, obéissant aux ordres sauvages d'une autorité sans merci, sans entrailles, sans notion aucune du droit humain.

En supposant que Rostopchin eût pris conseil, avant de brûler Moscou, de quelques riches et puissantes familles, la population de cette vaste cité n'en eut pas moins l'obligation de subir le sacrifice de ses maisons, et de ses biens, et il est permis de douter qu'elle y eût consenti unanimement si elle eût pu être consultée, si elle eût eu des réclamations à faire entendre, des droits à faire valoir. La guerre de Russie, c'est le navire battu de l'orage qui jette à l'eau sa cargaison pour alléger son lest; le czar, c'est le capitaine; les ballots qu'on submerge, c'est le peuple; le navire qu'on sauve, c'est la politique du souverain. Si jamais autorité a méprisé profondément et compté pour rien la vie et la propriété des hommes, c'est dans les monarchies absolues qu'il faut aller chercher l'idéal d'un pareil système.

Mais l'autorité de Napoléon recommença, dès le moment de nos désastres en Russie, à représenter l'individualité, l'indépendance et la dignité de la France. Ceux qui en jugèrent autrement pendant la lutte de nos armées avec la coalition tombèrent dans une erreur fatale. Les uns, ceux qui se préparaient à trahir, commirent sciemment un mensonge envers la conscience publique: d'autres, les pères du libéralisme naissant, y tombèrent probablement de bonne foi. Mais, l'histoire commence à faire justice de leur rôle en cette affaire. Ce n'était pas le moment de s'aviser des empiétemens de l'empereur sur les libertés politiques, lorsque le premier représentant de notre libéralisme allait être le Russe Alexandre.

J'avais donc huit ans quand j'entendis débattre pour la première fois le redoutable problème de l'avenir de la France. Jusque-là, je regardais ma nation comme invincible et le trône impérial comme celui de Dieu même. On suçait avec le lait, à cette époque, l'orgueil de la victoire. La chimère de la noblesse s'était agrandie, communiquée à toutes les classes. Naître Français, c'était une illustration, un titre. L'aigle était le blason de la nation tout entière.

66 L'aveuglat est une sorte de collin-maillard. Le cob et les évalines sont une manière de jouer aux osselets avec une grosse bille de marbre. Le traîne-balin s'appelle, je crois, les petits-paquets, à Paris. La marelle doit-être connue dans beaucoup de provinces. Elle est expliquée dans les notes de Pantagruel, par Esmengard. Un grave antiquaire du Berry s'est donné la peine de composer un ouvrage sur l'étymologie du mot évaline. Il n'a pas osé se risquer pour le cob. Cela devenait sans doute plus ardu et trop sérieux.