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La comtesse de Rudolstadt

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«Tel est le côté sombre et amer de notre œuvre. Il faut transiger avec certaines lois de la conscience paisible, quand on ouvre son âme à notre saint fanatisme. Auras-tu ce courage, jeune prêtresse au cœur pur, à la parole candide?

– Après tout ce que vous venez de me dire, il ne m'est plus permis de reculer, répondit Consuelo, après un instant de silence. Un premier scrupule pourrait m'entraîner dans une série de réserves et de terreurs qui me conduiraient à la lâcheté. J'ai reçu vos austères confidences; je sens que je ne m'appartiens plus. Hélas! oui, je l'avoue, je souffrirai souvent du rôle que vous m'imposez; car j'ai amèrement souffert déjà d'être forcée de mentir au roi Frédéric pour sauver des amis en péril. Laissez-moi rougir une dernière fois de la rougeur des âmes vierges de toute feinte, et pleurer la candeur de ma jeunesse ignorante et paisible. Je ne puis me défendre de ces regrets; mais je saurai me garder des remords tardifs et pusillanimes. Je ne dois plus être l'enfant inoffensif et inutile que j'étais naguère; je ne le suis déjà plus, puisque me voici placée entre la nécessité de conspirer contre les oppresseurs de l'humanité ou de trahir ses libérateurs. J'ai touché à l'arbre de la science: ses fruits sont amers; mais je ne les rejetterai pas loin de moi. Savoir est un malheur; mais refuser d'agir est un crime, quand on sait ce qu'il faut faire.

– C'est là répondre avec sagesse et courage, reprit l'initiateur. Nous sommes contents de toi. Dès demain soir, nous procéderons à ton initiation. Prépare-toi tout le jour à un nouveau baptême, à un redoutable engagement, par la méditation et la prière, par la confession même, si tu n'as pas l'âme libre de toute préoccupation personnelle.»

XXXII

Consuelo fut éveillée au point du jour par les sons du cor et les aboiements des chiens. Lorsque Matteus vint lui apporter son déjeuner, il lui apprit qu'il y avait grande battue aux cerfs et aux sangliers dans la forêt. Plus de cent hôtes, disait-il, étaient réunis au château pour prendre ce divertissement seigneurial. Consuelo comprit qu'un grand nombre des affiliés de l'ordre s'étaient rassemblés sous le prétexte de la chasse, dans ce château, rendez-vous principal de leurs séances les plus importantes. Elle s'effraya un peu de l'idée qu'elle aurait peut-être tous ces hommes pour témoins de son initiation, et se demanda si c'était en effet une affaire assez intéressante aux jeux de l'ordre, pour amener un si grand concours de ses membres. Elle s'efforça de lire et de méditer pour se conformer aux prescriptions de l'initiateur; mais elle fut distraite plus encore par une émotion intérieure et des craintes vagues, que par les fanfares, le galop des chevaux et les hurlements des limiers qui firent retentir les bois environnants pendant toute la journée. Cette chasse était-elle réelle ou simulée? Albert s'était-il converti à toutes les habitudes de la vie ordinaire au point d'y prendre part et de verser sans effroi le sang des bêtes innocentes? Liverani n'allait-il pas quitter cette partie de plaisir, et à la faveur du désordre, venir troubler la néophyte dans le secret de sa retraite?

Consuelo ne vit rien de ce qui se passait au dehors, et Liverani ne vint pas. Matteus, trop occupé, sans doute, au château pour songer à elle, ne lui apporta pas son dîner. Était-ce, comme le prétendait Supperville, un jeûne imposé à dessein pour affaiblir les forces mentales de l'adepte? Elle s'y résigna.

Vers la nuit, lorsqu'elle rentra dans la bibliothèque dont elle était sortie depuis une heure pour prendre l'air, elle recula de frayeur à la vue d'un homme vêtu de rouge et masqué, assis sur son fauteuil: mais elle se rassura aussitôt, car elle reconnut le frêle vieillard qui lui servait, pour ainsi dire, de père spirituel.

«Mon enfant, lui dit-il en se levant et en venant à sa rencontre, n'avez-vous rien à me dire? Ai-je toujours votre confiance?

– Vous l'avez, Monsieur, répondit Consuelo en le faisant rasseoir sur le fauteuil et en prenant un pliant à côté de lui, dans l'embrasure de la croisée. Je désirais vivement vous parler, et depuis longtemps.»

Alors elle lui raconta fidèlement tout ce qui s'était passé entre elle, Albert et l'inconnu depuis sa dernière confession, et elle ne cacha aucune des émotions involontaires qu'elle avait éprouvées.

Lorsqu'elle eut fini, le vieillard garda le silence assez longtemps pour troubler et embarrasser Consuelo. Pressé par elle de juger sa conduite et ses sentiments, il répondit enfin:

«Votre conduite est excusable, presque irréprochable; mais que puis-je dire de vos sentiments? L'affection soudaine, insurmontable, violente, qu'on appelle l'amour, est une conséquence des bons ou mauvais instincts que Dieu a mis ou laissés pénétrer dans les âmes pour leur perfectionnement ou pour leur punition en cette vie. Les mauvaises lois humaines qui contrarient presque en toutes choses le vœu de la nature et les desseins de la Providence font souvent un crime de ce que Dieu avait inspiré, et maudissent le sentiment qu'il avait béni, tandis qu'elles sanctionnent des unions infâmes, des instincts immondes. C'est à nous autres, législateurs d'exception, constructeurs cachés d'une société nouvelle, de démêler autant que possible l'amour légitime et vrai de l'amour coupable et vain, afin de prononcer, au nom d'une loi plus pure, plus généreuse et plus morale que celle du monde, sur le sort que tu mérites. Voudras-tu t'en remettre à notre décision? nous accorderas-tu le droit de te lier ou de te délier?

– Vous m'inspirez une confiance absolue, je vous l'ai dit, et je le répète.

– Eh bien, Consuelo, nous allons délibérer sur cette question de vie et de mort pour ton âme et pour celle d'Albert.

– Et n'aurai-je pas le droit de faire entendre le cri de ma conscience?

– Oui, pour nous éclairer; moi, qui l'ai entendue, je serai ton avocat. Il faut que tu me relèves du secret de ta confession.

– Eh quoi! vous ne serez plus le seul confident de mes sentiments intimes, de mes combats, de mes souffrances?

– Si tu formulais une demande en divorce devant un tribunal, n'aurais-tu pas des plaintes publiques à faire? Cette souffrance te sera épargnée. Tu n'as à te plaindre de personne. N'est-il pas plus doux d'avouer l'amour que de déclarer la haine?

– Suffit-il donc d'éprouver un nouvel amour pour avoir le droit d'abjurer l'ancien?

– Tu n'as pas eu d'amour pour Albert.

– Il me semble que non; pourtant je n'en jurerais pas.

– Tu n'en douterais pas si tu l'avais aimé. D'ailleurs, la question que tu fais porte sa réponse en elle-même. Tout nouvel amour exclut l'ancien par la force des choses.

– Ne prononcez pas cela trop vite, mon père, dit Consuelo avec un triste sourire. Pour aimer Albert autrement que l'autre, je ne l'en aime pas moins que par le passé. Qui sait si je ne l'aime pas davantage? Je me sens prête à lui sacrifier cet inconnu, dont la pensée m'ôte le sommeil et fait battre mon cœur encore en ce moment où je vous parle.

– N'est-ce pas l'orgueil du devoir, l'ardeur du sacrifice plus que l'affection, qui te conseillent cette sorte de préférence pour Albert?

– Je ne le crois pas.

– En es-tu bien sûre? Songe que tu es ici loin du monde, à l'abri de ses jugements, en dehors de toutes ses lois. Si nous te donnons une nouvelle formule et de nouvelles notions du devoir, persisteras-tu à préférer le bonheur de l'homme que tu n'aimes pas, à celui de l'homme que tu aimes?

– Ai-je donc jamais dit que je n'aimais pas Albert? s'écria Consuelo avec vivacité.

– Je ne puis répondre à tes questions que par d'autres questions, ma fille. Peut-on avoir deux amours à la fois dans le cœur?

– Oui, deux amours différents. On aime à la fois son frère et son époux.

– Mais non son époux et son amant. Les droits de l'époux et du frère sont différents en effet. Ceux de l'époux et de l'amant seraient les mêmes, à moins que l'époux ne consentît à redevenir frère. Alors la loi du mariage serait brisée dans ce qu'elle a de plus mystérieux, de plus intime et de plus sacré. Ce serait un divorce, moins la publicité. Réponds-moi, Consuelo; je suis un vieillard au bord de la tombe, et toi un enfant. Je suis ici comme ton père, comme ton confesseur. Je ne puis alarmer ta pudeur par cette question délicate, et j'espère que tu y répondras avec courage. Dans l'amitié enthousiaste qu'Albert t'inspirait, n'y a-t-il pas toujours eu une secrète et insurmontable terreur à l'idée de ses caresses?

– C'est la vérité, répondit Consuelo en rougissant. Cette idée n'était pas mêlée ordinairement à celle de son amour, elle y semblait étrangère; mais quand elle se présentait, le froid de la mort passait dans mes veines.

– Et le souffle de l'homme que tu connais sous le nom de Liverani t'a donné le feu de la vie?

– C'est encore la vérité. Mais de tels instincts ne doivent-ils pas être étouffés par notre volonté?

– De quel droit? Dieu te les a-t-il suggérés pour rien? t'a-t-il autorisée à abjurer ton sexe, à prononcer dans le mariage le vœu de virginité, ou celui plus affreux et plus dégradant encore du servage? La passivité de l'esclavage a quelque chose qui ressemble à ta froideur et à l'abrutissement de la prostitution. Est-il dans les desseins de Dieu qu'un être tel que toi soit dégradé à ce point? Malheur aux enfants qui naissent de telles unions! Dieu leur inflige quelque disgrâce, une organisation incomplète, délirante ou stupide. Ils portent le sceau de la désobéissance. Ils n'appartiennent pas entièrement à l'humanité, car ils n'ont pas été conçus selon la loi de l'humanité qui veut une réciprocité d'ardeur, une communauté d'aspirations entre l'homme et la femme. Là où cette réciprocité n'existe pas, il n'y a pas d'égalité; et là où l'égalité est brisée, il n'y a pas d'union réelle. Sois donc certaine que Dieu, loin de commander de pareils sacrifices à ton sexe, les repousse et lui dénie le droit de les faire. Ce suicide-là est aussi coupable et plus lâche encore que le renoncement à la vie. Le vœu de virginité est anti-humain et anti-social; mais l'abnégation sans l'amour est quelque chose de monstrueux dans ce sens-là. Penses-y bien, Consuelo, et si tu persistes à t'annihiler à ce point, réfléchis au rôle que tu réserverais à ton époux, s'il acceptait ta soumission sans la comprendre. À moins d'être trompé, il ne l'accepterait jamais, je n'ai pas besoin de te le dire; mais abusé par ton dévouement, enivré par ta générosité, ne te semblerait-il pas bientôt étrangement égoïste ou grossier dans sa méprise? Ne le dégraderais-tu pas à tes propres yeux, ne le dégraderais-tu pas en réalité devant Dieu, en tendant ce piège à sa candeur, et en lui fournissant cette occasion presque irrésistible d'y succomber? Où serait sa grandeur, où serait sa délicatesse, s'il n'apercevait pas la pâleur sur tes lèvres, et les larmes dans tes yeux? Peux-tu te flatter que la haine n'entrerait pas malgré toi dans ton cœur, avec la honte et la douleur de n'avoir pas été comprise ou devinée? Non, femme! vous n'avez pas le droit de tromper l'amour dans votre sein; vous auriez plutôt celui de le supprimer. Quoi que de cyniques philosophes aient pu dire sur la condition passive de l'espèce féminine dans l'ordre de la nature, ce qui distinguera toujours la compagne de l'homme de celle de la brute, ce sera le discernement dans l'amour et le droit de choisir. La vanité et la cupidité font de la plupart des mariages une prostitution jurée, selon l'expression des antiques Lollards. Le dévouement et la générosité peuvent conduire une âme simple à de pareils résultats. Vierge, j'ai dû t'instruire de ces choses délicates, que la pureté de ta vie et de tes pensées t'empêchait de prévoir ou d'analyser. Lorsqu'une mère marie sa fille, elle lui révèle à demi, avec plus ou moins de sagesse et de pudeur, les mystères qu'elle lui a cachés jusqu'à cette heure. Une mère t'a manqué, lorsque tu as prononcé, avec un enthousiasme plus fanatique qu'humain, le serment d'appartenir à un homme que tu aimais d'une manière incomplète. Une mère t'est donnée aujourd'hui pour t'assister et t'éclairer dans tes nouvelles résolutions à l'heure du divorce ou de la sanction définitive de cet étrange hyménée. Cette mère, c'est moi, Consuelo, moi qui ne suis pas un homme, mais une femme.

 

– Vous, une femme, dit Consuelo en regardant avec surprise la main maigre et bleuâtre, mais délicate et vraiment féminine qui avait pris la sienne pendant ce discours.

– Ce petit vieillard grêle et cassé, reprit le problématique confesseur, cet être accablé et souffrant, dont la voix éteinte n'a plus de sexe, est une femme brisée par la douleur, les maladies et les inquiétudes, plus que par l'âge. Je n'ai pas plus de soixante ans, Consuelo, bien que sous cet habit, que je ne porte pas hors de mes fonctions d'Invisible, j'aie l'aspect d'un octogénaire cacochyme. Au reste, sous les vêtements de mon sexe comme sous celui-ci, je ne suis plus qu'une ruine; pourtant j'ai été une femme grande, forte, belle et d'un extérieur imposant. Mais à trente ans, j'étais déjà courbée et tremblante comme vous me voyez. Et savez-vous, mon enfant, la cause de cet abaissement précoce? C'est le malheur dont je veux vous préserver. C'est une affection incomplète, c'est une union malheureuse, c'est un épouvantable effort de courage et de résignation qui m'a attachée dix ans à un homme que j'estimais et que je respectais sans pouvoir l'aimer. Un homme n'eût pu vous dire quels sont dans l'amour les droits sacrés et les véritables devoirs de la femme. Ils ont fait leurs lois et leurs idées sans nous consulter; j'ai pourtant éclairé souvent à cet égard la conscience de mes associés, et ils ont eu le courage et la loyauté de m'écouter. Mais, croyez-moi, je savais bien que s'ils ne me mettaient pas en contact direct avec vous, ils n'auraient pas la clef de votre cœur, et vous condamneraient peut-être à une éternelle souffrance, à un complet abaissement, en croyant assurer votre bonheur dans la force de la vertu. Maintenant ouvrez-moi donc votre âme tout entière. Dites-moi si ce Liverani…

– Hélas! je l'aime ce Liverani; cela n'est que trop vrai, dit Consuelo en portant la main de la sibylle mystérieuse à ses lèvres. Sa présence me cause plus de frayeur encore que celle d'Albert; mais que cette frayeur est différente et qu'elle est mêlée d'étranges délices! Ses bras sont un aimant qui m'attire, et son baiser sur mon front me fait entrer dans un autre monde où je respire, où j'existe autrement que dans celui-ci.

– Eh bien! Consuelo, tu dois aimer cet homme et oublier l'autre. C'est moi qui prononce ton divorce dès ce moment; c'est mon devoir et mon droit.

– Quoi que vous m'ayez dit, je ne puis accepter cette sentence avant d'avoir vu Albert, avant qu'il m'ait parlé et dit lui-même qu'il renonce à moi sans regret, qu'il me rend ma parole sans mépris.

– Tu ne connais pas encore Albert, ou tu le crains; mais moi, je le connais, j'ai des droits sur lui plus encore que sur toi, et je puis parler en son nom. Nous sommes seules, Consuelo, et il ne m'est pas défendu de m'ouvrir à toi entièrement, bien que je fasse partie du conseil suprême de ceux que leurs plus proches disciples ne connaissent jamais. Mais ma situation et la tienne sont exceptionnelles; regarde donc mes traits flétris, et dis-moi s'ils te semblent inconnus.»

En parlant ainsi, la sibylle détacha en même temps son masque et sa fausse barbe, sa toque et ses faux cheveux, et Consuelo vit une tête de femme vieillie et souffrante à la vérité, mais d'une beauté de lignes incomparable, et d'une expression sublime de bonté, de tristesse et de force. Ces trois habitudes de l'âme, si diverses, et si rarement réunies dans un même être, se peignaient dans le vaste front, dans le sourire maternel et dans le profond regard de l'inconnue. La forme de sa tête et la base de son visage annonçaient une grande puissance d'organisation primitive; mais les ravages de la douleur n'étaient que trop visibles, et une sorte de tremblement nerveux faisait vaciller cette belle tête, qui rappelait celle de Niobé expirante ou plutôt celle de Marie défaillante au pied de la croix. Des cheveux gris fins et lisses comme de la soie vierge, séparés sur son large front, et serrés en minces bandeaux sur ses tempes, complétaient la noble étrangeté de cette figure saisissante. À cette époque toutes les femmes portaient leurs cheveux poudrés et crêpés, relevés en arrière, et laissant à découvert le front nu et hardi. La sibylle avait noué les siens de la manière la moins embarrassante sous son déguisement, sans songer qu'elle adoptait la plus harmonieuse à la coupe et à l'expression de son visage. Consuelo la contempla longtemps avec respect et admiration: puis tout à coup, frappée de surprise, elle s'écria en lui saisissant les deux mains:

«Oh! mon Dieu, comme vous lui ressemblez!

– Oui, je ressemble à Albert, ou plutôt Albert me ressemble prodigieusement, répondit-elle; mais n'as-tu jamais vu un portrait de moi?» Et, voyant que Consuelo faisait des efforts de mémoire, elle ajouta pour l'aider:

«Un portrait qui m'a ressemblé autant qu'il est permis à l'art d'approcher de la réalité, et dont aujourd'hui je ne suis plus que l'ombre; un grand portrait de femme, jeune, fraîche, brillante, avec un corsage de brocart d'or chargé de fleurs en pierreries, un manteau de pourpre, et des cheveux noirs s'échappant de nœuds de rubis et de perles pour retomber en boucles sur les épaules: c'est le costume que je portais il y a plus de quarante ans, le lendemain de mon mariage. J'étais belle, mais je ne devais pas l'être longtemps; j'avais déjà la mort dans l'âme.

– Le portrait dont vous parlez, dit Consuelo en pâlissant, est au château des Géants dans la chambre qu'habitait Albert… C'est celui de sa mère qu'il avait à peine connue, et qu'il adorait pourtant… et qu'il croyait voir et entendre dans ses extases. Seriez-vous donc une proche parente de la noble Wanda de Prachatitz, et par conséquent…

– Je suis Wanda de Prachatitz elle-même, répondit la sibylle en retrouvant quelque fermeté dans sa voix et dans son attitude; je suis la mère d'Albert, et la veuve de Christian de Rudolstadt; je suis la descendante de Jean Ziska du Calice, et la belle-mère de Consuelo; mais je ne veux plus être que son amie et sa mère adoptive, parce que Consuelo n'aime pas Albert, et qu'Albert ne doit pas être heureux au prix du bonheur de sa compagne.

– Sa mère! vous, sa mère! s'écria Consuelo tremblante en tombant aux genoux de Wanda. Êtes-vous donc un spectre? N'étiez-vous pas pleurée comme morte au château des Géants?

– Il y a vingt-sept ans, répondit la sibylle, que Wanda de Prachatitz, comtesse de Rudolstadt, a été ensevelie au château des Géants, dans la même chapelle et sous la même dalle où Albert de Rudolstadt, atteint de la même maladie et sujet aux mêmes crises cataleptiques, fut enseveli l'année dernière, victime de la même erreur. Le fils ne se fût jamais relevé de cet affreux tombeau, si la mère, attentive au danger qui le menaçait, n'eût veillé, invisible, sur son agonie, et n'eût présidé avec angoisse à son inhumation. C'est sa mère qui a sauvé un être encore plein de force et de vie, des vers du sépulcre auquel on l'avait déjà abandonné; c'est sa mère qui l'a arraché au joug de ce monde où il n'avait que trop vécu et où il ne pouvait plus vivre, pour le transporter dans ce monde mystérieux, dans cet asile impénétrable où elle-même avait recouvré, sinon la santé du corps, du moins la vie de l'âme. C'est une étrange histoire, Consuelo, et il faut que tu la connaisses pour comprendre celle d'Albert, sa triste vie, sa mort prétendue, et sa miraculeuse résurrection. Les Invisibles n'ouvriront la séance de ton initiation qu'à minuit. Écoute-moi donc, et que l'émotion de ce bizarre récit te prépare à celles qui t'attendent encore.

XXXIII

«Riche, belle et d'illustre naissance, je fus mariée à vingt ans au comte Christian, qui en comptait déjà plus de quarante. Il eût pu être mon père, et m'inspirait de l'affection et du respect; de l'amour, point. J'avais été élevée dans l'ignorance de ce que peut être un pareil sentiment dans la vie d'une femme. Mes parents, austères Luthériens, mais forcés de pratiquer leur culte le moins ostensiblement possible, avaient dans leurs habitudes et dans leurs idées une rigidité excessive et une grande force d'âme. Leur haine pour l'étranger, leur révolte intérieure contre le joug religieux et politique de l'Autriche, leur attachement fanatique aux antiques libertés de la patrie, avaient passé dans mon sein, et ces passions suffisaient à ma fière jeunesse. Je n'en soupçonnais pas d'autres, et ma mère, qui n'avait jamais connu que le devoir, eût cru faire un crime en me les laissant pressentir. L'empereur Charles, père de Marie-Thérèse, persécuta longtemps ma famille pour cause d'hérésie, et mit notre fortune, notre liberté, et presque notre vie à prix. Je pouvais racheter mes parents en épousant un seigneur catholique dévoué à l'empire, et je me sacrifiai avec une sorte d'orgueil enthousiaste. Parmi ceux qui me furent désignés, je choisis le comte Christian, parce que son caractère doux, conciliant, et même faible en apparence, me donnait l'espérance de le convertir secrètement aux idées politiques de ma famille. Ma famille accepta mon dévouement et le bénit. Je crus que je serais heureuse par la vertu; mais le malheur, dont on comprend la portée et dont on sent l'injustice n'est pas un milieu où l'âme puisse aisément se développer; je reconnus bientôt que le sage et calme Christian cachait sous sa douceur bienveillante une obstination invincible, un attachement opiniâtre aux coutumes de sa caste et aux préjugés de son entourage, une sorte de haine miséricordieuse et de mépris douloureux pour toute idée de combat et de résistance aux choses établies. Sa sœur Wenceslawa, tendre, vigilante, généreuse, mais rivée plus encore que lui aux petitesses de sa dévotion et à l'orgueil de son rang, me fut une société à la fois douce et amère; une tyrannie caressante, mais accablante; une amitié dévouée, mais irritante au dernier point. Je souffris mortellement de cette absence de rapports sympathiques et intellectuels avec des êtres que j'aimais pourtant, mais dont le contact me tuait, dont l'atmosphère me desséchait lentement. Vous savez l'histoire de la jeunesse d'Albert, ses enthousiasmes comprimés, sa religion incomprise, ses idées évangéliques taxées d'hérésie et de démence. Ma vie fut un prélude de la sienne, et vous avez dû entendre échapper quelquefois dans la famille de Rudolstadt des exclamations d'effroi et de douleur sur cette ressemblance funeste du fils et de la mère, au moral comme au physique.

 

«L'absence d'amour fut le plus grand mal de ma vie, et c'est de lui que dérivèrent tous les autres. J'aimais Christian d'une forte amitié; mais rien en lui ne pouvait m'inspirer d'enthousiasme, et une affection enthousiaste m'eût été nécessaire pour comprimer cette profonde désunion de nos intelligences. L'éducation religieuse et sévère que j'avais reçue ne me permettait pas de séparer l'intelligence de l'amour. Je me dévorais moi-même. Ma santé s'altéra; une excitation extraordinaire s'empara de mon système nerveux; j'eus des hallucinations, des extases qu'on appela des accès de folie, et qu'on cacha avec soin au lieu de chercher à me guérir. On tenta pourtant de me distraire et de me mener dans le monde, comme si des bals, des spectacles et des fêtes eussent pu me tenir lieu de sympathie, d'amour et de confiance. Je tombai si malade à Vienne, qu'on me ramena au château des Géants. Je préférais encore ce triste séjour, les exorcismes du chapelain et la cruelle amitié de la chanoinesse à la cour de nos tyrans.

«La perte consécutive de mes cinq enfants me porta les derniers coups. Il me sembla que le ciel avait maudit mon union; je désirai la mort avec énergie. Je n'espérais plus rien de la vie. Je m'efforçais de ne point aimer Albert, mon dernier-né, persuadée qu'il était condamné comme les autres, et que mes soins ne pourraient pas le sauver.

«Un dernier malheur vint porter au comble l'exaspération de mes facultés. J'aimai, je fus aimée, et l'austérité de mes principes me contraignit de refouler en moi jusqu'à l'aveu intérieur de ce sentiment terrible. Le médecin qui me soignait dans mes fréquentes et douloureuses crises était moins jeune en apparence, et moins beau que Christian. Ce ne furent donc pas les grâces de la personne qui m'émurent, mais la sympathie profonde de nos âmes, la conformité d'idées ou du moins d'instincts religieux et philosophiques, un rapport incroyable de caractères. Marcus, je ne puis vous le désigner que par ce prénom, avait la même énergie, la même activité d'esprit, le même patriotisme que moi. C'était de lui qu'on pouvait dire aussi bien que de moi ce que Shakspeare met dans la bouche de Brutus: «Je ne suis pas de ces hommes qui supportent l'injustice avec un visage serein.» La misère et l'abaissement du pauvre, le servage, les lois despotiques et leurs abus monstrueux, tous les droits impies de la conquête, soulevaient en lui des tempêtes d'indignation. Oh! que de torrents de larmes nous avons versés ensemble sur les maux de notre patrie et sur ceux de la race humaine, partout asservie ou trompée! ici abrutie par l'ignorance, là décimée par la rapacité des cupides, ailleurs violentée et dégradée par les ravages de la guerre, avilie et infortunée sur toute la face de la terre. Cependant Marcus, plus instruit que moi, concevait un remède à tant de maux, et m'entretenait souvent de projets étranges et mystérieux pour organiser une conspiration universelle contre le despotisme et l'intolérance. J'écoutais ses desseins comme des rêves romanesques. Je n'espérais plus; j'étais trop malade et trop brisée pour croire à l'avenir. Il m'aima ardemment; je le vis, je le sentis, je partageai sa passion: et pourtant, durant cinq années d'amitié apparente et de chaste intimité, nous ne nous révélâmes jamais l'un à l'autre le funeste secret qui nous unissait. Il n'habitait point ordinairement le Bœhmer-Wald; du moins il faisait de fréquentes absences sous prétexte d'aller donner des soins à des clients éloignés, et, dans le fait, pour organiser cette conjuration dont il me parlait sans cesse sans me persuader de ses résultats. Chaque fois que je le revoyais, je me sentais plus enflammée pour son génie, son courage et sa persévérance. Chaque fois qu'il revenait, il me retrouvait plus affaiblie, plus rongée par un feu intérieur, plus dévastée par la souffrance physique.

«Durant une de ses absences, j'eus d'effroyables convulsions auxquelles l'ignorant et vaniteux docteur Wetzelius que vous connaissez, et qui me soignait en son absence, donna le nom de fièvre maligne. À la suite de ces crises, je tombai dans un anéantissement complet qu'on prit pour la mort. Mon pouls ne battait plus; ma respiration était insensible. Cependant j'avais toute ma connaissance; j'entendis les prières du chapelain et les larmes de ma famille. J'entendis les cris déchirants de mon seul enfant, de mon pauvre Albert, et je ne pus faire un mouvement; je ne pus pas même le voir. On m'avait fermé les yeux, il m'était impossible de les rouvrir. Je me demandais si c'était là la mort, et si l'âme, privée de ses moyens d'action sur le cadavre, conservait dans le trépas les douleurs de la vie et l'épouvante du tombeau. J'entendis des choses terribles autour de mon lit de mort; le chapelain, essayant de calmer les regrets vifs et sincères de la chanoinesse, lui disait qu'il fallait remercier Dieu de toutes choses, et que c'était un grand bonheur pour mon mari d'être délivré des angoisses de ma continuelle agonie et des orages de mon âme réprouvée. Il ne se servait pas de mots aussi durs, mais le sens était le même, et la chanoinesse l'écoutait et se rendait peu à peu. Je l'entendis même ensuite essayer de consoler Christian avec les mêmes arguments, encore plus adoucis par l'expression, mais tout aussi cruels pour moi. J'entendais distinctement, je comprenais affreusement. C'était, pensait-on, la volonté de Dieu que je n'élevasse pas mon fils, et qu'il fût soustrait dans son jeune âge au poison de l'hérésie dont j'étais infectée. Voilà ce qu'on trouvait à dire à mon époux lorsqu'il s'écriait, en pressant Albert sur son sein: «Pauvre enfant, que deviendras-tu sans ta mère!» La réponse du chapelain était: «Vous l'élèverez selon Dieu!»

«Enfin, après trois jours d'un désespoir immobile et muet, je fus portée dans la tombe, sans avoir recouvré la force de faire un mouvement, sans avoir perdu un instant la certitude de l'épouvantable mort qu'on allait me donner! On me couvrit de diamants, on me revêtit de mes habits de fiançailles, les habits magnifiques que vous m'avez vus dans mon portrait. On me plaça une couronne de fleurs sur la tête, un crucifix d'or sur la poitrine, et on me déposa dans une longue cuvette de marbre blanc, taillée dans le pavé souterrain de la chapelle. Je ne sentis ni le froid ni le manque d'air; je ne vivais que par la pensée.

«Marcus arriva une heure après. Sa consternation lui ôta d'abord toute réflexion. Il vint machinalement se prosterner sur ma tombe: on l'en arracha; il y revint dans la nuit. Cette fois il s'était armé d'un marteau et d'un levier. Une pensée sinistre avait traversé son esprit. Il connaissait mes crises léthargiques; il ne les avait jamais vues aussi longues, aussi complètes; mais, de quelques instants de cet état bizarre observés par lui, il concluait à la possibilité d'une effroyable erreur. Il ne se fiait point à la science de Wetzelius. Je l'entendis marcher au-dessus de ma tête; je reconnus son pas. Le bruit du fer qui soulevait la dalle me fit tressaillir, mais je ne pus faire entendre un cri, un gémissement. Quand il souleva le voile qui couvrait mon visage, j'étais tellement exténuée par les efforts que je venais de faire pour l'appeler, que je semblais plus morte que jamais. Il hésita longtemps; il interrogea mille fois mon souffle éteint, mon cœur et mes mains glacés. J'avais la raideur d'un cadavre. Je l'entendis murmurer d'une voix déchirante: «C'en est donc fait! plus d'espoir! Morte, morte!.. Ô Wanda!» Il laissa retomber le voile, mais il ne replaça pas la pierre. Un silence épouvantable régnait de nouveau. Était-il évanoui? M'abandonnait-il, lui aussi, oubliant, dans l'horreur que lui inspirait la vue de ce qu'il avait aimé, de refermer mon sépulcre?