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La comtesse de Rudolstadt

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L'orateur, qui remplissait les fonctions d'intermédiaire entre les chefs Invisibles et les adeptes, se démasqua aussi, et vint féliciter les heureux époux. C'était le duc de ***, ce riche prince qui avait voué sa fortune, son intelligence et son zèle enthousiaste à l'œuvre des Invisibles. Il était l'hôte de leur réunion, et sa résidence était, depuis longtemps, l'asile de Wanda et d'Albert, cachés d'ailleurs à tous les yeux profanes. Cette résidence était aussi le chef-lieu principal des opérations du tribunal de l'ordre, quoiqu'il en existât plusieurs autres, et que les réunions un peu nombreuses n'y fussent qu'annuelles, durant quelques jours de l'été, à moins de cas extraordinaires. Initié à tous les secrets des chefs, le duc agissait pour eux et avec eux; mais il ne trahissait point leur incognito, et, assumant sur lui seul tous les dangers de l'entreprise, il était leur interprète et leur moyen visible de contact avec les membres de l'association.

Quand les nouveaux époux eurent échangé de douces démonstrations de joie et d'affection avec leurs frères, chacun repris sa place, et le duc, redevenu le frère orateur, parla ainsi au couple couronné de fleurs et agenouillé devant l'autel:

«Enfants très-chers et très-aimés, au nom du vrai Dieu, toute puissance, tout amour et tout intelligence; et, après lui, au nom des trois vertus qui sont un reflet de la Divinité dans l'âme humaine: activité, charité et justice, qui se traduisent, dans l'application, par notre formule: liberté, fraternité, égalité; enfin, au nom du tribunal des Invisibles qui s'est voué au triple devoir du zèle, de la foi et de l'étude, c'est-à-dire à la triple recherche des vérités politiques, morales et divines: Albert Podiebrad, Consuelo Porporina, je prononce la ratification et la confirmation du mariage que vous avez déjà contracté devant Dieu et devant vos parents, et même devant un prêtre de la religion chrétienne, au château des Géants, le *** de l'année 175*. Ce mariage, valide devant les hommes, n'était pas valide devant Dieu. Il y manquait trois choses: 1° le dévouement absolu de l'épouse à vivre avec un époux qui paraissait toucher à son heure dernière; 2° la sanction d'une autorité morale et religieuse reconnue et acceptée par l'époux; 3° le consentement d'une personne ici présente, dont il ne m'est pas permis de prononcer le nom, mais qui tient de près à l'un des époux par les liens du sang. Si maintenant ces trois conditions sont remplies, et qu'aucun de vous n'ait rien à réclamer et à objecter… unissez vos mains et levez-vous pour prendre le ciel à témoin de la liberté de votre acte et de la sainteté de votre amour.»

Wanda qui continuait à demeurer inconnue aux frères de l'ordre, prit les mains de ses deux enfants. Un même élan de tendresse et d'enthousiasme les fit lever tous les trois, comme s'ils n'eussent fait qu'un.

Les formules du mariage furent prononcées, et les rites simples et touchants du nouveau culte s'accomplirent dans le recueillement et la ferveur. Cet engagement d'un mutuel amour ne fut pas un acte isolé au milieu de spectateurs indifférents, étrangers au lien moral qui se contractait. Ils furent tous appelés à sanctionner cette consécration religieuse de deux êtres liés à eux par une foi commune. Ils étendirent les bras sur les époux pour les bénir, puis ils se prirent tous ensemble par les mains et formèrent une enceinte vivante, une chaîne d'amour fraternel et d'association religieuse autour d'eux, en prononçant le serment de les assister, de les protéger, de défendre leur honneur et leurs jours, de soutenir leur existence au besoin, de les ramener au bien par tous leurs efforts s'ils venaient à faiblir dans la rude carrière de la vertu, de les préserver autant que possible de la persécution et des séductions du dehors, dans toutes les occasions, dans toutes les rencontres; enfin, de les aimer aussi saintement, aussi cordialement, aussi sérieusement que s'ils étaient unis à eux par le nom et par le sang. Le beau Trenck prononça cette formule pour tous les autres dans des termes éloquents et simples; puis il ajouta en s'adressant à l'époux:

«Albert, l'usage profane et criminel de la vieille société, dont nous nous séparons en secret pour l'amener à nous un jour, veut que le mari impose la fidélité à sa femme au nom d'une autorité humiliante et despotique. Si elle succombe, il faut qu'il tue son rival; il a même le droit de tuer son épouse: cela s'appelle laver dans le sang la tache faite à l'honneur. Aussi, dans ce vieux monde aveugle et corrompu, tout homme est l'ennemi naturel de ce bonheur et de cet honneur si sauvagement gardés. L'ami, le frère même, s'arroge le droit de ravir à l'ami et au frère l'amour de sa compagne; ou tout au moins on se donne le cruel et lâche plaisir d'exciter sa jalousie, de rendre sa surveillance ridicule, et de semer la méfiance et le trouble entre lui et l'objet de son amour. Ici, tu le sais, nous entendons mieux l'amitié, l'honneur et l'orgueil de la famille. Nous sommes frères devant Dieu, et celui de nous qui porterait sur la femme de son frère un regard audacieux et déloyal aurait déjà commis, à nos yeux, le crime d'inceste dans son cœur.»

Tous les frères, émus et entraînés, tirèrent leurs épées, et jurèrent de tourner cette arme contre eux-mêmes plutôt que de manquer au serment qu'ils venaient de prononcer par la bouche de Trenck.

Mais la sibylle, agitée d'un de ces transports enthousiastes qui lui donnaient tant d'ascendant sur leurs imaginations, et qui modifiaient souvent l'opinion et les décisions des chefs eux-mêmes, rompit le cercle en s'élançant au milieu. Son langage, toujours énergique et brûlant, subjuguait leurs assemblées; sa grande taille, ses draperies flottantes sur son corps amaigri, son port majestueux, quoique chancelant, le tremblement convulsif de cette tête toujours voilée, et avec cela pourtant une sorte de grâce qui révélait l'existence passée de la beauté, ce charme si puissant chez la femme, qu'il subsiste encore après qu'il a disparu, et qu'il émeut encore l'âme alors qu'il ne peut plus émouvoir les sens; enfin, jusqu'à sa voix éteinte qui prenait tout à coup, sous l'empire de l'exaltation, un éclat strident et bizarre, tout contribuait à en faire un être mystérieux, presque effrayant au premier abord, et bientôt investi d'une puissance persuasive et d'un irrésistible prestige.

Tous firent silence pour écouter la voix de l'inspirée. Consuelo fut émue de son attitude autant qu'eux, et plus qu'eux peut-être, parce qu'elle connaissait le secret de sa vie étrange. Elle se demanda, en frissonnant d'une terreur involontaire, si ce spectre échappé de la tombe appartenait réellement au monde et, si, après avoir exhalé son oracle, il n'allait pas s'évanouir dans les airs avec cette flamme du trépied qui le faisait paraître transparent et bleuâtre.

«Cachez-moi l'éclat de ces armes! s'écria la frémissante Wanda. Ce sont des serments impies, ceux qui prennent pour objet de leurs invocations des instruments de haine et de meurtre. Je sais bien que l'usage du vieux monde a attaché ce fer au flanc de tout homme réputé libre, comme une marque d'indépendance et de fierté; je sais bien que, dans les idées que vous avez conservées malgré vous de cet ancien monde, l'épée est le symbole de l'honneur, et que vous croyez prendre des engagements sacrés quand vous avez juré par le fer comme les citoyens de la Rome primitive. Mais ici, c'est profaner un serment auguste. Jurez plutôt par la flamme de ce trépied: la flamme est le symbole de la vie, de la lumière et de l'amour divin. Mais vous faut-il donc encore des emblèmes et des signes visibles? Êtes-vous encore idolâtres, et les figures qui ornent ce temple représentent-elles pour vous autre chose que des idées? Ah! jurez plutôt par vos propres sentiments, par vos meilleurs instincts, par votre propre cœur; et si vous n'osez pas jurer par le Dieu vivant, par la vraie religion éternelle et sacrée, jurez par la sainte Humanité, par les glorieux élans de votre courage, par la chasteté de cette jeune femme et par l'amour de son époux. Jurez par le génie et par la beauté de Consuelo, que votre désir et même votre pensée ne profaneront jamais cette arche sainte de l'hyménée, cet autel invisible et mystique sur lequel la main des anges grave et enregistre le serment de l'amour…

«Savez-vous bien ce que c'est que l'amour? ajouta la sibylle après s'être recueillie un instant, et d'une voix qui devenait à chaque instant plus claire et plus pénétrante; si vous le saviez, ô vous! chefs vénérables de notre ordre et ministres de notre culte, vous ne feriez jamais prononcer devant vous cette formule d'un engagement éternel que Dieu seul peut ratifier, et qui, consacré par des hommes, est une sorte de profanation du plus divin de tous les mystères. Quelle force pouvez-vous donner à un engagement qui, par lui-même, est un miracle? Oui, l'abandon de deux volontés qui se confondent en une seule est un miracle; car toute âme est éternellement libre en vertu d'un droit divin. Et pourtant, lorsque deux âmes se donnent et s'enchaînent l'une à l'autre par l'amour, leur mutuelle possession devient aussi sacrée, aussi de droit divin que la liberté individuelle. Vous voyez bien qu'il y a là un miracle, et que Dieu s'en réserve à jamais le mystère, comme celui de la vie et de la mort. Vous allez demander à cet homme et à cette femme s'ils veulent s'appartenir exclusivement l'un à l'autre dans cette vie; et leur ferveur est telle qu'ils vous répondront: «Non pas seulement dans cette vie, mais dans l'éternité.» Dieu leur inspire donc, par le miracle de l'amour, bien plus de foi, bien plus de force, bien plus de vertu que vous ne sauriez et que vous n'oseriez leur en demander. Arrière donc les serments sacrilèges et les lois grossières! Laissez-leur l'idéal, et ne les attachez pas à la réalité par les chaînes de la loi. Laissez à Dieu le soin de continuer le miracle. Préparez les âmes à ce que ce miracle s'accomplisse en elles, formez-les à l'idéal de l'amour; exhortez, instruisez, vantez et démontrez la gloire de la fidélité, sans laquelle il n'est point de force morale ni d'amour sublime. Mais n'intervenez pas, comme des prêtres catholiques, comme des magistrats du vieux monde, dans l'exécution du serment. Car, je vous le dis encore une fois, les hommes ne peuvent pas se porter garants ni se constituer gardiens de la perpétuité d'un miracle. Que savez-vous des secrets de l'Éternel! Sommes-nous déjà entrés dans ce temple de l'avenir, dans ce monde céleste où l'homme doit, nous dit-on, converser avec Dieu sous les ombrages sacrés, comme un ami avec son ami! La loi du mariage indissoluble est-elle donc émanée de la bouche du Seigneur? Ses desseins, à cet égard, sont-ils proclamés sur la terre? Et vous-mêmes, ô enfants des hommes, l'avez-vous promulguée, cette loi, d'un accord unanime? Les pontifes de Rome n'ont-ils jamais brisé l'union conjugale, eux qui se prétendent infaillibles? Sous prétexte de nullité dans de certains engagements, ces pontifes ont consacré de véritables divorces, dont l'histoire a consigné le scandale dans ses fastes. Et des sociétés chrétiennes, des sectes réformées, l'Église grecque, ont, à l'exemple du Mosaïsme et de toutes les anciennes religions, inauguré franchement dans notre monde moderne la loi du divorce. Que devient donc la sainteté et l'efficacité d'un serment fait à Dieu, quand il est avéré que les hommes pourront nous en délier un jour? Ah! ne touchez pas à l'amour par la profanation du mariage: vous ne réussiriez qu'à l'éteindre dans les cœurs purs! Consacrez l'union conjugale par des exhortations, par des prières, par une publicité qui la rende respectable, par de touchantes cérémonies; vous le devez, si vous êtes nos prêtres, c'est-à-dire nos amis, nos guides, nos conseils, nos consolateurs, nos lumières. Préparez les âmes à la sainteté d'un sacrement; et comme le père de famille cherche à établir ses enfants dans des conditions de bien-être, de dignité et de sécurité, occupez-vous assidûment, vous, nos pères spirituels, d'établir vos fils et vos filles dans des conditions favorables au développement de l'amour vrai, de la vertu, de la fidélité sublime. Et quand vous leur aurez fait subir des épreuves religieuses, au moyen desquelles vous pourrez reconnaître qu'il n'y a dans leur mutuelle recherche ni cupidité, ni vanité, ni enivrement frivole, ni aveuglement des sens dépourvu d'idéal; quand vous aurez pu vous convaincre qu'ils comprennent la grandeur de leur sentiment, la sainteté de leurs devoirs et la liberté de leur choix, alors permettez-leur de se donner l'un à l'autre, et de s'aliéner mutuellement leur inaliénable liberté. Que leur famille, et leurs amis, et la grande famille des fidèles, interviennent pour ratifier avec vous cette union que la solennité du sacrement doit rendre respectable. Mais faites bien attention à mes paroles: que le sacrement soit une permission religieuse, une autorisation paternelle et sociale, un encouragement et une exhortation à la perpétuité de l'engagement; que ce ne soit jamais un commandement, une obligation, une loi avec des menaces et des châtiments, un esclavage imposé, avec du scandale, des prisons, et des chaînes en cas d'infraction. Autrement vous ne verrez jamais s'accomplir sur la terre le miracle dans son entier et dans sa durée. La Providence éternellement féconde, Dieu, dispensateur infatigable de la grâce, amènera toujours devant vous de jeunes couples fervents et naïfs, prêts à s'engager de bonne foi pour le temps et pour l'éternité. Mais votre loi anti-religieuse, et votre sacrement anti-humain, détruiront toujours en eux l'effet de la grâce. L'inégalité des droits conjugaux selon le sexe, impiété consacrée par les lois sociales, la différence des devoirs devant l'opinion, les fausses distinctions de l'honneur conjugal, et toutes les notions absurdes que le préjugé crée à la suite des mauvaises institutions, viendront toujours éteindre la foi et glacer l'enthousiasme des époux; et les plus sincères, les mieux disposés à la fidélité seront les plus prompts à se contrister, à s'effrayer de la durée de l'engagement, et à se désenchanter l'un de l'autre. L'abjuration de la liberté individuelle est en effet contraire au vœu de la nature et au cri de la conscience quand les hommes s'en mêlent, parce qu'ils y apportent le joug de l'ignorance et de la brutalité: elle est conforme au vœu des nobles cœurs, et nécessaire aux instincts religieux des fortes volontés, quand c'est Dieu qui nous donne les moyens de lutter contre toutes les embûches que les hommes ont tendues autour du mariage pour en faire le tombeau de l'amour, du bonheur et de la vertu, pour en faire une prostitution jurée, comme disaient nos pères, les Lothards, que vous connaissez bien et que vous invoquez souvent! Rendez donc à Dieu ce qui est de Dieu, et ôtez à César ce qui n'est point à César.

 

«Et vous, mes fils, dit-elle en revenant vers le centre du groupe, vous qui venez de jurer de ne point porter atteinte au lien conjugal, vous avez fait là un serment dont vous n'avez peut-être pas compris l'importance. Vous avez obéi à un élan généreux, et vous avez répondu d'enthousiasme à l'appel de l'honneur: cela est digne de vous, disciples d'une foi victorieuse. Mais maintenant, sachez bien que vous avez fait là plus qu'un acte de vertu particulière. Vous avez consacré un principe sans lequel il n'y aura jamais de chasteté ni de fidélité conjugales possibles. Entrez donc dans l'esprit d'un tel serment, et reconnaissez qu'il n'y aura point de véritable vertu individuelle, tant que les membres de la société ne seront pas tous solidaires les uns des autres en fait de vertu.

«Ô amour, ô flamme sublime! si puissante et si fragile, si soudaine et si fugitive! éclair du ciel qui sembles devoir traverser notre vie et t'éteindre en nous avant sa fin, dans la crainte de nous consumer et de nous anéantir! nous sentons bien tous que tu es le feu vivifiant émané de Dieu même, et que celui de nous qui pourrait te fixer dans son sein et t'y entretenir jusqu'à sa dernière heure toujours aussi ardent et aussi complet, celui-là serait le plus heureux et le plus grand parmi les hommes. Aussi les disciples de l'idéal chercheront-ils toujours à te préparer dans leurs âmes des sanctuaires où tu te plaises, afin que tu ne te hâtes pas de les abandonner pour remonter au ciel. Mais, hélas! toi dont nous avons fait une vertu, une des bases de nos sociétés humaines pour t'honorer comme nous le désirions, tu n'as pourtant pas voulu te laisser enchaîner au gré de nos institutions, et tu es resté libre comme l'oiseau dans les airs, capricieux comme la flamme sur l'autel. Tu sembles te rire de nos serments, de nos contrats et de notre volonté même. Tu nous fuis, en dépit de tout ce que nous avons inventé pour t'immobiliser dans nos mœurs. Tu n'habites pas plus le harem gardé par de vigilantes sentinelles, que la famille chrétienne placée entre la menace du prêtre, la sentence du magistrat, et le joug de l'opinion. D'où vient donc ton inconstance et ton ingratitude, ô mystérieux prestige, ô amour cruellement symbolisé sous les traits d'un dieu enfant et aveugle? Quelle tendresse et quel mépris t'inspirent donc tour à tour ces âmes humaines que tu viens toutes embraser de tes feux, et que tu délaisses presque toutes, pour les laisser périr dans les angoisses du regret, du repentir, ou du dégoût plus affreux encore? D'où vient qu'on t'invoque à genoux sur toute la face de notre globe, qu'on t'exalte et qu'on te déifie, que les poëtes divins te chantent comme l'âme du monde, que les peuples barbares te sacrifient des victimes humaines en précipitant les veuves dans le bûcher des funérailles de l'époux, que les jeunes cœurs t'appellent dans leurs plus doux songes, et que les vieillards maudissent la vie quand tu les abandonnes à l'horreur de la solitude? D'où vient ce culte tantôt sublime, tantôt fanatique, que l'on te décerne depuis l'enfance dorée de l'Humanité jusqu'à notre âge de fer, si tu n'es qu'une chimère, le rêve d'un moment d'ivresse, l'erreur de l'imagination exaltée par le délire des sens? – Oh! c'est que tu n'es pas un instinct vulgaire, un simple besoin de l'animalité! Non, tu n'es pas l'aveugle enfant du paganisme; tu es le fils du vrai Dieu et l'élément même de la Divinité! Mais tu ne t'es encore révélé à nous qu'à travers les nuages de nos erreurs, et tu n'as pas voulu établir ta demeure parmi nous, parce que tu n'as pas voulu être profané. Tu reviendras, comme au temps fabuleux d'Astrée, comme dans les visions des poëtes, te fixer dans notre paradis terrestre, quand nous aurons mérité par des vertus sublimes la présence d'un hôte tel que toi. Oh! qu'alors le séjour de cette terre sera doux aux hommes et qu'il fera bon d'y être né! quand nous serons tous frères et sœurs, quand les unions seront librement consenties et librement maintenues par la seule force qu'on puise en toi; quand, au lieu de cette lutte effroyable, impossible, que la fidélité conjugale est obligée de soutenir contre les tentatives impies de la débauche, de la séduction hypocrite, de la violence effrénée, de la perfide amitié et de la dépravation savante, chaque époux ne trouvera autour de lui que de chastes sœurs, jalouses et délicates gardiennes de la félicité d'une sœur qu'elles lui auront donnée pour compagne, tandis que chaque épouse trouvera dans les autres hommes autant de frères de son époux, heureux et fiers de son bonheur, protecteurs-nés de son repos et de sa dignité! Alors la femme fidèle ne sera plus la fleur solitaire qui se cache pour garder le fragile trésor de son honneur, la victime souvent délaissée qui se consume dans la retraite et dans les larmes, impuissante à faire revivre dans le cœur de son bien-aimé la flamme qu'elle a conservée pure dans le sien. Alors le frère ne sera plus forcé de venger sa sœur, et de tuer celui qu'elle aime et qu'elle regrette, pour lui rendre un semblant de faux honneur; alors la mère ne tremblera plus pour sa fille, alors la fille ne rougira plus de sa mère; alors surtout l'époux ne sera plus ni soupçonneux ni despote; l'épouse abjurera, de son côté, l'amertume de la victime ou la rancune de l'esclave. D'atroces souffrances, d'abominables injustices ne flétriront plus le riant et calme sanctuaire de la famille. L'amour pourra durer; et qui sait alors! peut-être un jour le prêtre et le magistrat, comptant avec raison sur le miracle permanent de l'amour, pourra-t-il consacrer au nom de Dieu même des unions indissolubles, avec autant de sagesse et de justice qu'il y porte aujourd'hui, à son insu, d'impiété et de folie.

«Mais ces jours de récompense ne sont pas encore venus. Ici, dans ce mystérieux temple où nous voici réunis, suivant le mot de l'Évangile, trois ou quatre au nom du Seigneur, nous ne pouvons que rêver et essayer la vertu entre nous. Ce monde extérieur qui nous condamnerait à l'exil, à la captivité ou à la mort, s'il pénétrait nos secrets, nous ne pouvons pas l'invoquer comme sanction de nos promesses et comme garant de nos institutions. N'imitons donc pas son ignorance et sa tyrannie. Consacrons l'amour conjugal de ces deux enfants, qui viennent nous demander la bénédiction de l'amour paternel et de l'amour fraternel, au nom du Dieu vivant, dispensateur de tous les amours. Autorisez-les à se promettre une éternelle fidélité; mais n'inscrivez pas leurs serments sur un livre de mort, pour le leur rappeler ensuite par la terreur et la contrainte. Laissez Dieu en être le gardien; c'est à eux de l'invoquer tous les jours de leur vie, pour qu'il entretienne en eux le feu sacré qu'il y a fait descendre.»

– C'est là où je t'attendais, ô sibylle inspirée! s'écria Albert en recevant dans ses bras sa mère, épuisée d'avoir parlé si longtemps avec l'énergie de la conviction. J'attendais l'aveu de ce droit que tu m'accordes de tout promettre à celle que j'aime. Tu reconnais que c'est mon droit le plus cher et le plus sacré. Je lui promets donc, je lui jure de l'aimer uniquement et fidèlement toute ma vie, et j'en prends Dieu à témoin. Dis-moi, ô prophétesse de l'amour, que ce n'est pas là un blasphème.

– Tu es sous la puissance du miracle, répondit Wanda. Dieu bénit ton serment, puisque c'est lui qui t'inspire la foi de le prononcer. Toujours est le mot le plus passionné qui vienne aux lèvres des amants, dans l'extase de leurs plus divines joies, C'est un oracle qui s'échappe alors de leur sein. L'éternité est l'idéal de l'amour, comme c'est l'idéal de la foi. Jamais l'âme humaine n'arrive mieux au comble de sa puissance et de sa lucidité que dans l'enthousiasme d'un grand amour. Le toujours des amants est donc une révélation intérieure, une manifestation divine, qui doit jeter sa clarté souveraine et sa chaleur bienfaisante sur tous les instants de leur union. Malheur à quiconque profane cette formule sacrée! Il tombe de l'état de grâce dans l'état du péché: il éteint la foi, la lumière, la force et la vie dans son cœur.

 

– Et moi, dit Consuelo, je reçois ton serment, ô Albert! et je t'adjure d'accepter le mien. Je me sens, moi aussi, sous la puissance du miracle, et ce toujours de notre courte vie ne me semble rien au prix de l'éternité, pour laquelle je veux me promettre à toi.

– Sublime téméraire! dit Wanda avec un sourire d'enthousiasme qui sembla rayonner à travers son voile, demande à Dieu l'éternité avec celui que tu aimes, en récompense de ta fidélité envers lui dans cette courte vie.

– Oh! oui! s'écria Albert en élevant vers le ciel la main de sa femme enlacée dans la sienne; c'est là le but, l'espoir et la récompense! S'aimer grandement et ardemment dans cette phase de l'existence, pour obtenir de se retrouver et de s'unir encore dans les autres! Oh! je sens bien, moi, que ceci n'est pas le premier jour de notre union, que nous nous sommes déjà aimés, déjà possédés dans la vie antérieure. Tant de bonheur n'est pas un accident du hasard. C'est la main de Dieu qui nous rapproche et nous réunit comme les deux moitiés d'un seul être inséparable dans l'éternité.»

Après la célébration du mariage, et bien que la nuit fût fort avancée, on procéda aux cérémonies de l'initiation définitive de Consuelo à l'ordre des Invisibles; et, ensuite, les membres du tribunal ayant disparu, on se répandit sous les ombrages du bois sacré, pour revenir bientôt s'asseoir autour du banquet de communion fraternelle. Le prince (frère orateur) le présida, et se chargea d'en expliquer à Consuelo les symboles profonds et touchants. Ce repas fut servi par de fidèles domestiques affiliés à un certain grade de l'ordre. Karl présenta Matteus à Consuelo, et elle vit enfin à découvert son honnête et douce figure; mais elle remarqua avec admiration que ces estimables valets n'étaient point traités en inférieurs par leurs frères des autres grades. Aucune distinction ne régnait entre eux et les personnages éminents de l'ordre, quel que fût leur rang dans le monde. Les frères servants, comme on les appelait, remplissaient de bon gré et avec plaisir les fonctions d'échansons et de maîtres d'hôtel; ils vaquaient à l'ordonnance de service, comme aides compétents dans l'art de préparer un festin, qu'ils considéraient d'ailleurs comme une cérémonie religieuse, comme une pâque eucharistique. Ils n'étaient donc pas plus abaissés par cette fonction que les lévites d'un temple présidant aux détails des sacrifices. Chaque fois qu'ils avaient garni la table, ils venaient s'y asseoir eux-mêmes, non à des places marquées à part et isolées des autres, mais dans des intervalles réservés pour eux parmi les convives. C'était à qui les appellerait, et se ferait un plaisir et un devoir de remplir leur coupe et leur assiette. Comme dans les banquets maçonniques, on ne portait jamais la coupe aux lèvres sans invoquer quelque noble idée, quelque généreux sentiment ou quelque auguste patronage. Mais les bruits cadencés, les gestes puérils des francs-maçons, le maillet, l'argot des toasts, et le vocabulaire des ustensiles, étaient exclus de ce festin à la fois expansif et grave. Les fidèles servants y gardaient un maintien respectueux sans bassesse et modeste sans contrainte. Karl fut assis pendant un service entre Albert et Consuelo. Cette dernière remarqua avec attendrissement, outre sa sobriété et sa bonne tenue, un progrès extraordinaire dans l'intelligence de ce brave paysan, éducable par le cœur, et initié à de saines notions religieuses et morales par une rapide et admirable éducation de sentiment.

«Ô mon ami! dit-elle à son époux, lorsque le déserteur eut changé de place et qu'Albert se rapprocha d'elle, voilà donc l'esclave battu de la milice prussienne, le bûcheron sauvage du Boehmerwald, l'assassin de Frédéric le Grand! Des leçons éclairées et charitables ont su, en si peu de jours, en faire un homme sensé, pieux et juste, au lieu d'un bandit que la justice féroce des nations eût poussé au meurtre, et corrigé à l'aide du fouet et de la potence.

– Noble sœur, dit le prince placé en cet instant à la droite de Consuelo, vous aviez donné à Roswald de grandes leçons de religion et de clémence à ce cœur égaré par le désespoir, mais doué des plus nobles instincts. Son éducation a été ensuite rapide et facile; et quand nous avions quelque chose de bon à lui enseigner, il s'y confiait d'emblée en s'écriant: «C'est ce que me disait la signora!» Soyez certaine qu'il serait plus aisé qu'on ne le pense d'éclairer et de moraliser les hommes les plus rudes, si on le voulait bien. Relever leur condition, et leur inoculer l'estime d'eux-mêmes, en commençant par les estimer et les aimer, ne demande qu'une charité sincère et le respect de la dignité humaine. Vous voyez cependant que ces braves gens ne sont encore initiés qu'à des grades inférieurs: c'est que nous consultons la portée de leur intelligence et leurs progrès dans la vertu pour les admettre plus ou moins dans nos mystères. Le vieux Matteus a deux grades de plus que Karl; et s'il ne dépasse pas celui qu'il occupe maintenant, ce sera parce que son esprit et son cœur n'auront pas pu aller plus loin. Aucune bassesse d'extraction, aucune humilité de condition sociale ne nous arrêteront jamais; et vous voyez ici Gottlieb le cordonnier, le fils du geôlier de Spandaw, admis à un grade égal au vôtre, bien que dans ma maison il remplisse, par goût et par habitude, des fonctions subalternes. Sa vive imagination, son ardeur pour l'étude, son enthousiasme pour la vertu, en un mot la beauté incomparable de l'âme qui habite ce vilain corps, l'ont rendu bien vite digne d'être traité comme un égal et comme un frère dans l'intérieur du temple. Il n'y avait presque rien à donner en fait d'idées et de vertus à ce noble enfant. Il avait trop au contraire; il fallait calmer en lui un excès d'exaltation, et le traiter des maladies morales et physiques qui l'eussent conduit à la folie. L'immoralité de son entourage et la perversité du monde officiel l'eussent irrité sans le corrompre; mais nous seuls, armés de l'esprit de Jacques Bœhm et de la véritable explication de ses profonds symboles, nous pouvions le convaincre sans le désenchanter, et redresser les écarts de sa poésie mystique sans refroidir son zèle et sa foi. Vous devez remarquer que la cure de cette âme a réagi sur le corps, que sa santé est revenue comme par enchantement, et que sa bizarre figure est déjà transformée.»

Après le repas, on reprit les manteaux, et on se promena sur le revers adouci de la colline qu'ombrageait le bois sacré. Les ruines du vieux château réservé aux épreuves dominaient ce beau site, dont Consuelo reconnut peu à peu les sentiers, parcourus à la hâte durant une nuit d'orage peu de temps auparavant. La source abondante qui s'échappait d'une grotte rustiquement taillée dans le roc, et consacrée jadis à une dévotion superstitieuse, courait, en murmurant, parmi les bruyères, vers le fond du vallon, où elle formait le beau ruisseau que la captive du pavillon connaissait si bien. Des allées, naturellement couvertes d'un sable fin, argenté par la lune, se croisaient sous ces beaux ombrages, où les groupes errants se rencontraient, se mêlaient, et échangèrent de doux entretiens. De hautes barrières à claire-voie fermaient cet enclos, dont le kiosque vaste et riche passait pour un cabinet d'étude, retraite favorite du prince, et interdite aux oisifs et aux indiscrets. Les frères servants se promenaient aussi, par groupes, mais en suivant les barrières, et en faisant le guet pour avertir les frères, en cas d'approche d'un profane. Ce danger n'était pas très à redouter. Le duc paraissait s'occuper seulement des mystères maçonniques; comme en effet, il s'en occupait secondairement; mais la franc-maçonnerie était tolérée dès lors par les lois et protégée par les princes qui y étaient ou qui s'y croyaient initiés. Personne ne soupçonnait l'importance des grades supérieurs, qui, de degré en degré, aboutissaient au tribunal des Invisibles.