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La comtesse de Rudolstadt

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D'ailleurs, en ce moment, la fête ostensible qui illuminait au loin la façade du palais ducal absorbait trop les nombreux hôtes du prince, pour qu'on songeât à quitter les brillantes salles et les nouveaux jardins pour les rochers et les ruines du vieux parc. La jeune margrave de Bareith, amie intime du duc, faisait pour lui les honneurs de la fête. Il avait feint une indisposition pour disparaître; et aussitôt après le banquet des Invisibles, il alla présider le souper de ses illustres hôtes du palais. En voyant briller bien loin ces lumières, Consuelo, appuyée sur le bras d'Albert, se ressouvint d'Anzoleto, et s'accusa naïvement, devant son époux qui le lui reprochait, d'un instant de cruauté et d'ironie envers le compagnon chéri de son enfance.

«Oui, c'était un mouvement coupable, lui dit-elle; mais j'étais bien malheureuse dans ce moment-là. J'étais résolue à me sacrifier au comte Albert, et les malicieux et cruels Invisibles me jetaient encore une fois dans les bras du dangereux Liverani. J'avais la mort dans l'âme. Je retrouvais avec délices celui dont il fallait se séparer avec désespoir, et Marcus voulait me distraire de ma souffrance en me faisant admirer le bel Anzoleto! Ah! je n'aurais jamais cru le revoir avec tant d'indifférence! Mais je m'imaginais être condamnée à l'épreuve de chanter avec lui, et j'étais prête à le haïr de m'enlever ainsi mon dernier instant, mon dernier rêve de bonheur. À présent, ô mon ami, je pourrai le revoir sans amertume, et le traiter avec indulgence. Le bonheur rend si bon et si clément! Puissé-je lui être utile un jour, et lui inspirer l'amour sérieux de l'art, sinon le goût de la vertu!

– Pourquoi en désespérer? dit Albert. Attendons-le dans un jour de malheur et d'abandon. Maintenant au milieu de ses triomphes, il serait sourd aux conseils de la sagesse. Mais qu'il perde sa voix et sa beauté, nous nous emparerons peut-être de son âme.

– Chargez-vous de cette conversion, Albert.

– Non pas sans vous, ma Consuelo.

– Vous ne craignez donc pas les souvenirs du passé?

– Non; je suis présomptueux au point de ne rien craindre. Je suis sous la puissance du miracle.

– Et moi aussi, Albert, je ne saurais douter de moi-même! Oh! vous avez bien raison d'être tranquille!»

Le jour commençait à poindre, et l'air pur du matin faisait monter mille senteurs exquises. On était dans les plus beaux jours de l'été. Les rossignols chantaient sous la feuillée, et se répondaient d'une colline à l'autre. Les groupes qui se formaient à chaque instant autour des deux époux, loin de leur être importuns, ajoutaient à leur pure ivresse les douceurs d'une amitié fraternelle, ou tout au moins des plus exquises sympathies. Tous les Invisibles présents a cette fête furent présentés à Consuelo, comme les membres de sa nouvelle famille. C'était l'élite des talents, des intelligences et des vertus de l'ordre: les uns illustres dans le monde du dehors, d'autres obscurs dans ce monde-là, mais illustres dans le temple par leurs travaux et leurs lumières. Plébéiens et patriciens étaient mêlés dans une tendre intimité. Consuelo dut apprendre leurs véritables noms et ceux plus poétiques qu'ils portaient dans le secret de leurs relations fraternelles: c'étaient Vesper, Ellops, Péon, Hylas, Euryale, Bellérophon, etc. Jamais elle ne s'était vue entourée d'un choix aussi nombreux d'âmes nobles et de caractères intéressants. Les récits qu'ils lui faisaient de leurs travaux de prosélytisme, des dangers qu'ils avaient affrontés et des résultats obtenus, la charmaient comme autant de poëmes dont elle n'aurait pas cru la réalité conciliable avec le train du monde insolent et corrompu qu'elle avait traversé. Ces témoignages d'amitié et d'estime qui allaient jusqu'à l'attendrissement et à l'effusion, et qui n'étaient pas entachés de la moindre banalité de galanterie, ni de la moindre insinuation de familiarité dangereuse, ce langage élevé, ce charme de relations où l'égalité et la fraternité étaient réalisées dans ce qu'elles peuvent avoir de plus sublime; cette belle aube dorée qui se levait sur la vie en même temps que dans le ciel, tout cela fut comme un rêve divin dans l'existence de Consuelo et d'Albert. Enlacés au bras l'un de l'autre, ils ne songeaient pas à s'éloigner de leurs frères chéris. Une ivresse morale, douce et suave comme l'air du matin, remplissait leur poitrine et leur âme. L'amour dilatait trop leur sein pour le faire tressaillir. Trenck racontait les souffrances de sa captivité à Glatz, et les dangers de sa fuite. Comme Consuelo et Haydn dans le Bœhmerwald, il avait voyagé à travers la Pologne, mais par un froid rigoureux, couvert de haillons, avec un compagnon, blessé, l'aimable Shelles, que ses mémoires nous ont peint depuis comme le plus gracieux des amis. Il avait joué du violon pour avoir du pain, et servi de ménétrier aux paysans, comme Consuelo sur les rives du Danube. Puis il lui parlait tout bas de la princesse Amélie, de son amour et de ses espérances. Pauvre jeune Trenck! l'épouvantable orage qui s'amassait sur sa tête, il ne le prévoyait pas plus que l'heureux couple, destiné à passer de ce beau songe d'une nuit d'été à une vie de combats, de déceptions et de souffrances!

Le Porporino chanta sous les cyprès un hymne admirable composé par Albert, à la mémoire des martyrs de leur cause; le jeune Benda l'accompagna sur son violon; Albert lui-même prit l'instrument, et ravit les auditeurs avec quelques notes. Consuelo ne put chanter, elle pleurait de joie et d'enthousiasme. Le comte de Saint-Germain raconta les entretiens de Jean Huss et de Jérôme de Prague avec tant de chaleur, d'éloquence et de vraisemblance, qu'en l'écoutant il était impossible de ne pas croire qu'il y eût assisté. Dans de telles heures d'émotion et de ravissement, la triste raison ne se défend pas des prestiges de la poésie. Le chevalier d'Éon peignit, en traits d'une finesse acérée et d'un goût enchanteur, les misères et les ridicules des plus illustres tyrans de l'Europe, et les vices des cours, et la faiblesse de cet échafaudage social qu'il semblait à l'enthousiasme si facile de faire plier sous son vol brûlant. Le comte Golowkin peignit délicieusement la grande âme et les naïfs travers de son ami Jean-Jacques Rousseau. Ce seigneur philosophe (on dirait aujourd'hui excentrique) avait une fille fort belle, qu'il élevait selon ses idées, et qui était à la fois Émile et Sophie, tantôt le plus beau des garçons, tantôt la plus charmante des filles. Il devait la présenter à l'initiation, et charger Consuelo de l'instruire. L'illustre Zinzendorf exposa l'organisation et les mœurs évangéliques de sa colonie de Moraves bernhuters. Il consultait Albert avec déférence sur plusieurs difficultés, et la sagesse semblait parler par la bouche d'Albert. C'est qu'il était inspiré par la présence et le doux regard de son amie. Il semblait un dieu à Consuelo. Il réunissait pour elle tous les prestiges: philosophe et artiste, martyr éprouvé, héros triomphant, grave comme un sage du Portique, beau comme un ange, enjoué parfois et naïf comme un enfant, comme un amant heureux, parfait enfin comme l'homme qu'on aime! Consuelo avait cru mourir de fatigue et d'émotion en frappant à la porte du temple. Maintenant elle se sentait forte, et animée comme au temps où elle jouait sur la grève de l'Adriatique dans toute la vigueur de l'adolescence, sous un soleil brûlant tempéré par la brise de mer. Il semblait que la vie dans toute sa puissance, le bonheur dans toute son intensité, se fussent emparés d'elle par toutes ses fibres, et qu'elles les aspirât par tous ses pores. Elle ne comptait pas les heures: elle eût voulu que cette nuit enchantée ne finît jamais. Pourquoi ne peut-on arrêter le soleil sous l'horizon, dans de certaines veillées où l'on se sent dans toute la plénitude de l'être, et où tous les rêves de l'enthousiasme semblent réalisés ou réalisables!

Enfin le ciel se teignit de pourpre et d'or; une cloche argentine avertit les Invisibles que la nuit leur retirait ses voiles protecteurs. Ils chantèrent un dernier hymne au soleil levant, emblème du jour nouveau qu'ils rêvaient et préparaient pour le monde. Puis ils se firent de tendres adieux, se donnèrent rendez-vous, les uns à Paris, les autres à Londres, d'autres à Madrid, à Vienne, à Pétersbourg, à Varsovie, à Dresde, à Berlin. Tous s'engagèrent à se retrouver dans un an, à pareil jour, à la porte de ce temple béni, avec de nouveaux néophytes ou d'anciens frères maintenant absents. Puis ils croisèrent leurs manteaux pour cacher leurs élégants costumes, et se dispersèrent sans bruit sous les sentiers ombragés du parc.

Albert et Consuelo, guidés par Marcus, descendirent le ravin jusqu'au ruisseau; Karl les reçut dans sa gondole fermée, et les conduisit au pavillon, sur le seuil duquel ils s'arrêtèrent un instant pour contempler la majesté de l'astre qui montait dans le ciel. Jusque-là Consuelo, en répondant aux discours passionnés d'Albert, lui avait toujours donné son nom véritable; mais lorsqu'il l'arracha à la contemplation où elle semblait s'oublier, elle ne put que lui dire, en appuyant son front brûlant sur son épaule:

«Ô Liverani!»

ÉPILOGUE

Si nous avions pu nous procurer sur l'existence d'Albert et de Consuelo, après leur mariage, les documents fidèles et détaillés qui nous ont guidé jusqu'ici, nul doute que nous ne pussions fournir encore une longue carrière, en vous racontant leurs voyages et leurs aventures. Mais, ô lecteur persévérant, nous ne pouvons vous satisfaire; et vous, lecteur fatigué, nous ne vous demandons plus qu'un instant de patience. Ne nous en faites, l'un et l'autre, ni un reproche ni un mérite. La vérité est que les matériaux à l'aide desquels nous eussions pu, ainsi que nous l'avons fait jusqu'à présent, coordonner les événements de cette histoire, disparaissent, en grande partie, pour nous, à partir de la nuit romanesque qui vit bénir et consacrer l'union de nos deux héros, chez les Invisibles. Soit que les engagements contractés par eux, dans le Temple, les aient empêchés de se confier à l'amitié dans leurs lettres, soit que leurs amis, affiliés eux-mêmes aux mystères, aient, dans des temps de persécution, jugé prudent d'anéantir leur correspondance, nous ne les apercevons plus qu'à travers un nuage, sous le voile du Temple ou sous le masque des adeptes. Si nous nous en rapportions, sans examen, aux rares traces de leur existence qui nous apparaissent dans notre provision de manuscrits, nous nous égarerions souvent à les poursuivre; car des preuves contradictoires nous les montrent tous deux sur plusieurs points géographiques à la fois, ou suivant certaines directions diverses dans le même temps. Mais nous devinons aisément qu'ils donnèrent volontairement lieu à ces méprises, étant, tantôt voués à quelque entreprise secrète dirigée par les Invisibles, et tantôt forcés de se soustraire, à travers mille périls, à la police inquisitoriale des gouvernements. Ce que nous pouvons affirmer sur l'existence de cette âme en deux personnes qui s'appela Consuelo et Albert, c'est que leur amour tint ses promesses, mais que La destinée démentit cruellement celles qu'elle avait semblé leur faire durant ces heures d'ivresse qu'ils appelaient leur songe d'une nuit d'été. Cependant ils ne furent point ingrats envers la Providence, qui leur avait donné ce rapide bonheur dans toute sa plénitude, et qui, au milieu de leurs revers, continua en eux le miracle de l'amour annoncé par Wanda. Au sein de la misère, de la souffrance et de la persécution, ils se reportèrent toujours à ce doux souvenir qui marqua dans leur vie comme une vision céleste, comme un bail fait avec la divinité pour la jouissance d'une vie meilleure, après une phase de travaux, d'épreuves et de sacrifices.

 

Tout devient, d'ailleurs, tellement mystérieux pour nous dans cette histoire, que nous n'avons pas seulement pu découvrir dans quelle partie de l'Allemagne était située cette résidence enchantée, où, protégé par le tumulte des chasses et des fêtes, un prince, anonyme dans nos documents, servit de point de ralliement et de moteur principal à la conspiration sociale et philosophique des Invisibles. Ce prince avait reçu d'eux un nom symbolique, qu'après mille peines pour deviner le chiffre dont se servaient les adeptes, nous présumons être celui de Christophore, porte-Christ, ou peut-être bien Chrysostome, bouche d'or. Le temps où Consuelo fut mariée et initiée, ils l'appelaient poétiquement le saint Graal, et les chefs du tribunal, les templistes, emblèmes romanesques, renouvelés des antiques légendes de l'âge d'or de la chevalerie. Tout le monde sait que, d'après ces riantes fictions, le saint Graal était caché dans un sanctuaire mystérieux, au fond d'une grotte inconnue aux mortels. C'était là que les templistes, illustres saints du Christianisme primitif, voués, dès ce monde, à l'immortalité, gardaient la coupe précieuse dont Jésus s'était servi pour consacrer le miracle de l'Eucharistie, en faisant la pâque avec ses disciples. Cette coupe contenait, sans doute, la grâce céleste, figurée tantôt par le sang, tantôt par les larmes du Christ, une liqueur divine, enfin une substance eucharistique, sur la nature mystique de laquelle on ne s'expliquait pas, mais qu'il suffisait de voir pour être transformé au moral et au physique, pour être à jamais à l'abri de la mort et du péché. Les pieux paladins qui, après des vœux formidables, des macérations terribles et des exploits à faire trembler la terre, se vouaient à la vie ascétique du chevalier errant, avaient pour idéal de trouver le saint Graal au bout de leurs pérégrinations. Ils le cherchaient sous les glaces du Nord, sur les grèves de l'Armorique, au fond des forêts de la Germanie. Il fallait, pour réaliser cette sublime conquête, affronter des périls analogues à ceux du jardin des Hespérides, vaincre les monstres, les éléments, les peuples barbares, la faim, la soif, la mort même. Quelques-uns de ces Argonautes chrétiens découvrirent, dit-on, le sanctuaire, et furent régénérés par la divine coupe; mais ils ne trahirent jamais ce secret terrible. On connut leur triomphe à la force de leur bras, à la sainteté de leur vie, à leurs armes invincibles, à la transfiguration de tout leur être; mais ils survécurent peu, parmi nous, à une si glorieuse initiation: ils disparurent d'entre les hommes, comme Jésus après sa résurrection, et passèrent de la terre au ciel, sans subir l'amère transition de la mort.

Tel était le magique symbole qui s'adaptait en réalité fort bien à l'œuvre des Invisibles. Durant plusieurs années, les nouveaux templistes conservèrent l'espoir de rendre le saint Graal accessible à tous les hommes. Albert travailla efficacement, sans aucun doute, à répandre les idées mères de la doctrine. Il parvint aux grades les plus avancés de l'ordre; car nous trouvons quelque part la liste de ses titres, ce qui prouverait qu'il eut le temps de les conquérir. Or chacun sait qu'il fallait quatre-vingt et un mois pour s'élever seulement aux trente-trois degrés de la maçonnerie, et nous croyons être certain qu'il en fallait ensuite beaucoup davantage pour franchir le nombre illimité des degrés mystérieux du saint Graal. Les noms des grades maçonniques ne sont plus un mystère pour personne; mais on ne nous saura peut-être pas mauvais gré d'en rappeler ici quelques-uns, car ils peignent assez bien le génie enthousiaste et la riante imagination qui présidèrent à leur création successive:

«Apprenti, compagnon et maître maçon, maître secret et maître parfait, secrétaire, prévôt et juge, maître anglais et maître irlandais, maître en Israël, maître élu des neuf et des quinze, élu de l'inconnu, sublime chevalier élu, grand maître architecte, royal-arche, grand Écossais de la loge sacrée ou sublime maçon, chevalier de l'épée, chevalier d'Orient, prince de Jérusalem, chevalier d'Orient et d'Occident, rose-croix de France, d'Hérédom et du Kilwinning, grand pontife ou sublime Écossais, architecte de la voûte sacrée, pontife de Jérusalem céleste, souverain prince de la maçonnerie ou maître ad vitam, noachite, prince du Liban, chef du tabernacle, chevalier du serpent d'airain, Écossais trinitaire ou prince de merci, grand commandeur du temple, chevalier du soleil, patriarche des croisades, grand maître de la lumière, chevalier Kadosh, chevalier de l'aigle blanc et de l'aigle noir, chevalier du phénix, chevalier de l'iris, chevalier des Argonautes, chevalier de la toison d'or, grand inspecteur-inquisiteur-commandeur, sublime prince du royal secret, sublime maître de l'anneau lumineux, etc, etc.14»

À ces titres, ou du moins à la plupart d'entre eux, nous trouvons des titres moins connus accolés au nom d'Albert Podiebrad, dans un chiffre moins lisible que celui des francs-maçons, tels que chevalier de Saint-Jean, sublime Joannite, maître du nouvel Apocalypse, docteur de l'Évangile éternel, élu de l'Esprit-Saint, templiste, aréopagite, mage, homme-peuple, homme-pontife, homme-roi, homme nouveau, etc. Nous avons été surpris de voir ici quelques titres qui sembleraient empruntés par anticipation à l'Illuminisme de Weishaupt; mais cette particularité nous a été expliquée plus tard, et n'aura pas besoin de commentaire pour nos lecteurs à la fin de cette histoire.

À travers le labyrinthe de faits obscurs, mais profonds, qui se rattachent aux travaux, aux succès, à la dispersion et à l'extinction apparente des Invisibles, nous avons bien de la peine à suivre de loin l'étoile aventureuse de notre jeune couple. Cependant, en suppléant par un commentaire prudent à ce qui nous manque, voici à peu près l'historique abrégé des principaux événements de leur vie. L'imagination du lecteur aidera à la lettre; et pour notre compte, nous ne doutons pas que les meilleurs dénoûments ne soient ceux dont le lecteur veut bien se charger pour son compte, à la place du narrateur15.

Il est probable que ce fut en quittant le saint Graal que Consuelo se rendit à la petite cour de Bareith, où la margrave, sœur de Frédéric, avait des palais, des jardins, des kiosques et des cascades, dans le goût de ceux du comte Hoditz à Roswald, quoique moins somptueux et moins dispendieux; car cette spirituelle princesse avait été mariée sans dot à un très-pauvre prince, et il n'y avait pas longtemps qu'elle avait des robes dont la queue fût raisonnable, et des pages dont le pourpoint ne montrât pas la corde. Ses jardins, ou plutôt son jardin, pour parler sans métaphore, était situé dans un paysage admirable, et elle s'y donnait le plaisir d'un opéra italien, dans un temple antique, d'un goût un peu Pompadour. La margrave était très-philosophe, c'est-à-dire voltairienne. Le jeune margrave héréditaire, son époux, était chef zélé d'une loge maçonnique. J'ignore si Albert fut en relations avec lui et si son incognito fut protégé par le secret des frères, ou bien s'il se tint éloigné de cette cour pour rejoindre sa femme un peu plus tard. Sans doute Consuelo avait là quelque mission secrète. Peut-être aussi, pour éviter d'attirer sur son époux l'attention qui se fixait en tous lieux sur elle, elle ne vécut pas publiquement auprès de lui dans les premiers temps. Leurs amours eurent sans doute alors tout l'attrait du mystère; et si la publicité de leur union, consacrée par la sanction fraternelle des templistes, leur avait paru douce et vivifiante, le secret dont ils s'entourèrent dans un monde hypocrite et licencieux fut pour eux, dans les commencements, une égide nécessaire, et une sorte de muette protestation, où ils puisèrent leur enthousiasme et leur force.

Plusieurs chanteuses et chanteurs italiens firent à cette époque les délices de la petite cour de Bareith. La Corilla et Anzoleto y parurent, et l'inconséquente prima donna s'enflamma de nouveaux feux pour le traître qu'elle avait voué naguère à toutes les furies de l'enfer. Mais Anzoleto, en cajolant la tigresse, s'efforça prudemment, et avec une mystérieuse réserve, de trouver grâce auprès de Consuelo, dont le talent grandi par tant de secrètes et profondes révélations, éclipsait toutes les rivalités. L'ambition était devenue la passion dominante du jeune ténor; l'amour avait été étouffé sous le dépit, la volupté même sous la satiété. Il n'aimait donc ni la chaste Consuelo, ni la fougueuse Corilla; mais il ménageait l'une et l'autre, tout prêt à se rattacher en apparence à celle des deux qui le prendrait à sa suite et l'aiderait à se faire avantageusement connaître. Consuelo lui témoigna une paisible amitié, et ne lui épargna pas les bons conseils et les consciencieuses leçons qui pouvaient donner l'essor à son talent. Mais elle ne sentit plus auprès de lui aucun trouble, et la mansuétude de son pardon lui révéla à elle-même l'absolue consommation de son détachement. Anzoleto ne s'y méprit pas. Après avoir écouté avec fruit les enseignements de l'artiste, et feint d'entendre avec émotion les conseils de l'amie, il perdit la patience en perdant l'espoir, et sa profonde rancune, son amer dépit, percèrent malgré lui dans son maintien et dans ses paroles.

Sur ces entrefaites, il paraît que la jeune baronne Amélie de Rudolstadt arriva à la cour de Bareith avec la princesse de Culmbach, fille de la comtesse Hoditz. S'il faut en croire quelques témoins indiscrets ou exagérateurs, de petits drames assez bizarres se passèrent alors entre ces quatre personnes, Consuelo, Amélie, Corilla et Anzoleto. En voyant paraître à l'improviste le beau ténor sur les planches de l'opéra de Bareith, la jeune baronne s'évanouit. Personne ne s'avisa de remarquer la coïncidence, mais le regard de lynx de la Corilla avait saisi sur le front du ténor un rayonnement particulier de vanité satisfaite. Il avait manqué son passage d'effet; la cour, distraite par la pâmoison de la jeune baronne, n'avait pas encouragé le chanteur; et, au lieu de maugréer entre ses dents, comme il faisait toujours en pareil cas, il avait sur les lèvres un sourire de triomphe non équivoque.

 

«Tiens! dit la Corilla d'une voix étouffée à Consuelo en rentrant dans la coulisse, ce n'est ni toi ni moi qu'il aime, c'est cette petite sotte qui vient de faire une scène pour lui. La connais-tu? qui est-elle?

– Je ne sais, répondit Consuelo qui n'avait rien remarqué; mais je puis t'assurer que ce n'est ni elle, ni toi, ni moi qui l'occupons.

– Qui donc, en ce cas?

– Lui-même, al solito!» reprit Consuelo en souriant.

La chronique ajoute que le lendemain matin Consuelo fut mandée dans un bosquet retiré de la résidence pour s'entretenir avec la baronne Amélie à peu près ainsi qu'il suit:

«Je sais tout! aurait dit cette dernière d'un air irrité, avant de permettre à Consuelo d'ouvrir la bouche; c'est vous qu'il aime! c'est vous, malheureuse, fléau de ma vie, qui m'avez enlevé le cœur d'Albert et le sien.

– Le sien. Madame? J'ignore…

– Ne feignez pas, Anzoleto vous aime, vous êtes sa maîtresse, vous l'avez été à Venise, vous l'êtes encore…

– C'est une infâme calomnie, ou une supposition indigne de vous, Madame.

– C'est la vérité, vous dis-je. Il me l'a avoué cette nuit.

– Cette nuit! oh! Madame, que m'apprenez-vous?» s'écria Consuelo en rougissant de honte et de chagrin…

Amélie fondit en larmes, et quand la bonne Consuelo eut réussi à calmer sa jalousie, elle obtint malgré elle la confidence de cette malheureuse passion. Amélie avait vu Anzoleto chanter sur le théâtre de Prague; elle avait été enivrée de sa beauté et de ses succès. Ne comprenant rien à la musique, elle l'avait pris sans hésitation pour le premier chanteur du monde, d'autant plus qu'à Prague il avait eu un succès de vogue, Elle l'avait mandé auprès d'elle comme maître de chant, et pendant que son pauvre père, le vieux baron Frédéric, paralysé par l'inaction, donnait dans son fauteuil tout en rêvant de meutes en fureur et de sangliers aux abois, elle avait succombé à la séduction. L'ennui et la vanité l'avaient poussée à sa perte. Anzoleto, flatté de cette illustre conquête, et voulant se mettre à la mode par un scandale, lui avait persuadé qu'elle avait de l'étoffe pour devenir la plus grande cantatrice de son siècle, que la vie d'artiste était un paradis sur la terre, et qu'elle n'avait rien de mieux à faire que de s'enfuir avec lui pour aller débuter au théâtre de Hay-Market dans les opéras de Haendel. Amélie avait d'abord rejeté avec horreur l'idée d'abandonner son vieux père; mais, au moment où Anzoleto quittait Prague, feignant un désespoir qu'il n'éprouvait pas, elle avait cédé à une sorte de vertige, elle avait fui avec lui.

Son enivrement n'avait pas été de longue durée; l'insolence d'Anzoleto et la grossièreté de ses mœurs, quand il ne jouait plus le personnage de séducteur, l'avaient fait rentrer en elle-même. C'était donc avec une sorte de joie que, trois mois après son évasion, elle avait été arrêtée à Hambourg et ramenée en Prusse, où, sur la demande des Rudolstadt de Saxe, elle avait été incarcérée mystérieusement à Spandaw; mais la pénitence avait été trop longue et trop sévère. Amélie s'était dégoûtée du repentir aussi vite que de la passion; elle avait soupiré après la liberté, les aises de la vie, et la considération de son rang, dont elle avait été si brusquement et si cruellement privée. Au milieu de ses souffrances personnelles, elle avait à peine senti la douleur de perdre son père. En apprenant qu'elle était libre, elle avait enfin compris tous les malheurs qui avaient frappé sa famille; mais n'osant retourner auprès de la chanoinesse, et craignant l'ennui amer d'une vie de réprimandes et de sermons, elle avait imploré la protection de la margrave de Bareith; et la princesse de Culmbach, alors à Dresde, s'était chargée de la conduire auprès de sa parente. Dans cette cour philosophique et frivole, elle trouvait l'aimable tolérance dont les vices à la mode faisaient alors l'unique vertu de l'avenir. Mais en revoyant Anzoleto, elle subissait déjà le diabolique ascendant qu'il savait exercer sur les femmes, et contre lequel la chaste Consuelo elle-même avait eu tant de luttes à soutenir. L'effroi et le chagrin l'avaient d'abord frappée au cœur; mais après son évanouissement, étant sortie seule la nuit dans les jardins pour prendre l'air, elle l'avait rencontré, enhardi par son émotion, et l'imagination irritée par les obstacles survenus entre eux. Maintenant elle l'aimait encore, elle en rougissait, elle en était effrayée, et elle confessait ses fautes à son ancienne maîtresse de chant avec un mélange de pudeur féminine et de cynisme philosophique.

Il paraît certain que Consuelo sut trouver le chemin de son cœur par de chaleureuses exhortations, et qu'elle la décida à retourner au château des Géants, pour y éteindre dans la retraite sa dangereuse passion, et soigner les vieux jours de sa tante.

Après cette aventure, le séjour de Bareith ne fut plus supportable pour Consuelo. L'orageuse jalousie de la Corilla, qui, toujours folle et toujours bonne au fond, l'accusait avec grossièreté et se jetait à ses pieds l'instant d'après, la fatigua singulièrement. De son côté Anzoleto, qui s'était imaginé pouvoir se venger de ses dédains, en jouant à la passion avec Amélie, ne lui pardonna pas d'avoir soustrait la jeune baronne au danger. Il lui fit mille mauvais tours, comme de lui faire manquer toutes ses entrées sur la scène, de prendre sa partie au milieu d'un duo, pour la dérouter, et, par son propre aplomb, donner à croire au public ignorant que c'était elle qui se trompait. Si elle avait un jeu de scène avec lui, il allait à droite au lieu d'aller à gauche, essayait de la faire tomber, ou la forçait de s'embrouiller parmi les comparses. Ces méchantes espiègleries échouèrent devant le calme et la présence d'esprit de Consuelo; mais elle fut moins stoïque lorsqu'elle s'aperçut qu'il répandait les plus indignes calomnies contre elle, et qu'il était écouté par ces grands seigneurs désœuvrés aux yeux desquels une actrice vertueuse était un phénomène impossible à admettre, ou tout au moins fatigant à respecter. Elle vit des libertins de tout âge et de tout rang s'enhardir auprès d'elle, et, refusant de croire à la sincérité de sa résistance, se joindre à Anzoleto pour la diffamer et la déshonorer, dans un sentiment de vengeance lâche et de dépit féroce.

Ces cruelles et misérables persécutions furent le commencement d'un long martyre que subit héroïquement l'infortunée prima donna durant toute sa carrière théâtrale. Toutes les fois qu'elle rencontra Anzoleto, il lui suscita mille chagrins, et il est triste de dire qu'elle rencontra plus d'un Anzoleto dans sa vie. D'autres Corilla la tourmentèrent de leur envie et de leur malveillance, plus ou moins perfide ou brutale; et de toutes ces rivales, la première fut encore la moins méchante et la plus capable d'un bon mouvement de cœur. Mais quoi qu'on puisse dire de la méchanceté et de la jalouse vanité des femmes de théâtre, Consuelo éprouva que quand leurs vices entraient dans le cœur d'un homme, ils le dégradaient encore davantage et le rendaient plus indigne de son rôle dans l'humanité. Les seigneurs arrogants et débauchés, les directeurs de théâtres et les gazetiers, dépravés aussi par le contact de tant de souillures; les belles dames, protectrices curieuses et fantasques, promptes à s'imposer, mais irritées bientôt de rencontrer chez une fille de cette espèce plus de vertu qu'elles n'en avaient et n'en voulaient avoir; enfin le public souvent ignare, presque toujours ingrat ou partial, ce furent là autant d'ennemis contre lesquels l'épouse austère de Liverani eut à se débattre dans d'incessantes amertumes. Persévérante et fidèle, dans l'art comme dans l'amour, elle ne se rebuta jamais et poursuivit sa carrière, grandissant toujours dans la science de la musique, comme dans la pratique de la vertu; échouant souvent dans l'épineuse poursuite du succès, se relevant souvent aussi par de justes triomphes, restant malgré tout la prêtresse de l'art, mieux que ne l'entendait le Porpora lui-même, et puisant toujours de nouvelles forces dans sa foi religieuse, d'immenses consolations dans l'amour ardent et dévoué de son époux.

La vie de cet époux, quoique marchant parallèlement à la sienne, car il l'accompagna dans tous ses voyages, est enveloppée de nuages plus épais. Il est à présumer qu'il ne se fit pas l'esclave de la fortune de sa femme, et qu'il ne s'adonna point au rôle de teneur de livres pour les recettes et les dépenses de sa profession. La profession de Consuelo lui fut d'ailleurs assez peu lucrative. Le public ne rétribuait pas alors les artistes avec la prodigieuse munificence qui distingue celui de notre temps. Les artistes s'enrichissaient principalement des dons des princes et des grands, et les femmes qui savaient tirer parti de leur position acquéraient déjà des trésors; mais la chasteté et le désintéressement sont les plus grands ennemis de la fortune d'une femme de théâtre. Consuelo eut beaucoup de succès d'estime, quelques-uns d'enthousiasme, quand par hasard la perversité de son entourage ne s'interposa pas trop entre elle et le vrai public; mais elle n'eut aucun succès de galanterie, et l'infamie ne la couronna point de diamants et de millions. Ses lauriers demeurèrent sans tache, et ne lui furent pas jetés sur la scène par des mains intéressées. Après dix ans de travail et de courses, elle n'était pas plus riche qu'à son point de départ, elle n'avait pas su spéculer, et, de plus, elle ne l'avait pas voulu: deux conditions moyennant lesquelles la richesse ne vient chercher malgré eux les travailleurs d'aucune classe. En outre, elle n'avait point mis en réserve le fruit souvent contesté de ses peines; elle l'avait constamment employé en bonnes œuvres, et, dans une vie consacrée secrètement à une active propagande, ses ressources mêmes n'avaient pas toujours suffi; le gouvernement central des Invisibles y avait quelquefois pourvu.

14Plusieurs de ces grades sont de diverses créations et de divers rites. Quelques-uns sont peut-être postérieurs à l'époque dont nous parlons. Nous renvoyons la rectification aux docteurs érudits. Il y a eu, je crois, plus de cent grades dans certains rites.
15À telles enseignes que l'histoire de Jean Kreyssler nous paraît être le roman le plus merveilleux d'Hoffmann. La mort ayant surpris l'auteur avant la fin de son œuvre, le poëme se termine dans les imaginations sous mille formes différentes plus fantastiques les unes que les autres. C'est ainsi qu'un beau fleuve se ramifie vers son embouchure et se perd en mille filets capricieux dans les sables durs de la grève.