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Journal d'un voyageur pendant la guerre

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En changeant de place et de milieu, vais-je changer de souffrance comme le malade qui se retourne dans son lit? Je sais que je retrouverai ailleurs d'excellents amis. Je regrette ceux que je quitte avec une tendresse effrayée, presque pusillanime. Il semble à présent, quand on s'éloigne pour quelques semaines, qu'on s'embrasse pour la dernière fois, et comme il est dans la nature de regretter les lieux où l'on a souffert, je regrette le vieux manoir, le dur rocher, le torrent sans eau, le triste horizon des pierres jaumâtres, le vent qui menace de nous ensevelir sous les ruines, les oiseaux de nuit qui pleurent sur nos têtes, et les revenants qui auraient peut-être fini par se montrer.

La Châtre, 9 octobre.

J'ai quitté mes hôtes le coeur gros. Je n'ai jamais aimé comme à présent; j'avais envie de pleurer. Ils sont si bons, si forts, si tendres, ces deux êtres qui ne voulaient pas nous laisser partir! Leur courage, leurs beaux moments de gaieté nous soutenaient: – Leur famille et la nôtre ne faisaient qu'une, les enfants étaient comme une richesse en commun. Pauvres chers enfants! cent fois par jour, on se dit:

– Ah! s'ils n'étaient pas nés! si j'étais seul au monde, comme je serais vite consolé par une belle mort de cette mort lente dont nous savourons l'amertume!

Toujours cette idée de mourir, pour ne plus souffrir se présente à l'esprit en détresse. Pourquoi cette devise de la sagesse antique: Plutôt souffrir que mourir? Est-ce une raillerie de la faiblesse humaine qui s'attache à la vie en dépit de tout? Est-ce un précepte philosophique pour nous prouver que la vie est le premier des biens? – Moi, j'en reviens toujours à cette idée, qu'il est indifférent et facile de mourir quand on laisse derrière soi la vie possible aux autres, mais que mourir avec sa famille, son pays et sa race, est une épreuve au-dessus du stoïcisme.

Nous revenons dans l'Indre avec la pluie. D'autres bons amis nous donnent l'hospitalité. Mon vieux Charles Duvernet et sa femme nous ouvrent les bras. Ils ne sont point abattus; ils fondent leur espérance sur le gouvernement. Moi, j'espère peu de la province et de l'action possible de ce gouvernement, qui n'a pas la confiance de la majorité. Il faut bien ouvrir les yeux, le pays n'est pas républicain. Nous sommes une petite, fraction partout, même à Paris, où le sentiment bien entendu de la défense fait taire l'opinion personnelle. Si cette admirable abnégation amène la délivrance, c'est le triomphe de la forme républicaine; on aura fait cette dure et noble expérience de se gouverner soi-même et de se sauver par le concours de tous; – mais Paris peut-il se sauver seul? et si la France l'abandonne!.. on frémit d'y penser.

La Châtre, 10 octobre 1870.

Abandonner Paris, ce serait s'abandonner soi-même. Je ne crois pas que personne en doute. Je trouve à notre petite ville une bonne physionomie. Elle a pris l'allure militaire qui convient. Ces bourgeois et ces ouvriers avec le fusil sur l'épaule n'ont rien de ridicule. Le coeur y est. Si on les aidait tant soit peu, ils défendraient au besoin leurs foyers; mais, soit pénurie, soit négligence, soit désordre, loin de nous armer, on nous désarme, on prend les fusils des pompiers pour la garde nationale, et puis ceux de la garde sédentaire pour la mobilisée, en attendant qu'on les prenne pour la troupe, et quels fusils! Pour toutes choses, il y a gâchis de mesures annoncées et abandonnées, d'ordres et de contre-ordres. Je vois partout de bonnes volontés paralysées par des incertitudes de direction que l'on ne sait à qui imputer. Tout le monde accuse quelqu'un, c'est mauvais signe. Nous trompe-t-on quand on nous dit qu'il y a de quoi armer jusqu'aux dents toute la France? J'ai bien peur des illusions et des fanfaronnades. Certains journaux le prennent sur un ton qui me fait trembler. En attendant, l'inaction nous dévore: écrire, parler, ce n'est pas là ce qu'il nous faudrait.

Nous allons au Coudray à travers des torrents de pluie. La Vallée noire, que l'on embrasse de ce point élevé, est toujours belle. Ce n'est pas le paysage fantaisiste et compliqué de la Creuse, c'est la grande ligne, l'horizon ondulé et largement ouvert, le pays bleu, comme l'appelle ma petite Aurore. Les arbres me paraissent énormes, le ciel me paraît incommensurable; chargé de nuages noirs avec quelques courtes expansions de soleil rouge, il est tour à tour sombre et colère. J'aperçois au loin le toit brun de ma pauvre maison encore fermée à mes petites-filles, à moi par conséquent: enterrée dans les arbres, elle a l'air de se cacher pour ne pas nous attirer trop vite; la variole règne autour et nous barre encore le chemin.

Qui sait si nous y rentrerons jamais? L'ennemi n'est pas bien loin, et nous pouvons le voir arriver avant que la contagion nous permette de dormir chez nous une dernière nuit. Les paysans ont l'air de ne pas mettre au rang des choses possibles que le Berry soit envahi, sous prétexte qu'en 1815 il ne l'a pas été. Moi, je m'essaye à l'idée d'une vie errante. Si nous sommes ruinés et dévastés, je me demande en quel coin nous irons vivre et avec quoi? Je ne sais pas du tout, mais la facilité avec laquelle on s'abandonne personnellement aux événements qui menacent tout le monde est une grâce de circonstance. On dit le pour et le contre sur la guerre actuelle. Tantôt l'ennemi est féroce, tantôt il est fort doux: on n'en parle qu'avec excès en bien ou en mal, c'est l'inconnu. Si j'étais seule, je ne songerais pas seulement à bouger: on tient si peu à la vie dans de tels désastres! mais dans le doute j'emporterai mes enfants ou je les ferai partir.

De retour à La Châtre, je revois d'anciens amis qui, de tous les côtés menacés, sont venus se réfugier dans leurs familles. J'apprends avec douleur que Laure *** est malade sans espoir, qu'on ne peut pas la voir, qu'elle est là et que je ne la reverrai probablement plus! Autre douleur: il faut voir partir notre jeune monde, comme nous l'appelions, mes trois petits-neveux et les fils de deux ou trois amis intimes: c'était la gaieté de la maison, le bruit, la discussion, la tendresse. Et moi qui leur disais les plus belles choses du monde pour leur donner de la résolution, je ne me sens plus le moindre courage. N'importe, il faudra en montrer.

Mardi 11 octobre.

Voici une grande nouvelle: deux ballons nommés Armand Barbès et G. Sand sont sortis de Paris; l'un (mon nom ne lui a pas porté grand bonheur) a eu des avaries, une arrivée difficile, et a pourtant sauvé les Américains qui le montaient; Barbès a été plus heureux, et, malgré les balles prussiennes, a glorieusement touché terre, amenant au secours du gouvernement de Tours un des membres du gouvernement de Paris, M. Gambetta, un remarquable orateur, un homme d'action, de volonté, de persévérance, nous dit-on. Je n'en sais pas davantage, mais cette fuite en ballon, à travers l'ennemi, est héroïque et neuve; l'histoire entre dans des incidents imprévus et fantastiques.

Des personnes qui connaissent Gambetta nous disent qu'il va tout sauver. Que Dieu les entende! Je veux bien qu'il en soit capable et que son nom soit béni; mais n'est-ce pas une tâche au-dessus des forces d'un seul homme? Et puis ce jeune homme connaît-il la guerre, qui est, dit-on, une science perdue chez nous?

Mercredi 12 octobre.

On n'a pas le coeur à se réjouir ici aujourd'hui; c'est la révision, c'est-à-dire la levée sans révision des gardes mobilisées: elle se fait d'une manière indigne et stupide; on prend tout, on ne fait pas déshabiller les hommes; on ne leur regarde pas même le visage. Des examinateurs crétins et qui veulent faire du zèle déclarent bons pour le service des avortons, des infirmes, des borgnes, des phthisiques, des myopes au dernier degré, des dartreux, des fous, des idiots, et l'on veut que nous ayons confiance en une pareille armée! Un bon tiers va remplir les hôpitaux ou tomber sur les chemins à la première étape. Les rues de la ville sont encombrées de parents qui pleurent et de conscrits ivres-morts. On va leur donner les fusils de la garde nationale sédentaire, qui était bien composée, exercée et résolue; le découragement s'y met. Les optimistes, ils ne sont pas nombreux, disent qu'il le faut. S'il le faut, soit; mais il y a manière de faire les choses, et, quand on les fait mal, il ne faut pas se plaindre d'être mal secondé. On se tire de tout en disant:

– Le peuple est lâche et réactionnaire.

Mon coeur le défend; il est ignorant et malheureux; si vous ne savez rien faire pour l'initier à des vertus nouvelles, vous les lui rendrez odieuses.

Les nouvelles du dehors sont sinistres, Orléans serait au pouvoir des Prussiens; les gardes mobiles se seraient bien battus, mais ils seraient écrasés; on accuse Orléans de s'être rendu d'avance. Il faudrait savoir si la ville pouvait se défendre; on dit qu'elle ne l'a pas voulu, on entre dans des détails révoltants. Les habitants, qui d'abord avaient refusé de recevoir nos pauvres enfants, auraient cette fois fermé leurs portes aux blessés. Le premier fait paraît certain, le second est à vérifier. Nos jeunes troupes civiles sont redoutées autant que l'ennemi: elles sont indisciplinées, mal commandées ou pas commandées du tout; je crois qu'on leur demande l'impossible. Si toutes les administrations sont dans l'anarchie comme celle des intendances auxquelles nos levées et nos soldats ont affaire, ce n'est pas une guerre, c'est une débandade.

13, jeudi.

L'affaire Bourbaki reste mystérieuse. On dit que tout trahit, même Bazaine, ce grand espoir, ce rempart dont l'écroulement serait notre ruine. Trahir! l'honneur français serait aux prises dans les faibles têtes avec l'honneur militaire! Celui-ci serait la fidélité au maître qui commandait hier; l'autre ne compterait pas! Le drapeau représenterait une charge personnelle, restreinte à l'obéissance personnelle! La patrie n'aurait pas de droits sur l'âme du soldat!

 

L'anarchie est là comme dans tout, l'anarchie morale à côté de l'anarchie matérielle. Le véritable honneur militaire ne semble pas avoir jamais été défini dans l'histoire de notre siècle. C'est par le résultat que nous jugeons la conduite des généraux, et chaque juge en décide à son point de vue. En haine de la république, Moreau passe à l'ennemi; mais il se persuade que c'était son devoir, et il le persuade aux royalistes. Il croyait sauver la bonne cause, le pays par conséquent! Il y a donc deux consciences pour le militaire? Moreau a eu son parti, qui l'admirait comme le type de la fidélité et de la probité. Napoléon a été trahi ou abandonné par ses généraux. Ils ont tous dit pour se justifier:

– Je servais mon pays, je le sers encore, je n'appartiens qu'à lui.

Bien peu d'officiers supérieurs ont brisé leur épée à cette époque en disant:

– Je servais cet homme, je ne servirai plus le pays qui l'abandonne.

La postérité les admire et condamne les autres.

A qui donc appartient le militaire? au pays ou au souverain du moment? Il serait assez urgent de régler ce point, car il peut arriver à chaque instant que le devoir du soldat soit de résister à l'ordre de la patrie, ou de manquer à la loi d'obéissance militaire par amour du pays. Rien n'engage en ce moment le soldat envers la république; il ne l'a pas légalement acceptée. Avez-vous la parole des généraux? Je ne sache pas qu'on ait celle de Bazaine, et le gouvernement ignore probablement s'il se propose de continuer la guerre pour délivrer la France ou pour y ramener l'empire au moyen d'un pacte avec la Prusse.

Un général n'est pas obligé, dit-on, d'être un casuiste. Il semble que le meilleur de tous serait celui qui ne se permettrait aucune opinion, qui ne subirait aucune influence, et qui, faisant de sa parole l'unique loi de sa conscience, ne céderait devant aucune éventualité. Si Bazaine se croit lié à son empereur et non à son pays, il prétendra qu'il peut tourner son épée contre un pays qui repousse son empereur. Je ne vois pas qu'on puisse compter sur lui, puisqu'on n'a pu s'assurer de lui, puisqu'il est maître absolu dans une place assiégée où il peut faire la paix ou la guerre sans savoir si la république existe, si elle représente la volonté de la France. S'il a l'âme d'un héros, il se laissera emporter par le souvenir de nos anciennes gloires, par l'amour du pays, par la fierté patriotique; sinon, un de ces matins, il se rendra en disant comme son maître à Sedan:

– Je suis las.

Ou il fera une brillante sortie au cri de «mort à la république!» Et s'il avait la chance de gagner quelque grande victoire sur l'Allemagne, que ferait la république? Elle a cru l'avoir dans ses intérêts; parce qu'elle a désiré lui voir prendre le commandement, parce qu'elle a placé en lui sa confiance. Il ne lui en a pas su gré, il la trahit; mais je suppose qu'il délivre la France. Comment sortir de cette impasse? Nous battrions-nous contre ces soldats qui battraient l'étranger? y aurait-il un gouvernement pour les mettre hors la loi et les accuser de trahison?

Notre situation est réellement sans issue, à moins d'un miracle. Nous nous appuyons pour la défense du sol sur des forces encore considérables, mais qui combattent l'ennemi commun sous des drapeaux différents, et qui ne comptent pas du tout les abandonner après la guerre. Le gouvernement a fait appel à tous, il le devait; mais a-t-il espéré réussir sans armée à lui, avec des armées qui lui sont hostiles, et qui ne s'entendent point entre elles? Ceci ressemble à la fin d'un monde. Je voudrais pouvoir ne pas penser, ne pas voir, ne pas comprendre. Heureux ceux dont l'imagination surexcitée repousse l'évidence et se distrait avec des discussions de noms propres! Je remercierais Dieu de me délivrer de la réflexion; au moins je pourrais dormir. Ne pas dormir est le supplice du temps. Quand la fatigue l'emporte, on se raconte le matin les rêves atroces ou insensés qu'on a faits.

14 octobre.

Les Prussiens ne sont pas entrés à Orléans; mais ils y entreront quand ils voudront, ils ont fait la place nette. Le général La Motterouge est battu et privé de son commandement pour avoir manqué de résolution, disent les uns, pour avoir manqué de munitions, disent les autres. Si on déshonore tous ceux qui en seront là, ce n'est pas fini!

15 octobre.

Pas de nouvelles. La poste ne s'occupe plus de nous; tout se désorganise. Je suis étonnée de la tranquillité qui règne ici. La province consternée se gouverne toute seule par habitude.

Dimanche 16.

J'aurais voulu tenir un journal des événements; mais il faudrait savoir la vérité, et c'est souvent impossible. Les rares et courts journaux qui nous parviennent se font la guerre entre eux et se contredisent ouvertement:

– Les mobiles sont des braves.

– Non, les mobiles faiblissent partout.

– Mais non, c'est la troupe régulière qui lâche pied.

– Non, vous dis-je, c'est elle qui tient!

Le plus clair, c'est qu'une armée sans armes, sans pain, sans chaussures, sans vêtements et sans abri, ne peut pas résister à une armée pourvue de tout et bien commandée.

On agite beaucoup la question suivante, et on nous rapporte fidèlement, de auditu l'opinion de M. Gambetta.

– L'armée régulière est détruite, démoralisée, perdue; elle ne nous sauvera pas. C'est de l'élément civil que nous viendra la victoire, c'est le citoyen improvisé soldat qu'il faut appeler et encourager.

La question est fort douteuse, et, si d'avance elle est résolue, elle devient inquiétante au dernier degré. On peut improviser des soldats dans une localité menacée, et les mobiliser jusqu'à un certain point; mais leur faire jouer le rôle de la troupe exercée au métier et endurcie à la fatigue, c'est un rêve, l'expérience le prouve déjà. Les malades encombrent les ambulances. On parle d'organiser une Vendée dans toute la France. Organise-t-on le désordre? Ces résultats fructueux que suscitent parfois des combinaisons illogiques s'improvisent et ne se décrètent pas. M. Gambetta a pu jeter les yeux sur la carte du Bocage et sur la page historique dont il a été le théâtre; mais recommencer en grand ces choses et les opposer à la tactique prussienne, c'est un véritable enfantillage. On assure que M. Gambetta est un habile organisateur; qu'il réorganise donc l'armée au lieu de la dédaigner comme un instrument hors de service, alors que tout lui manque ou la trahit! Si l'on veut introduire des catégories, scinder l'élément civil et l'élément militaire, froisser les amours-propres, réveiller les passions politiques, je ne dis pas à la veille, mais au beau milieu des combats, j'ai bien peur que nous ne soyons perdus sans retour.

Quelqu'un, qui est renseigné, nous avoue que nos dictateurs de Tours sont infatués d'un optimisme effrayant. Je ne veux pas croire encore qu'il soit insensé… Quelquefois une grande obstination fait des miracles. Qui se refuse à espérer quand on sent en soi la volonté du sacrifice? Mais la volonté nous donnera-t-elle des canons? On avoue que nous en avons qui tirent un coup pendant que ceux de l'ennemi en tirent dix.

– En fait-on au moins?

– On dit qu'on en fait beaucoup. Nous savons, hélas! qu'on en fait fort peu.

– En fait-on de pareils à ceux des Prussiens?

– On ne peut pas en faire.

– Alors nous serons toujours battus?

– Non! nous avons l'élément civil, une arme morale que les étrangers n'ont pas.

– Ils ont bien mieux, ils ont un seul élément, leur arme est à deux tranchants, militaire et civile en même temps.

– On le sait; mais le moral de la France!

Oh! soit! Croyons encore à sa virilité, à sa spontanéité, à ses grandes inspirations de solidarité; mais, si nous ne les voyons pas se produire, puisons notre courage dans un autre espoir que celui de la lutte. Après la résistance que l'honneur commande, aspirons à la paix et ne croyons pas que la France soit avilie et perdue parce qu'elle ne sait plus faire la guerre. Je vois la guerre en noir. Je ne suis pas un homme, et je ne m'habitue pas à voir couler le sang; mais il y a une heure où la femme a raison, c'est quand elle console le vaincu, et ici il y aura bien des raisons profondes et sérieuses pour se consoler.

Pour faire de l'homme une excellente machine de combat, il faut lui retirer une partie de ce qui le fait homme. «Quand Jupiter réduit l'homme à la servitude, il lui enlève une moitié de son âme.» L'état militaire est une servitude brutale qui depuis longtemps répugne à notre civilisation. Avec des ambitions ou des fantaisies de guerre, le dernier règne était si bien englué dans les douceurs de la vie, qu'il avait laissé pourrir l'armée. Il n'avait plus d'armée, et il ne s'en doutait pas. Le jour où, au milieu des généraux et des troupes de sa façon, Napoléon III vit son erreur, il fut pris de découragement, et ce ne fut pas le souverain, ce fut l'homme qui abdiqua.

Les douceurs de la vie comme ce règne les a goûtées, c'était l'oeuvre d'une civilisation très-corrompue; mais la civilisation, qui est l'ouvrage des nations intelligentes, n'est pas responsable de l'abus qu'on fait d'elle. La moralité y puise tout ce dont elle a besoin; la science, l'art, les grandes industries, l'élégance et le charme des bonnes moeurs ne peuvent se passer d'elle. Soyons donc fiers d'être le plus civilisé des peuples, et acceptons les conditions de notre développement. Jamais la guerre ne sera un instrument de vie, puisqu'elle est la science de la destruction; croire qu'on peut la supprimer n'est pas une utopie. Le rêve de l'alliance des peuples n'est pas si loin qu'on croit de se réaliser. Ce sera peut-être l'oeuvre du XXe siècle. On nous dit que le colosse du Nord nous menace. A jamais, non! Aujourd'hui il nous écrase la poitrine, mais il ne peut rien sur notre âme. On peut être lourd comme une montagne et peser fort peu dans la balance des destinées. En ce moment, l'Allemagne s'affirme comme pesanteur spécifique, comme force brutale, – tranchons le mot, comme barbarie. Sur quelque mode éclatant qu'elle chante ses victoires, elle n'élèvera que des arcs de triomphe qui marqueront sa décadence. Au front de ses monuments nouveaux, la postérité lira 1870, c'est-à-dire guerre à mort à la civilisation! O noble Allemagne, quelle tache pour toi que cette gloire! L'Allemand est désormais le plus beau soldat de l'Europe, c'est-à-dire le plus effacé, le plus abruti des citoyens du monde; il représente l'âge de bronze; il tue la France, sa soeur et sa fille; il l'égorge, il la détruit, et, ce qu'il y a de plus honteux, il la vole! Chaque officier de cette belle armée, orgueil du nouvel empire prussien, est un industriel de grande route qui emballe des pianos et des pendules à l'adresse de sa famille attendrie!

Ce sont des représailles, disent-ils, c'est ainsi que nous avons agi chez eux; nous y avons mis moins d'ordre, de prévoyance et de cynisme, voilà tout. – C'est déjà quelque chose, mais nous n'en avons pas moins à rougir d'avoir été hommes de guerre à ce point-là. Si quelque chose peut nous réhabiliter, c'est de ne plus l'être, c'est de ne plus savoir obéir à la fantaisie belliqueuse de nos princes. Nous avons encore l'élan du courage, la folie des armes, la tradition des charges à la baïonnette. Nous savons encore faire beaucoup de mal quand on nous touche; nous pourrions dire aux Allemands:

« – Supprimons les canons, prenez-nous corps à corps, et vous verrez! Mais vous ne vous y risquez plus, vous reculez devant l'arme des braves, vous avez vos machines, et nous ne les avons pas; nous faisons la guerre selon l'inspiration du point d'honneur, nous ne sommes pas capables de nous y préparer pendant vingt ans; nous sommes si incapables de haïr! On nous surprend comme des enfants sans rancune qui dorment la nuit parce qu'ils ont besoin d'oublier la colère du combat. Nous tombons dans tous les piéges; notre insouciance, notre manque de prévision, nos désastres, vous ne les comprenez pas! Vous les comprendrez plus tard, quand vous aurez effacé la tache de vos victoires par le remords de les avoir remportées. Vous pénétrerez un jour l'énigme de notre destinée, quand vous passerez à votre tour par le martyre qu'il faut subir pour devenir des hommes. Nous ne le sommes pas encore, nous qui, depuis un siècle, souffrons tous les maux des révolutions; mais voici que, grâce à vous, nous allons le devenir plus vite, et vous rougirez alors d'avoir porté la main sur la grande victime! Encore un siècle, et vous serez honteux d'avoir servi de marchepied à l'ambition personnelle. Vous direz de vous-mêmes ce que nous disons de notre passé:

 

« – La folie du génie militaire nous a déchaînés sur l'Europe, et nous avons été asservis. Nous avons, de nos propres mains, creusé les abîmes, et nous y sommes tombés.

Mais nous nous relèverons avant toi, fière Allemagne! Dût cette guerre, pour laquelle évidemment nous ne sommes pas prêts, aboutir à un désastre matériel immense, nos coeurs s'y retremperont, et plus que jamais nous aurons soif de dignité, de lumière et de justice. Elle nous laissera sans doute irrités et troublés; les questions politiques et sociales s'agiteront peut-être tumultueusement encore. C'est précisément en cela que nous vous serons supérieurs, sujets obéissants, militaires accomplis! et que cette âme française éprise d'idéal, luttant pour lui jusque sous l'écrasement du fait, offrira au monde un spectacle que vous ne sauriez comprendre aujourd'hui, mais que vous admirerez quand vous serez dignes d'en donner un semblable.

Allez, bons serviteurs des princes, admirables espions, pillards émérites, modèles de toutes les vertus militaires, levez la tête et menacez l'avenir! Vous voilà ivres de nos malheurs et de notre vin, gras de nos vivres, riches de nos dépouilles! Quelles ovations vous attendent chez vous quand vous y rentrerez tachés de sang, souillés de rapts! Quelle belle campagne vous aurez faite contre un peuple en révolution, que de longue date vous saviez hors d'état de se défendre! L'Europe, qui vous craignait, va commencer à vous haïr! Quel bonheur ce sera pour vous d'inspirer partout la méfiance et de devenir l'ennemi commun contre lequel elle se ligue peut-être déjà en silence!

Mais quel réveil vous attend, si vous poursuivez l'idéal stupide et grossier du caporalisme, disons mieux, du krupisme! Pauvre Allemagne des savants, des philosophes et des artistes, Allemagne de Goëthe et de Beethoven! Quelle chute, quelle honte! Tu entres aujourd'hui dans l'inexorable décadence, jusqu'à ce que tu te renouvelles dans l'expiation qui s'appelle 89!

Lundi 17 octobre.

Le froid se déclare, et nous entrons en campagne. Pourvu qu'après la chaleur exceptionnelle de l'été nous n'ayons pas un hiver atroce! Ils auront aussi froid que nous, disent les optimistes; c'est une erreur: ils sont physiquement plus forts que nous, ils n'ont pas nos douces habitudes, notre bien-être ne leur est pas nécessaire. L'Allemand du nord est bien plus près que nous de la vie sauvage. Il n'est pas nerveux, il n'a que des muscles; il a l'éducation militaire, qui nous a trop manqué. Il pense moins, il souffrira moins.

Ils approchent, on dit qu'ils sont à La Motte-Beuvron. On a peur ici, et c'est bien permis, on a emmené tout ce qui pouvait se battre ou servir à se battre. Les vieillards, les enfants et les femmes resteront comme la part du feu! Et puis elle est toute française, cette terreur qui suit l'imprévoyance; elle n'est même pas bien profonde. Nous ne pouvons pas croire qu'on haïsse et qu'on fasse le mal pour le mal. Moi-même j'ai besoin de faire un effort de raison pour m'effrayer de l'approche de ces hommes que je ne hais point. J'ai besoin de me rappeler que la guerre enivre, et qu'un soldat en campagne n'est pas un être jouissant de ses facultés habituelles. On dit qu'ils ne sont pas tous méchants ou cupides, que les vrais Allemands ne le sont même pas du tout et demandent qu'on ne les confonde pas avec les Prussiens, tous voleurs! Vous réclamez en vain, bonnes gens; vous oubliez qu'il n'y a plus d'Allemagne, que vous êtes Prussiens, solidaires de toutes leurs exactions, puisque vous allez en profiter, et que dans cette guerre vous êtes pour nous non pas des Badois, des Bavarois, des Wurtembergeois, mais à tout jamais, dans la réprobation du présent et la légende de l'avenir, des Prussiens, bien et dûment sujets du roi de Prusse! Vous ne reprendrez plus votre nom; allez! c'en est fait de votre nationalité comme de votre honneur. Le châtiment commence!

Je n'ai pas de vêtements d'hiver, ils sont à Paris, dont les Prussiens ont maintenant la clef. Je me commande ici une robe qui fera peut-être son temps sur les épaules d'une Allemande, car ils volent aussi des vêtements et des chaussures pour leurs femmes, ces parfaits militaires!

Mardi 18 octobre.

Passage de troupes qui vont d'un dépôt à l'autre. Depuis les pauvres troupes espagnoles que j'ai rencontrées en 1839 dans les montagnes de Catalogne, je n'avais pas vu des soldats dans un tel état de misère et de dénûment. Leurs chevaux sont écorchés vifs de la tête à la queue. Les hommes sont à moitié nus, on dit qu'ils ont presque tous déserté avant Sedan. Ils sont tous grands et forts, et ne paraissent point lâches. On les aura laissés manquer de pain et de munitions. Le désordre était tel qu'on ne sait plus si on a le droit de mépriser les fuyards. Malheureusement ce désordre continue.

Mercredi 19.

Depuis deux jours, nous sommes sans nouvelles de notre armée de la Loire. Est-elle anéantie? Nous ne sommes pas bien sûrs qu'elle ait existé!

Jeudi 20.

Eugénie a affaire au Coudray. J'y vais avec elle; c'est une promenade pour mes petites-filles. Il fait un bon soleil. La campagne reverdit au moment où elle se dépouille: il y a des touffes de végétation invraisemblable au milieu des massifs dénudés. A Chavy, nous descendons de voiture pour ramasser de petits champignons roses sur la pelouse naturelle, cette pelouse des lisières champêtres qu'aucun jardinier ne réalisera jamais; il y faut la petite dent des moutons, le petit pied des pastours et le grand air libre. L'herbe n'y est jamais ni longue ni flétrie. Elle adhère au sol comme un tapis éternellement vert et velouté. Nous faisons là et plus haut, dans les prés du Coudray, une abondante récolte. Aurore est ivre de joie. Je n'ai pas fermé l'oeil la nuit dernière; pendant qu'on remet les chevaux à la voiture, je dors dix minutes sur un fauteuil. Il paraît que c'est assez, je suis complétement reposée. Au retour, pluie et soleil, à l'horizon monte une gigantesque forteresse crénelée, les nuages qui la forment ont la couleur et l'épaisseur du plomb, les brèches s'allument d'un rayonnement insoutenable. – Un bout de journal, ce soir; récit d'un drame affreux. A Palaiseau, le docteur Morère aurait tué quatre Prussiens à coups de revolver et aurait été pendu! Je ne dormirai pas encore cette nuit.

Vendredi 22 octobre.

Trois lettres de Paris par ballon! Enfin, chers amis, soyez bénis! Ils vivent, ils n'y a pas de malheur particulier sur eux. Ils sont résolus et confiants, ils ne souffrent de rien matériellement; mais ils souffrent le martyre de n'avoir pas de nouvelles de leurs absents. L'un nous demande où est sa femme, l'autre où est sa fille; chacun croyait avoir mis en sûreté les objets de sa tendresse, et l'ennemi a tout envahi; comment se retrouver, comment correspondre? Nous écrirons partout, nous essayerons tous les moyens. Quelle dispersion effrayante! que de vides nous trouverons dans nos affections! – Encore une fois, qu'ils soient bénis de nous donner quelque chose à faire pour eux!

On dit que l'ennemi s'éloigne de nous pour le moment; il lui plaît de nous laisser tranquilles, car les chemins sont libres, il n'y a pas ou il n'y a plus d'armée entre lui et nous; on vit au jour le jour. Le danger ne cause pas d'abattement, on serait honteux d'être en sûreté quand les autres sont dans le péril et le malheur. Mon pauvre Morère! sa belle figure pâle me suit partout; la nuit, je vois ses yeux clairs fixés sur moi. C'était un ami excellent, un habile médecin, un homme de résolution, d'activité, de courage; agile, infatigable, il était plus jeune avec ses cheveux blancs que ne le sont les jeunes d'aujourd'hui. Je le vois et je l'entends encore à un dîner d'amis à Palaiseau, où nous admirions la netteté de son jugement, l'énergie de ses traits et de sa parole. Le soir, on se reconduisait par les ruelles désertes de ce joli village, et chacun rentrait dans sa petite maison, d'où l'on entendait les pas de l'ami qui vous quittait résonner sur le gravier du chemin. Dans le beau silence du soir, on résumait tranquillement les idées qu'on avait échangées avec animation. On pensait quelquefois aux Allemands; on parlait de leurs travaux, on s'intéressait à leur mouvement intellectuel. Que l'on était loin de voir en eux des ennemis! Comme la porte eût été ouverte avec joie à un botaniste errant dans la campagne! Comme on lui eût indiqué avec plaisir les gîtes connus des plantes intéressantes! Certes on n'eût pas songé que ce pouvait être un espion, venant étudier les plis du terrain pour y placer des batteries ou pour prendre les habitants par surprise! et pourtant la carte des moindres localités était peut-être déjà dressée, car ils ont étudié la France comme une proie que l'on dissèque, et ils connaissaient peut-être aussi bien que moi le sentier perdu dans les bois où je me flattais de surprendre l'éclosion d'une primevère connue de moi seule. – Je me souviens d'avoir eu de saintes colères en trouvant bouleversés par des enfants certains recoins que j'espérais conserver vierges de dégâts. Je m'indignais contre l'esprit de dévastation de l'enfance. Pauvres enfants, quelle calomnie! – Et à présent ce charmant pays est sans doute ravagé de fond en comble, puisque Morère… Mon fils me trouve navrée et me dit qu'il ne faut rien croire de ce qui s'imprime à l'heure qu'il est; il a peut-être raison!