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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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CHAPITRE SIXIEME

L'armée et l'empereur perdus pendant quinze jours. — Vision. — Un mot de l'empereur sur mon père. — Les prisonniers allemands. — Les Tyroliennes. — Séparation d'avec Ursule. — Le tutoiement. — Le grand lit jaune. — La tombe de mon père. — Les jolis mots de M. de Talleyrand. — La politique des vieilles comtesses. — Un enfant patriote. — Autre vision. — Mme de Béranger et ma mère. — Les soldats affamés en Sologne. — L'aubergiste jacobin. — Maladie de ma grand'mère. — Mme de Béranger dévaste notre jardin. — Le corset. —Lorette de Béranger. — Entrée des alliés à Paris. — Opinion de ma grand'mère sur les Bourbons. — Le boulet de canon. — Les belles dames et les Cosaques.

Les enfans s'impressionnent à leur manière des faits généraux et des malheurs publics. On ne parlait d'autre chose autour de nous que de la campagne de Russie, et pour nous c'était quelque chose d'immense et de fabuleux comme les expéditions d'Alexandre dans l'Inde.

Ce qui nous frappa extrêmement c'est que pendant quinze jours, si je ne me trompe, on fut sans nouvelles de l'empereur et de l'armée. Qu'une masse de trois cent mille hommes, que Napoléon, l'homme qui remplissait l'univers de son nom et l'Europe de sa présence, eussent ainsi disparu comme un pèlerin que la neige engloutit, et dont on ne retrouve pas même le cadavre, c'était pour moi un fait incompréhensible. J'avais des rêves bizarres, des élans d'imagination qui me donnaient la fièvre et remplissaient mon sommeil de fantômes. Ce fut alors qu'une singulière fantaisie, qui m'est restée longtemps après, commença à s'emparer de mon cerveau excité par les récits et les commentaires qui frappaient mes oreilles. Je me figurais, à un certain moment de ma rêverie, que j'avais des ailes, que je franchissais l'espace, et que, ma vue plongeant sur les abîmes de l'horizon, je découvrais les vastes neiges, les steppes sans fin de la Russie blanche; je planais, je m'orientais dans les airs, je découvrais enfin les colonnes errantes de nos malheureuses légions; je les guidais vers la France, je leur montrais le chemin, car ce qui me tourmentait le plus, c'était de me figurer qu'elles ne savaient où elles étaient et qu'elles s'en allaient vers l'Asie, s'enfonçant de plus en plus dans les déserts, en tournant le dos à l'Occident. Quand je revenais à moi-même, je me sentais fatiguée et brisée par le long vol que j'avais fourni, mes yeux étaient éblouis par la neige que j'avais regardée; j'avais froid, j'avais faim, mais j'éprouvais une grande joie d'avoir sauvé l'armée française et son empereur.

Enfin, vers le 25 décembre, nous apprîmes que Napoléon était à Paris. Mais son armée restait derrière lui, engagée encore pour deux mois dans une retraite horrible, désastreuse. On ne sut officiellement les souffrances et les malheurs de cette retraite qu'assez longtemps après. L'empereur à Paris, on croyait tout sauvé, tout réparé. Les bulletins de la grande armée et les journaux ne disaient qu'une partie de la vérité. Ce fut par les lettres particulières, par les récits de ceux qui échappèrent au désastre, qu'on put se faire une idée de ce qui s'était passé.

Parmi les familles que ma grand'mère connaissait, il y eut un jeune officier qui était parti à seize ans pour cette terrible campagne. Il grandit de toute la tête au milieu de ces marches forcées et de ces fatigues inouïes. Sa mère, n'entendant plus parler de lui, le pleurait. Un jour, une espèce de brigand, d'une taille colossale et bizarrement accoutré, se précipite dans sa chambre, tombe à ses genoux et la presse dans ses bras. Elle crie de peur d'abord et bientôt de joie. Son fils avait près de six pieds7. Il avait une longue barbe noire, et en guise de pantalon, un jupon de femme, la robe d'une pauvre vivandière tombée gelée au milieu du chemin.

Je crois que c'est ce même jeune homme qui eut peu de temps après un sort pareil à celui de mon père. Sorti sain et sauf des extrêmes périls de la guerre, il se tua à la promenade; son cheval emporté vint se briser avec lui contre le timon d'une charrette. L'empereur ayant appris cet accident, dit d'un ton brusque: «Les mères de famille prétendent que je fais tuer tous leurs enfans à la guerre, en voilà un pourtant dont je n'ai pas à me reprocher la mort. C'est comme M. Dupin! Est-ce encore ma faute si celui-là a été tué par un mauvais cheval?»

Ce rapprochement entre M. de... et mon père montre la merveilleuse mémoire de l'empereur. Mais à quel propos se plaignait-il ainsi des mères de famille? C'est ce que je n'ai pu savoir. Je ne me souviens pas de l'époque précise de la catastrophe de M. de... Ce devait être dans un moment où la France aristocratique abandonnait la cause de l'empereur, et où celui-ci faisait d'amères réflexions sur sa destinée.

Il m'est impossible de me rappeler si nous allâmes à Paris dans l'hiver de 1812 à 1813. Cette partie de mon existence est tout à fait sortie de ma mémoire. Je ne saurais dire non plus si ma mère vint à Nohant dans l'été de 1813. Il est probable que oui, car dans le cas contraire j'aurais eu du chagrin, et je me souviendrais.

Le calme s'était rétabli dans ma tête à l'endroit de la politique. L'empereur était reparti de Paris, la guerre avait recommencé en avril. Cet état de guerre extérieure était alors comme un état normal, et on ne s'inquiétait que lorsque Napoléon n'agissait pas d'une manière ostensible. On l'avait dit abattu et découragé après son retour de Moscou. Le découragement d'un seul homme, c'était encore le seul malheur public qu'on voulût admettre et qu'on osât prévoir. Dès le mois de mai, les victoires de Lutzen, Dresde et Bautzen, relevèrent les esprits. L'armistice dont on parlait me parut la sanction de la victoire. Je ne pensai plus à avoir des ailes et à voler au secours de nos légions. Je repris mon existence de jeux, de promenades et d'études faciles.

Dans le courant de l'été, nous eûmes un passage de prisonniers. Le premier que nous vîmes fut un officier qui s'était assis au bord de la route, sur le seuil d'un petit pavillon qui ferme notre jardin de ce côté-là. Il avait un habit de drap fin, de très beau linge, des chaussures misérables, et un portrait de femme attaché à un ruban noir sur sa poitrine. Nous le regardions curieusement, mon frère et moi, tandis qu'il examinait ce portrait d'un air triste, mais nous n'osâmes pas lui parler. Son domestique vint le rejoindre. Il se leva et se remit en route sans faire attention à nous. Une heure après, il passa un groupe assez considérable d'autres prisonniers. Ils se dirigeaient sur Châteauroux. Personne ne les conduisait ni ne les surveillait. Les paysans les regardaient à peine.

Le lendemain, comme nous jouions mon frère et moi auprès du pavillon, un de ces pauvres diables vint à passer. La chaleur était accablante. Il s'arrêta et s'assit sur cette marche du pavillon qui offrait aux passans un peu d'ombre et de fraîcheur. Il avait une bonne figure de paysan allemand, lourde, blonde et naïve. Cela nous enhardit à lui parler, mais il nous répondit: «Moi pas comprend.» C'était tout ce qu'il savait dire en français. Alors je lui demandai par signes s'il avait soif. Il me répondit en me montrant l'eau du fossé d'un air d'interrogation. Nous lui fîmes comprendre qu'elle n'était pas bonne à boire et qu'il eût à nous attendre. Nous courûmes lui chercher une bouteille de vin et un énorme morceau de pain sur lesquels il se jeta avec des exclamations de joie et de reconnaissance, et quand il se fut restauré, il nous tendit la main à plusieurs reprises. Nous pensions qu'il voulait de l'argent, et nous n'en avions pas. J'allais en demander pour lui à ma grand'mère, lorsqu'il devina ma pensée. Il me retint, et nous fit entendre que ce qu'il voulait de nous, c'était une poignée de main. Il avait les yeux pleins de larmes, et après avoir bien cherché, il vint à bout de nous dire: «Enfans très pons!»

Nous revînmes tout attendris raconter à ma bonne maman notre aventure. Elle se prit à pleurer, songeant au temps où son fils avait eu un sort pareil chez les Croates. Puis, comme de nouvelles colonnes de prisonniers paraissaient sur la route, elle fit porter au pavillon une pièce de vin du pays et une provision de pain. Nous en prîmes possession, mon frère et moi, et nous eûmes récréation toute la journée, afin de pouvoir remplir l'office de cantiniers jusqu'au soir. Ces pauvres gens étaient d'une grande discrétion, d'une douceur parfaite, et nous montraient une vive reconnaissance pour ce pauvre morceau de pain et ce verre de vin offerts en passant, sans cérémonie. Ils paraissaient touchés surtout de voir deux enfans leur faire les honneurs, et pour nous remercier, ils se groupaient en chœur et nous chantaient des tyroliennes qui me charmèrent. Je n'avais jamais entendu rien de semblable. Ces paroles étrangères, ces voix justes chantant en parties, et cette classique vocalisation gutturale qui marque le refrain de leurs airs nationaux étaient alors choses très nouvelles en France, et ce n'est pas sur moi seulement qu'elles produisirent de l'effet. Tous les prisonniers allemands internés dans nos provinces y furent traités avec la douceur et l'hospitalité naturelles autrefois au Berrichon; mais ils durent à leurs chants et à leur talent pour la valse plus de sympathie et de bons traitemens que la pitié ne leur en eût assuré. Ils furent les compagnons et les amis de toutes les familles où ils s'établirent: quelques-uns même s'y marièrent.

 

Je crois bien que cette année-là fut la première que je passai à Nohant sans Ursule. Probablement nous avions été à Paris pendant l'hiver, et, à mon retour, la séparation était un fait préparé et accompli, car je ne me rappelle pas qu'il ait amené de la surprise et des larmes. Je sais que cette année-là, ou la suivante, Ursule venait me voir tous les dimanches, et nous étions restées tellement liées, que je ne passais pas un samedi sans lui écrire une lettre pour lui recommander de venir le lendemain, et pour lui envoyer un petit cadeau. C'était toujours quelque niaiserie de ma façon, un ouvrage en perles, une découpure en papier, un bout de broderie. Ursule trouvait tout cela magnifique et en faisait des reliques d'amitié.

Ce qui me surprit et me blessa beaucoup, c'est que tout d'un coup elle cessa de me tutoyer. Je crus qu'elle ne m'aimait plus, et quand elle m'eut protesté de son attachement, je crus que c'était une taquinerie, une obstination, je ne sais quoi enfin; mais cela me parut une insulte gratuite, et, pour me consoler, il fallut qu'elle m'avouât que sa tante Julie lui avait solennellement défendu de rester avec moi sur ce pied de familiarité inconvenante. Je courus en demander raison à ma grand'mère, qui confirma l'arrêt en me disant que je comprendrais plus tard combien cela était nécessaire. J'avoue que je ne l'ai jamais compris.

J'exigeai qu'Ursule me tutoyât quand nous serions tête à tête; mais comme à ce compte elle n'eût pu guère prendre l'habitude qu'on lui imposait, et qu'elle fut grondée pour avoir laissé échapper en présence de sa tante quelque tu au lieu de vous en parlant à ma personne, je fus forcée de consentir à ce qu'elle perdît avec moi cette douce et naturelle familiarité. Cela me fit souffrir longtemps, et même j'essayai de lui donner de vous pour rétablir l'égalité entre nous. Elle en ressentit beaucoup de chagrin. «Puisqu'on ne vous défend pas de me tutoyer, me disait-elle, ne m'ôtez pas ce plaisir-là; car, au lieu d'un chagrin, ça m'en ferait deux.» Alors comme nous étions assez savantes pour nous amuser des mots de notre première enfance: «Tu vois, lui disais-je, ce que c'est que ce maudit richement, que tu voulais me faire aimer et que je n'aimerai jamais. Cela ne sert qu'à vous empêcher d'être aimé. — Ne croyez pas cela de moi, disait Ursule, vous serez toujours ce que j'aimerai le mieux au monde: que vous soyez riche ou pauvre, ça m'est bien égal.» Cette excellente fille, qui vraiment m'a tenu parole, apprenait l'état de tailleuse, où elle est devenue fort habile. Bien loin d'être paresseuse et prodigue, comme on craignait qu'elle ne le devînt, elle est une des femmes les plus laborieuses et les plus raisonnables que je connaisse.

Je crois me rappeler positivement maintenant que ma mère passa cet été-là avec moi et que j'eus du chagrin, parce que jusqu'alors j'avais couché dans sa chambre quand elle était à Nohant, et que pour la première fois cette douceur me fut refusée. Ma grand'mère me disait trop grande pour dormir sur un sofa, et, en effet, le petit lit de repos qui m'avait servi devenait trop court. Mais le grand lit jaune qui avait vu naître mon père et qui était celui de ma mère à Nohant (le même dont je me sers encore) avait six pieds de large, et c'était une fête pour moi quand elle me permettait d'y dormir avec elle. J'étais là comme un oisillon dans le sein maternel, il me semblait que j'y dormais mieux et que j'y avais de plus jolis rêves.

Malgré la défense de la bonne maman, j'eus pendant deux ou trois soirs la patience d'attendre, sans dormir, jusqu'à onze heures, que ma mère fût rentrée dans sa chambre. Alors je me levais sans bruit, je quittais la mienne sur la pointe de mes pieds nus, et j'allais me blottir dans les bras de ma petite mère, qui n'avait pas le courage de me renvoyer, et qui elle-même était heureuse de s'endormir avec ma tête sur son épaule. Mais ma grand'mère eut des soupçons, ou fut avertie par Mlle Julie, son lieutenant de police. Elle monta et me surprit au moment où je m'échappais de ma chambre: Rose fut grondée pour avoir fermé les yeux sur mes escapades. Ma mère entendit du bruit et sortit dans le corridor. Il y eut des paroles assez vives échangées, ma grand'mère prétendait que ce n'était ni sain, ni chaste, qu'une fille de neuf ans dormît à côté de sa mère. Vraiment elle était fâchée et ne savait pas ce qu'elle disait, car rien n'est plus chaste et plus sain, au contraire. J'étais si chaste quant à moi, que je ne comprenais même pas bien le sens du mot de chasteté. Tout ce qui pouvait en être le contraire m'était inconnu. J'entendis ma mère qui répondait: «Si quelqu'un manque de chasteté, c'est pour avoir de pareilles idées! C'est en parlant trop tôt de cela aux enfans qu'on leur ôte l'innocence de leur esprit, et je vous assure bien que si c'est comme cela que vous comptez élever ma fille, vous auriez mieux fait de me la laisser. Mes caresses sont plus honnêtes que vos pensées.»

Je pleurai toute la nuit. Il me semblait être attachée physiquement et moralement à ma mère par une chaîne de diamant que ma grand'mère voulait en vain s'efforcer de rompre, et qui ne faisait que se resserrer autour de ma poitrine jusqu'à m'étouffer.

Il y eut beaucoup de froideur et de tristesse dans les relations avec ma grand'mère pendant quelques jours. Cette pauvre femme voyait bien que plus elle essayait de me détacher de ma mère, plus elle perdait elle-même dans mon affection, et elle n'avait d'autre ressource que de se réconcilier avec elle pour se réconcilier avec moi. Elle me prenait dans ses bras et sur ses genoux pour me caresser, et je lui fis grand'peine la première fois en m'en dégageant et en lui disant: «Puisque ce n'est pas chaste, je ne veux pas embrasser.» Elle ne répondit rien, me posa à terre, se leva et quitta sa chambre avec plus de précipitation qu'elle ne paraissait capable d'en mettre dans ses mouvemens.

Cela m'étonna, m'inquiéta même après un moment de réflexion, et je n'eus pas de peine à la rejoindre dans le jardin; je la vis prendre l'allée qui longe le mur du cimetière et s'arrêter devant la tombe de mon père. Je ne sais pas si j'ai dit déjà que mon père avait été déposé dans un petit caveau pratiqué sous le mur du cimetière, de manière que la tête reposât dans le jardin et les pieds dans la terre consacrée. Deux cyprès et un massif de rosiers et de lauriers francs marquent cette sépulture, qui est aussi aujourd'hui celle de ma grand'mère.

Elle s'était donc arrêtée devant cette tombe qu'elle avait bien rarement le courage d'aller regarder, et elle pleurait amèrement. Je fus vaincue, je m'élançai vers elle, je serrai ses genoux débiles contre ma poitrine et je lui dis une parole qu'elle m'a bien souvent rappelée depuis: «Grand'mère, c'est moi qui vous consolerai.» Elle me couvrit de larmes et de baisers et alla sur-le-champ trouver ma mère avec moi. Elles s'embrassèrent sans s'expliquer autrement, et la paix revint pendant quelque temps.

Mon rôle eût été de rapprocher ces deux femmes et de les mener, à chaque querelle, s'embrasser sur la tombe de mon père. Un jour vint où je le compris et où je l'osai. Mais j'étais trop enfant à l'époque que je raconte pour rester impartiale entre elles deux: je crois même qu'il m'eût fallu une grande dose de froideur ou d'orgueil pour juger avec calme laquelle avait le plus tort ou le plus raison dans leurs dissidences, et j'avoue qu'il m'a fallu trente ans pour y voir bien clair et pour chérir presque également le souvenir de l'une et de l'autre.

Je crois que ce qui précède date de l'été 1813, je ne l'affirmerais pourtant pas, parce qu'il y a là une sorte de lacune dans mes souvenirs: mais, si je me trompe de date, il importe peu. Ce que je sais, c'est que cela n'est pas arrivé plus tard.

Nous fîmes un très court séjour à Paris l'hiver suivant. Dès le mois de janvier 1814 ma grand'mère, effrayée des rapides progrès de l'invasion, vint se réfugier à Nohant, qui est le point central pour ainsi dire de la France, par conséquent le plus à l'abri des événemens politiques.

Je crois que nous en étions parties au commencement de décembre, et qu'en faisant ses préparatifs pour une absence de trois à quatre mois comme les autres années, ma grand'mère ne prévoyait nullement la chute prochaine de l'empereur et l'entrée des étrangers dans Paris. Il y était de retour, lui, depuis le 7 novembre, après la retraite de Leipzig. La fortune l'abandonnait. On le trahissait, on le trompait de toutes parts. Quand nous arrivâmes à Paris, le nouveau mot de M. de Talleyrand courait les salons: «C'est, disait-il, le commencement de la fin.» Ce mot, que j'entendais répéter dix fois par jour, c'est à dire par toutes les visites qui se succédaient chez ma grand'mère, me sembla niais d'abord, et puis triste, et puis odieux. Je demandai ce que c'était que M. de Talleyrand, j'appris qu'il devait sa fortune à l'empereur, et je demandai si son mot était un regret ou une plaisanterie. On me dit que c'était une moquerie et une menace, que l'empereur le méritait bien, qu'il était un ambitieux, un monstre. «En ce cas, demandai-je, pourquoi est-ce que ce Talleyrand a accepté quelque chose de lui?»

Je devais avoir bien d'autres surprises. Tous les jours j'entendais louer des actes de trahison et d'ingratitude. La politique des vieilles comtesses me brisait la tête. Mes études et mes jeux en étaient troublés et attristés.

Pauline n'était pas venue à Paris cette année-là; elle était restée en Bourgogne avec sa mère, qui, toute femme d'esprit qu'elle était, donnait dans la réaction jusqu'à la rage, et attendait les alliés comme le Messie. Dès le jour de l'an, on parla de Cosaques qui avaient franchi le Rhin, et la peur fit taire la haine un instant. Nous allâmes faire visite à une des amies de ma grand'mère vers le Château-d'Eau: c'était, je crois, chez Mme Dubois. Il y avait plusieurs personnes, et des jeunes gens qui étaient ses petits-fils ou ses neveux. Parmi ces jeunes gens, je fus frappée du langage d'un garçonnet de treize ou quatorze ans, qui, à lui seul, tenait tête à toute sa famille et à toutes les personnes en visite. «Comment, disait-il, les Russes, les Prussiens, les Cosaques sont en France et viennent sur Paris, et on les laissera faire? — Oui, mon enfant, disaient les autres, tous ceux qui pensent bien les laisseront faire. Tant pis pour le tyran, les étrangers viennent pour le punir de son ambition et pour nous débarrasser de lui. — Mais ce sont des étrangers! disait le brave enfant, et par conséquent nos ennemis. Si nous ne voulons plus de l'empereur, c'est à nous de le renvoyer nous-mêmes; mais nous ne devons pas nous laisser faire la loi par nos ennemis, c'est une honte. Il faut nous battre contre eux!» On lui riait au nez. Les autres grands jeunes gens, ses frères ou ses cousins, lui conseillaient de prendre un grand sabre et de partir à la rencontre des Cosaques. Cet enfant eut des élans de cœur admirables dont tout le monde se moqua, dont personne ne lui sut gré, si ce n'est moi, enfant qui n'osais dire un mot devant cet auditoire à peu près inconnu, et dont le cœur battait pourtant d'une émotion subite à l'idée enfin clairement énoncée devant moi du déshonneur de la France. «Oui, moquez-vous, disait le jeune garçon, dites tout ce que vous voudrez, mais qu'ils viennent, les étrangers, et que je trouve un sabre, fût-il deux fois grand comme moi, je saurai m'en servir, vous verrez, et tous ceux qui ne feront pas comme moi seront des lâches.»

On lui imposa silence, on l'emmena. Mais il avait fait au moins un prosélyte. Lui seul, cet enfant que je n'ai jamais revu et dont je n'ai jamais su le nom, m'avait formulé ma propre pensée. C'était tous des lâches ces gens qui criaient d'avance: Vivent les alliés! Je ne me souciais plus tant de l'empereur, car au milieu du dévergondage de sots propos dont il était l'objet, de temps en temps, une personne intelligente, ma grand'mère, mon oncle de Beaumont, l'abbé d'Andrezel ou ma mère elle-même, prononçait un arrêt mérité, un reproche fondé sur la vanité qui l'avait perdu. Mais la France! Ce mot-là était si grand à l'époque où j'étais née, qu'il faisait sur moi une impression plus profonde que si je fusse née sous la Restauration. On sentait l'honneur du pays dès l'enfance, pour peu qu'on ne fût pas né idiot.

Je rentrai donc fort triste et agitée, et mon rêve de la campagne de Russie me revint. Ce rêve m'absorbait et me rendait sourde aux déclamations qui fatiguaient mon oreille. C'était un rêve de combat et de meurtre. Je retrouvais mes ailes, j'avais une épée flamboyante, comme celle que j'avais vue à l'Opéra dans je ne sais plus quelle pièce, où l'ange exterminateur apparaissait dans les nuages8, et je fondais sur les bataillons ennemis, je les mettais en déroute, je les précipitais dans le Rhin. Cette vision me soulageait un peu.

 

Pourtant, malgré la joie qu'on se promettait de la chute du tyran, on avait peur de ces bons messieurs les Cosaques, et beaucoup de gens riches se sauvaient. Mme de Béranger était la plus effrayée; ma grand'mère lui offrit de l'emmener à Nohant, elle accepta. Je la donnais de grand'cœur au diable, car cela empêchait ma bonne maman d'emmener ma mère. Elle n'eût pas voulu mettre en présence deux natures si incompatibles. J'étais outrée de cette préférence pour une étrangère. S'il y avait réellement du danger à rester à Paris, c'était ma mère, avant tout, qu'il fallait soustraire à ce danger, et je commençais à faire le projet d'entrer en révolte et de rester avec elle pour mourir avec elle s'il le fallait.

J'en parlai à ma mère, qui me calma. «Quand même ta bonne maman voudrait m'emmener, me dit-elle, moi je n'y consentirais pas. Je veux rester auprès de Caroline, et plus on parle de dangers à courir, plus c'est mon devoir et ma volonté; mais tranquillise-toi, nous n'y sommes pas. Jamais l'empereur, jamais nos troupes ne laisseront approcher les ennemis de Paris. Ce sont des espérances de vieille comtesse. L'empereur battra les Cosaques à la frontière, et nous n'en verrons jamais un seul. Quand ils seront exterminés, la vieille Béranger reviendra pleurer ses Cosaques à Paris, et j'irai te voir à Nohant.»

La confiance de ma mère dissipa mes angoisses. Nous partîmes le 12 ou le 13 janvier. L'empereur n'avait pas encore quitté Paris. Tant qu'on le voyait là, on se croyait sûr de n'y jamais voir d'autres monarques, à moins que ce ne fût en visite et pour lui baiser les pieds.

Nous étions dans une grande calèche de voyage dont ma grand'mère avait fait l'acquisition, et madame de Béranger, avec sa femme de chambre et sa petite chienne nous suivait dans une grande berline à quatre chevaux. Notre équipage déjà si lourd était leste en comparaison du sien. Le voyage fut assez difficile. Il faisait un temps affreux. La route était couverte de fourgons, de munitions de campagne de toute espèce. Des colonnes de conscrits, de volontaires se croisaient, se mêlaient bruyamment et se séparaient aux cris de Vive l'empereur! vive la France! Madame de Béranger avait peur de ces rencontres fréquentes, au milieu desquelles nos voitures ne pouvaient avancer. Les volontaires criaient souvent: Vive la nation! et elle se croyait en 93. Elle prétendait qu'ils avaient des figures patibulaires et qu'ils la regardaient avec insolence. Ma grand'mère se moquait un peu d'elle à la dérobée, mais elle était très dominée par elle et ne la contredisait jamais ouvertement.

Dans la Sologne, nous rencontrâmes des soldats qui paraissaient venir de loin, d'après leurs vêtemens en guenilles et leur air affamé. Etaient-ce des détachemens rappelés d'Allemagne ou repoussés de la frontière? Ils nous le dirent; je ne m'en souviens plus. Ils ne mendiaient point; mais lorsque nous allions au pas dans les sables détrempés de la Sologne, ils pressaient nos voitures d'un air suppliant. Qu'est-ce qu'ils veulent donc? dit ma grand'mère. Ces pauvres gens mouraient de faim et avaient trop de fierté pour le dire. Nous avions un pain dans la voiture, je le tendis à celui qui se trouvait le plus à ma portée. Il poussa un cri effrayant et se jeta dessus, non avec les mains, mais avec les dents, si violemment que je n'eus que le temps de retirer mes doigts, qu'il eût dévorés. Ses compagnons l'entourèrent, et mordirent à même ce pain qu'il rongeait comme eût pu le faire un animal. Ils ne se disputaient pas, ils ne songeaient point à partager, ils se faisaient place les uns aux autres pour mordre dans la proie commune, et ils pleuraient à grosses larmes. C'était un spectacle navrant, et je ne pus me retenir de pleurer aussi.

Comment, au cœur de la France, dans un pays pauvre, il est vrai, mais que la guerre n'avait pas dévasté et où la disette n'avait pas régné cette année-là, nos pauvres soldats expiraient-ils de faim sur une grande route? Voilà ce que j'ai vu et ne puis expliquer. Nous vidâmes le coffre aux provisions, nous leur donnâmes tout ce qu'il y avait dans les deux voitures. Je crois qu'ils nous dirent que les ordres avaient été mal donnés et qu'ils n'avaient pas eu de rations depuis plusieurs jours, mais le détail m'échappe.

Les chevaux manquèrent souvent aux relais de poste, et nous fûmes obligées de coucher dans de très mauvais gîtes. Dans un de ces gîtes, l'hôte vint causer avec nous après dîner. Il était outré contre Napoléon de ce qu'il avait laissé envahir la France. Il disait qu'il fallait faire la guerre de partisans, égorger tous les étrangers, mettre l'empereur à la porte, et proclamer la république: mais la bonne, disait-il, la vraie, l'une et indivisible et impérissable. Cette conclusion ne fut point du goût de Mme de Béranger, elle le traita de jacobin: il le lui fit payer sur sa note.

Enfin, nous arrivâmes à Nohant, mais nous n'y étions pas depuis trois jours qu'un grand chagrin vint donner un autre cours à mes pensées.

Ma grand'mère, qui n'avait jamais été malade de sa vie, fit une maladie grave. Comme son organisation était très particulière, les accidens de cette maladie eurent un caractère particulier. D'abord ce fut un sommeil profond dont il fut impossible, durant deux jours, de la tirer: puis, lorsque tous les symptômes alarmans furent dissipés, on s'aperçut qu'elle avait sur le corps une large plaie gangréneuse, produite par la légère excoriation laissée par les cataplasmes salins. Cette plaie fut horriblement douloureuse et longue à fermer. Pendant deux mois il lui fallut garder le lit, et la convalescence ne fut pas moins longue.

Deschartres, Rose et Julie soignèrent ma pauvre bonne maman avec un grand dévouement. Quant à moi, je sentis que je l'aimais plus que je ne m'en étais avisée jusqu'alors. Ses souffrances, le danger de mort où elle se trouva plusieurs fois me la rendirent chère, et le temps de sa maladie fut pour moi d'une mortelle tristesse.

Madame de Béranger resta, je crois, six semaines avec nous, et ne partit que lorsque ma grand'mère fut hors de tout danger. Mais cette dame, si elle eut du chagrin ou de l'inquiétude, ne le fit pas beaucoup paraître, et je doute qu'elle eût le cœur bien tendre. Je ne sais, en vérité, pourquoi ma bonne maman, qui avait un si grand besoin de tendresse, s'était particulièrement attachée à cette femme hautaine et impérieuse en qui je n'ai jamais pu découvrir le moindre charme d'esprit ou de caractère.

Elle était fort active et ne pouvait rester en place. Elle se croyait très habile à lever ou à rectifier le plan d'un jardin ou d'un parc, et elle n'eut pas plutôt vu notre vieux jardin régulier qu'elle se mit en tête de le transformer en paysage anglais: c'était une idée saugrenue, car sur un terrain plat, ayant peu de vue, et où les arbres sont très lents à pousser, ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de conserver précieusement ceux qui s'y trouvent, de planter pour l'avenir, de ne point ouvrir de clairières qui vous montrent la pauvreté des lignes environnantes; c'est surtout, lorsqu'on a la route en face et tout près de la maison, de se renfermer autant que possible derrière des murs ou des charmilles pour être chez soi. Mais nos charmilles faisaient horreur à Mme de Béranger, nos carrés de fleurs et de légumes, qui me paraissaient si beaux et si rians, elle les traitait de jardin de curé. Ma grand'mère, au sortir de la première crise de son mal, avait à peine recouvré la voix et l'ouïe, que son amie lui demanda l'autorisation de mettre la coignée dans le petit bois et la pioche dans les allées. Ma grand'mère n'aimait pas le changement, mais elle avait la tête si faible en ce moment, et d'ailleurs Mme de Béranger exerçait sur elle une telle domination, qu'elle lui donna pleins pouvoirs.

77 On assurait qu'il avait grandi d'un pied pendant la campagne.
88 Je crois que c'était la Mort d'Abel, de je ne sais qui.