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Horace

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«Eh bien, il faut vous ouvrir mon coeur, quoiqu'un serment terrible me lie. Je ne puis agir en aveugle dans une circonstance aussi grave; il me faut un bon conseil, et vous seul pouvez me le donner. Voyons! mettez-vous à ma place: si vous étiez engagé sur la vie, sur l'honneur, sur tout ce qu'il y a de sacré, à partager les convictions et à seconder les efforts d'un homme en matière politique, et si tout à coup vous aperceviez que cet homme se trompe, qu'il va commettre une faute, compromettre sa cause… je dis plus, si vos idées avaient dépassé les siennes, et que ses principes fussent devenus absurdes à vos yeux dessillés, pensez-vous qu'il aurait le droit de vous mépriser; pensez-vous que quelqu'un au monde aurait celui de vous blâmer, pour avoir délaissé l'entreprise et rompu avec ses moteurs à la veille d'y mettre la main? Dites, Théophile: ceci est bien sérieux. Il y va de ma réputation, de ma conscience, de tout mon avenir.

– D'abord, lui dis-je, je suis heureux de vous entendre parler de votre avenir; car il y a un mois que je m'effraie de vos idées sombres et de vos continuelles pensées de mort. Maintenant vous me prenez pour arbitre à propos d'un fait ou d'un sentiment politique. Me voilà bien embarrassé; vous savez combien ma position est fausse sur ce terrain-là: fils de gentilhomme, ami et parent de légitimistes, j'ai une sorte de dignité extérieure assez délicate à garder. Bien que mes principes, mes certitudes, ma foi, mes sympathies soient encore plus démocratiques peut-être que ceux de Laravinière et consorts, je ne puis, chose étrange et pénible, leur donner la main pour faire un seul pas avec eux. J'aurais l'air d'un transfuge; je serais méprisé dans le camp où j'ai été élevé; je serais repoussé avec méfiance de celui où je viendrais me présenter. Mon sort est celui d'un certain nombre de jeunes gens sincères qui ne peuvent désavouer du jour au lendemain la religion de leurs pères, et qui pourtant ont le coeur chaud et le bras solide. Ils sentent que la cause du passé est perdue, qu'elle ne mérite pas d'être disputée plus longtemps, que la victoire des novateurs est juste et sainte. Ils voudraient pouvoir arborer les couleurs nouvelles de l'égalité, qu'ils aiment et qu'ils pratiquent. Mais il y a là une question de convenances qu'on ne leur permet pas de violer, et que, de toutes parts, on les force à respecter, quoique, de toutes parts, on sache aussi bien qu'eux qu'elle est arbitraire, vaine et injuste. Je suis donc forcé de m'abstraire de tout concours à l'action politique; et quand je serai électeur, j'ignore absolument s'il me sera possible de voter avec l'impartialité et le discernement que je voudrais apporter à cette noble fonction. En un mot, je me suis retranché jusqu'à nouvel ordre, et qui sait pour combien d'années, dans un jugement philosophique des hommes et des choses de mon temps. C'est une souffrance profonde parfois, quand je me souviens que j'ai vingt-cinq ans, et que j'ai l'ardeur et le courage de ma jeunesse; c'est aussi une jouissance infinie quand je considère que les passions politiques, avec leurs erreurs, leurs égarements, leurs crimes involontaires, me sont pour longtemps interdites, et que je puis garder sans lâcheté ma religion sociale dans toute sa candeur. Mais comment voulez-vous qu'un homme ainsi séparé de vos mouvements et isolé de vos agitations vous montre la direction que vous devez prendre, vous, républicain de nature, de position, et pour ainsi dire de naissance?

– Tout ce que vous dites là, reprit Horace, me donne beaucoup à penser. Il y a donc une autre manière d'aimer la république et d'en pratiquer les principes, que de se jeter en aveugle et à corps perdu dans les mouvements partiels qui préparent sa venue? Oui, certes, je le savais bien, je le sentais bien, et il y a longtemps que j'y songe! il est une région de persévérance et d'action philosophique au-dessus de ces orages passagers! il est un point de vue plus vrai, plus pur, plus élevé que toutes les déclamations et les conspirations émeutières!

– Je n'ai tranché ainsi la question, répondis-je, que par rapport à moi et à cause de ma situation pour ainsi dire exceptionnelle dans le mouvement présent. J'ignore ce que je ferais à votre place; cependant, je puis vous dire que si j'étais royaliste, légitimiste et catholique, comme la plupart des jeunes gens de ma caste, je n'hésiterais pas à me joindre à la duchesse de Berri, comme à un principe.

– Vous feriez la guerre civile? dit Horace; eh bien, voilà ce qu'on me propose, voilà où l'on veut m'entraîner. Et moi je répugne à de tels moyens, et j'attends mieux de la Providence.

– A la bonne heure! En ce cas, vous renoncez à jouer un rôle actif; car une révolution parlementaire ne peut manquer de durer au moins un siècle, au point où en sont les choses.

– Un siècle! Le peuple n'attendra pas un siècle! s'écria Horace, oubliant la question personnelle pour la question générale.

– Soyez donc d'accord avec vous-même, lui dis-je: ou il y aura des révolutions violentes, et par conséquent des conflits rapides et énergiques entre les citoyens, ou bien il y aura de longs débats de paroles, une lutte patiente de principes, un progrès sûr, mais lent, où nous n'aurons rien à faire, vous et moi, qu'à profiter pour notre compte des enseignements de l'histoire. C'est déjà beaucoup, et je m'en contente.

– Ce sera plus prompt que vous ne croyez, et pour ma part je compte bien aider à l'oeuvre, soit par la parole, soit par les écrits, si je puis trouver une tribune ou un journal.

– En ce cas, vous n'hésitez pas à vous retirer de toute émeute, et j'approuve votre fermeté courageuse, car la tentation est forte, et moi-même qui ne puis y prendre part, j'ai souvent de la peine à y résister.

– Oui, sans doute, ce sera un grand courage, dit Horace avec un peu d'emphase; mais je l'aurai, parce que je dois l'avoir. Ma conscience me fait d'amers reproches de m'être laissé entraîner à ces projets incendiaires; je lui obéis. Vous m'avez rendu un grand service, Théophile, de m'avoir expliqué à moi-même. Je vous en remercie.»

Je ne voyais pas trop en quoi j'avais éclairci Horace sur un point qu'il avait posé nettement dès le commencement de l'explication; et, le trouvant si bien d'accord avec lui-même, j'allais le quitter, lorsqu'il me retint.

«Vous n'avez pas répondu à ma question, me dit-il.

– Vous ne m'en avez point fait que je sache, répondis-je.

– Pardieu! reprit-il, je vous ai demandé si quelqu'un de mes amis ou de mes prétendus coopinionnaires, si Jean le bousingot, par exemple, pourrait s'arroger le droit de me blâmer en me voyant renoncer aux folies de la conspiration émeutière, pour rentrer dans cette voie plus large et plus morale dont je n'aurais jamais dû sortir.

– D'après ce que vous me dites, je vois, répondis-je, que vous avez commis une faute. Vous vous êtes lié par des promesses à quelque affiliation…

– C'est mon secret,» reprit-il précipitamment. Puis il ajouta: «Je ne connais ni affiliation, ni conspiration; mais Laravinière est un fou, un exalté, comme bien vous savez. Il n'en fait aucun mystère à ses amis, et personne n'ignore qu'il est en avant dans toutes les bagarres de faubourg. Vous devez bien pressentir que nous n'avons pas habité la même maison pendant plusieurs mois, sans qu'il m'entretint de ses rêves révolutionnaires. Dans un moment de désespoir de toutes choses et de complet abandon de moi-même, j'ai désiré des émotions, des combats, des dangers et, pourquoi ne l'avouerais-je pas, une mort tragique, à laquelle se serait attachée quelque gloire. Je me suis livré comme un enfant, et, si je m'arrête aujourd'hui, il ne manquera pas de dire que je recule. Dans son héroïsme grossier, il m'accusera d'avoir peur, et je serai forcé peut-être de me battre avec lui pour lui prouver que je ne suis point un lâche.

– Dieu nous préserve d'un pareil incident! m'écriai-je. Il vous faut éviter à tout prix la nécessité de vous couper la gorge avec un de vos meilleurs amis. Mais je ne crois pas qu'il y mette la violence et la brutalité que vous supposez. Une franche et loyale explication de vos idées, de vos principes et de vos résolutions, lui fera juger plus sainement de votre caractère.

– Malheureusement, reprit Horace, Jean n'a ni idées ni principes. Ses résolutions ardentes sont le résultat de ses instincts belliqueux, de son tempérament sanguin, comme vous diriez. Il ne me comprendra pas, et il m'accusera, et puis il y a un danger beaucoup plus grave que celui de l'irriter et de croiser l'épée avec lui: c'est le bruit qu'il va faire de ma prétendue défection parmi ses compagnons, bousingots, braillards et tracassiers, qui ne savent que déclamer dans les estaminets, détonner la Marseillaise, échanger quelques horions avec les sergents de ville, et se dissiper avec la fumée du premier coup de fusil. Je suppose que leurs folles entreprises réussissent, que le peuple prenne parti pour eux et avec eux un beau matin, que le gouvernement bourgeois soit culbuté, et qu'un essai de république commence; ces jeunes gens-là, véritables mouches du coche, vont se faire passer pour des héros. Il y a tant de charlatanisme en ce monde, et les mouvements révolutionnaires favorisent si bien cette sale puissance, qu'on les proclamera peut-être les sauveurs de la patrie. Ils auront donc un pied à l'étrier; et moi je serai rejeté bien loin, et taxé par eux de m'être caché dans les caves au jour du danger. Voyez! les choses les plus bouffonnes ont parfois des résultats sérieux. Savez-vous que les principaux chefs de l'opposition de 1830 ont perdu beaucoup de leur influence sur les masses pour avoir désavoué l'émeute au 27 juillet, et pour avoir à peine compris, le 28, que c'était une révolution? A plus forte raison, moi, jeune homme obscur, qui n'ai encore pour m'étayer et me développer que ce misérable noyau d'étudiants bousingots, serai-je entaché et comme flétri, au début de ma carrière, par les souvenirs arrogants et les accusations stupides de ces gens-là? Qu'en pensez-vous? Voilà ce que je vous demande.

 

– Je vous répondrai, mon cher Horace, que tout est possible, mais qu'il y a un moyen sûr d'échapper à de pareilles accusations: c'est d'être logique, et de ne prendre part à aucune action violente, le lendemain beaucoup moins encore que la veille. Vous êtes philosophe comme moi, ou révolutionnaire comme l'ami Jean. Il n'y a pas de terme moyen. Si vous conservez vos rêves d'ambition, vous avez besoin de l'opinion des masses. Vous n'avez encore pour milieu qu'une coterie; il faut plaire à cette coterie, marcher avec elle, et lui obéir afin de la convaincre, de l'éblouir et de la dominer plus tard. Si vous pensez comme moi, que le moment n'est pas venu pour les hommes sérieux de voir réaliser leurs principes; si vous croyez (comme vous l'avez dit en commençant cette conversation) que les entreprises où l'on vous pousse compromettent la cause de la liberté, il faut être bien résolu d'avance à ne pas chercher des avantages personnels dans un résultat inespéré. Il faut remettre votre carrière politique à des temps plus éloignés. Vous êtes jeune, vous verrez peut-être arriver le triomphe de la civilisation par des moyens conformes à vos principes de morale.»

Horace ne me répondit rien, et revint avec moi tout rêveur et tout triste. En arrivant à ma porte, il me remercia de mes avis, les déclara logiques et rationnels, et me quitta sans me dire à quel parti il s'arrêtait. Je partais le lendemain matin.

Dans la soirée, inquiet de la manière dont nous nous étions séparés, et craignant qu'il ne se portât à quelque résolution dangereuse, j'allai chez lui, mais je ne le trouvai pas, et M. Chaignard me dit de l'air le plus gracieux:

«M. Dumontet est parti pour là province depuis une heure, il a reçu une lettre de ses parents; madame sa mère est à l'extrémité. Le pauvre jeune homme est parti tout bouleversé. Il m'a laissé la moitié de ses effets en dépôt. Sans doute il reviendra dans peu de jours.»

Je montai chez Laravinière. «Avez-vous vu Horace? lui demandai-je – Non, me dit-il; mais Louvet l'a vu monter en diligence d'un air aussi peu affligé que s'il allait hériter d'un oncle, au lieu d'enterrer sa mère.

– Vraiment, vous le haïssez trop, m'écriai-je; vous êtes cruel pour lui; Horace est un bon fils, il adore sa mère.

– Sa mère! répondit Jean en levant les épaules; elle n'est pas plus malade que vous et moi.»

Il ne voulut pas s'expliquer davantage.

XXV

Le choléra fit assez de ravages dans la ville voisine de nos campagnes; mais il ne passa point la rivière, et les habitants de la rive gauche, desquels nous faisions partie, furent préservés. Dans l'attente d'une irruption toujours possible, je restai dans ma petite propriété, voyant tous les jours la famille de Chailly, dont le château était situé à la distance d'un quart de lieue, et veillant avec sollicitude sur ma vieille amie la comtesse, et sur ses petits-enfants dont elle était beaucoup plus occupée que leur mère, la merveilleuse vicomtesse Léonie. Cette dernière, quoique fort bienveillante pour moi dans ses manières, me déplaisait de plus en plus. Ce n'est pas qu'elle manquât d'esprit, ni de caractère. Elle avait certaines qualités brillantes à l'extérieur, qui attiraient également les gens très-affectés et les gens très-ingénus: ceux-ci, la prenant de bonne foi pour la femme supérieure qu'elle voulait être, et ceux-là souscrivant à ses prétentions, moyennant une convention tacite, passée avec elle, d'être reconnus pour hommes supérieurs eux-mêmes. Elle avait à Chailly comme à Paris, une petite cour assez ridicule, et même plus ridicule qu'à Paris; car elle la recrutait de plusieurs gentilshommes campagnards, élégants frelatés dont elle se moquait cruellement avec les élégants de meilleur aloi qu'elle avait amenés de Paris. Ces pauvres jeunes gens du cru se guindaient pour être à la hauteur de son bel esprit, et n'en étaient que plus sots; mais ils montaient à cheval avec elle, la suivaient à la chasse, bourdonnaient sur sa piste; où papillonnaient autour de son étrier, sans s'apercevoir qu'ils n'étaient accueillis que pour faire nombre au cortège, et afin que les femmes de la province eussent à dire, avec dépit, que la vicomtesse accaparait tous les hommes du département.

La comtesse, habituée à la haute tolérance de la bonne compagnie, menait une vie à part dans le château. Elle surveillait les enfants, les précepteurs et gouvernantes, les travaux de la terre et l'ordre de la maison. Alerte et vigilante, malgré son grand âge, elle était si nécessaire à l'indolente Léonie, qu'elle en obtenait des égards et des gracieusetés où l'affection n'entrait cependant pour rien. Le vicomte, son fils, était un personnage fort nul, indulgent par insouciance, et très-disposé à tout permettre à sa femme à condition qu'elle ne le gênerait en rien. Riche et borné, il était plus occupé à dépenser son bien avec des demoiselles de l'Opéra qu'à le faire prospérer avec sa mère. Il était presque toujours à Paris, et, pour se faire pardonner ses absences un peu équivoques, il s'acquittait scrupuleusement des nombreuses emplettes de toilette dont le chargeait la vicomtesse. C'était là le véritable lien conjugal entre eux, et le secret de leur bonne intelligence. Le pauvre homme aimait ses enfants instinctivement, et sa mère avec plus de tendresse qu'il n'en avait jamais eu pour personne; mais il ne la comprenait pas, et il était incapable de donner à ses enfants une bonne direction. Tout dans cette famille respirait extérieurement l'union et l'harmonie, quoique en réalité ce ne fût pas une famille, et que, sans le dévouement absolu et infatigable de la veille femme qui en était le chef et la providence, il n'eût pas été possible aux autres de vivre vingt-quatre heures sous le même toit.

J'étais depuis peu de jours dans le pays, lorsque je reçus un billet d'Horace, daté de sa petite ville, «Ma mère est sauvée, me disait-il. Je retourne à Paris la semaine prochaine; je passe à vingt lieues de chez vous. Si vous y êtes encore, je puis faire un détour et aller causer avec vous quelques heures sous les tilleuls qui vous ont vu naître. Un mot, et je trace mon itinéraire en conséquence.»

Eugénie fit une petite moue quand je lui dis que j'avais répondu à ce billet par une invitation empressée; mais lorsque Horace arriva, elle ne lui en fit pas moins les honneurs de notre humble manoir avec l'obligeance digne et simple dont elle ne pouvait se départir.

Madame Dumontet n'avait pas été aussi gravement malade que son mari l'avait écrit à Horace sous l'influence d'une première inquiétude. Le choléra n'avait pas été par là, et Horace avait trouvé sa mère presque rétablie; mais il n'avait pu s'arracher tout à coup des bras de ses parents, et s'il eût voulu les croire, il aurait passé avec eux le reste de l'été.

«Mais cette petite ville m'est devenue intolérable, dit-il, et j'ai senti cette fois plus vivement que jamais que j'en ai fini avec mon pauvre pays. Quelle existence, mon ami, que cette économie sordide à l'abri de laquelle on végète là, sans honneur, sans jouissance et sans utilité! Quelles gens que ces provinciaux, envieux, ignares, encroûtés et vains! S'il me fallait rester parmi eux trois mois entiers, je vous jure que je me brûlerais la cervelle.»

Le fait est que les habitudes modestes, l'esprit de contrôle un peu taquin, et l'obscurité un peu forcée des petites villes, étaient inconciliables avec les goûts et les besoins que l'éducation avait créés à Horace. Ses bons parents avaient tout fait pour qu'il en fût ainsi, et cependant ils étaient naïvement stupéfaits du résultat de leur ambition. Ils ne comprenaient rien aux énormes dépenses de ce jeune homme qu'ils voyaient si dédaigneux des plaisirs de leur endroit, le bal public, le café, les actrices ambulantes, la chasse, etc. Ils s'affligeaient de l'ennui mortel qui le gagnait auprès d'eux, et qu'il n'avait pas la force de leur cacher. Son intolérance pour leur prudence en matière de politique, son mépris acerbe pour leurs vieux amis, son dégoût devant les caresses et les avances des parents campagnards, sa mélancolie sans cause avouée, ses déclamations contre le siècle de l'argent (avec de si grands besoins d'argent), son humeur sombre et inégale, ses mystérieuses réticences lorsqu'il était question de femmes, d'amour ou de mariage, c'étaient là autant de chagrins profonds et dévorants pour eux, et surtout pour la pauvre mère, qui voulait découvrir en lui quelque cause de malheur exceptionnel, inouï, ne voyant pas que les autres enfants de sa province, élevés comme lui, maudissaient comme lui leur sort.

Quelques heures d'entretien avec Horace m'apprirent toute l'anxiété de sa famille, tout l'ennui qu'il en avait ressenti, et tous les torts qu'il avait eus, quoiqu'il ne me les avouât qu'en les présentant comme des conséquences inévitables de sa position. Il était obsédé des questions inquiètes que son père s'était permis de lui faire sur ses études et sur ses projets. Il était supplicié par les recommandations et les instances de sa mère, relativement à son travail et à sa dépense. Enfin, après avoir récriminé, déclamé, pleuré de rage et de tendresse en me peignant l'amour aveugle et inintelligent des chers et insupportables auteurs de ses jours, il conclut à un besoin immodéré de se distraire, afin de secouer tous ses dégoûts, et il me demanda de le mener au château de Chailly, où il avait appris qu'une belle partie de chasse se préparait.

Une heure après, il fut invité par la comtesse elle-même, qui vint, au milieu de sa promenade, se reposer un instant chez moi, comme elle le faisait souvent. Elle avait compris Eugénie au premier coup d'oeil, et avait conçu pour elle une bienveillante sympathie. Horace fut frappé de l'amicale familiarité avec laquelle cette grande dame s'assit auprès de la fille du peuple, de la maîtresse du carabin, et lui parla simplement et affectueusement. Il remarqua aussi le bon sens et la dignité qu'Eugénie mit dans cet entretien avec la comtesse. A partir de ce jour il eut pour elle un respect qui se démentit rarement, et abjura presque toutes ses anciennes préventions.

L'arrivée d'Horace au château fut une bonne fortune pour la vicomtesse, qui commençait à s'ennuyer de son entourage, et qui se souvenait d'avoir trouvé de l'esprit et de l'originalité à ce jeune homme. Elle lui fit d'agréables reproches de l'avoir négligée à Paris.

«Vous avez trouvé notre maison ennuyeuse, lui dit-elle avec ce ton où la flatterie tenait de si près à la moquerie qu'il était difficile de savoir jamais laquelle des deux l'emportait; nous le serons peut-être moins ici; et d'ailleurs à la campagne, on est moins difficile.

– C'est cette considération qui m'a donné le courage de me présenter devant vous, Madame,» répondit Horace avec une humilité impertinente qui ne fut pas mal reçue.

La vicomtesse ne se connaissait pas plus en véritable esprit qu'en véritable mérite. Elle ne cherchait dans un homme qu'une seule capacité, celle qui consiste à savoir louer et aduler une femme. Au premier coup d'oeil elle se rendait compte de l'effet qu'elle pouvait produire sur l'esprit d'un nouveau venu; et s'il n'y avait pas de prise pour elle sur cet esprit-là, elle ne se donnait point de peine inutile, et le traitait tout de suite en ennemi. En cela consistait tout son tact. Elle ne se compromettait vis-à-vis de personne, et ne reculait devant aucune inimitié. Elle savait se faire assez de partisans pour ne pas craindre les adversaires. Pour juger les hommes qui l'approchaient, elle n'avait donc qu'un poids et qu'une mesure: quiconque ne l'appréciait pas était tenu, sans retour et sans appel, pour un butor, un cuistre ou un sot; quiconque la remarquait et cherchait à se faire remarquer par elle, était noté et enrôlé d'avance dans la brigade de ses favoris ou de ses protégés. Les manières timides, l'émotion d'un jeune adorateur, lui plaisaient; mais l'audace d'un fat entreprenant lui plaisait davantage. Froide et maladive, elle ne pouvait pas être tout à fait galante; mais elle était coquette et dissolue à sa manière, et donnait de prétendus droits sur son coeur, toutes sortes d'espérances, et du minces faveurs, à plusieurs hommes à la fois, tout en ayant l'habileté de faire croire à chacun, qu'il était le premier et le dernier qu'elle eût aimé ou qu'elle dût aimer. Comme il n'est point de méchant caractère qui n'ait, comme on dit, les qualités de ses défauts, on pouvait dire, à sa louange, qu'elle n'avait pas d'hypocrisie avec le monde, et qu'elle n'affectait pas les principes qu'elle n'avait pas. Elle montrait beaucoup d'indépendance dans ses idées et d'excentricité dans sa conduite. Elle ne croyait à aucune vertu; mais, ne blâmant aucun vice, elle parlait des autres femmes avec plus de loyauté que ne le font ordinairement les femmes du monde. Elle le faisait sans ménagement et sans malice, ne se piquant pas de pudeur à cet égard, et n'en ayant pas plus que de passion.

 

Horace ne songea pas même à douter de cette supériorité féminine qui recherchait son hommage. Il l'accepta d'emblée, non-seulement parce qu'elle était riche, patricienne, courtisée et parée, et que tout cela était neuf et séduisant pour lui, mais encore parce qu'il avait absolument la même manière de juger les gens, et de les prendre, comme elle, en affection ou en antipathie selon qu'il était goûté ou dédaigné. Dès le premier jour où le regard de la vicomtesse avait croisé le sien, ce mutuel besoin de l'admiration d'autrui qui les possédait s'était manifesté. Leurs vanités réciproques s'étaient prises corps à corps, se défiant et s'attirant comme deux champions avides de mesurer leurs forces et de se glorifier aux dépens l'un de l'autre.

La vicomtesse songea toute la nuit aux trois toilettes qu'elle ferait le lendemain. D'abord elle apparut dès le matin sur le perron, en robe de chambre si blanche, si fine, si flottante, qu'elle rappelait Desdemona chantant la romance du Saule. Puis, pendant qu'on apprêtait les chevaux, elle se costuma en amazone du temps de Louis XIII, risquant une plume noire sur l'oreille, qui eût été de mauvais goût au bois de Boulogne, et qui était fort piquante et fort gracieuse au fond des bois de Chailly. Au retour de la chasse, elle fit une toilette de campagne d'un goût exquis, et se couvrit de tant de parfums qu'Horace en eut la migraine.

Quant à lui, il s'était levé avant le jour pour s'équiper en chasseur convenable, et grâce à ma garde-robe, il s'improvisa un costume qui ne sentait pas trop le basochien de Paris. Je le prévins que mon cheval était un peu vif, et l'engageai à le traiter doucement. Ils partirent en assez bonne intelligence; mais quand le cavalier fut sous le feu des regards de la châtelaine, il ne tint compte de mes avis, et eut de rudes démêlés avec sa monture. La galerie remarqua qu'il ne savait nullement gouverner un cheval.

«Vous montez en casse-cou, mon cher, lui cria familièrement le comte de Meilleraie, adorateur principal de la vicomtesse; vous vous ferez écraser contre la muraille.»

Horace trouva la leçon de mauvais goût, et, pour prouver qu'il la méprisait, il fit cabrer son cheval avec rage. Il était hardi et solide, quoiqu'il eût peu de leçons de manège, et sachant bien qu'il ne pouvait lutter d'art et de science avec les écuyers expérimentés et pédants qui entouraient la vicomtesse, il voulut du moins les éclipser par son audace. Il réussit à effrayer la dame de ses pensées, au point qu'elle le supplia en pâlissant d'avoir plus de prudence. L'effet était produit, et le triomphe d'Horace sur tous ses rivaux fut assuré. Les femmes prisent plus le courage que l'adresse. Les hommes soutinrent que c'était un genre détestable, et qu'aucun d'eux ne voudrait prêter son cheval à un pareil fou; mais la vicomtesse leur dit qu'aucun d'eux n'oserait faire de pareilles folies et risquer sa vie avec autant d'insouciance. Comme elle voyait fort bien que toute cette crânerie d'Horace était en son honneur, elle lui en sut un gré infini, et s'occupa de lui seul tout le temps de la chasse. Horace l'y aida merveilleusement en ne la quittant presque pas, et en montrant pour la chasse en elle-même toute l'indifférence qu'il y portait. Il ne savait pas plus chasser que manier un cheval, et comme il n'y eût fait que des fautes, il affecta un profond mépris pour cette passion grossière.

«Pourquoi êtes-vous donc venu? lui dit madame de Chailly, qui voulait provoquer une réponse galante.

– J'y viens pour être auprès de vous,» répondit-il sans façon.

C'était plus que n'avait attendu la vicomtesse. Mais les circonstances servaient bien Horace; car cette brusque déclaration qu'il lui jetait à la tête, et qu'un peu plus de savoir-vivre lui eût fait tourner plus délicatement, sembla à celle qui la recevait l'effet d'une passion violente et prête à tout oser. Cette femme, d'une beauté contestable et d'un coeur problématique, n'avait jamais été aimée. On l'avait attaquée et poursuivie par curiosité ou par amour-propre. Jamais on ne l'avait désirée, et elle ne désirait rien tant elle-même que d'inspirer un amour emporté, dût-il compromettre la réputation de délicatesse, de goût et de fierté qu'elle avait travaillé à se faire. Elle espérait peut-être qu'un tel amour éveillerait en elle les émotions d'un enthousiasme qu'elle ne connaissait pas. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que son imagination était satisfaite à tous autres égards; que sa vanité était blasée sur les triomphes de l'esprit et de la coquetterie, et qu'elle n'avait jamais éprouvé les transports que la beauté allume et que la passion entretient. Elle était lasse d'adulations, de soins et de fadeurs. Elle voulait voir faire des folies pour elle; elle voulait, non plus de l'excitation, mais de l'enivrement, et Horace semblait tout disposé à ce rôle d'amant furieux et téméraire dont la nouveauté devait faire cesser la langueur et l'ennui des vulgaires amours.

Cette pauvre femme avait eu cependant un ami dans sa vie, et elle l'avait conservé. C'était le marquis de Vernes, qui, à l'âge de cinquante ans, avait été son premier amant. Il y avait de cela une vingtaine d'années, et le monde ne l'avait pas su, ou n'en avait jamais été certain. Ami de la maison, ce roué habile avait profité des premiers sujets de dépit que l'infidélité du vicomte de Chailly avait donnés à sa femme. Il avait été le confident des chagrins de Léonie, et il en avait abusé pour séduire une enfant sans expérience, qui le regardait comme un père et se fiait à lui. Jusque-là cette infortunée n'avait eu d'autre défaut que la vanité; cet affreux début dans la vie, avec un vieux libertin, développa des vices dans son coeur et dans son intelligence. Elle eut horreur de sa chute, se sentit avilie, et se crut perdue à jamais, si, à force de science et de coquetterie, elle ne parvenait à s'en relever. Le marquis l'y aida; non qu'il fût accessible au remords, mais parce que, dans l'espèce de morale qu'il s'était faite de ses vices, il tenait à honneur de ne pas flétrir une femme aux yeux du monde et aux siens propres. C'était un homme singulier, mystérieux, profond en ruses, et d'une dissimulation froide, au milieu de laquelle régnait une sorte de loyauté. Né pour la diplomatie, mais éloigné de cette carrière par les événements de sa vie, il avait fait servir sa puissance secrète à satisfaire ses passions, non sans vanité, du moins sans scandale. Par exemple, il se piquait d'être ce que les femmes du monde appellent un homme sûr; et bien qu'à son regard doucereusement cynique, à ses propos délicatement obscènes, à son ton finement dogmatique en matière de galanterie, on reconnût en lui le libertin supérieur, le débauché de premier ordre, jamais le nom d'une de ses maîtresses, fût-elle morte depuis quarante ans en odeur de sainteté, ne s'était échappé de ses lèvres; jamais une femme n'avait été compromise par lui. Éconduit, il ne s'était jamais plaint; trahi, il ne s'était jamais vengé. Aussi le nombre de ses conquêtes avait été fabuleux, quoiqu'il eût toujours été fort laid. N'aimant point par le coeur, et sachant bien qu'il ne devait ses triomphes qu'à son adresse, il n'avait jamais été aimé; mais partout il s'était rendu nécessaire, et avait conservé ses droits plus longtemps que ne le font les hommes qu'on aime, et qui nuisent à la réputation et au repos. Tant qu'il désirait, il était le persécuteur le plus dangereux du monde, et fascinait par une audace persévérante et glacée. Dès qu'il possédait, il redevenait non-seulement inoffensif, mais encore utile et précieux. Il se conduisait généreusement, faisait les actes du dévouement le plus délicat, travaillait à réparer l'existence de la femme qu'il avait souillée, en un mot, relevait en public, par sa tenue, ses discours et sa conduite, la réputation de celle qu'il avait perdue en secret. Il faisait tout cela froidement, systématiquement, soumettant toutes ses intrigues à trois phases bien distinctes, tromper, soumettre et conserver. Au premier acte, il inspirait la confiance et l'amitié; au second, le honte et la crainte; au troisième, la reconnaissance et même une sorte de respect: bizarre résultat de l'amour à la fois le plus déloyal et le plus chevaleresque qui soit jamais passé par une cervelle humaine.