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Horace

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On les appelait alors les bousingots, à cause du chapeau marin de cuir verni qu'ils avaient adopté pour signe de ralliement. Ils portèrent ensuite une coiffure écarlate en forme de bonnet militaire, avec un velours noir autour. Désignés encore à la police, et attaqués dans la rue par les mouchards, ils adoptèrent le chapeau gris; mais ils n'en furent pas moins traqués et maltraités. On a beaucoup déclamé contre leur conduite; mais je ne sache pas que le gouvernement ait pu justifier celle de ses agents, véritables assassins qui en ont assommé un bon nombre sans que le boutiquier en ait montré la moindre indignation ou la moindre pitié.

Le nom de bousingots leur resta. Lorsque le Figaro, qui avait fait une opposition railleuse et mordante sous la direction loyale de M. Delatouche, passa en d'autres mains, et peu à peu changea de couleur, le nom de bousingot devint un outrage; car il n'y eut sorte de moqueries amères et injustes dont on ne s'efforçât de le couvrir. Mais les vrais bousingots ne s'en émurent point, et notre ami Laravinière conserva joyeusement son surnom de président des bousingots, qu'il porta jusqu'à sa mort, sans craindre ni mériter le ridicule ou le mépris.

Il était si recherché et si adoré de ses compagnons, qu'on ne le voyait jamais marcher seul. Au milieu du groupe ambulant qui chantait ou criait toujours autour de lui, il s'élevait comme un pin robuste; et fier au sein du taillis, ou comme la Calypso de Fénelon au milieu du menu fretin de ses nymphes, ou enfin comme le jeune Saül parmi les bergers d'Israël. (Il aimait mieux cette comparaison.) On le reconnaissait de loin à son chapeau gris pointu à larges bords, à sa barbe de chèvre, à ses longs cheveux plats, à son énorme cravate rouge sur laquelle tranchaient les énormes revers blancs de son gilet à la Marat. Il portait généralement un habit bleu à longues basques et à boutons de métal, un pantalon à larges carreaux gris et noirs, et un lourd bâton de cormier qu'il appelait son frère Jean, par souvenir du bâton de la croix dont le frère Jean des Entommeures fit, selon Rabelais, un si horrificque carnage des hommes d'armes de Pichrocole. Ajoutez à cela un cigare gros comme une bûche, sortant d'une moustache rousse à moitié brûlée, une voix rauque qui s'était cassée, dans les premiers jours d'août 1830, à détonner la Marseillaise, et l'aplomb bienveillant d'un homme qui a embrassé plus de cent fois Lafayette, mais qui n'en parle plus en 1831 qu'en disant: Mon pauvre ami; et vous aurez au grand complet Jean Laravinière, président des bousingots.

VII

– Vous demandez madame Poisson? dit-il à Horace, qui n'accueillait pas trop bien en général sa familiarité. Eh bien! vous ne verrez plus madame Poisson. Absente par congé, madame Poisson. Pas mal fait. M. Poisson ne la battra plus.

– Si elle avait voulu me prendre pour son défenseur, s'écria le petit Paulier, qui n'était guère plus gros qu'une mouche, elle n'aurait pas été battue deux fois. Mais enfin, puisque c'est le président qu'elle a honoré de sa préférence…

– Excusez! cela n'est pas vrai, répondit le président des bousingots en élevant sa voix enrouée pour que tout le monde l'entendît. A moi, Arsène, un verre de rhum! j'ai la gorge en feu. J'ai besoin de me rafraîchir.

Arsène vint lui verser du rhum, et resta debout près de lui, le regardant attentivement avec une expression indéfinissable.

«Eh bien, mon pauvre Arsène, reprit Laravinière sans lever les yeux sur lui et tout en dégustant son petit verre: tu ne verras plus ta bourgeoise! Cela te fait plaisir peut-être? Elle ne t'aimait guère, ta bourgeoise?

– Je n'en sais rien, répondit Arsène de sa voix claire et ferme; mais où diable peut-elle être?

– Je te dis qu'elle est partie. Partie, entends-tu bien? Cela veut dire qu'elle est où bon lui semble; qu'elle est partout excepté ici.

– Mais ne craignez-vous pas d'affliger ou d'offenser beaucoup le mari en parlant si haut d'une pareille affaire? dis-je en jetant les yeux vers la porte du fond, où nous apparaissait ordinairement M. Poisson vingt fois par heure.

– Le citoyen Poisson n'est pas céans, répondit le bousingot Louvet: nous venons de le rencontrer à l'entrée de la Préfecture de police, où il va sans doute demander des informations. Ah! dame, il cherche; il cherchera longtemps. Cherche, Poisson, cherche! Apporte!

– Pauvre bête! reprit un autre. Ça lui apprendra qu'on ne prend pas les mouches avec du vinaigre. Arsène? à moi, du café!

– Elle a bien fait! dit un troisième. Je ne l'aurais jamais crue capable d'un pareil coup de tête, pourtant! Elle avait l'air usé par le chagrin, cette pauvre femme! A moi, Arsène, de la bière!»

Arsène servait lestement tout le monde, et il venait toujours se planter derrière Laravinière, comme s'il eût attendu quelque chose.

«Eh! qu'as-tu là à me regarder? lui dit Laravinière, qui le voyait dans la glace.

– J'attends pour vous verser un second petit verre, répondit tranquillement Arsène.

– Joli garçon, va! dit le président en lui tendant son verre. Ton coeur comprend le mien. Ah! si tu avais pu te poser ainsi en Hébé à la barricade de la rue Montorgueil, l'année passée, à pareille époque! J'avais une si abominable soif! Mais ce gamin-là ne songeait qu'à descendre des gendarmes. Brave comme un lion, ce gamin-là! Ta chemise n'était pas aussi blanche au'aujourd'hui, hein? Rouge de sang et noire de poudre. Mais où diable as-tu passé depuis?

– Dis-nous donc plutôt où madame Poisson a passé la nuit, puisque tu le sais? reprit Paulier.

– Vous le savez? s'écria Horace le visage en feu.

– Tiens! ça vous intéresse, vous? répondit Laravinière. Ça vous intéresse diablement, à ce qu'il parait! Eh bien! vous ne le saurez pas, soit dit sans vous lâcher; car j'ai donné ma parole, et vous comprenez.

– Je comprends, dit Horace avec amertume, que vous voulez nous donner à entendre que c'est chez vous que s'est retirée madame Poisson.

– Chez moi! je le voudrais: ça supposerait que j'ai un chez moi. Mais pas de mauvaises plaisanteries, s'il vous plaît. Madame Poisson est une femme fort honnête, et je suis sûr qu'elle n'ira jamais ni chez vous ni chez moi.

– Raconte-leur donc comment tu l'as aidée à se sauver? dit Louvet en voyant avec quel intérêt nous cherchions à deviner le sens de ses réticences.

– Voilà! écoutez! répondit le président. Je peux bien le dire: cela ne fait aucun tort à la dame. Ah! tu écoutes, toi? ajouta-t-il en voyant Arsène toujours derrière lui. Tu voudrais faire le capon, et redire cela à ton bourgeois.

– Je ne sais pas seulement de quoi vous parlez, répondit Arsène en s'asseyant sur une table vide et en ouvrant un journal. Je suis là pour vous servir: si je suis de trop, je m'en vas.

– Non, non! reste, enfant de juillet! dit Laravinière. Ce que j'ai à dire ne compromet personne.»

C'était l'heure du dîner des habitants du quartier. Il n'y avait dans le café que Laravinière, ses amis et nous. Il commença son récit en ces termes:

«Hier soir… je pourrais aussi bien dire ce matin (car il était minuit passé, près d'une heure), je revenais tout seul à mon gîte, c'était par le plus long. Je ne vous dirai ni d'où je venais, ni en quel endroit je fis cette rencontre; j'ai posé mes réserves à cet égard. Je voyais marcher devant moi une vraie taille de guêpe, et cela avait un air si comme il faut, cela avait la marche si peu agaçante que nous connaissons, que j'ai hésité par trois fois… Enfin, persuadé que ce ne pouvait être autre chose qu'un phalène, je m'avance sur la même ligne; mais je ne sais quoi de mystérieux et d'indéfinissable (style choisi, mes enfants!) m'aurait empêché d'être grossier, quand même la galanterie française ne serait pas dans les moeurs de votre président. – Femme charmante, lui dis-je, pourrait-on vous offrir le bras? – Elle ne répond rien et ne tourne pas la tête. Cela m'étonne. Ah bah! elle est peut-être sourde, cela s'est vu. J'insiste. On me fait doubler le pas. – N'ayez donc pas peur! – Ah! – Un petit cri, et puis on s'appuie sur le parapet.

– Parapet? c'était sur le quai, dit Louvet.

– J'ai dit parapet comme j'aurais dit borne, fenêtre, muraille quelconque. N'importe! je la voyais trembler comme une femme qui va s'évanouir. Je m'arrête, interdit. Se moque-t-on de moi? – Mais, Mademoiselle, n'ayez donc pas peur. – Ah! mon Dieu! c'est vous, monsieur Laravinière? – Ah! mon Dieu! c'est vous, madame Poisson? (Et voilà, un coup de théâtre!) – Je suis bien aise de vous rencontrer, dit-elle d'un ton résolu. Vous êtes un honnête homme, vous allez me conduire. Je remets mon sort entre vos mains, je me lie à vous. Je demande le secret. – Me voilà, Madame, prêt à passer l'eau et le feu pour vous et avec vous. Elle prend mon bras. – Je pourrais vous prier de ne pas me suivre, et je suis sûre que vous n'insisteriez pas; mais j'aime mieux me confier à vous. Mon honneur sera en bonnes mains; vous ne le trahirez pas.»

«J'étends la main, elle y met la sienne. Voilà la tête qui me tourne un peu, mais c'est égal. J'offre mon bras comme un marquis, et sans me permettre une seule question, je l'accompagne…

– Où, demanda Horace impatient.

– Où bon lui semble, répondit Laravinière. Chemin faisant: – Je quitte M. Poisson pour toujours, me répondit-elle; mais je ne le quitte pas pour me mal conduire. Je n'ai pas d'amant, Monsieur; je vous jure devant Dieu, qui veille sur moi, puisqu'il vous a envoyé vers moi en ce moment, que je n'en ai pas et n'en veux pas avoir. Je me soustrais à de mauvais traitements, et voilà tout. J'ai un asile, chez une amie, chez une femme honnête et bonne; je vais vivre de mon travail. Ne venez pas me voir; il faut que je me tienne dans une grande réserve après une pareille fuite; mais gardez-moi un souvenir amical, et croyez que je n'oublierai jamais… Nouvelle poignée de main; adieu solennel, éternel peut-être, et puis, bonsoir, plus personne. Je sais où elle est, mais je ne sais chez qui, ni avec qui. Je ne chercherai pas à le savoir, et je ne mettrai personne sur la voie de le découvrir. C'est égal, je n'en ai pas dormi de la nuit et me voilà amoureux comme une bête! À quoi cela me servira-t-il?

 

– Et vous croyez, dit Horace ému, qu'elle n'a pas d'amant, qu'elle est chez une femme, qu'elle…

– Ah! je ne crois rien, je ne sais rien, et peu m'importe! Elle s'est emparée de moi. Me voilà forcé de tenir ce que j'ai promis, puisqu'on m'a subjugué. Ces diables de femmes! Arsène, du rhum! l'orateur est fatigué.»

Je regardai Arsène: son visage ne trahissait pas la moindre émotion. Je cessai de croire à son amour pour madame Poisson; mais, en voyant l'agitation d'Horace, je commençai à penser que le sien prenait un caractère sérieux. Nous nous séparâmes à la rue Gît-le-Coeur. Je rentrai accablé de fatigue. J'avais passé la nuit précédente auprès d'un ami malade, et je n'étais pas revenu chez moi de la journée.

Quoique j'eusse vu briller de la lumière derrière mes fenêtres, je fus tenté de croire qu'il n'y avait personne chez moi, à la lenteur qu'Eugénie mit à me recevoir. Ce ne fut qu'au troisième coup de sonnette qu'elle se décida à ouvrir la porte, après m'avoir bien regardé et interrogé par le guichet.

«Vous avez donc bien peur? lui dis-je en entrant.

– Très-peur, me répondit-elle; j'ai mes raisons pour cela. Mais puisque vous voilà, je suis tranquille.»

Ce début m'inquiéta beaucoup. «Qu'est-il donc arrivé? m'écriai-je.

– Rien que de fort agréable, répondit-elle en souriant, et j'espère que vous ne me désavouerez pas; j'ai, en votre absence, disposé de votre chambre.

– De ma chambre! grand Dieu! et moi qui ne me suis pas couché la nuit dernière! Mais pourquoi donc? et que veut dire cet air de mystère?

– Chut! ne faites pas de bruit! dit Eugénie en mettant sa main sur ma bouche. Votre chambre est habitée par quelqu'un qui a plus besoin de sommeil et de repos que vous.

– Voilà une étrange invasion! Tout ce que vous faites est bien, mon Eugénie, mais enfin…

– Mais enfin, mon ami, vous allez vous retirer de suite, et demander à votre ami Horace ou à quelque autre (vous n'en manquerez pas) de vous céder la moitié de sa chambre pour une nuit.

– Mais vous me direz au moins pour qui je fais ce sacrifice?

– Pour une amie à moi, qui est venue me demander un refuge dans une circonstance désespérée.

– Ah! mon Dieu! m'écriai-je, un accouchement dans ma chambre! Au diable le butor à qui je dois cet enfant-là!

– Non, non! rien de pareil! dit Eugénie en rougissant. Mais parlez donc plus bas, il n'y a point là d'affaire d'amour proprement dite; c'est un roman tout à fait pur et platonique. Mais, allez-vous-en.

– Ah ça, c'est donc une princesse enlevée pour qui vous prenez tant de précautions respectueuses?

– Non; mais c'est une femme comme moi, et elle a bien droit à quelque respect de votre part.

– Et vous ne me direz pas même son nom?

– A quoi bon ce soir? Nous verrons demain ce qu'on peut vous confier.

– Et, c'est une femme?.. dis-je avec un grand embarras.

– Vous en doutez?» répondit Eugénie en éclatant de rire.

Elle me poussa vers la porte, et j'obéis machinalement. Elle me rendit ma lumière, et me reconduisit jusqu'au palier d'un air affectueux et enjoué, puis elle rentra, et je l'entendis fermer la porte à double tour, ainsi qu'une barre que j'y avais fait poser pour plus de sécurité quand je laissais Eugénie seule, le soir, dans ma mansarde.

Quand je fus au bas de l'escalier, je fus pris d'un vertige. Je ne suis point jaloux de ma nature, et d'ailleurs, jamais ma douce et sincère compagne ne m'avait donné le moindre sujet de méfiance. J'avais pour elle plus que de l'amour, j'avais une estime sans bornes pour son caractère, une foi absolue en sa parole. Malgré tout cela, je fus saisi d'une sorte de délire, et ne pus jamais me résoudre à descendre le dernier étage. Je remontai vingt fois jusqu'à ma porte; je redescendis autant de fois l'escalier. Le plus profond silence régnait dans ma mansarde et dans toute la maison. Plus je combattais ma folie, plus elle s'emparait de mon cerveau. Une sueur froide coulait de mon front. Je pensai plusieurs fois à enfoncer la porte: malgré la serrure et la barre de fer, je crois que j'en aurais eu la force dans ce moment-là; mais la crainte d'épouvanter et d'offenser Eugénie par cette violence et l'outrage d'un tel soupçon, m'empêchèrent de céder à la tentation. Si Horace m'eût vu ainsi, il m'aurait pris en pitié ou raillé amèrement. Après tout ce que je lui avais dit pour combattre les instincts de jalousie et de despotisme qu'il laissait percer dans ses théories de l'amour, j'étais d'un ridicule achevé.

Je ne pus néanmoins prendre sur moi de sortir de la maison. Je songeai bien à passer la nuit à me promener sur le quai; mais la maison avait une porte de derrière sur la rue Gît-le-Coeur, et pendant que j'en ferais le tour, on pouvait sortir d'un côté ou de l'autre. Une fois que j'aurais franchi la porte principale, soit que le portier fut prévenu, soit qu'il allât se coucher, j'étais sur de ne pas pouvoir rentrer passé minuit. Les portiers sont fort inhumains envers les étudiants, et le mien était des plus intraitables. Au diable l'hôtesse inconnue et sa réputation compromise! pensai-je; et ne pouvant renoncer à garder mon trésor à vue, ne pouvant plus résister à la fatigue, je me couchai sur la natte de paille dans l'embrasure de ma porte, et je finis par m'y endormir.

Heureusement nous demeurions au dernier étage de la maison, et la seule chambre qui donnât sur notre palier n'était pas louée. Je ne courais pas risque d'être surpris dans cette ridicule situation par des voisins médisants.

Je ne dormis ni longtemps ni paisiblement, comme on peut croire. Le froid du matin m'éveilla de bonne heure. J'étais brisé, je fumai pour me ranimer, et quand, vers six heures, j'entendis ouvrir la porte de la maison, je sonnai à la mienne. Il me fallut encore attendre et encore subir l'examen du guichet. Enfin il me fut permis de rentrer.

«Ah! mon Dieu! dit Eugénie en frottant ses yeux appesantis par un sommeil meilleur que le mien. Vous me paraissez changé! Pauvre Théophile! vous avez donc été bien mal couché chez votre ami Horace?

– On ne peut pas plus mal, répondis-je, un lit très dur. Et votre hôte, est-il enfin parti?

– Mon hôte!» dit-elle avec un étonnement si candide que je me sentis pénétré de honte.

Quand on est coupable, on a rarement l'esprit de se repentir à temps. Je sentis le dépit me gagner, et n'ayant rien à dire qui eût le sens commun, je posai ma canne un peu brusquement sur la table, et je jetai mon chapeau avec humeur sur une chaise: il roula par terre, je lui donnai un grand coup de pied; j'avais besoin de briser quelque chose.

Eugénie, qui ne m'avait jamais vu ainsi, resta stupéfaite: elle ramassa mon chapeau en silence, me regarda fixement, et devina enfin ma souffrance, en voyant l'altération profonde de mes traits. Elle étouffa un soupir, retint une larme, et entra doucement dans ma chambre à coucher, dont elle referma la porte sur elle avec soin. C'était là qu'était le personnage mystérieux. Je n'osais plus, je ne voulais plus douter, et, malgré moi, je doutais encore. Les pensées injustes, quand nous leur laissons prendre le dessus, s'emparent tellement de nous, qu'elles dominent encore notre imagination alors que la raison et la conscience protestent contre elles. J'étais au supplice; je marchais avec agitation dans mon cabinet, m'arrêtant à chaque tour devant cette porte fatale, avec un sentiment voisin de la rage. Les minutes me semblaient des siècles.

Enfin la porte se rouvrit, et une femme vêtue à la hâte, les cheveux encore dans le désordre du sommeil et le corps enveloppé d'un grand châle, s'avança vers moi, pâle et tremblante. Je reculai de surprise, c'était madame Poisson.

VIII

Elle s'inclina devant moi, presque jusqu'à mettre un genou en terre; et dans cette attitude douloureuse, avec sa pâleur, ses cheveux épars, et ses beaux bras nus sortant de son châle écarlate, elle eût désarmé un tigre; mais j'étais si heureux de voir Eugénie justifiée, que j'eusse accueilli mon affreuse portière avec autant de courtoisie que la belle Laure. Je la relevai, je la fis asseoir, je lui demandai pardon d'être rentré si matin, n'osant pas encore demander pardon, ni même jeter un regard à ma pauvre maîtresse.

«Je suis bien malheureuse et bien coupable envers vous, me dit Laure encore tout émue. J'ai failli amener un chagrin dans votre intérieur. C'est ma faute, j'aurais dû vous prévenir, j'aurais dû refuser la généreuse hospitalité d'Eugénie. Ah! Monsieur, ne faites de reproche qu'à moi: Eugénie est un ange. Elle vous aime comme vous le méritez, comme je voudrais avoir été aimée, ne fût-ce qu'un jour dans ma vie. Elle vous dira tout, Monsieur; elle vous racontera mes malheurs et ma faute, ma faute, qui n'est pas celle que vous croyez, mais qui est plus grave mille fois, et dont je ferai pénitence toute ma vie.»

Les larmes lui coupèrent la parole. Je pris ses deux mains avec attendrissement. Je ne sais ce que je lui dis pour la rassurer et la consoler; mais elle y parut sensible, et, m'entraînant vers Eugénie, elle hâta avec une grâce toute féminine l'explosion de mon remords et le pardon de ma chère compagne. Je le reçus à genoux. Pour toute réponse, celle-ci attira Laure dans mes bras, et me dit: «Soyez son frère, et promettez-moi de la protéger et de l'assister comme si elle était ma soeur et la vôtre. Voyez que je ne suis pas jalouse, moi! Et pourtant combien elle est plus belle, plus instruite, et plus faite que moi pour vous tourner la tête!»

Le déjeuner, modeste comme à l'ordinaire, mais plein de cordialité et même d'un enjouement attendri, fut suivi des arrangements que prit Eugénie pour installer Laure dans l'appartement qui donnait sur notre palier, et que le portier n'avait pu mettre encore à sa disposition, quoique à mon insu il fût retenu à cet effet depuis plusieurs jours. Tandis que notre nouvelle voisine s'établissait avec une certaine lenteur mélancolique dans ce mystérieux asile, sous le nom de mademoiselle Moriat (c'était le nom de famille d'Eugénie, qui la faisait passer pour sa soeur), ma compagne revint me donner les éclaircissements dont j'avais besoin pour la secourir.

«Vous avez de l'amitié pour le Masaccio? me dit-elle pour commencer; vous vous intéressez à son sort? et vous aimerez d'autant mieux Laure, qu'elle est plus chère à Paul Arsène?

– Quoi! Eugénie, m'écriai-je, vous sauriez les secrets du Masaccio? Ces secrets, impénétrables pour moi, il vous les aurait confiés?»

Eugénie rougit et sourit. Elle savait tout depuis longtemps. Tandis que le Masaccio faisait son portrait, elle avait su lui inspirer une confiance extraordinaire. Lui, si réservé, et même si mystérieux, il avait été dominé par la bonté sérieuse et la discrète obligeance d'Eugénie. Et puis l'homme du peuple, méfiant et fier avec moi, avait ouvert fraternellement son coeur à la fille du peuple: c'était légitime.

Eugénie avait promis le secret; elle l'avait religieusement gardé. Elle me fit subir un interrogatoire très-judicieux et très-fin, et quand elle se fut assurée que ma curiosité n'était fondée que sur un intérêt sincère et dévoué pour son protégé, elle m'apprit beaucoup de choses; à savoir: primo, que madame Poisson n'était pas madame Poisson, mais bien une jeune ouvrière née dans la même ville de province et dans la même rue que le petit Masaccio. Celui-ci avait eu pour elle, presque dès l'enfance, une passion romanesque et tout à fait malheureuse; car la belle Marthe, encore enfant elle-même, s'était laissé séduire et enlever par M. Poisson, alors commis voyageur, qui était venu avec elle dresser la tente de son café à la grille du Luxembourg, comptant sans doute sur la beauté d'une telle enseigne pour achalander son établissement. Cette secrète pensée n'empêchait pas M. Poisson d'être fort jaloux, et, à la moindre apparence, il s'emportait contre Marthe, et la rendait fort malheureuse. On assurait même dans le quartier qu'il l'avait souvent frappée.

En second lieu, Eugénie m'apprit que Paul Arsène, ayant un soir, contrairement à ses habitudes de sobriété, cédé à la tentation de boire un verre de bière, était entré, il y avait environ trois mois, au café Poisson; que là, ayant reconnu dans cette belle dame vêtue de blanc et coiffée de ses beaux cheveux noirs, en châtelaine du moyen âge, la pauvre Marthe, ses premières, ses uniques amours, il avait failli se trouver mal. Marthe lui avait fait signe de ne pas lui parler, parce que le surveillant farouche était là; mais elle avait trouvé moyen, en lui rendant la monnaie de sa pièce de cinq francs, de lui glisser un billet ainsi conçu:

 

«Mon pauvre Arsène, si tu ne méprises pas trop ta payse, viens causer avec elle demain. C'est le jour de garde de M. Poisson. J'ai besoin de parler de mon pays et de mon bonheur passé.»

«Certes, continua Eugénie, Arsène fut exact au rendez-vous. Il en sortit plus amoureux que jamais. Il avait trouvé Marthe embellie par sa pâleur, et ennoblie par son chagrin. Et puis, comme elle avait lu beaucoup de romans à son comptoir, et même quelquefois des livres plus sérieux, elle avait acquis un beau langage et toutes sortes d'idées qu'elle n'avait pas auparavant. D'ailleurs, elle lui confiait ses malheurs, son repentir, son désir de quitter la position honteuse et misérable que son séducteur lui avait faite, et Arsène se figurait que les devoirs de la charité chrétienne et de l'amitié fraternelle l'enchaînaient seuls désormais à sa compatriote. Il ne cessa de rôder autour d'elle, sans toutefois éveiller les soupçons du jaloux, et il parvint à causer avec Marthe toutes les fois que M. Poisson s'absentait. Marthe était bien décidée à quitter son tyran; mais ce n'était pas, disait-elle, pour changer de honte qu'elle voulait s'affranchir. Elle chargeait Arsène de lui trouver une condition où elle pût vivre honnêtement de son travail, soit comme femme de charge chez de riches particuliers, soit comme demoiselle de comptoir dans un magasin de nouveautés, etc.; mais toutes les conditions que Paul envisageait pour elle lui semblaient indignes de celle qu'il aimait. Il voulait lui trouver une position à la fois honorable, aisée et libre: ce n'était pas facile. C'est alors qu'il a conçu et exécuté le projet de quitter les arts et de reprendre une industrie quelconque, fût-ce la domesticité. Il s'est dit que sa tante allait bientôt mourir, qu'il ferait venir ses soeurs à Paris, qu'il les établirait comme ouvrières en chambre avec Marthe, et qu'il les soutiendrait toutes les trois tant qu'elles ne seraient pas mises dans un bon train d'affaires, sauf à ne jamais reprendre la peinture, si ses avances et leur travail ne suffisaient pas pour les faire vivre dans l'aisance. C'est ainsi que Paul a sacrifié la passion de l'art à celle du dévouement, et son avenir à son amour.

«Ne trouvant pas d'emploi plus lucratif pour le moment que celui de garçon de café, il s'est fait garçon de café, et il a justement choisi le café de M. Poisson, où il a pu concerter l'enlèvement de Marthe, et où il compte rester encore quelque temps pour détourner les soupçons. Car la tante Henriette est morte, les soeurs d'Arsène sont en route, et je m'étais chargée de veiller à leur établissement dans une maison honnête: celle-ci est propre et bien habitée. L'appartement à côté du nôtre se compose de deux petites pièces; il coûte cent francs de loyer. Ces demoiselles y seront fort bien. Nous leur prêterons le linge et les meubles dont elles auront besoin en attendant qu'elles aient pu se les procurer, et cela ne tardera pas; car Paul, depuis deux mois qu'il gagne de l'argent, a déjà su acheter une espèce de mobilier assez gentil qui était là-haut dans votre grenier et à votre insu. Enfin, avant-hier soir, tandis que vous étiez auprès de votre malade, Laure, ou, pour mieux dire, Marthe, puisque c'est son véritable nom, a pris son grand courage, et au coup de minuit, pendant que M. Poisson était de garde, elle est partie avec Arsène, qui devait l'amener ici, et retourner bien vite à la maison avant que son patron fût rentré; mais à peine avaient-ils fait trente pas, qu'ils ont cru voir de la lumière à l'entre-sol de M. Poisson, et ils ont délibéré s'ils ne rentreraient pas bien vite. Alors Marthe, prenant son parti avec désespoir, a forcé Arsène à rentrer et s'est mise à descendre à toutes jambes la rue de Tournon, comptant sur la légèreté de sa course et sur la protection du ciel pour échapper seule aux dangers de la nuit. Elle a été suivie par un homme sur les quais; mais il s'est trouvé par bonheur que cet homme était votre camarade Laravinière, qui lui a promis le secret et qui l'a amenée jusqu'ici. Arsène est venu nous voir en courant ce matin. Le pauvre garçon était censé faire une commission à l'autre bout de Paris. Il était si baigné de sueur, si haletant, si ému, que nous avons cru qu'il s'évanouirait en haut de l'escalier. Enfin, en cinq minutes de conversation, il nous a appris que leur frayeur au moment de la fuite n'était qu'une fausse alerte, que M. Poisson n'était rentré qu'au jour, et qu'au milieu de son trouble et de sa fureur, il n'avait pas le moindre soupçon de la complicité d'Arsène.

– Et maintenant, dis-je à Eugénie, qu'ont-ils à craindre de M. Poisson? Aucune poursuite légale, puisqu'il n'est pas marié avec Marthe?

– Non, mais quelque violence dans le premier feu de la colère. Comme c'est un homme grossier, livré à toutes ses passions, incapable d'un véritable attachement, il se sera bientôt consolé avec une nouvelle maîtresse. Marthe, qui le connaît bien, dit que si l'on peut tenir sa demeure secrète pendant un mois tout au plus, il n'y aura plus rien à craindre ensuite.

– Si je comprends bien le rôle que vous m'avez réservé dans tout ceci, repris-je, c'est: primo, de vous laisser disposer de tout ce qui est à nous pour assister nos infortunées voisines; secundo, d'avoir toujours derrière la porte une grosse canne au service des épaules de M. Poisson, en cas d'attaque. Eh bien, voici, primo, un terme de ma rente que j'ai touché hier, et dont tu feras, comme de coutume, l'emploi que tu jugeras convenable; secundo, voilà un assez bon rotin que je vais placer en sentinelle.»

Cela fait, j'allai me jeter sur mon lit, où je tombai, à la lettre, endormi avant d'avoir pu achever de me déshabiller.

Je fus réveillé au bout de deux heures par Horace: – Que diable se passe-t-il chez toi? me dit-il. Avant d'ouvrir, on parlemente au guichet, on chuchote derrière la porte, on cache quelqu'un dans la cuisine, ou dans le bûcher, ou dans l'armoire, je ne sais où; et, quand je passe, on me rit au nez. Qui est-ce qu'on mystifie? Est-ce toi ou moi?

A mon tour, je me mis à rire. Je fis ma toilette, et j'allai prendre ma place au conseil délibératif que Marthe et Eugénie tenaient ensemble dans la cuisine. Je fus d'avis qu'il fallait se fier à Horace, ainsi qu'au petit nombre d'amis que j'avais l'habitude de recevoir. En remettant le secret de Marthe à leur honneur et à leur prudence, on avait beaucoup plus de chances de sécurité qu'en essayant de le leur cacher. Il était impossible qu'ils ne le découvrissent pas, quand même Marthe s'astreindrait à ne jamais passer de sa chambre dans la nôtre, et quand même je consignerais tous mes amis chez le portier. La consigne serait toujours violée; et il ne fallait qu'une porte entr'ouverte, une minute durant, pour que quelqu'un de nos jeunes gens entrevit et reconnut la belle Laure. Je commençai donc le chapitre des confidences solennelles par Horace, tout en lui cachant, ainsi que je le fis, à l'égard des autres, l'intérêt qu'Arsène portait à Laure, la part qu'il avait prise à son évasion, et jusqu'à leur ancienne connaissance. Laure, désormais redevenue Marthe, fut, pour Horace et pour tous nos amis, une amie d'enfance d'Eugénie, qui se garda bien de dire qu'elle ne la connaissait que depuis deux jours. Elle seule fut censée lui avoir offert une retraite et la couvrir de sa protection. Son chaperonnage était assez respectable; tous mes amis professaient à bon droit pour Eugénie une haute estime, et je ne me vantai jamais, comme on peut le croire, de mon ridicule accès de jalousie.