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Horace

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La vicomtesse Léonie avait été une des dernières victimes du marquis. Désormais elle était la femme à laquelle il se montrait le plus dévoué. Le drame immonde de la séduction avait été aussi plus sérieux pour lui, avec elle, qu'avec la plupart des autres. Il n'avait pas trouvé chez elle le moindre entraînement, et il avait été forcé d'attaquer et de flatter sa vanité, plus ingénieusement et plus patiemment peut-être qu'il ne l'avait fait de sa vie. Sa triste victoire avait excité chez Léonie un dégoût profond, un ressentiment amer, voisin de la haine et de la fureur. Elle l'avait menacé de dévoiler sa conduite à sa famille, de demander vengeance à son mari, même de se faire justice elle-même en le poignardant. Cette réaction violente n'était pas chez elle l'effet de la vertu outragée, mais celui de la vanité blessée et humiliée. Elle, si hautaine et si éprise d'elle-même, appartenir à un homme vieux, laid et froid! Elle en faillit mourir, et ce fut là le le plus grand chagrin de sa vie. Le marquis en fut effrayé, lui qui ne l'avait jamais été; aussi travailla-t-il à la rassurer et à la relever à ses propres yeux avec un soin et un zèle qui dépassaient tous ses miracles précédents en ce genre. Pour rien au monde il n'eût voulu laisser dans une âme si dédaigneuse et si vindicative un souvenir odieux. Il alla jusqu'à jouer le remords, le désespoir et la passion, et il le fit si bien, que la vicomtesse crut être le premier amour de ce vieillard blasé. Son premier soin fut de lui trouver et de lui donner un amant qui consolât son amour-propre, et il y parvint sans que cet homme se doutât de son plan et s'aperçût de son concours. Léonie ne savait pas que le marquis avait agi ainsi avec toutes les femmes dont il avait voulu rester l'ami; et puis il fit pour elle cette différence, qu'avec les autres il avait parlé en philosophe du dix-huitième siècle, et qu'avec elle il parla en héros du dix-neuvième. Il feignit de se sacrifier, de s'arracher le coeur en se donnant un rival; et comme elle aimait à se croire capable d'inspirer un sentiment sublime, elle accepta le rôle nouveau qu'il venait de créer pour elle. De son côté, il y goûta le plaisir d'inspirer une reconnaissance exaltée; et ils jouèrent ensemble cette comédie tout le reste de leur vie. Il fut le confident résigné de tous ses caprices et l'entremetteur sentimental de toutes ses intrigues. Trop vieux désormais pour prétendre au partage, il s'en consola en se voyant prôné et cajolé ouvertement par une femme qui eût rougi d'avouer l'origine de leur intimité, mais qui le déclarait l'homme le plus remarquable, le plus grand esprit, et le plus beau caractère qu'elle eût jamais rencontré. Les femmes de seconde et de troisième jeunesse, qui avaient connu le marquis à leurs dépens, n'étaient pas dupes de cette amitié filiale; mais elles ne se vantaient pas d'en avoir deviné la cause; et lorsqu'il arrivait à quelqu'une d'entre elles de dire amen à tous les éloges que décernait Léonie au marquis, c'était quelque chose d'assez curieux que la contenance chaste et calme de ces deux femmes qui espéraient se tromper réciproquement, et qui savaient très-bien l'amer secret l'une de l'autre.

Il ne fallut qu'une journée au marquis pour deviner le penchant de la vicomtesse pour Horace. Comme, au point de vue de la prudence, qui est toute la morale du monde, il ne lui avait jamais donné que de bons conseils, il vit d'abord cette inclination d'un mauvais oeil. Il ne pouvait pas suivre la chasse; mais il lut sur le front du jeune roturier, lorsqu'au retour celui-ci aida la vicomtesse à descendre de cheval, que ses espérances avaient couru le grand galop. Il pénétra dans les appartements de Léonie pendant qu'elle se faisait coiffer par une de ces soubrettes comme il en reste peu, devant lesquelles on ne se gêne pas. Assister à la toilette des dames était un privilège de l'ancien régime auquel l'âge du marquis l'autorisait encore.

«Ah ça! ma chère enfant, dit-il à Léonie, j'espère que si vous vous coiffez pour ce beau brun qui nous est tombé des nues, vous n'allez pas du moins vous coiffer de lui. C'est un garçon de bonne mine, et qui cause bien, j'en tombe d'accord; mais c'est un homme qui ne vous convient pas.

– Comme je suis habituée à vos plaisanteries, je ne me défendrai pas de cette supposition, répondit la vicomtesse en riant; mais dites-moi toujours pourquoi cet homme-là ne me conviendrait pas.

– Vous le savez bien, vous la femme la plus clairvoyante et la plus perspicace de la terre.

– Ma perspicacité ne m'a rien dit; car je n'ai pas fait à lui la moindre attention.

– En ce cas, je vais vous le dire, reprit le marquis, à qui ce mensonge n'en imposait nullement: ce monsieur-là est un homme de rien, un être commun, une espèce en un mot.

– Cher ami, ceci n'a pas de sens pour moi, dit la vicomtesse; vous oubliez toujours que je date mes opinions et mes idées d'après la révolution.

– Je date d'auparavant, et je n'ai cependant pas plus de préjugés que vous, ma chère vicomtesse; mais il y a des faits, et je les observe. Les gens d'une certaine classe peuvent avoir des qualités qui nous manquent; mais ils ont aussi des défauts que nous n'avons pas, et qui ne peuvent pas transiger avec les nôtres. Je ne leur refuse ni le talent, ni l'instruction, ni l'énergie; mais je leur refuse positivement le savoir-vivre.

– Est-ce que ce garçon en a manqué? dit la vicomtesse d'un air distrait; je n'y ai pas pris garde.

– Il n'en a pas manqué encore; il n'en manquera pas, tant qu'il ne s'agira que de se tenir parmi vos humbles serviteurs. Il ne pourrait, dans cette situation, que manquer parfois d'usage, et vous savez que je n'attache pas d'importance à de telles misères; mais si vous releviez à une hauteur pour laquelle il n'est point fait, vous le verriez bientôt, comme tous ses pareils en pareil cas, manquer de tact, de réserve, de goût et de tenue, et vous auriez bientôt à rougir de lui.

– Mais vraiment, s'écria la vicomtesse avec un rire forcé, vous en parlez comme d'une chose arrêtée dans ma pensée, et je n'ai pas seulement songé à regarder comment il a le nez fait.»

Horace avait dans le marquis un dangereux adversaire, et, s'il s'en fût douté, il l'aurait certainement indisposé encore plus par sa hauteur et ses bravades. Mais le pauvre enfant était trop candide pour soupçonner l'empire qu'exerçait le vieux roué sur l'esprit de sa belle vicomtesse. Il s'en méfiait si peu, qu'il céda à cette bienveillante admiration que lui inspiraient les gens de qualité. Malgré tout son républicanisme, Horace était aristocrate dans l'âme. On pouvait lui appliquer le mot pittoresque du Misanthrope: «La qualité l'entête.» Il éprouvait pour ce monde-là une tolérance politique sans bornes, une sympathie de nature. Il ne pouvait voir un crime dans les habitudes d'élévation et de grandeur, lui qui était dévoré du besoin de ces choses, et qui se sentait fait pour en prendre sa part. Il admirait donc la bonne compagnie sans la respecter; il désirait s'y mettre à l'unisson par ses manières, et il s'y essayait avec la pleine confiance d'y réussir bien vite. Cette facilité à se transformer, cette absence de raideur et de crainte, lui donnaient véritablement un grand charme. Il faisait vingt gaucheries dont pas une ne déplaisait, parce qu'il s'en apercevait le premier et en riait de bonne grâce, ne demandant pas pardon d'ignorer ce qu'on ne lui avait pas appris, déclarant à qui voulait l'entendre qu'il n'avait jamais vu le monde, et ne montrant ni fausse honte ni sot orgueil. Le laisser-aller de la campagne venait à son secours. La vicomtesse affectait de pousser ce sans-gêne aussi loin qu'il était possible, et de friser le mauvais ton dans son enjouement avec une mesure toujours exquise. Elle riait de tout son coeur des maladresses du nouveau venu, après les avoir bien provoquées; mais elle n'en riait que devant lui et avec lui; et il mettait de son côté tant de bonhomie et d'ouverture de coeur, que, malgré toutes les préventions de l'entourage, il gagna en un jour toutes les sympathies, même celle du comte de Meilleraie, qui ne prit de lui aucun ombrage, se confiant dans la supériorité de ses belles manières. Par malheur, le comte attribuait à ces manières une importance dont la vicomtesse ne faisait plus aucun cas depuis douze heures. Horace était cent fois plus aimable, avec sa tenue étourdie et dégagée, que le comte avec son dandysme et son dandinage. Ce dernier mot fut celui dont elle se servit pour expliquer à Horace, qui le lui demandait naïvement, ce que signifiait littéralement le premier.

Malgré la fatigue de la journée, on veilla longtemps au salon; à minuit on prit le thé, et à deux heures du matin on causait encore avec animation autour de la table chargée de fruits et de friandises sur lesquels Horace faisait main basse sans cérémonie. Le comte de Meilleraie, qui savait combien Léonie était romantique (au point de déclarer que lord Byron, qu'elle n'avait jamais vu, était le seul homme qu'elle eût aimé), se réjouissait de voir celui qui l'avait inquiété le matin se présenter sous un aspect aussi prosaïque. Il le bourrait de pâtisseries et de confitures, enchanté de voir la vicomtesse rire aux éclats de cette voracité d'écolier, et plein d'amicale gratitude pour Horace, qui se prêtait si bien à ce rôle d'homme sans conséquence. Mais la vicomtesse riait pour la première fois de sa vie sans ironie; elle comprenait qu'Horace se dévouait à la divertir pour être admis, n'importe à quel prix, dans son intimité. Elle l'avait entendu parler mieux qu'aucun des hommes par lesquels il se laissait maintenant plaisanter; elle l'avait vu à la chasse franchir des fossés et des barrières devant lesquels tous avaient reculé, parce qu'il y avait en effet dix chances contre une de s'y briser. Elle savait donc qu'il était supérieur à eux tous en esprit et en courage. Avec ces avantages-là, accepter le dernier rôle pour lui faire plaisir, c'était, selon elle, un acte de dévouement admirable et la preuve d'un amour sans bornes.

 

XXVI

Mais celui qui, après elle, se laissa le plus gagner à l'apparente bonhomie d'Horace, fut son antagoniste déclaré, le vieux marquis de Vernes. Avec celui-là, Horace ne joua pas de rôle; il s'engoua sur-le-champ de ce caractère de grand seigneur, de ces gravelures princières, et de cette insolence leste et brillante qui lui apportaient un reflet des moeurs d'autrefois. Pour quiconque n'a vu les marquis du bon temps que sur la scène, voir poser dans la vie réelle un échantillon de cette race perdue est une véritable bonne fortune. Horace, sans songer que les courtisans de la royauté absolue avaient dégénéré dans leur genre, tout aussi bien que les preux de la féodalité, crut voir un Lauzun ou un Créqui dans le marquis de Vernes. Peu s'en fallut qu'il n'y vît, en d'autres moments, un duc de Saint-Simon. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il se prit pour lui d'un respect et d'une admiration qui se résumaient dans le désir de l'égaler et de le copier autant que possible. Horace avait une telle mobilité d'esprit, il était si impressionnable, qu'il ne pouvait se défendre de l'imitation. Il n'y avait pas trois jours qu'il allait au château, que déjà il s'essayait devant nous à prononcer du bord des lèvres comme le marquis, et qu'il me conjura de lui donner une des tabatières de mon père afin de s'exercer à semer élégamment du tabac sur sa chemise, copiant l'indolence gracieuse du vieillard, aussi bien que pouvait le faire un étudiant de seconde année, c'est-à-dire de la façon la plus ridicule du monde. Eugénie l'en avertit, et le mortifia beaucoup; car il avait oublié que le modèle était assez près de nous pour ôter à son plagiat toute apparence d'originalité. Mais il n'en resta pas moins décidé à singer le marquis devant tous ceux qui ne pourraient pas faire, comme nous, la comparaison du maître avec l'écolier.

Grâce à une des anomalies nombreuses de son caractère, tandis qu'il nous rendait témoins de ses tentatives d'affectation, à un quart de lieue de là, sous les yeux de la vicomtesse, il déployait tous les charmes de la simplicité. Qui eût pu deviner que c'était là encore un rôle, et toujours une manière d'être arrangée pour l'effet? Horace avait, certes, une ingénuité réelle; mais il s'en servait et s'en débarrassait suivant l'occurrence. Quand elle lui réussissait, il s'y laissait aller, et il était lui-même, c'est-à-dire adorable. Quand elle lui nuisait, il entrait dans n'importe quel rôle, avec une facilité inconcevable, et il dominait quand il n'avait pas affaire à trop forte partie. Ce jeu-là eût été bien dangereux avec le vieux marquis, qui en savait plus long que lui, et encore plus avec la vicomtesse, élève du vieux roué, et capable de lutter avec avantage contre son maître lui-même. Aussi Horace, prenant le parti d'être naturel, les séduisit tous deux. Le marquis n'aimait pas les jeunes gens, bien que, dans la société des femmes auxquelles il s'était voué, il fût forcé de vivre sans cesse au milieu d'eux; mais Horace lui témoigna tant de sympathie, l'écouta si avidement, s'égaya de si grand coeur à ses vieilles anecdotes, lui fit tant de questions, lui demanda tant de conseils, en un mot le prit si aveuglément pour guide et pour arbitre, que le vieillard, plus vain encore que méchant, s'engoua de lui à son tour, et déclara, même à la vicomtesse, que c'était là le plus aimable, le plus spirituel et le meilleur jeune homme de toute la génération nouvelle.

Horace, se voyant goûté, se livra entièrement. Il prit le marquis pour confident, et le conjura de lui enseigner à plaire à la vicomtesse. Alors il se passa dans l'esprit du maître quelque chose d'assez étrange; il devint pensif, sérieux, presque mélancolique, et frappant sur l'épaule de son élève;

«Jeune homme, lui dit-il, vous me mettez là dans une situation bien délicate. Donnez-moi quelques heures pour y songer, et jusqu'à ce soir pour vous répondre.»

Le ton solennel du marquis, auquel il était loin de s'attendre, enflamma la curiosité d'Horace. D'où vient que cet homme qui, dans les épanchements railleurs, faisait si bon marché de toute morale, prenait un air grave quand il s'agissait de Léonie? Était-elle donc une femme à part, même aux yeux de ce contempteur de toute pudeur humaine? Jusque-là elle lui avait semblé dégagée de préjugés (c'est ainsi qu'elle appelait ce que d'autres appellent principes), et Horace, qui n'en avait aucun en fait d'amour, goûtait fort cette manière de voir. Mais de ce qu'elle n'imposait aucun frein à ses penchants, était-ce à dire qu'elle pût en avoir d'assez prononcés pour favoriser un nouveau venu au milieu d'une phalange d'aspirants mieux fondés en titre? N'avait-elle point fait un choix parmi ceux-là? Le comte de Meilleraie n'était-il pas son amant? Était-il possible de le supplanter, et toutes ces avances qu'on semblait lui faire n'étaient-elles pas un piège qu'on lui tendait pour le forcer à se ranger au plus vite parmi les amants rebutés?

Pendant qu'Horace interrogeait ainsi sa destinée, le marquis rêvait de son côté à la conduite qu'il tracerait à son jeune ami. Dans ce moment-là, le vieux diplomate était complètement dupe de son disciple. Il le jugeait si candide, si passionné, si généreux, qu'il était effrayé des conséquences de son amour pour une femme aussi habile, aussi froide, aussi personnelle que l'était la vicomtesse. Il craignait des orages qu'il ne pourrait plus conjurer; et comme toute la tactique enseignée par lui à Léonie consistait à se préserver toujours du scandale, il ne savait comment concilier l'espèce d'affection qu'il avait réellement pour elle, et la vive sympathie que l'amour-propre flatté lui avait fait concevoir pour Horace.

Pour la première fois de sa vie peut-être, il prit le parti d'être sincère, comme si la franchise d'Horace eût exercé sur lui le même magnétisme que sa propre rouerie exerçait sur ce jeune homme.

«Tenez, lui dit-il en parcourant avec lui, au clair de la lune, les allées désertes du jardin anglais, je vais vous parler net. Je crois, de toute mon âme, que vous êtes épris de la vicomtesse, et je ne crois pas impossible qu'elle vienne à vous écouter. Mais si, malgré vos agitations (et vos espérances, que je devine fort bien), vous êtes encore capable d'écouter un bon conseil, vous renoncerez à pousser votre pointe dans ce coeur-là.

– J'y renoncerai si vous avez de bonnes raisons à me donner, répondit Horace; et vous n'en devez pas manquer, monsieur le marquis, car vous avez pesé les vôtres toute la journée.

– Vous ne voulez pas me croire sur parole, et vous abstenir, sauf à deviner plus tard mes raisons vous-même?

– Comment pouvez-vous me demander pareille chose, vous qui connaissez si bien le coeur humain? Plein de foi en vous, je vous promettrais en vain ce que je ne pourrais pas tenir.

– Eh bien, je vais tâcher de vous convaincre. Avez-vous déjà aimé?

– Oui.

~-Quelle espèce de femme?

– Une femme obscure comme moi, mais belle, intelligente et dévouée.

– Fidèle?

– Je le crois.

– Fûtes-vous jaloux?

– Comme un fou, ou, pour mieux dire, comme un sot.

– Comment l'avez-vous quittée?

– Ne me le demandez pas; j'ai été ridicule ou odieux, je ne sais pas lequel.

– Mais est-ce fini avec elle?

– Vous voulez me forcer à vous dire une chose dont le souvenir me navre, et dont vous ne me conseillerez pas de rire, j'en suis certain: elle s'est suicidée.

– Ah! voilà qui est bien, très-bien, dit le marquis avec beaucoup de sérieux; je vous félicite. Cela ne m'est jamais arrivé. Un suicide! C'est superbe cela, mon cher, à votre âge. Qu'on le sache, et toutes les femmes sont à vous. Oui-da! vous êtes appelé à une belle carrière! Puisqu'il en est ainsi, je vous conseille de prendre votre temps et de choisir. Dites-moi: comment avez-vous pris ce suicide? avez-vous été très-frappé?

– Monsieur le marquis, dit Horace, ceci passe la plaisanterie. Je ne conçois pas que vous m'interrogiez sur un sujet si délicat; mais dussiez-vous me mépriser pour ma faiblesse, je vous dirai que j'ai été bien près de me brûler la cervelle. Riez maintenant, si vous voulez.

– Mais vous ne l'avez pas fait? continua le marquis poursuivant toujours son interrogatoire avec le plus grand sang-froid. Vous n'avez pas pris des pistolets? Vous ne vous êtes pas blessé? Allons, dites, vous n'avez pas fait une pareille niaiserie?»

Horace resta interdit, partagé entre l'indignation que lui inspirait le calme cynique de son maître, et le besoin de voir excuser sa propre légèreté. Le marquis reprit avec la même aisance:

«Vous étiez donc bien amoureux?

– Au contraire, répondit Horace, je ne l'étais pas assez. C'était une femme trop parfaite: je m'ennuyais de la vie avec elle.

– Et elle s'est tuée pour vous rattacher à l'existence? C'est bien beau de sa part. Ah çà! exigez-vous qu'à l'avenir on se tue pour vous?»

Horace, qui n'avait fait cet aveu amplifié du suicide de Marthe que par un mouvement de vanité, sentit qu'il avait fait là une sottise; le marquis l'en avertissait par ses railleries. Confus et irrité, il se laissa accabler quelques instants en silence. Enfin, n'y pouvant plus tenir.

«Monsieur le marquis, dit-il, j'espérais mieux de votre supériorité. Il n'y a pas de gloire à écraser un pauvre diable quand on est grand seigneur, et un enfant quand on a des cheveux blancs. Vous me trouvez fat et ridicule d'aspirer à la vicomtesse. Eh bien, si vous êtes autorisé à vous moquer de moi…

– Que feriez-vous dans ce cas-là? dit le marquis vivement.

– Que pourrais-je faire vis-à-vis d'une femme et d'un…

– Et d'un vieillard? dit le marquis en achevant la phrase d'Horace avec calme. Eh bien, voyons! vous vous retireriez tout penaud?

– Peut-être que non, monsieur le marquis, répondit Horace avec énergie; peut-être accepterais-je le défi, sauf à en sortir vaincu; mais du moins je ne céderais pas sans combattre.

– A la bonne heure, dit le marquis en lui tendant la main. Voilà comme j'aime à entendre parler. Maintenant écoutez-moi. Je ne me moque pas, je vous estime, et je vous plains; car vous avez encore trop d'illusions et de fougue pour ne pas jouer à vos dépens la comédie, ou, si vous voulez que je parle d'une façon plus moderne, le drame des passions. Vous n'avez pas d'expérience, mon cher ami.

– Je le sais bien, et c'est pour cela que je vous demandais conseil.

– Eh bien, je vous conseille de vous en tenir encore pendant cinq ou six ans aux femmes enthousiastes et folles qui se tuent par amour ou par dépit. Quand vous en aurez détruit ou désolé une douzaine, vous serez mûr pour la grande entreprise, conçue par vous témérairement aujourd'hui, d'attaquer une femme du monde.

– C'est une leçon? je l'accepte; mais je la veux entière et sérieuse afin d'en pouvoir profiter. Voyons, sans dédain, sans méchanceté, Monsieur, une femme du monde est donc bien forte, bien invincible pour un homme qui n'est pas du monde?

– Tout au contraire. Rien n'est si facile que de vaincre comme vous l'entendez la plus forte de ces femmes-là. Vous voyez que je ne suis ni dédaigneux, ni méchant pour vous.

– En ce cas… achevez, dites tout.

– Vous le voulez? Apprenez donc qu'il est facile de triompher des désirs et de la curiosité d'une femme. Ceci n'est rien. Sans jeunesse, sans beauté, avec quelque esprit seulement, on y parvient tous les jours. Maie n'être pas culbuté le lendemain par ce coursier indocile qu'on appelle la réflexion, voilà ce qui n'est pas donné à tous, et ce qui demande un certain art. Vous pourriez dès cette nuit, par surprise, obtenir ce qu'on répute la victoire. Mais vous pourriez bien aussi être éconduit demain soir, et rencontrer après-demain votre conquête sans qu'elle vous rendît seulement un salut.

– En est-il ainsi? sont-ce là leurs façons d'agir?

– Ce sont là leurs droits; qu'y trouvez-vous à redire? Nous les obsédons; nous violentons leurs pensées, leur imagination, leur conscience; à force de ruse et d'audace nous arrachons leur consentement, et elles ne pourraient pas se raviser au moment où notre désir perd son intensité avec sa puissance! Elles ne pourraient pas se venger d'avoir été gagnées au jeu, et prendre leur revanche à la première occasion! Allons donc! sommes-nous musulmans pour leur interdire le jugement et la liberté?

– Vous avez raison, et je commence à comprendre. Mais quelle est donc cette science mystérieuse sans laquelle on ne peut leur plaire plus d'un jour?

– Eh mais, c'est la science de ne jamais déplaire! C'est une grande science, croyez-moi.

– Enseignez-la-moi, je veux l'apprendre,» dit Horace.

Alors le vieux marquis, avec une complaisance secrète pour lui-même et avec le pédantisme de sa vanité satisfaite par les sacrifices humiliants et les intrigues puériles d'un demi-siècle de galanterie, exposa longuement ses plans et sa doctrine à Horace. Il y mit la même solennité que s'il se fût agi de léguer à un jeune adepte une science profonde, un secret important à l'avenir des hommes. Horace l'écouta avec stupeur, et se retira tellement bouleversé et brisé de tout ce qu'il venait d'entendre, qu'il en fut malade toute la nuit. Il s'obstinait à admirer le marquis; mais, malgré lui, il avait été saisi d'un tel dégoût à la peinture de ces profanations de l'amour, et à l'idée de ces froides machinations, qu'il ne put se décider à retourner au château le lendemain. Il resta trois jours sous le coup de ces révélations mortelles, ne croyant plus à rien, regrettant ses illusions avec amertume, rougissant tantôt de ce monde où il s'était jeté avec tant d'ardeur, tantôt de lui-même, qu'il sentait si inférieur, dans l'art du mensonge, et ne songeant plus à la vicomtesse, qu'il voyait désormais, à travers les analyses sèches et rebutantes du marquis, comme un cadavre informe sortant d'un alambic.

 

Cette absence non préméditée lui fit faire à son insu bien du chemin dans le coeur de la vicomtesse. Elle avait arrangé dans sa tête un roman qu'elle ne voulait pas laisser au premier chapitre. D'une longue-vue placée sur le perron élevé du château, elle voyait distinctement notre maisonnette et les prairies environnantes. Elle distingua Horace se promenant à quelque distance, dans un lieu découvert touchant à l'extrémité du parc de Chailly. Elle alla s'y promener comme par hasard, le rencontra, marcha longtemps avec lui, déploya toutes les grâces de son esprit, et ne l'amena pourtant pas à lui faire une déclaration. Horace avait été si frappé des instructions du marquis, il était si épouvanté de la science qu'il lui avait donnée, que, malgré l'ivresse de vanité où le plongeaient les avances sentimentales de Léonie, il se sentit la force de résister. Il eut cette force bien longtemps, c'est-à-dire environ trois semaines, phase immense entre deux êtres qui se désirent mutuellement, et qui ne sont retenus par aucune considération morale. Peut-être le courage de ce jeune homme eût offensé et rebuté la vicomtesse s'il eût persisté davantage. Mais le marquis de Vernes, qui craignait le choléra tout en feignant de le braver, ayant ouï dire qu'un cas s'était manifesté sur la rive gauche de la rivière, prétexta une lettre de son banquier qui le forçait de retourner à Paris, et partit le jour même. Privé de son mentor, Horace n'eut plus de force. La vicomtesse, piquée au vif, se voyant désirée, et ne pouvant concevoir où un enfant sans expérience prenait l'énergie de suspendre des poursuites d'abord si vives, avait résolu de vaincre, et chaque jour elle imaginait de nouvelles séductions. Cent fois elle le vit prêt à fléchir, et tout à coup il s'arrachait d'auprès d'elle, ému, bouleversé, mais n'ayant pas dit un mot d'amour. On s'en tenait à la sympathie, à l'amitié. La vicomtesse, au milieu de ses plus délicieux abandons, savait reprendre à temps son sang-froid, et se tirer des mauvais pas où elle s'était risquée, avec une présence d'esprit admirable. Horace voyait bien que, tout en se jetant à sa tête, elle conservait tous ses avantages. Il attendait vainement qu'elle n'eût plus la possibilité d'une arrière-pensée; et, quoi qu'il fît, au bout de trois semaines de coquetteries effrénées, elle ne lui avait pas dit une syllabe qu'elle ne pût reprendre et interpréter en sens inverse, au premier caprice de résistance qui lui passerait par l'esprit. Cette lutte misérable le faisait horriblement souffrir, et cependant il ne pouvait s'y soustraire. Il oubliait tout: il ne songeait plus à retourner à Paris; il n'osait faire savoir à ses parents qu'il ne les avait quittés que pour s'arrêter à mi-chemin, et, pour ne pas les affliger par cette preuve d'indifférence, il les laissait en proie à l'inquiétude d'attendre en vain de ses nouvelles et d'ignorer ce qu'il était devenu.

Quant à Marthe, il ne semblait pas qu'elle eût jamais existé pour lui. Absorbé par une seule pensée, jouant avec stoïcisme son rôle d'insouciant dans la société de la vicomtesse, s'entourant d'un mystère sombre et bizarre dans ses tête-à-tête avec elle, et revenant chez nous le soir, amer et taciturne, il était dévoré de mille furies, et poursuivait, en faiblissant peu à peu, l'apprentissage de roué auquel il s'était condamné pour ressembler au marquis de Vernes.

Après avoir longtemps cherché le côté vulnérable de cette cuirasse merveilleuse, la vicomtesse trouva enfin le joint: c'était l'amour-propre littéraire. Elle parvint à lui faire avouer qu'il était poëte, et lui demanda à voir ses essais. Horace, n'ayant jamais rien complété, eût été bien embarrassé de la satisfaire; mais elle manifesta pour le talent d'écrire un tel enthousiasme, qu'il désira vivement goûter le poison de ce nouveau genre de flatterie, et se mit à l'oeuvre. Il y avait bien trois mois qu'il n'avait trempé une plume dans l'encre pour coudre deux phrases ou deux vers ensemble. Lorsqu'il fouilla dans les limbes de son cerveau, il n'y trouva qu'une impression tant soit peu vive et complète: la disparition de Marthe et son suicide présumé. Il ne faut pas oublier que cette présomption était passée à l'état de certitude chez Horace, depuis qu'il avait fait de l'effet sur deux ou trois personnes, en leur confiant le tragique secret qui était censé avoir brisé son âme et désenchanté sa vie. Le sujet était dramatique; il s'en inspira heureusement. Il fit d'assez beaux vers, et me les lut avec une émotion qui les faisait valoir. J'en fus très-ému moi-même. J'ignorais que c'était la première fois, depuis six semaines, qu'il pensait à Marthe; il ne m'avait pas confié ses affaires de coeur avec la vicomtesse; en un mot, j'étais loin de deviner que les larmes qui coulaient de ses yeux sur son élégie n'étaient qu'une répétition de la scène qu'il se ménageait avec Léonie.

Le lendemain marqua son triomphe littéraire et sa défaite diplomatique auprès de la vicomtesse. Il lui récita ses vers, qu'il prétendit avoir faits deux ans auparavant; car il est bon de vous dire qu'il se vieillissait de quelques années pour ne pas paraître trop enfant dans ce monde-là. En outre, cette douleur antidatée lui donnait un aspect plus byronien. Il déclama avec plus de talent encore qu'il ne m'en avait montré; les sanglots lui coupèrent la voix au dernier hémistiche. La vicomtesse faillit s'évanouir, tant elle se donna de peine pour pleurer! Elle en vint à son honneur, et versa des larmes… de véritables larmes. Hélas! oui, on pleure par affectation aussi bien que par émotion vraie. Cela se voit tous les jours, et c'est encore une découverte physiologico-psychologique acquise à la science du dix-neuvième siècle, découverte que j'ai niée longtemps, mais dont j'ai vu des preuves éclatantes, incontestables, atroces.

Ce qu'il y a d'étrange chez les sujets doués de cette faculté, c'est qu'ils sont facilement dupés quand ils rencontrent des natures analogues. Horace savait bien qu'il pleurait sur Marthe sans la regretter; il ne vit pas qu'il faisait pleurer la vicomtesse sans l'avoir attendrie. Quand il contempla l'effet qu'il venait de produire sur elle, la tête lui tourna: il oublia toutes ses résolutions, toutes les leçons du marquis. Il se jeta aux pieds de Léonie, et lui exprima sa passion avec une grande éloquence; car il était en verve; tous les ressorts de son intelligence étaient tendus. Il avait encore l'oeil humide, la voix éteinte, les cheveux agités et les lèvres pâles. La vicomtesse se crut adorée, et la joie du triomphe la rendit belle et jeune pendant quelques instants. Mais elle n'était pas femme à céder un jour trop tôt. Elle voulait, après avoir pris tant de peine pour être attaquée, faire sentir le prix de sa prétendue défaite, et prolonger le plus grand plaisir que connaissent les coquettes, celui de se faire implorer.