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La comtesse de Rudolstadt

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«Et comme je feignais de ne pas entendre ses interrogations, il ajouta sans se décourager:

« – Vous voyagez quelquefois à pied, habillée en homme?»

«Cette demande me fit tressaillir, et je me hâtai de répondre négativement. Mais il ajouta:

« – Allons! vous ne voulez pas en convenir; mais moi, je n'oublie rien, et j'ai bien retrouvé dans ma mémoire une plaisante aventure que vous ne pouvez pas avoir oubliée non plus.

« – Je ne sais de quoi vous voulez parler, Monsieur, repris-je en quittant les créneaux de la tour pour reprendre le chemin de ma cellule.

« – Un instant, un instant! dit Mayer. Votre clef est dans ma poche, et vous ne pouvez pas rentrer comme cela sans que je vous reconduise. Permettez-moi donc, ma belle enfant, de vous dire deux mots…

« – Pas un de plus, Monsieur; je désire rentrer chez moi, et je regrette d'en être sortie.

« – Pardine! vous faites bien la mijaurée! comme si on ne savait pas un peu de vos aventures! Vous pensiez donc que j'étais assez simple pour ne pas vous reconnaître quand vous arpentiez le Boehmer-Wald avec un petit brun pas trop mal tourné? À d'autres! J'enlevais bien le jouvenceau pour les armées du roi de Prusse; mais la jouvencelle n'eût pas été pour son nez; oui-dà! quoiqu'on dise que vous avez été de son goût, et que c'est pour avoir essayé de vous en vanter que vous êtes venue ici! Que voulez-vous? La fortune a des caprices contre lesquels il est fort inutile de regimber. Vous voilà tombée de bien haut! mais je vous conseille de ne pas faire la fière et de vous contenter de ce qui se présente. Je ne suis qu'un petit officier de place, mais je suis plus puissant ici qu'un roi que personne ne connaît et que personne ne craint, parce qu'il y commande de trop haut et de trop loin pour y être obéi. Vous voyez bien que j'ai le pouvoir d'éluder la consigne et d'adoucir vos arrêts. Ne soyez pas ingrate, et vous verrez que la protection d'un adjudant vaut à Spandaw autant que celle d'un roi à Berlin. Vous m'entendez? Ne courez pas, ne criez pas, ne faites pas de folies. Ce serait du scandale en pure perte; je dirai ce que je voudrai, et vous, on ne vous croira pas. Allons, je ne veux pas vous effrayer. Je suis d'un naturel doux et compatissant. Seulement, faites vos réflexions; et quand je vous reverrai, rappelez-vous que je puis disposer de votre sort, vous jeter dans un cachot, ou vous entourer de distractions et d'amusements, vous faire mourir de faim sans qu'on m'en demande compte, ou vous faire évader sans qu'on me soupçonne; réfléchissez, vous dis-je, je vous en laisse le temps…» Et comme je ne répondais pas, atterrée que j'étais de ne pouvoir me soustraire à l'outrage de pareilles prétentions et à l'humiliation cruelle de les entendre exprimer, cet odieux homme ajouta, croyant sans doute que j'hésitais: «Et pourquoi ne vous prononceriez-vous pas tout de suite? Faut-il vingt-quatre heures pour reconnaître le seul parti raisonnable qu'il y ait à prendre, et pour répondre à l'amour d'un galant homme, encore jeune, et assez riche pour vous faire habiter, en pays étranger, une plus jolie résidence que ce vilain château-fort?»

«En parlant ainsi, l'ignoble recruteur se rapprochait de moi, et faisait mine, avec son air à la fois gauche et impudent, de vouloir me barrer le passage et me prendre les mains. Je courus vers les créneaux de la tour, bien déterminée à me précipiter dans le fossé, plutôt que de me laisser souiller par la moins significative de ses caresses. Mais en ce moment un spectacle bizarre frappa mes yeux, et je me hâtai d'attirer l'attention de l'adjudant sur cet objet, afin de la détourner de moi. Ce fut mon salut, mais hélas! il a failli en coûter la vie à un être qui vaut peut-être mieux que moi!

«Sur le rempart élevé qui borde l'autre rive du fossé, en face de l'esplanade, une figure, qui paraissait gigantesque, courait ou plutôt voltigeait sur le parapet avec une rapidité et une adresse qui tenaient du prodige. Arrivé à l'extrémité de ce rempart, qui est flanqué d'une tour à chaque bout, le fantôme s'élança sur le toit de la tour, qui se trouvait de niveau avec la balustrade, et gravissant ce cône escarpé avec la légèreté d'un chat, parut se perdre dans les airs.

« – Que diable est-ce là? s'écria l'adjudant, oubliant son rôle de galant pour reprendre ses soucis de geôlier.

Un prisonnier qui s'évade, le diable m'emporte! Et la sentinelle endormie, par le corps de Dieu! Sentinelle! cria-t-il d'une voix de Stentor, prenez garde à vous! alerte, alerte! Et, courant vers un créneau où est suspendue une cloche d'avertissement, il la mit en mouvement avec une vigueur digne d'un aussi remarquable professeur de musique infernale. Je n'ai rien entendu de plus lugubre que ce tocsin interrompant de son timbre mordant et âpre l'auguste silence de la nuit. C'était le cri sauvage de la violence et de la brutalité, troublant l'harmonie des libres respirations de l'onde et de la brise. En un instant, tout fut en émoi dans la prison. J'entendis le bruit sinistre des fusils agités dans la main des sentinelles, qui faisaient claquer la batterie et couchaient en joue, au hasard, le premier objet qui se présenterait. L'esplanade s'illumina d'une lueur rouge qui fit pâlir les beaux reflets azurés de la lune. C'était M. Schwartz qui allumait un fanal. Des signaux se répondirent d'un rempart à l'autre, et les échos se les renvoyèrent d'une voix plaintive et affaiblie. Le canon d'alarme vint bientôt jeter sa note terrible et solennelle dans cette diabolique symphonie. Des pas lourds retentissaient sur les dalles. Je ne voyais rien; mais j'entendais tous ces bruits, et mon cœur était serré d'épouvante. Mayer m'avait quittée avec précipitation; mais je ne songeais pas à me réjouir d'en être délivrée: je me reprochais amèrement de lui avoir signalé, sans savoir de quoi il s'agissait, l'évasion de quelque malheureux prisonnier. J'attendais, glacée de terreur, la fin de l'aventure, frémissant à chaque coup de fusil tiré par intervalles, écoutant avec anxiété si les cris du fugitif blessé ne m'annonceraient pas son désastre.

«Tout cela dura plus d'une heure; et, grâce au ciel, le fugitif ne fut ni aperçu ni atteint. Pour m'en assurer, j'avais été rejoindre les Schwartz sur l'esplanade. Ils étaient tellement troublés et agités eux-mêmes, qu'ils ne songèrent pas à s'étonner de me voir hors de ma cellule, au milieu de la nuit. Peut-être aussi avaient-ils été d'accord avec Mayer pour m'en laisser sortir cette nuit-là. Schwartz, après avoir couru comme un fou et s'être assuré qu'aucun des captifs confiés à sa garde ne lui manquait, commençait à se tranquilliser un peu; mais sa femme et lui étaient frappés d'une consternation douloureuse, comme si le salut d'un homme était, à leurs yeux, une calamité publique et privée, un énorme attentat contre la justice céleste. Les autres guichetiers, les soldats qui allaient et venaient tout effarés, échangeaient avec eux des paroles qui exprimaient le même désespoir, la même terreur: à leurs yeux, c'est apparemment le plus noir des crimes que la tentative d'une évasion. Ô Dieu de bonté! qu'ils me parurent affreux, ces mercenaires dévoués au barbare emploi de priver leurs semblables du droit sacré d'être libres! Mais tout à coup il sembla que la suprême équité eût résolu d'infliger un châtiment exemplaire à mes deux gardiens. Madame Schwartz, étant rentrée un instant dans son bouge, en ressortit avec de grands cris:

« – Gottlieb! Gottlieb! disait-elle d'une voix étouffée. Arrêtez! ne tirez pas, ne tuez pas mon fils! c'est lui; bien certainement c'est lui!»

«Au milieu de l'agitation des deux Schwartz, je compris, par leurs discours entrecoupés, que Gottlieb ne se trouvait ni dans son lit, ni dans aucun coin de leur demeure, et que probablement il avait repris, sans qu'on s'en aperçût, ses anciennes habitudes de courir, en dormant, sur les toits. Gottlieb était somnambule!

«Aussitôt que cet avis eut circulé dans la citadelle, l'émotion se calma peu à peu. Chaque geôlier avait eu le temps de faire sa ronde et de constater qu'aucun prisonnier n'avait disparu. Chacun retournait à son poste avec insouciance. Les officiers étaient enchantés de ce dénouement; les soldats riaient de leur alarme; madame Schwartz, hors d'elle-même, courait de tous côtés, et son mari explorait tristement le fossé, craignant que la commotion des coups de canon et de la fusillade n'y eût fait tomber le pauvre Gottlieb, réveillé en sursaut dans sa course périlleuse. Je le suivis dans cette exploration. Le moment eût été bon, peut-être, pour tenter de m'évader moi-même; car il me sembla voir des portes ouvertes et des gens distraits; mais je ne m'arrêtai pas à cette pensée, absorbée que j'étais par celle de retrouver le pauvre malade qui m'a témoigné tant d'affection.

«Cependant M. Schwartz, qui ne perd jamais tout à fait la tête, voyant poindre le jour, me pria de retourner chez moi, vu qu'il était tout à fait contraire à sa consigne de me laisser errer ainsi à des heures indues. Il me reconduisit, afin de me renfermer à clef; mais le premier objet qui frappa mes regards en rentrant dans ma chambre fut Gottlieb, paisiblement endormi sur mon fauteuil. Il avait eu le bonheur de se réfugier là avant que l'alarme fût tout à fait répandue dans la forteresse, ou bien son sommeil avait été si profond et sa course si agile, qu'il avait pu échapper à tous les dangers. Je recommandai à son père de ne pas l'éveiller brusquement, et promis de veiller sur lui jusqu'à ce que madame Schwartz fût avertie de cette heureuse nouvelle.

«Lorsque je fus seule avec Gottlieb, je posai doucement la main sur son épaule, et lui parlant à voix basse, j'essayai de l'interroger. J'avais ouï dire que les somnambules peuvent se mettre en rapport avec des personnes amies et leur répondre avec lucidité. Mon essai réussit à merveille.

« – Gottlieb, lui dis-je, où as-tu donc été cette nuit?

 

« – Cette nuit? répondit-il; il fait déjà nuit? Je croyais voir briller le soleil du matin sur les toits.

« – Tu as donc été sur les toits?

« – Sans doute. Le rouge-gorge, ce bon petit ange, est venu m'appeler à ma fenêtre; je me suis envolé avec lui, et nous avons été bien haut, bien loin dans le ciel, tout près des étoiles, et presque dans la demeure des anges. Nous avons bien, en partant, rencontré Belzébuth qui courait sur les toitures et sur les parapets pour nous attraper. Mais il ne peut pas voler, lui! parce que Dieu le condamne à une longue pénitence, et il regarde voler les anges et les oiseaux sans pouvoir les atteindre.

« – Et après avoir couru dans les nuages, tu es redescendu ici, pourtant?

« – Le rouge-gorge m'a dit: Allons voir ma sœur qui est malade, et je suis revenu avec lui te trouver dans ta cellule.

« – Tu pouvais donc entrer dans ma cellule, Gottlieb?

« – Sans doute, j'y suis venu plusieurs fois te veiller depuis que tu es malade. Le rouge-gorge vole les clefs sous le chevet de ma mère, et Belzébuth a beau faire, il ne peut pas la réveiller une fois que l'ange l'a endormie, en voltigeant invisible autour de sa tête.

« – Qui t'a donc enseigné à connaître si bien les anges et les démons?

« – C'est mon maître! répondit le somnambule avec un sourire enfantin où se peignit un naïf enthousiasme.

« – Et qui est ton maître? lui demandai-je.

« – Dieu, d'abord, et puis… le sublime cordonnier!

« – Comment l'appelles-tu, ce sublime cordonnier?

« – Oh! c'est un grand nom! mais il ne faut pas le dire, vois-tu; c'est un nom que ma mère ne connaît pas. Elle ne sait pas que j'ai deux livres dans le trou de la cheminée. Un que je ne lis pas, et un autre que je dévore depuis quatre ans, et qui est mon pain céleste, ma vie spirituelle, le livre de la vérité, le salut et la lumière de l'âme.

« – Et qui a fait ce livre?

« – Lui, le cordonnier de Gorlitz, Jacques Boehm!»

«Ici nous fûmes interrompus par l'arrivée de madame Schwartz, que j'eus bien de la peine à empêcher de se précipiter sur son fils pour l'embrasser. Cette femme adore sa progéniture: que ses péchés lui soient remis! Elle voulut lui parler; mais Gottlieb ne l'entendit pas, et je pus, seule, le déterminer à retourner à son lit, où l'on m'a assuré ce matin qu'il avait paisiblement continué son sommeil. Il ne s'est aperçu de rien, quoique son étrange maladie et l'alerte de cette nuit fassent aujourd'hui la nouvelle de tout Spandaw.

«Me voilà rentrée dans ma cellule après quelques heures d'une demi-liberté bien douloureuse et bien agitée. Je ne désire pas d'en ressortir à pareil prix. Pourtant j'aurais pu m'échapper peut-être!.. Je ne songerai plus qu'à cela maintenant que je me sens ici sous la main d'un scélérat, et menacée de dangers pires que la mort, pires qu'une éternelle souffrance. J'y vais penser sérieusement désormais, et qui sait? j'y parviendrai peut-être! On dit qu'une volonté persévérante vient à bout de tout. Ô mon Dieu, protégez-moi!»

Le 5 mai. – «Depuis ces derniers événements, j'ai vécu assez tranquille. J'en suis venue à compter mes jours de repos comme des jours de bonheur, et à rendre grâces à Dieu, comme dans la prospérité on le remercie pour des années écoulées sans désastre. Il est certain qu'il faut connaître le malheur pour sortir de cette ingratitude apathique où l'on vit ordinairement. Je me reproche aujourd'hui d'avoir laissé passer tant de beaux jours de mon insouciante jeunesse sans en sentir le prix et sans bénir la Providence qui me les accordait. Je ne me suis point assez dit, dans ce temps-là, que je ne les méritais pas, et c'est pour cela, sans doute, que je mérite un peu les maux dont je suis accablée aujourd'hui.

«Je n'ai pas revu cet odieux recruteur, devenu pour moi plus effrayant qu'il ne le fut sur les bords de la Moldaw, alors que je le prenais tout simplement pour un ogre, mangeur d'enfants. Aujourd'hui je vois en lui un persécuteur plus abominable et plus dangereux encore. Quand je songe aux prétentions révoltantes de ce misérable, à l'autorité qu'il exerce autour de moi, à la facilité qu'il peut avoir de s'introduire la nuit dans ma cellule, sans que les Schwartz, animaux serviles et cupides, voulussent peut-être me protéger contre lui, je me sens mourir de honte et de désespoir… Je regarde ces barreaux impitoyables qui ne me permettraient pas de m'élancer par la fenêtre. Je ne puis me procurer de poison, je n'ai pas même une arme pour m'ouvrir la poitrine… Cependant j'ai quelques motifs d'espoir et de confiance que je me plais à invoquer dans ma pensée, car je ne veux pas me laisser affaiblir par la peur. D'abord Schwartz n'aime pas l'adjudant, qui, à ce que j'ai pu comprendre, exploite avant lui les besoins et les désirs de ses prisonniers, en leur vendant, au grand préjudice de Schwartz, qui voudrait en avoir le monopole, un peu d'air, un rayon de soleil, un morceau de pain en sus de la ration, et autres munificences du régime de la prison. Ensuite ces Schwartz, la femme surtout, commencent à avoir de l'amitié pour moi, à cause de celle que me porte Gottlieb, et à cause de l'influence salutaire qu'ils disent que j'ai sur son esprit. Si j'étais menacée, ils ne viendraient peut-être pas à mon secours; mais dès que je le serais sérieusement, je pourrais faire parvenir par eux mes plaintes au commandant de place. C'est un homme qui m'a paru doux et humain la seule fois que je l'ai vu… Gottlieb, d'ailleurs, sera prompt à me rendre ce service, et, sans lui rien expliquer, je me suis déjà concertée avec lui à cet effet. Il est tout prêt à porter une lettre que je tiens prête aussi. Mais j'hésite à demander secours avant le péril; car mon ennemi, s'il cesse de me tourmenter, pourrait tourner en plaisanterie une déclaration que j'aurais eu la pruderie ridicule de prendre au sérieux. Quoi qu'il en soit, je ne dors que d'un œil, et j'exerce mes forces musculaires pour un pugilat, s'il en est besoin. Je soulève mes meubles, je raidis mes bras contre les barreaux de fer de ma fenêtre, j'endurcis mes mains en frappant contre les murailles. Quiconque me verrait faire ces exercices me croirait folle ou désespérée. Je m'y livre pourtant avec le plus triste sang-froid, et j'ai découvert que ma force physique était bien plus grande que je ne le supposais. Dans l'état de sécurité où la vie ordinaire s'écoule, nous n'interrogeons pas nos moyens de défense, nous ne les connaissons pas. En me sentant forte, je me sens devenir brave, et ma confiance en Dieu s'accroît de mes efforts pour seconder sa protection. Je me rappelle souvent, ces beaux vers que le Porpora m'a dit avoir lus sur les murs d'un cachot de l'inquisition à Venise:

 
Di che mi fido, mi guarda Iddio;
Di che non mi fido, mi guardero Io9.
 

Plus heureuse que l'infortuné qui traça cette sombre invocation, je puis, du moins, me fier sans restriction à la chasteté et au dévouement de ce pauvre exalté de Gottlieb. Ses accès de somnambulisme n'ont pas reparu; sa mère le surveille d'ailleurs assidûment. Dans le jour, il vient causer avec moi dans ma chambre. Je n'ai pas voulu descendre sur l'esplanade depuis que j'y ai rencontré Mayer.

«Gottlieb m'a expliqué ses idées religieuses. Elles m'ont paru fort belles, quoique souvent bizarres, et j'ai voulu lire sa théologie de Boehm, puisque décidément il est Boehmiste, afin de savoir ce qu'il ajoutait de son cru aux rêveries enthousiastes de l'illustre cordonnier. Il m'a prêté ce livre précieux, et je m'y suis plongée à mes risques et périls. Je comprends maintenant comment cette lecture a troublé un esprit simple qui a pris au pied de la lettre les symboles d'un mystique un peu fou lui-même. Je ne me pique pas de les bien comprendre et de les bien expliquer; mais il me semble voir là un rayon de haute divination religieuse et l'inspiration d'une généreuse poésie. Ce qui m'a le plus frappée, c'est sa théorie sur le diable. «Dans le combat avec le Lucifer, Dieu ne l'a pas détruit. Homme aveugle, vous n'en voyez pas la raison. C'est que Dieu combattait contre Dieu. C'était la lutte d'une portion de la divinité contre l'autre.» Je me rappelle qu'Albert expliquait à peu près de même le règne terrestre et transitoire du principe du mal, et que le chapelain de Riesenburg l'écoutait avec horreur, et traitait cette croyance de manichéisme. Albert prétendait que notre christianisme était un manichéisme plus complet et plus superstitieux que le sien, puisqu'il consacrait l'éternité du principe du mal, tandis que, dans son système, il admettait la réhabilitation du mauvais principe, c'est-à-dire la conversion et la réconciliation. Le mal, suivant Albert, n'était que l'erreur, et la lumière divine devait un jour dissiper l'erreur et faire cesser le mal. J'avoue, mes amis, dussé-je vous sembler très-hérétique, que cette éternelle condamnation de Satan à susciter le mal, à l'aimer, et à fermer les yeux à la vérité, me paraissait aussi et me paraît toujours une idée impie.

«Enfin, Jacques Boehm me semble millénaire, c'est-à-dire partisan de la résurrection des justes et de leur séjour avec Jésus-Christ, sur une nouvelle terre, née de la dissolution de celle-ci, pendant mille ans d'un bonheur sans nuage et d'une sagesse sans voile; après quoi viendra la réunion complète des âmes avec Dieu, et les récompenses de l'éternité, plus parfaites encore que le millenium. Je me souviens bien d'avoir entendu expliquer ce symbole par le comte Albert, lorsqu'il me racontait l'histoire orageuse de sa vieille Bohême, et de ses chers Taborites, lesquels étaient imbus de ces croyances renouvelées des premiers temps du christianisme. Albert croyait à tout cela dans un sens moins matériel, et sans se prononcer sur la durée de la résurrection ni sur le chiffre de l'âge futur du monde. Mais il pressentait et voyait prophétiquement une prochaine dissolution de la société humaine, devant faire place à une ère de rénovation sublime; et Albert ne doutait pas que son âme, sortant des passagères étreintes de la mort, pour recommencer ici-bas une nouvelle série d'existences, ne fût appelée à contempler cette rémunération providentielle et ces jours, tour à tour terribles et magnifiques, promis aux efforts de la race humaine. Cette foi magnanime qui semblait monstrueuse aux orthodoxes de Riesenburg, et qui a passé en moi après m'avoir semblé d'abord si nouvelle et si étrange, c'est une foi de tous les temps et de tous les peuples; et, malgré les efforts de l'Église romaine pour l'étouffer, ou malgré son impuissance pour l'éclaircir et la purifier du sens matériel et superstitieux, je vois bien qu'elle a rempli et enthousiasmé beaucoup d'âmes ardemment pieuses. On dit même que de grands saints l'ont eue. Je m'y livre donc sans remords et sans effroi, certaine qu'une idée adoptée par Albert ne peut être qu'une idée grande. Elle me sourit, d'ailleurs, et répand toute une poésie céleste sur la pensée que je me fais de la mort et des souffrances qui en rapprocheront sans doute le terme pour moi. Ce Jacques Boehm me plaît. Ce disciple qui est là dans la sale cuisine des Schwartz, occupé de rêveries sublimes et entouré de visions célestes, tandis que ses parents pétrissent, trafiquent et s'abrutissent, me parait bien pur et bien touchant, avec son livre qu'il sait par cœur sans le bien comprendre, et son soulier qu'il a entrepris pour modeler sa vie sur celle de son maître, sans pouvoir en venir à bout. Infirme de corps et d'esprit, mais naïf, candide, et de mœurs angéliques! Pauvre Gottlieb, destiné sans doute à te briser en tombant du haut d'un rempart dans ton vol imaginaire à travers les cieux, ou à succomber sous le poids d'infirmités prématurées! tu auras passé sur la terre comme un saint méconnu, comme un ange exilé, sans avoir compris le mal, sans avoir connu le bonheur, sans avoir seulement senti la chaleur du soleil qui éclaire le monde, à force de contempler le soleil mystique qui brille dans ta pensée! Personne ne t'aura connu, personne ne t'aura plaint et admiré comme tu le mérites! Et moi qui, seule, ai surpris le secret de tes méditations, moi qui, en comprenant aussi le beau idéal, aurais eu des forces pour le chercher et le réaliser dans ma vie, je mourrai comme toi dans la fleur de ma jeunesse, sans avoir agi, sans avoir vécu. Il y a dans les fentes de ces murailles qui nous abritent et nous dévorent tous les deux, de pauvres petites plantes que le vent brise et que le soleil ne colore jamais. Elles s'y dessèchent sans fleurir et sans fructifier. Cependant elles semblent s'y renouveler; mais ce sont des semences lointaines que la brise apporte aux mêmes lieux, et qui essaient de croître et de vivre sur les débris des anciennes. Ainsi végètent les captifs, ainsi se repeuplent les prisons?

 

«Mais n'est-il pas étrange que je me trouve ici avec un extatique d'un ordre inférieur à celui d'Albert, mais attaché comme lui à une religion secrète, à une croyance raillée, persécutée ou méprisée? Gottlieb assure qu'il y a beaucoup d'autres Boehmistes que lui dans ce pays, que plusieurs cordonniers professent sa doctrine ouvertement, et que le fond de cette doctrine est implanté de tout temps dans les âmes populaires de nombreux philosophes et prophètes inconnus, qui ont jadis fanatisé la Bohême, et qui, aujourd'hui, couvent un feu sacré sous la cendre dans toute l'Allemagne. Je me souviens, en effet, des ardents cordonniers hussites dont Albert me racontait les prédications audacieuses et les exploits terribles au temps de Jean Ziska. Le nom même de Jacques Boehm atteste cette origine glorieuse. Moi, je ne sais pas bien ce qui se passe dans ces cerveaux contemplatifs de la patiente Germanie. Ma vie bruyante et dissipée m'éloignait d'un pareil examen. Mais Gottlieb et Zdenko fussent-ils les derniers disciples de la religion mystérieuse qu'Albert conservait comme un précieux talisman, je n'en sens pas moins que cette religion est la mienne, puisqu'elle proclame la future égalité entre tous les hommes et la future manifestation de la justice et de la bonté de Dieu sur la terre. Oh oui! il faut que je croie à ce règne de Dieu annoncé aux hommes par le Christ; il faut que je compte sur un bouleversement de ces iniques monarchies et de ces impures sociétés pour ne pas douter de la Providence en me voyant ici!

«De la prisonnière n° 2, aucune nouvelle. Si Mayer ne m'a pas fait un mensonge impudent en me rapportant ses paroles, c'est Amélie de Prusse qui m'accuse ainsi de trahison. Que Dieu lui pardonne de douter de moi, qui n'ai pas douté d'elle, malgré les mêmes accusations sur son compte! Je ne veux plus faire de démarches pour la voir. En cherchant à me justifier, je pourrais la compromettre encore, comme je l'ai fait déjà sans savoir comment.

«Mon rouge-gorge me tient fidèle compagnie. En voyant Gottlieb sans son chat dans ma cellule, il s'est familiarisé, avec lui, et le pauvre Gottlieb achève d'en devenir fou d'orgueil et de joie. Il l'appelle seigneur, et ne se permet pas de le tutoyer. C'est avec le plus profond respect et une sorte de tremblement religieux qu'il lui présente sa nourriture. Je fais de vains efforts pour lui persuader que ce n'est qu'un oiseau comme les autres; je ne lui ôterai pas l'idée que c'est un esprit céleste qui a pris cette forme. Je tâche de le distraire en lui donnant quelques notions de musique, et véritablement il a, j'en suis certaine, une très-belle intelligence musicale. Ses parents sont enchantés de mes soins, et ils m'ont offert de mettre une épinette dans une de leurs chambres où je pourrai donner des leçons à leur fils et travailler pour mon compte. Mais cette proposition qui m'eût comblée de joie il y a quelques jours, je n'ose l'accepter. Je n'ose même plus chanter dans ma cellule, tant je crains d'attirer par ici ce mélomane grossier, cet ex-professeur de trompette que Dieu confonde!»

Le 10 mai. – «Depuis longtemps je me demandais ce qu'étaient devenus ces amis inconnus, ces protecteurs merveilleux dont le comte de Saint-Germain m'avait annoncé l'intervention dans mes affaires, et qui ne s'en sont mêlés apparemment que pour hâter les désastres dont me menaçait la bienveillance royale. Si c'étaient là les conspirateurs dont je partage le châtiment, ils ont été tous dispersés et abattus, pensais-je, en même temps que moi, ou bien ils m'ont abandonnée sur mon refus de m'échapper des griffes de M. Buddenbrock, le jour où j'ai été transférée de Berlin à Spandaw. Eh bien, les voilà qui reparaissent, et ils ont pris Gottlieb pour leur émissaire. Les téméraires! puissent-ils ne pas attirer sur la tête de cet innocent les mêmes maux que sur la mienne!

«Ce matin Gottlieb m'a apporté furtivement un billet ainsi conçu:

«Nous travaillons à ta délivrance; le moment approche. Mais un nouveau danger te menace, qui retarderait le succès de notre entreprise. Méfie-toi de quiconque te pousserait à la fuite avant que nous t'ayons donné des avis certains et des détails précis. On te tend un piège. Sois sur tes gardes et persévère dans ta force.

«Tes frères:

«Les Invisibles

«Ce billet est tombé aux pieds de Gottlieb comme il traversait ce matin une des cours de la prison. Il croit fermement, lui, que cela est tombé du ciel et que le rouge-gorge s'en est mêlé. En le faisant causer, sans trop chercher à contrarier ses idées féeriques, j'ai pourtant appris des choses étranges, qui ont peut-être un fond de vérité. Je lui ai demandé s'il savait ce que c'était que les Invisibles.

« – Nul ne le sait, m'a-t-il répondu, bien que tout le monde feigne de le savoir.

« – Comment, Gottlieb, tu as donc entendu parler de gens qu'on appelle ainsi?

« – Dans le temps que j'étais en apprentissage chez le maître cordonnier de la ville, j'ai entendu beaucoup de choses là-dessus.

« – On en parle donc? le peuple les connaît?

« – Voici comment cela est venu à mes oreilles, et, de toutes les paroles que j'ai entendues, celles-là sont du petit nombre qui valent la peine d'être écoutées et retenues. Un pauvre ouvrier de nos camarades s'était blessé la main si grièvement, qu'il était question de la lui couper. Il était l'unique soutien d'une nombreuse famille qu'il avait assistée jusque-là avec beaucoup de courage et d'amour. Il venait nous voir avec sa main empaquetée, et, tristement, il nous disait en nous regardant travailler: «Vous êtes bien heureux, vous autres, d'avoir les mains libres! Pour moi, il faudra bientôt, je pense, que j'aille à l'hôpital et que ma vieille mère demande l'aumône pour que mes petits frères et mes petites sœurs ne meurent pas de faim.» On proposa une collecte; mais nous étions tous si pauvres, et moi, quoique né de parents riches, j'avais si peu d'argent à ma disposition, que nous ne réunîmes pas de quoi assister convenablement notre pauvre camarade. Chacun ayant vidé sa poche, chercha dans sa cervelle un moyen de tirer Franz de ce mauvais pas. Mais nul n'en trouvait, car Franz avait frappé à toutes les portes, et il avait été repoussé de partout. On dit que le roi est très-riche et que son père lui a laissé un gros trésor. Mais on dit aussi qu'il l'emploie à équiper des soldats; et comme c'était le temps de la guerre, que le roi était absent, et que tout le monde avait peur de manquer, le pauvre peuple souffrait beaucoup, et Franz ne pouvait trouver d'aide suffisante chez les bons cœurs. Quant aux mauvais cœurs ils n'ont jamais une obole à leur disposition. Tout à coup un jeune homme de l'atelier dit à Franz: «A ta place, je sais bien ce que je ferais! mais peut-être n'en auras-tu pas le courage. – Ce n'est pas le courage qui me manque, dit Franz; que faut-il faire? – Il faut t'adresser aux Invisibles.» Franz parut comprendre ce dont il s'agissait, car il secoua la tête d'un air de répugnance, et ne répondit rien. Quelques jeunes gens qui, comme moi, ne savaient ce que cela signifiait, en demandèrent l'explication, et il leur fut répondu de tous côtés: «Vous ne connaissez pas les Invisibles? On voit bien que vous êtes des enfants! Les Invisibles, ce sont des gens qu'on ne voit pas, mais qui agissent. Ils font toute sorte de bien et toute sorte de mal. On ne sait pas s'ils demeurent quelque part, mais il y en a partout. On dit qu'on en trouve dans les quatre parties du monde. Ce sont eux qui assassinent beaucoup de voyageurs et qui prêtent main-forte à beaucoup d'autres contre les brigands, selon que ces voyageurs sont jugés par eux dignes de châtiment ou de protection. Ils sont les instigateurs de toutes les révolutions: ils vont dans toutes les cours, dirigent toutes les affaires, décident la guerre ou la paix, rachètent les prisonniers, soulagent les malheureux, punissent les scélérats, font trembler les rois sur leurs trônes; enfin ils sont cause de tout ce qui arrive d'heureux et de malheureux dans le monde. Ils se trompent peut-être plus d'une fois; mais enfin on dit qu'ils ont bonne intention; et d'ailleurs qui peut dire si ce qui est malheur aujourd'hui ne sera pas la cause d'un grand bonheur demain?»

9Que Dieu me préserve de ceux auxquels je me fie!Je me garderai, moi, de ceux dont je me méfie.»