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La comtesse de Rudolstadt

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Quels que fussent la cause et le but de ce triomphe, Consuelo en ressentit l'effet salutaire; elle se surpassa elle-même, et fut applaudie avec le même transport durant tout le premier acte. Mais pendant l'entr'acte, la méprise s'étant peu à peu éclaircie, il n'y eut plus qu'une partie de l'auditoire, la plus obscure et la moins à portée d'être redressée par les confidences des courtisans, qui s'obstinât à donner des signes d'approbation. Enfin, au deuxième entr'acte, les orateurs des corridors et du foyer apprirent à tout le monde que le roi paraissait fort mécontent de l'attitude insensée du public; qu'une cabale avait été montée par la Porporina avec une audace inouïe; enfin que quiconque serait signalé comme ayant pris part à cette échauffourée s'en repentirait certainement. Quand vint le troisième acte, le silence fut si profond dans la salle, en dépit des merveilles que fit la prima-donna, qu'on aurait entendu voler une mouche à la fin de chaque morceau chanté par elle, et qu'en revanche les autres chanteurs recueillirent tous les fruits de la réaction.

Quant à la Porporina, elle avait été bientôt désillusionnée de son triomphe.

«Ma pauvre amie, lui avait dit Conciolini en lui présentant la couronne dans la coulisse après la première scène, je te plains d'avoir des amis si dangereux. Ils achèveront de te perdre.»

Dans l'entr'acte, le Porporino vint dans sa loge, et lui parlant à demi-voix:

«Je t'avais dit de te méfier de M. de Saint-Germain, lui dit-il; mais il était trop tard. Chaque parti a ses traîtres. N'en sois pas moins fidèle à l'amitié et docile à la voix de ta conscience. Tu es protégée par un bras plus puissant que celui qui t'opprime.

– Que veux-tu dire, s'écria la Porporina? es-tu de ceux…

– Je dis que Dieu te protégera, répondit le Porporino, qui semblait craindre d'avoir été entendu, et il lui montra la cloison qui séparait les loges d'acteurs les unes des autres. Ces cloisons avaient dix pieds de haut; mais elles laissaient entre leur sommité et le plafond commun un espace assez considérable, de sorte qu'on pouvait facilement entendre d'une loge à l'autre ce qui se passait.

«J'ai prévu, lui dit-il en parlant encore plus bas et en lui remettant une bourse, que tu aurais besoin d'argent, et je t'en apporte.

– Je te remercie, répondit Consuelo; si le gardien, qui me vend chèrement les vivres, venait te réclamer quelque paiement, comme voici de quoi le satisfaire pour longtemps, refuse de solder ses comptes. C'est un usurier.

– Il suffit, répliqua le bon et loyal Porporino. Je te quitte; j'aggraverais ta position si je paraissais avoir des secrets avec toi.»

Il s'esquiva, et Consuelo reçut la visite de madame de Cocceï (la Barberini), qui lui témoigna courageusement beaucoup d'intérêt et d'affection. La marquise d'Argens (la Cochois) vint les rejoindre d'un air plus empesé, et avec les belles paroles d'une reine qui protège le malheur. Consuelo ne lui en sut pas moins de gré de sa démarche, et la supplia de ne pas compromettre la faveur de son époux en prolongeant sa visite.

Le roi dit à Poelnitz:

«Eh bien, l'as-tu interrogée? As-tu trouvé moyen de la faire parler?

– Pas plus qu'une borne, répondit le baron.

– Lui as-tu fait entendre que je pardonnerais tout, si elle voulait seulement me dire ce qu'elle sait de la balayeuse, et ce que Saint-Germain lui a dit?

– Elle s'en soucie comme de l'an quarante.

– L'as-tu effrayée sur la longueur de sa captivité?

– Pas encore. Votre Majesté m'avait dit de la prendre par la douceur.

– Tu l'effraieras en la reconduisant.

– J'essaierai, mais je ne réussirai pas.

– C'est donc une sainte, une martyre?

– C'est une fanatique, une possédée, peut-être le diable en cotillons.

– En ce cas, malheur à elle! je l'abandonne. La saison de l'opéra italien finit dans quelques jours; arrange-toi pour qu'on n'ait plus besoin de cette fille jusque là, et que je n'entende plus parler d'elle jusqu'à l'année prochaine.

– Un an! Votre Majesté n'y tiendra pas.

– Mieux que ta tête ne tient sur ton cou, Poelnitz!»

XVII

Poelnitz avait assez de motifs de ressentiment contre la Porporina pour saisir cette occasion de se venger. Il n'en fit rien pourtant; son caractère était éminemment lâche, et il n'avait la force d'être méchant qu'avec ceux qui s'abandonnaient à lui. Pour peu qu'on le remit à sa place, il devenait craintif, et on eût dit qu'il éprouvait un respect involontaire pour ceux qu'il ne réussissait pas à tromper. On l'avait vu même se détacher de ceux qui caressaient ses vices pour suivre, l'oreille basse, ceux qui le foulaient aux pieds. Était-ce le sentiment de sa faiblesse, ou le souvenir d'une jeunesse moins avilie? On aimerait à croire que, dans les âmes les plus corrompues, quelque chose accuse encore de meilleurs instincts étouffés et demeurés seulement à l'état de souffrance et de remords. Il est certain que Poelnitz s'était attaché longtemps aux pas du prince Henry, en feignant de prendre part à ses chagrins; que souvent il l'avait excité à se plaindre des mauvais traitements du roi et lui en avait donné l'exemple, afin d'aller ensuite rapporter ses paroles à Frédéric, même en les envenimant, pour augmenter la colère de ce dernier. Poelnitz avait fait cet infâme métier pour le plaisir de le faire; car, au fond, il ne haïssait pas le prince. Il ne haïssait personne, si ce n'est le roi, qui le déshonorait de plus en plus sans vouloir l'enrichir. Poelnitz aimait donc la ruse pour elle-même. Tromper était un triomphe flatteur à ses yeux. Il avait d'ailleurs un plaisir réel à dire du mal du roi et à en faire dire; et quand il venait rapporter ces malédictions à Frédéric, tout en se vantant de les avoir provoquées, il se réjouissait intérieurement de pouvoir jouer le même tour à son maître, en lui cachant le bonheur qu'il avait goûté à le railler, à le trahir, à révéler ses travers, ses ridicules et ses vices à ses ennemis. Ainsi, chaque partie lui servait de dupe, et cette vie d'intrigue où il fomentait la haine sans servir précisément celle de personne avait pour lui des voluptés secrètes.

Cependant le prince Henry avait fini par remarquer que chaque fois qu'il laissait paraître son aigreur devant le complaisant Poelnitz, il trouvait, quelques heures après, le roi plus courroucé et plus outrageant avec lui qu'à l'ordinaire. S'était-il plaint devant Poelnitz d'être aux arrêts pour vingt-quatre heures, il voyait le lendemain sa condamnation doublée. Ce prince, aussi franc que brave, aussi confiant que Frédéric était ombrageux, avait enfin ouvert les yeux sur le caractère misérable du baron. Au lieu de le ménager prudemment, il l'avait accablé de son indignation; et depuis ce temps-là, Poelnitz, courbé jusqu'à terre devant lui, ne l'avait plus desservi. Il semblait même qu'il l'aimât au fond du cœur, autant qu'il était capable d'aimer. Il s'attendrissait en parlant de lui avec admiration, et ces témoignages de respect paraissaient si sincères qu'on s'en étonnait comme d'une bizarrerie incompréhensible de la part d'un tel homme.

Le fait est que Poelnitz, le trouvant plus généreux et plus tolérant mille fois que Frédéric, eût préféré l'avoir pour maître; pressentant ou devinant vaguement, ainsi que le faisait le roi, une sorte de conjuration mystérieuse autour du prince, il eût voulu pour beaucoup en tenir les fils et savoir s'il pouvait compter assez sur le succès pour s'y associer. C'était donc avec l'intention de s'éclairer pour son propre compte qu'il avait tâché de surprendre la religion de Consuelo. Si elle lui eût révélé le peu qu'elle en savait, il ne l'eût pas rapporté au roi, à moins pourtant que ce dernier ne lui eût donné beaucoup d'argent. Mais Frédéric était trop économe pour avoir de grands scélérats à ses ordres.

Poelnitz avait arraché quelque chose de ce mystère au comte de Saint-Germain. Il lui avait dit, avec tant de conviction, tant de mal du roi, que cet habile aventurier ne s'était pas assez méfié de lui. Disons, en passant, que l'aventurier avait un grain d'enthousiasme et de folie; que s'il était charlatan et même jésuitique à beaucoup d'égards, il avait au fond de tout cela une conviction fanatique qui présentait de singuliers contrastes et lui faisait commettre beaucoup d'inconséquences.

En ramenant Consuelo à la forteresse, Poelnitz, qui était un peu blasé sur le mépris qu'on avait pour lui, et qui ne se souvenait déjà plus guère de celui qu'elle lui avait témoigné, se conduisit assez naïvement avec elle. Il lui confessa, sans se faire prier, qu'il ne savait rien, et que tout ce qu'il avait dit des projets du prince, à l'égard des puissances étrangères, n'était qu'un commentaire gratuit de la conduite bizarre et des relations secrètes du prince et de sa sœur avec des gens suspects.

«Ce commentaire ne fait pas honneur à la loyauté de Votre Seigneurie, répondit Consuelo, et peut-être ne devrait-elle pas s'en vanter.

– Le commentaire n'est pas de moi, répondit tranquillement Poelnitz; il est éclos dans la cervelle du roi notre maître, cervelle maladive et chagrine, s'il en fut, quand le soupçon s'en empare. Quant à donner des suppositions pour des certitudes, c'est une méthode tellement consacrée par l'usage des cours et par la science des diplomates, que vous êtes tout à fait pédante de vous en scandaliser. Au reste, ce sont les rois qui me l'ont apprise; ce sont eux qui ont fait mon éducation, et tous mes vices viennent, de père en fils, des deux monarques prussiens que j'ai eu l'honneur de servir. Plaider le faux pour savoir le vrai! Frédéric n'en fait jamais d'autre, et on le tient pour un grand homme; ce que c'est que d'avoir la vogue! tandis qu'on me traite de scélérat parce que je suis ses errements; quel préjugé!»

Poelnitz tourmenta Consuelo, tant qu'il put, pour savoir ce qui se passait entre elle, le prince, l'abbesse, Trenck, les aventuriers Saint-Germain et Trismégiste, et un grand nombre de personnages très-importants, disait-il, qui étaient mêlés à une intrigue inexplicable. Il lui avoua naïvement que si cette affaire avait quelque consistance, il n'hésiterait pas à s'y jeter. Consuelo vit bien qu'il parlait enfin à cœur ouvert; mais comme elle ne savait réellement rien, elle n'eut pas de mérite à persister dans ses dénégations.

 

Quand Poelnitz eut vu les portes de la citadelle se refermer sur Consuelo et sur son prétendu secret, il rêva à la conduite qu'il devait tenir à son égard; et en fin de cause, espérant qu'elle se laisserait pénétrer si, grâce à lui, elle revenait à Berlin, il résolut de la disculper auprès du roi. Mais dès le premier mot qu'il lui en dit le lendemain, le roi l'interrompit:

«Qu'a-t-elle révélé?

– Rien, Sire.

– En ce cas, laissez-moi tranquille. Je vous ai défendu de me parler d'elle.

– Sire, elle ne sait rien.

– Tant pis pour elle! Qu'il ne vous arrive plus jamais de prononcer son nom devant moi.»

Cet arrêt fut proclamé d'un ton qui ne permettait pas de répliquer. Frédéric souffrait certainement en songeant à la Porporina. Il y avait au fond de son cœur et de sa conscience un tout petit point très-douloureux qui tressaillait alors, comme lorsqu'on passe le doigt sur une mince épine enfoncée dans les chairs. Pour se soustraire à cette pénible sensation, il prit le parti d'en oublier irrévocablement la cause, et il n'eut pas de peine à y réussir. Huit jours ne s'étaient pas écoulés, que grâce à son robuste tempérament royal et à la servile soumission de tous ceux qui l'approchaient, il ne se souvenait pas que Consuelo eût jamais existé. Cependant l'infortunée était à Spandaw. La saison du théâtre était finie, et on lui avait retiré son clavecin. Le roi avait eu cette attention pour elle le soir où on l'avait applaudie à sa barbe, croyant lui complaire. Le prince Henry était aux arrêts indéfiniment. L'abbesse de Quedlimburg était gravement malade; le roi avait eu la cruauté de lui faire croire que Trenck avait été repris et replongé dans les cachots. Trismégiste et Saint-Germain avaient réellement disparu, et la balayeuse avait cessé de hanter le palais. Ce que son apparition présageait semblait avoir reçu une sorte de confirmation. Le plus jeune des frères du roi était mort d'épuisement à la suite d'infirmités prématurées.

À ces chagrins domestiques vint se joindre la brouille définitive de Voltaire avec le roi. Presque tous les biographes ont déclaré que, dans cette lutte misérable, l'honneur était demeuré à Voltaire. En examinant mieux les pièces du procès, on s'aperçoit qu'il ne fait honneur au caractère d'aucune des parties, et que le rôle le moins mesquin est peut-être même celui de Frédéric. Plus froid, plus implacable, plus égoïste que Voltaire, Frédéric ne connaissait ni l'envie ni la haine; et ces brûlantes petites passions ôtaient à Voltaire la fierté et la dignité dont Frédéric savait prendre au moins l'apparence. Parmi les amères bisbilles qui amenèrent goutte à goutte l'explosion, il y en eut une où Consuelo ne fut pas nommée, mais qui aggrava la sentence d'oubli volontaire prononcée sur elle. D'Argens lisait un soir les gazettes parisiennes à Frédéric, Voltaire présent. On y rapportait l'aventure de mademoiselle Clairon, interrompue au beau milieu de son rôle par un spectateur mal placé qui lui avait crié: «Plus haut;» sommée de faire des excuses au public pour avoir répondu royalement: «Et vous plus bas;» enfin envoyée à la Bastille pour avoir soutenu son rôle avec autant d'orgueil que de fermeté. Les papiers publics ajoutaient que cette aventure ne priverait pas le théâtre de mademoiselle Clairon, parce que, durant sa séquestration, elle serait amenée de la Bastille sous escorte, pour jouer Phèdre ou Chimène, après quoi elle retournerait coucher en prison jusqu'à l'expiration de sa peine qu'on présumait et qu'on espérait devoir être de courte durée.

Voltaire était fort lié avec Hippolyte Clairon, qui avait puissamment contribué au succès de ses œuvres dramatiques. Il fut indigné de cet événement, et oubliant qu'il s'en passait un analogue et plus grave encore sous ses yeux:

«Voici qui ne fait guère honneur à la France! s'écria-t-il en interrompant d'Argens à chaque mot: le manant! interpeller si bêtement et si grossièrement une actrice comme mademoiselle Clairon! butor de public! lui vouloir faire faire des excuses! à une femme! à une femme charmante, les cuistres! les Welches!.. La Bastille? jour de Dieu! n'avez-vous pas la berlue, marquis? Une femme à la Bastille, dans ce temps-ci? pour un mot plein d'esprit, de goût et d'à-propos? pour une repartie ravissante? et cela en France?

– Sans doute, dit le roi, la Clairon jouait Électre ou Sémiramis, et le public, qui ne voulait pas en perdre un seul mot, devrait trouver grâce devant M. de Voltaire.»

En un autre temps, cette réflexion du roi eût été flatteuse; mais elle fut prononcée avec un ton d'ironie qui frappa le philosophe et lui rappela tout à coup quelle maladresse il venait de faire. Il avait tout l'esprit nécessaire pour la réparer; il ne le voulut point. Le dépit du roi rallumait le sien, et il répliqua:

«Non, Sire, mademoiselle Clairon eût-elle abîmé un rôle écrit par moi, je ne concevrai jamais qu'il y ait au monde une police assez brutale pour traîner la beauté, le génie et la faiblesse dans les prisons de l'État.»

Cette réponse, jointe à cent autres, et surtout à des mots sanglants, à des railleries cyniques, rapportés au roi par plus d'un Poelnitz officieux, amena la rupture que tout le monde sait, et fournit à Voltaire les plaintes les plus piquantes, les imprécations les plus comiques, les reproches les plus acérés. Consuelo n'en fut que plus oubliée à Spandaw, tandis qu'au bout de trois jours, mademoiselle Clairon sortait triomphante et adorée de la Bastille. Privée de son clavecin, la pauvre enfant s'arma de tout son courage pour continuer à chanter le soir et à composer de la musique. Elle en vint à bout et ne tarda pas à s'apercevoir que sa voix et son exquise justesse d'oreille gagnaient encore à cet exercice aride et difficile. La crainte de s'égarer la rendait beaucoup plus circonspecte; elle s'écoutait davantage, ce qui nécessitait un travail de mémoire et d'attention excessif. Sa manière devenait plus large, plus sérieuse, plus parfaite. Quant à ses compositions, elles prirent un caractère plus simple, et elle composa dans sa prison des airs d'une beauté remarquable et d'une tristesse grandiose. Elle ne tarda pourtant pas à ressentir le préjudice que la perte du clavecin portait à sa santé et au calme de son esprit. Éprouvant le besoin de s'occuper sans relâche, et ne pouvant se reposer du travail émouvant et orageux de la production et de l'exécution par un travail plus tranquille de lectures et de recherches, elle sentit la fièvre s'allumer lentement dans ses veines, et la douleur envahir toutes ses pensées. Ce caractère actif, heureux et plein d'affectueuse expansion, n'était pas fait pour l'isolement et pour l'absence de sympathies. Elle eût succombé peut-être à quelques semaines de ce cruel régime, si la Providence ne lui eût envoyé un ami, là où certainement elle ne s'attendait pas à le trouver.

XVIII

Au-dessous de la cellule qu'occupait notre recluse, une grande pièce enfumée, dont la voûte épaisse et lugubre ne recevait jamais d'autre clarté que celle du feu allumé dans une vaste cheminée toujours remplie de marmites de fer, bouillant et grondant sur tous les tons, renfermait pendant toute la journée la famille Schwartz, et ses savantes opérations culinaires. Tandis que la femme combinait mathématiquement le plus grand nombre de dîners possible avec le moins de comestibles et d'ingrédients imaginables, le mari, assis devant une table noircie d'encre et d'huile, composait artistement, à la lueur d'une lampe toujours allumée dans ce sombre sanctuaire, les mémoires les plus formidables, chargés des détails les plus fabuleux. Les maigres dîners étaient pour le bon nombre de prisonniers que l'officieux gardien avait su mettre sur la liste de ses pensionnaires: les mémoires devaient être présentés à leurs banquiers ou à leurs parents, sans toutefois être soumis au contrôle des expérimentateurs de cette fastueuse alimentation. Pendant que le couple spéculateur se livrait ardemment à son travail, deux personnages plus paisibles, enfoncés sous le manteau de la cheminée, vivaient là en silence, parfaitement étrangers aux douceurs et aux profits de l'opération. Le premier était un grand chat maigre, roux, pelé, dont l'existence se consumait à lécher ses pattes et à se rouler sur la cendre. Le second était un jeune homme, ou plutôt un enfant, encore plus laid dans son espèce, dont la vie immobile et contemplative était partagée entre la lecture d'un vieux bouquin plus gras que les marmites de sa mère, et d'éternelles rêveries qui ressemblaient à la béatitude de l'idiotisme plus qu'à la méditation d'un être pensant. Le chat avait été baptisé par l'enfant du nom de Belzébuth, par antithèse sans doute à celui que l'enfant avait reçu de monsieur et madame Schwartz, ses père et mère, le nom pieux et sacré de Gottlieb.

Gottlieb, destiné à l'état ecclésiastique, avait fait jusqu'à l'âge de quinze ans de bonnes études et de rapides progrès dans la liturgie protestante. Mais, depuis quatre ans, il vivait inerte et malade, près des tisons, sans vouloir se promener, sans désirer de voir le soleil, sans pouvoir continuer son éducation. Une crue rapide et désordonnée l'avait réduit à cet état de langueur et d'indolence. Ses longues jambes grêles pouvaient à peine supporter cette stature démesurée et quasi disloquée. Ses bras étaient si faibles et ses mains si gauches, qu'il ne touchait à rien sans le briser. Aussi sa mère avare lui en avait-elle interdit l'usage, et il n'était que trop porté à lui obéir en ce point. Sa face bouffie et imberbe, terminée par un front élevé et découvert, ne ressemblait pas mal à une poire molle. Ses traits étaient aussi peu réguliers que les proportions de son corps. Ses yeux semblaient complètement égarés, tant ils étaient louches et divergents. Sa bouche épaisse avait un sourire niais; son nez était informe, son teint blême, ses oreilles plates et plantées beaucoup trop bas: des cheveux rares et raides couronnaient tristement cette insipide figure, plus semblable à un navet mal épluché qu'à la mine d'un chrétien; du moins telle était la poétique comparaison de madame sa mère.

Malgré les disgrâces que la nature avait prodiguées à ce pauvre être, malgré la honte et le chagrin que madame Schwartz éprouvait en le regardant, Gottlieb, fils unique, malade inoffensif et résigné, n'en était pas moins le seul amour et le seul orgueil des auteurs de ses jours. On s'était flatté, alors qu'il était moins laid, qu'il pourrait devenir joli garçon. On s'était réjoui de son enfance studieuse et de son avenir brillant. Malgré l'état précaire où on le voyait réduit, on espérait qu'il reprendrait de la force, de l'intelligence, de la beauté, lorsqu'il aurait fini son interminable croissance. D'ailleurs, il n'est pas besoin d'expliquer que l'amour maternel s'accommode de tout, et se contente de peu. Madame Schwartz, tout en le brusquant et en le raillant, adorait son vilain Gottlieb, et si elle ne l'eût pas vu à toute heure planté comme une statue de sel (c'était son expression) dans le coin de sa cheminée, elle n'aurait plus eu le courage d'allonger ses sauces ni d'enfler ses mémoires. Le père Schwartz, qui mettait comme beaucoup d'hommes, plus d'amour-propre que de tendresse dans son sentiment paternel, persistait à rançonner et à voler ses prisonniers dans l'espérance qu'un jour Gottlieb serait ministre et fameux prédicateur, ce qui était son idée fixe, parce que, avant sa maladie, l'enfant s'était exprimé avec facilité. Mais il y avait bien quatre ans qu'il n'avait dit une parole de bon sens; et s'il lui arrivait d'en coudre deux ou trois ensemble, ce n'était jamais qu'à son chat Belzébuth qu'il daignait les adresser. En somme, Gottlieb avait été déclaré idiot par les médecins, et ses parents seuls croyaient à la possibilité de sa guérison.

Un jour cependant, Gottlieb, sortant tout à coup de son apathie, avait manifesté à ses parents le désir d'apprendre un métier pour se désennuyer, et utiliser ses tristes années de langueur. On avait accédé à cette innocente fantaisie quoiqu'il ne fût guère de la dignité d'un futur membre de l'Église réformée de travailler de ses mains. Mais l'esprit de Gottlieb paraissait si bien déterminé à se reposer, qu'il fallut bien lui permettre d'aller étudier l'art de la chaussure dans une boutique de cordonnier. Son père eût souhaité qu'il choisît une profession plus élégante; mais on eut beau passer en revue devant lui toutes les branches de l'industrie, il s'arrêta obstinément à l'œuvre de saint Crépin, et déclara même qu'il se sentait appelé par la Providence à embrasser cette partie. Comme ce désir devint chez lui une idée fixe, et que la seule crainte d'en être empêché le jetait dans une profonde mélancolie, on le laissa passer un mois dans l'atelier d'un maître, après quoi il revint un beau matin, muni de tous les outils et matériaux nécessaires, et se réinstalla sous le manteau de sa chère cheminée, déclarant qu'il en savait assez, et qu'il n'avait plus besoin de leçons. Cela n'était guère vraisemblable; mais ses parents, espérant que cette tentative l'avait dégoûté, et qu'il allait peut-être se remettre à l'étude de la théologie, acceptèrent son retour sans reproche et sans raillerie. Alors commença dans la vie de Gottlieb une ère nouvelle, qui fut entièrement remplie et charmée par la confection imaginaire d'une paire de souliers. Trois ou quatre heures par jour, il prenait sa forme et son alêne, et travaillait à une chaussure qui ne chaussa jamais personne; car elle ne fut jamais terminée. Tous les jours recoupée, tendue, battue, piquée, elle prit toutes les figures possibles, excepté celle d'un soulier, ce qui n'empêcha pas le paisible artisan de poursuivre son œuvre avec un plaisir, une attention, une lenteur, une patience et un contentement de lui-même, au-dessus des atteintes de toute critique. Les Schwartz s'effrayèrent un peu d'abord de cette monomanie; puis ils s'y habituèrent comme au reste, et le soulier interminable, alternant dans les mains de Gottlieb avec son volume de sermons et de prières, ne fut plus compté dans sa vie que pour une infirmité de plus. On n'exigea de lui autre chose que d'accompagner de temps en temps son père dans les galeries et les cours, afin de prendre l'air. Mais ces promenades chagrinaient beaucoup M. Schwartz, parce que les enfants des autres gardiens et employés de la citadelle ne cessaient de courir après Gottlieb, en contrefaisant sa démarche nonchalante et disgracieuse, et en criant sur tous les tons:

 

«Des souliers! des souliers! cordonnier, fais-nous des souliers!»

Gottlieb ne prenait point ces huées en mauvaise part; il souriait à cette méchante engeance avec une sérénité angélique, et même il s'arrêtait pour répondre:

«Des souliers? certainement, de tout mon cœur: venez chez moi, vous faire prendre mesure. Qui veut des souliers?»

Mais M. Schwartz l'entraînait pour l'empêcher de se compromettre avec la canaille, et le cordonnier ne paraissait ni fâché ni inquiet d'être ainsi arraché à l'empressement de ses pratiques.

Dès les premiers jours de sa captivité, Consuelo avait été humblement requise par M. Schwartz, d'entrer en conférence avec Gottlieb pour essayer de réveiller en lui le souvenir et le goût de cette éloquence dont il avait paru être doué dans son enfance. Tout en avouant l'état maladif et l'apathie de son héritier, M. Schwartz, fidèle à la loi de nature si bien exprimée par La Fontaine:

«Nos petits sont mignons

Beaux, bien faits, et jolis sur tous leurs compagnons.»

n'avait pas décrit très-fidèlement les agréments du pauvre Gottlieb, sans quoi Consuelo n'eût peut-être pas refusé, comme elle le fit, de recevoir dans sa cellule un jeune homme de dix-neuf ans, qu'on lui dépeignait ainsi qu'il suit: «Un grand gaillard de cinq pieds huit pouces, qui eût fait venir l'eau à la bouche de tous les recruteurs du pays, si malheureusement pour sa santé, et heureusement pour son indépendance, un peu de faiblesse dans les bras et dans les jambes ne l'eût rendu impropre au métier des armes.» La captive pensa que la société d'un enfant de cet âge et de cette taille, était peu convenable dans sa situation, et elle refusa net de le recevoir; désobligeance que la mère Schwartz lui fit expier en ajoutant une pinte d'eau chaque jour à son bouillon.

Pour se promener sur l'esplanade où on lui avait permis d'aller prendre l'air tous les jours, Consuelo était forcée de descendre dans la résidence nauséabonde de la famille Schwartz et de la traverser, le tout avec la permission et l'escorte de son gardien, qui, du reste, ne se faisait pas prier, l'article complaisance infatigable (dans tout ce qui tient aux services autorisés par la consigne) étant porté en compte et coté à un prix fort élevé. Il arriva donc qu'en traversant cette cuisine dont une porte s'ouvrait sur l'esplanade, Consuelo finit par apercevoir et remarquer Gottlieb. Cette figure d'enfant avorté sur le corps d'un géant mal bâti la frappa de dégoût d'abord, et ensuite de pitié. Elle lui adressa la parole, l'interrogea avec bonté, et s'efforça de le faire causer. Mais elle trouva son esprit paralysé soit par la maladie, soit par une excessive timidité; car il ne la suivait sur le rempart que poussé de force par ses parents, et ne répondait à ses questions que par monosyllabes. Elle craignit donc, en s'occupant de lui, d'aggraver l'ennui qu'elle lui supposait, et s'abstint de lui parler, et même de le regarder, après avoir déclaré à son père qu'elle ne lui trouvait pas la moindre disposition pour l'art oratoire.

Consuelo avait été de nouveau fouillée par madame Schwartz, le soir où elle avait revu son camarade Porporino et le public de Berlin pour la dernière fois. Mais elle avait réussi à tromper la vigilance du cerbère femelle. L'heure était avancée, la cuisine était sombre, et madame Schwartz de mauvaise humeur d'être réveillée dans son premier sommeil. Tandis que Gottlieb dormait dans une chambre, ou plutôt dans une niche donnant sur l'atelier culinaire, et que M. Schwartz montait pour ouvrir d'avance la double porte de fer de la cellule, Consuelo s'était approchée du feu qui dormait sous la cendre, et, tout en feignant de caresser Belzébuth, elle avait cherché un moyen de sauver ses ressources des griffes de la fouilleuse, afin de n'être plus à sa discrétion absolue. Pendant que madame Schwartz rallumait sa lampe et mettait ses lunettes. Consuelo avait remarqué, au fond de la cheminée, à la place où Gottlieb se tenait habituellement, un enfoncement, dans la muraille, à la hauteur de son bras, et, dans cette case mystérieuse, le livre des sermons et le soulier éternel du pauvre idiot. C'était là sa bibliothèque et son atelier. Ce trou noirci par la suie et la fumée contenait toutes les richesses, toutes les délices de Gottlieb. D'un mouvement prompt et adroit, Consuelo y posa sa bourse, et se laissa ensuite examiner patiemment par la vieille parque, qui l'importuna longtemps en passant ses doigts huileux et crochus sur tous les plis de son vêtement, surprise et courroucée de n'y rien trouver. Le sang-froid de Consuelo qui, après tout, ne mettait pas beaucoup d'importance à réussir dans sa petite entreprise, finit par persuader à la geôlière qu'elle n'avait rien; et elle put, dès que l'examen fut fini, reprendre lestement sa bourse et la garder dans sa main sous sa pelisse jusque chez elle. Là elle s'occupa de la cacher, sachant bien que, pendant sa promenade, on venait chaque jour examiner sa cellule avec soin. Elle ne trouva rien de mieux que de porter toujours sa petite fortune sur elle, cousue dans une ceinture, madame Schwartz n'ayant pas le droit de la fouiller, hors le cas de sortie.

Cependant la première somme que madame Schwartz avait saisie sur sa prisonnière le jour de son arrivée était déjà épuisée depuis longtemps, grâce à la rédaction ingénieuse des mémoires de M. Schwartz. Lorsqu'il eut fait de nouveaux frais assez maigres, et un nouveau mémoire assez rond, selon sa prudente et lucrative coutume, trop timoré pour parler d'affaires et pour demander de l'argent à une personne condamnée à n'en point avoir, mais bien renseigné par elle, dès le premier jour, sur les économies quelle avait confiées au Porporino, ledit Schwartz s'était rendu, sans lui rien dire, à Berlin, et avait présenté sa note à ce fidèle dépositaire. Le Porporino, averti par Consuelo, avait refusé de solder la note avant qu'elle fût approuvée par la consommatrice, et avait renvoyé le créancier à son amie, qu'il savait munie par lui d'une nouvelle somme.