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La comtesse de Rudolstadt

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LETTRE DE PHILON19

À IGNACE JOSEPH MARTINOWICZ,
Professeur de physique à l'université de Lemberg

Emportés dans son tourbillon comme les satellites d'un astre roi, nous avons suivi Spartacus20 à travers les sentiers escarpés, et sous les plus silencieux ombrages du Boëhmerwald. Ô ami! que n'étiez-vous là! Vous eussiez oublié de ramasser des cailloux dans le lit argenté des torrents, d'interroger tour à tour les veines et les ossements de notre mystérieuse aïeule, terra parens. La parole ardente du maître nous donnait des ailes; nous franchissions les ravins et les cimes sans compter nos pas, sans regarder à nos pieds les abîmes que nous dominions, sans chercher à l'horizon le gîte lointain où nous devions trouver le repos du soir. Jamais Spartacus ne nous avait paru plus grand et plus pénétré de la toute-puissante vérité. Les beautés de la nature agissent sur son imagination comme celles d'un grand poëme; et à travers les éclairs de son enthousiasme, jamais son esprit d'analyse savante et de combinaison ingénieuse ne l'abandonne entièrement. Il explique le ciel et les astres, et la terre et les mers, avec la même clarté, le même ordre, qui président à ses dissertations sur le droit et les choses arides de ce monde. Mais comme son âme s'agrandit, quand, seul et libre avec ses disciples élus, sous l'azur des cieux constellés, ou en face de l'aube rougie des feux précurseurs du soleil, il franchit le temps et l'espace pour embrasser d'un coup d'œil la race humaine dans son ensemble et dans ses détails, pour pénétrer le destin fragile des empires et l'avenir imposant des peuples! Vous l'avez entendu dans sa chaire, ce jeune homme à la parole lucide; que ne l'avez-vous vu et entendu sur la montagne, cet homme en qui la sagesse devance les années, et qui semble avoir vécu parmi les hommes depuis l'enfance du monde!

Arrivés à la frontière, nous saluâmes la terre qui vit les exploits du grand Ziska, et nous nous inclinâmes encore plus bas devant les gouffres qui servirent de tombes aux martyrs de l'antique liberté nationale. Là nous résolûmes de nous séparer, afin de diriger nos recherches et nos informations sur tous les points à la fois. Caton21 prit vers le nord-est, Celse22 vers le sud-est, Ajax23 suivit la direction transversale d'occident en orient, et le rendez-vous général fut à Pilsen.

Spartacus me garda avec lui, et résolut d'aller au hasard, comptant, disait-il, sur la fortune, sur une certaine inspiration secrète qui devait nous diriger. Je m'étonnai un peu de cet abandon du calcul et du raisonnement; cela me semblait contraire à ses habitudes de méthode.

«Philon, me dit-il quand nous fûmes seuls, je crois bien que les hommes comme nous sont ici-bas les ministres de la Providence: mais penses-tu que je la croie inerte et dédaigneuse, cette Providence maternelle par laquelle nous sentons, nous voulons et nous agissons! J'ai remarqué que tu étais plus favorisé d'elle que moi; tes desseins réussissent presque toujours. En avant donc! je te suis, et j'ai foi en ta seconde vue, cette clarté mystérieuse qu'invoquaient naïvement nos ancêtres de l'illuminisme, les pieux fanatiques du passé!»

Il semble vraiment que le maître ait prophétisé. Avant la fin du second jour, nous avions trouvé l'objet de nos recherches, et voici comment je fus l'instrument de la destinée.

Nous étions parvenu à la lisière du bois, et le chemin se bifurquait devant nous. L'un s'enfonçait en fuyant vers les basses terres, l'autre côtoyait les flancs adoucis de la montagne.

«Par où prendrons-nous? me dit Spartacus en s'asseyant sur un fragment de rocher. Je vois par ici ces champs cultivés, des prairies, de chétives cabanes. On nous a dit qu'il était pauvre; il doit vivre avec les pauvres. Allons nous informer de lui auprès des humbles pasteurs de la vallée.

– Non, maître, lui répondis-je en lui montrant le chemin à mi-côte: je vois sur ma droite des mamelons escarpés, et les murailles croulantes d'un antique manoir. On nous a dit qu'il était poëte; il doit aimer les ruines et la solitude.

– Aussi bien, reprit Spartacus en souriant, je vois Vesper qui monte, blanc comme une perle, dans le ciel encore rose, au-dessus des ruines du vieux domaine. Nous sommes les bergers qui cherchent un prophète, et l'étoile miraculeuse marche devant nous.»

Nous eûmes bientôt atteint les ruines. C'était une construction imposante, bâtie à diverses époques; mais les vestiges du temps de l'empereur Charles gisaient à côté de ceux de la féodalité. Ce n'étaient pas les siècles, c'était la main des hommes qui avait présidé récemment à cette destruction. Il faisait encore grand jour quand nous gravîmes le revers d'un fossé desséché, et quand nous pénétrâmes sous la herse rouillée et immobile. Le premier objet que nous rencontrâmes, assis sur les décombres, à l'entrée du préau, fut un vieillard couvert de haillons bizarres, et plus semblable à un homme du temps passé qu'à un contemporain. Sa barbe, couleur d'ivoire jauni, tombait sur sa poitrine, et sa tête chauve brillait comme la surface d'un lac aux derniers rayons du soleil. Spartacus tressaillit, et, s'approchant de lui à la hâte, lui demanda le nom du château. Le vieillard parut ne pas nous entendre; il fixa sur nous des yeux vitreux qui semblaient ne pas voir. Nous lui demandâmes son nom; il ne nous répondit pas: sa physionomie n'exprimait qu'une indifférence rêveuse. Cependant ses traits socratiques n'annonçaient pas l'abrutissement de l'idiotisme; il y avait dans sa laideur cette certaine beauté qui vient d'une âme pure et sereine. Spartacus lui mit une pièce d'argent dans la main; il la porta très-près de ses yeux, et la laissa tomber sans paraître en comprendre l'usage.

«Est-il possible, dis-je au maître, qu'un vieillard totalement privé de l'usage de ses sens et de sa raison soit ainsi abandonné loin de toute habitation, au milieu des montagnes, sans un guide, sans un chien pour le conduire et mendier à sa place!

– Emmenons-le, et conduisons-le à un gîte,» répondit Spartacus.

Mais comme nous nous mettions en devoir de le soulever, pour voir s'il pouvait se tenir sur ses jambes, il nous fit signe de ne pas le troubler, en posant un doigt sur ses lèvres, et en nous désignant de l'autre main le fond du préau. Nos regards se portèrent de ce côté; nous ne vîmes personne, mais aussitôt nos oreilles furent frappées par des sons d'un violon d'une force et d'une justesse extraordinaires. Jamais je n'ai entendu aucun maître donner à son archet une vibration si pénétrante et si large, et mettre dans un rapport si intime les cordes de l'âme et celles de l'instrument. Le chant était simple et sublime. Il ne ressemblait à rien de ce que j'ai entendu dans nos concerts et sur nos théâtres. Il portait dans le cœur une émotion pieuse et belliqueuse à la fois. Nous tombâmes, le maître et moi, dans une sorte de ravissement, et nous nous disions par nos regards qu'il y avait là quelque chose de grand et de mystérieux. Ceux du vieillard avaient repris une sorte d'éclat vague comme celui de l'extase. Un sourire de béatitude entr'ouvrait ses lèvres flétries, et montrait assez qu'il n'était ni sourd ni insensible.

Tout rentra dans le silence après une courte et adorable mélodie, et bientôt nous vîmes sortir d'une chapelle située vis-à-vis de nous, un homme d'un âge mur, dont l'extérieur nous remplit d'émotion et de respect. La beauté de son visage austère et les nobles proportions de sa taille contrastaient avec les membres difformes et les traits sauvages du vieillard que Spartacus comparait à un faune converti et baptisé. Le joueur de violon marchait droit à nous, son instrument sous le bras, et son archet passé dans sa ceinture de cuir. De larges pantalons d'une étoffe grossière, des sandales qui ressemblaient à des cothurnes antiques, et une saie de peau de mouton comme celle que portent nos paysans du Danube, lui donnaient l'apparence d'un pâtre ou d'un laboureur. Mais ses mains blanches et fines n'annonçaient pas un homme voué aux travaux de la terre. C'étaient les mains d'un artiste, de même que la propreté de son vêtement et la fierté de son regard semblaient protester contre sa misère, et n'en point vouloir subir les conséquences hideuses et dégradantes. Le maître fut frappé de l'aspect de cet homme. Il me serra la main, et je sentis le tremblement de la sienne.

 

«C'est lui! me dit-il. J'ignorais qu'il fut musicien; mais je reconnais son visage pour l'avoir vu dans mes songes.»

Le joueur de violon s'avança vers nous sans témoigner ni embarras ni surprise. Il nous rendit avec une bienveillante dignité le salut que nous lui adressions, et s'approchant du vieillard:

«Allons. Zdenko, lui dit-il, je m'en vais, appuie-toi sur ton ami.»

Le vieillard fit un effort, le musicien le souleva dans ses bras, et, se courbant sous lui comme pour lui servir de bâton, il guida ses pas chancelants en ralentissant sa marche d'après la sienne. Il y avait dans ce soin filial, dans cette patience d'un homme noble et beau, encore agile et vigoureux, qui se traînait sous le poids d'un vieillard en haillons, quelque chose de plus touchant, s'il est possible, que la sollicitude d'une jeune mère mesurant sa marche sur les premiers pas incertains de son enfant. Je vis les yeux du maître se remplir de larmes, et je fus ému aussi, en contemplant tour à tour notre Spartacus, cet homme de génie et d'avenir, et cet inconnu en qui je pressentais la même grandeur enfouie dans les ténèbres du passé.

Résolus à le suivre et à l'interroger, mais ne voulant pas le distraire du soin pieux qu'il remplissait, nous marchions derrière lui à une courte distance. Il se dirigeait vers la chapelle d'où il était sorti; et quand il y fut entré, il s'arrêta et parut contempler des tombes brisées que la ronce et la mousse avaient envahies. Le vieillard s'était agenouillé, et quand il se releva, son ami baisa une de ces tombes, et se mit en devoir de s'éloigner avec lui.

C'est alors seulement qu'il nous vit près de lui, et il parut éprouver quelque surprise; mais aucune méfiance ne se peignit dans son regard, à la fois brillant et placide comme celui d'un enfant. Cet homme paraissait pourtant avoir compté plus d'un demi-siècle, et ses épais cheveux gris ondés autour de son mâle visage faisaient ressortir l'éclat de ses grands yeux noirs. Sa bouche avait une expression indéfinissable de force et de simplicité. On eût dit qu'il avait deux âmes, une toute d'enthousiasme pour les choses célestes, une toute de bienveillance pour les hommes d'ici-bas.

Nous cherchions un prétexte pour lui adresser la parole, lorsque, se mettant tout à coup en rapport d'idées avec nous, par une naïveté d'expansion extraordinaire:

«Vous m'avez vu baiser ce marbre, nous dit-il, et ce vieillard s'est prosterné sur ces tombeaux. Ne prenez pas ceci pour des actes d'idolâtrie. On baise le vêtement d'un saint, comme on porte sur son cœur le gage de l'amour et de l'amitié. La dépouille des morts n'est qu'un vêtement usé. Nous ne le foulons pas sous les pieds avec indifférence; nous le gardons avec respect et nous nous en détachons avec regret. O mon père, ô mes parents bien-aimés! je sais bien que vous n'êtes pas ici, et ces inscriptions mentent quand elles disent: Ici reposent les Rudolstadt! Les Rudolstadt sont tous debout, tous vivants et agissants dans le monde selon la volonté de Dieu. Il n'y a sous ces marbres que des ossements, des formes où la vie s'est produite et qu'elle a abandonnées pour revêtir d'autres formes. Bénies soient les cendres des aïeux! bénis soient l'herbe et le lierre qui les couronnent! bénies la terre et la pierre qui les défendent! mais béni, avant tout, soit le Dieu vivant qui dit aux morts: «Levez-vous et rentrez dans mon âme féconde, où rien ne meurt, où tout se renouvelle et s'épure!»

– Liverani ou Ziska Trismégiste, est-ce vous que je retrouve ici sur la tombe de vos ancêtres? s'écria Spartacus éclairé d'une certitude céleste.

– Ni Liverani, ni Trismégiste, ni même Jean Ziska! répondit l'inconnu. Des spectres ont assiégé ma jeunesse ignorante; mais la lumière divine les a absorbés, et le nom des aïeux s'est effacé de ma mémoire. Mon nom est homme et je ne suis rien de plus que les autres hommes.

– Vos paroles sont profondes, mais elles indiquent de la méfiance, reprit le maître. Fiez-vous à ce signe; ne le reconnaissez-vous pas?»

Et aussitôt Spartacus lui fit les signes maçonniques des hauts grades.

«J'ai oublié ce langage, répondit l'inconnu. Je ne le méprise pas, mais il m'est devenu inutile. Frère, ne m'outrage pas en supposant que je me méfie de toi. Ton nom, à toi aussi, n'est-il pas homme? Les hommes ne m'ont jamais fait de mal, ou, s'ils m'en ont fait, je ne le sais plus. C'était donc un mal très-borné, au prix du bien infini qu'ils peuvent se faire les uns aux autres et dont je dois leur savoir gré d'avance.

– Est-il possible, ô homme de bien, s'écria Spartacus, que tu ne comptes le temps pour rien dans ta notion et dans ton sentiment de la vie?

– Le temps n'existe pas; et si les hommes méditaient davantage l'essence divine, ils ne compteraient pas plus que moi les siècles et les années. Qu'importe à celui qui participe de Dieu au point d'être éternel, à celui qui a toujours vécu et qui ne cessera jamais de vivre, un peu plus ou un peu moins de sable au fond de la clepsydre? La main qui retourne le sablier peut se hâter ou s'engourdir; celle qui fournit le sable ne s'arrêtera pas.

– Tu veux dire que l'homme peut oublier de compter et de mesurer le temps, mais que la vie coule toujours abondante et féconde du sein de Dieu? Est-ce là ta pensée?

– Tu m'as compris, jeune homme. Mais j'ai une plus belle démonstration des grands mystères.

– Des mystères? Oui, je suis venu de bien loin pour t'interroger et m'instruire auprès de toi.

– Écoute donc! dit l'inconnu en faisant asseoir sur une tombe le vieillard qui lui obéissait avec la confiance d'un petit enfant. Ce lieu-ci m'inspire particulièrement, et c'est ici qu'aux derniers feux du soleil et aux premières blancheurs de la lune, je veux élever ton âme à la connaissance des plus sublimes vérités.»

Nous palpitions de joie à l'idée d'avoir trouvé enfin, après deux années de recherches et de perquisitions, ce mage de notre religion, ce philosophe à la fois métaphysicien et organisateur qui devait nous confier le fil d'Ariane et nous faire retrouver l'issue du labyrinthe des idées et des choses passées. Mais l'inconnu, saisissant son violon, se mit à en jouer avec verve. Son vigoureux archet faisait frémir les plantes comme le vent du soir, et résonner les ruines comme la voix humaine. Son chant avait un caractère particulier d'enthousiasme religieux, de simplicité antique et de chaleur entraînante. Les motifs étaient d'une ampleur majestueuse dans leur brièveté énergique. Rien, dans ces chants inconnus, n'annonçait la langueur et la rêverie. C'étaient comme des hymnes guerriers, et ils faisaient passer devant nos yeux des armées triomphantes, portant des bannières, des palmes et les signes mystérieux d'une religion nouvelle. Je voyais l'immensité des peuples réunis sous un même étendard; aucun tumulte dans les rangs, une fièvre sans délire, un élan impétueux sans colère, l'activité humaine dans toute sa splendeur, la victoire dans toute sa clémence, et la foi dans toute son expansion sublime.

«Cela est magnifique! m'écriai-je quand il eut joué avec feu cinq ou six de ces chants admirables. C'est le Te Deum de l'Humanité rajeunie et réconciliée, remerciant le Dieu de toutes les religions, la lumière de tous les hommes.

– Tu m'as compris, enfant! dit le musicien en essuyant la sueur et les larmes qui baignaient son visage; et tu vois que le temps n'a qu'une voix pour proclamer la vérité. Regarde ce vieillard, il a compris aussi bien que toi, et le voilà rajeuni de trente années.»

Nous regardâmes le vieillard auquel nous ne songions déjà plus. Il était debout, il marchait avec aisance, et frappait la terre de son pied en mesure, comme s'il eût voulu s'élancer et bondir comme un jeune homme. La musique avait fait en lui un miracle; il descendit avec nous la colline sans vouloir s'appuyer sur aucun de nous. Quand sa marche se ralentissait, le musicien lui disait:

«Zdenko, veux-tu que je te joue encore la marche de Procope le Grand, ou la bénédiction du drapeau des Orébites?»

Mais le vieillard lui faisait signe qu'il avait encore de la force, comme s'il eût craint d'abuser d'un remède céleste et d'user l'inspiration de son ami.

Nous nous dirigions vers le hameau que nous avions laissé sur la droite au fond de la vallée, lorsque nous avions pris le chemin des ruines. Chemin faisant, Spartacus interrogea l'inconnu.

«Tu nous a fait entendre des mélodies incomparables, lui dit-il, et j'ai compris que, par ce brillant prélude, tu voulais disposer nos sens à l'enthousiasme qui te déborde, tu voulais t'exalter toi-même, comme les pythonisses et les prophètes, pour arriver à prononcer tes oracles, armé de toute la puissance de l'inspiration, et tout rempli de l'esprit du Seigneur. Parle donc maintenant. L'air est calme, le sentier est facile, la lune éclaire nos pas. La nature entière semble plongée dans le recueillement pour t'écouter, et nos cœurs appellent tes révélations. Notre vaine science, notre orgueilleuse raison, s'humilieront sous ta parole brûlante. Parle, le moment est venu.»

Mais l'inconnu refusa de s'expliquer.

«Que te dirais-je que je ne t'aie dit tout à l'heure dans une langue plus belle? Est-ce ma faute si tu ne m'as pas compris? Tu crois que j'ai voulu parler à tes sens, et c'était mon âme qui te parlait! Que dis-je! c'était l'âme de l'Humanité tout entière qui te parlait par la mienne. J'étais vraiment inspiré alors. Maintenant je ne le suis plus. J'ai besoin de me reposer. Tu éprouverais le même besoin si tu avais reçu tout ce que je voulais faire passer de mon être dans le tien.»

Il fut impossible à Spartacus d'en obtenir autre chose ce soir-là. Quand nous eûmes atteint les premières chaumières:

«Amis, nous dit l'inconnu, ne me suivez pas davantage, et revenez me voir demain. Vous pouvez frapper à la première porte venue. Partout ici vous serez bien reçus, si vous connaissez la langue du pays.»

Il ne fut pas nécessaire de faire briller le peu d'argent dont nous étions munis. L'hospitalité du paysan Bohême est digne des temps antiques. Nous fûmes reçus avec une obligeance calme, et bientôt avec une affectueuse cordialité, quand on nous entendit parler la langue slave sans difficulté; le peuple d'ici est encore en méfiance de quiconque l'aborde avec des paroles allemandes à la bouche.

Nous sûmes bientôt que nous étions au pied de la montagne et du château des Géants, et, d'après ce nom, nous eussions pu nous croire transportés par enchantement dans la grande chaîne septentrionale des Karpathes. Mais on nous apprit qu'un des ancêtres de la famille Podiebrad avait ainsi baptisé son domaine, par souvenir d'un vœu qu'il avait fait dans le Riesengebürge. On nous raconta aussi comment les descendants de Podiebrad avaient changé leur propre nom, après les désastres de la guerre de trente ans, pour prendre celui de Rudolstadt; la persécution s'étendait alors jusqu'à germaniser les noms des villes, des terres, des familles et des individus. Toutes ces traditions sont encore vivantes dans le cœur des paysans bohèmes. Ainsi le mystérieux Trismégiste, que nous cherchions, est bien réellement le même Albert Podiebrad, qui fut enterré vivant, il y a vingt-cinq ans, et qui, arraché de la tombe, on n'a jamais su par quel miracle, disparut longtemps et fut persécuté et enfermé, dix ou quinze ans plus tard, comme faussaire, imposteur et surtout comme franc-maçon et rose-croix; c'est bien ce fameux comte de Rudolstadt, dont l'étrange procès fut étouffé avec soin, et dont l'identité n'a jamais pu être constatée. Ami, ayez donc confiance aux inspirations du maître; vous trembliez de nous voir, d'après des révélations vagues et incomplètes, courir à la recherche d'un homme qui pouvait être, comme tant d'autres illuminés de la précédente formation, un chevalier d'industrie impudent ou un aventurier ridicule. Le maître avait deviné juste. A quelques traits épars, à quelques écrits mystérieux de ce personnage étrange, il avait pressenti un homme d'intelligence et de vérité, un précieux gardien du feu sacré et des saines traditions de l'Illuminisme antérieur, un adepte de l'antique secret, un docteur de l'interprétation nouvelle. Nous l'avons trouvé, et nous en savons plus long aujourd'hui sur l'histoire de la maçonnerie, sur les fameux Invisibles, dont nous révoquions en doute les travaux et jusqu'à l'existence, sur les mystères anciens et modernes, que nous n'en avions appris en cherchant à déchiffrer des hiéroglyphes perdus, ou en consultant d'anciens adeptes usés par la persécution et avilis par la peur. Nous avons trouvé enfin un homme, et nous vous reviendrons avec ce feu sacré, qui fit jadis d'une statue d'argile un être intelligent, un nouveau dieu, rival des antiques dieux farouches et stupides. Notre maître est le Prométhée. Trismégiste avait la flamme dans son cœur, et nous lui en avons assez dérobé pour vous initier tous à une vie nouvelle.

 

Les récits de nos bons hôtes nous tinrent assez longtemps éveillés autour du foyer rustique. Ils ne s'étaient pas souciés, eux, des jugements et des attestations légales qui déclaraient Albert de Rudolstadt déchu, par une attaque de catalepsie, de son nom et de ses droits. L'amour qu'ils portaient à sa mémoire, la haine de l'étranger, ces spoliateurs autrichiens qui vinrent, après avoir arraché la condamnation de l'héritier légitime, se partager ses terres et son château; le gaspillage éhonté de cette grande fortune, dont Albert eût fait un si noble usage, et surtout le marteau du démolisseur, s'acharnant à cette antique demeure seigneuriale, pour en vendre à bas prix les matériaux, comme si certains animaux destructeurs et profanateurs de leur nature avaient besoin de salir et de gâter la proie qu'ils ne peuvent emporter: c'en était bien assez pour que les paysans du Bœhmerwald préférassent une vérité poétiquement miraculeuse aux assertions raisonnablement odieuses des vainqueurs. Vingt-cinq ans se sont écoulés depuis la disparition d'Albert Podiebrad; et personne ici n'a voulu croire à sa mort, bien que toutes les gazettes allemandes l'aient publiée, en confirmation d'un jugement inique, bien que toute l'aristocratie de la cour de Vienne ait ri de mépris et de pitié en écoutant l'histoire d'un fou qui se prenait de bonne foi pour un mort ressuscité. Et voilà que depuis huit jours Albert de Rudolstadt est dans ces montagnes, et qu'il va prier et chanter, chaque soir, sur les ruines du château de ses pères. Et voilà aussi que, depuis huit jours, tous les hommes assez âgés pour l'avoir vu jeune, le reconnaissent sous ses cheveux gris et se prosternent devant lui, comme devant leur véritable maître et leur ancien ami. Il y a quelque chose d'admirable dans ce souvenir et dans l'amour que lui portent ces gens-là; rien, dans notre monde corrompu, ne peut donner l'idée des mœurs pures et des nobles sentiments que nous avons rencontrés ici. Spartacus en est pénétré de respect, et il en est d'autant plus frappé, qu'une petite persécution que nous avons subie de la part de ces paysans est venue nous confirmer leur fidélité au malheur et à la reconnaissance.

Voici le fait: quand, dès la pointe du jour, nous voulûmes sortir de la chaumière pour nous enquérir du joueur de violon, nous trouvâmes un piquet de fantassins improvisés, gardant toutes les issues de notre gîte.

«Pardonnez-nous, me dit le chef de la famille avec calme, d'avoir appelé tous nos parents et nos amis, avec leurs fléaux et leurs faux, pour vous retenir ici malgré vous. Vous serez libres ce soir.» Et comme nous nous étonnions de cette violence: «Si vous êtes d'honnêtes gens, reprit notre hôte d'un air grave, si vous comprenez l'amitié et le dévouement, vous ne serez point en colère contre nous. Si, au contraire, vous êtes des fourbes et des espions envoyés ici pour persécuter et enlever notre Podiebrad, nous ne le souffrirons pas, et nous ne vous laisserons sortir que quand il sera bien loin, hors de vos atteintes.»

Nous comprîmes que la méfiance était venue dans la nuit à ces honnêtes gens, d'abord si expansifs avec nous, et nous ne pûmes qu'admirer leur sollicitude. Mais le maître était désespéré de perdre de vue ce précieux hiérophante que nous étions venus chercher avec tant de peine et si peu de chances de succès. Il prit le parti d'écrire à Trismégiste dans le chiffre maçonnique, de lui dire son nom, sa position, de lui faire pressentir ses desseins, et d'invoquer sa loyauté pour nous soustraire à la méfiance des paysans. Peu d'instants après que cette lettre eut été portée à la chaumière voisine, nous vîmes arriver une femme devant laquelle les paysans ouvrirent avec respect leur phalange hérissée d'armes rustiques. Nous les entendîmes murmurer; La Zingara! la Zingara de consolation! Et bientôt cette femme entra dans la chaumière avec nous, et, fermant les portes derrière elle, se mit à nous interroger par les signes et les formules de la maçonnerie écossaise, avec une sévérité scrupuleuse. Nous étions fort surpris de voir une femme initiée à ces mystères qu'aucune autre n'a jamais possédés que je sache; et l'air imposant, le regard scrutateur de celle-là, nous inspiraient un certain respect, en dépit du costume bien évidemment zingaro qu'elle portait avec l'aisance que donne l'habitude. Sa jupe rayée, son grand manteau de bure fauve rejeté sur son épaule comme une draperie antique, ses cheveux noirs comme la nuit, séparés sur son front et rattachés par une bandelette de laine bleue, ses grands yeux pleins de feu, ses dents blanches comme l'ivoire, sa peau hâlée mais fine, ses petits pieds et ses mains effilées, et, pour compléter son portrait, une guitare assez belle passée en sautoir sous son manteau, tout dans sa personne et dans son costume accusait au premier abord le type et la profession d'une Zingara. Comme elle était fort propre et que ses manières étaient pleines de calme et de dignité, nous pensâmes que c'était la reine de son camp. Mais lorsqu'elle nous eut appris qu'elle était la femme de Trismégiste, nous la regardâmes avec plus d'intérêt et d'attention. Elle n'est plus jeune, et cependant on ne saurait dire si c'est une personne de quarante ans flétrie par la fatigue, ou une de cinquante remarquablement conservée. Elle est encore belle, et sa taille élégante et légère a des attitudes si nobles, une grâce si chaste, qu'en la voyant marcher on la prendrait pour une jeune fille. Quand la première sévérité de ses traits se fut adoucie, nous fûmes peu à peu pénétrés du charme qui était en elle. Son regard est angélique, et le son de sa voix vous remue le cœur comme une mélodie céleste. Quelle que soit cette femme, épouse légitime du philosophe ou généreuse aventurière attachée à ses pas par suite d'une ardente passion, il est impossible de penser, en la regardant et en l'écoutant parler, qu'aucun vice, aucun instinct dégradant ait pu souiller un être si calme, si franc et si bon. Nous avions été effrayés, dans le premier moment, de trouver notre sage avili par des liens grossiers. Il ne nous fallut pas longtemps pour découvrir que, dans les rangs de la véritable noblesse, celle du cœur et de l'intelligence, il avait rencontré une poétique amante, une âme sœur de la sienne, pour traverser avec lui les orages de la vie.

«Pardonnez-moi mes craintes et ma méfiance, nous dit-elle quand nous eûmes satisfait à ses questions. Nous avons été persécutés, nous avons beaucoup souffert. Grâce au ciel, mon ami a perdu la mémoire du malheur; rien ne peut plus l'inquiéter ni le faire souffrir. Mais moi que Dieu a placée près de lui pour le préserver, je dois m'inquiéter à sa place et veiller à ses côtés. Vos physionomies et l'accent de vos voix me rassurent plus encore que ces signes et ces paroles que nous venons d'échanger; car on a étrangement abusé des mystères, et il y a eu autant de faux frères que de faux docteurs. Nous devrions être autorisés par la prudence humaine à ne plus croire à rien ni à personne; mais que Dieu nous préserve d'en venir à ce point d'égoïsme et d'impiété! La famille des fidèles est dispersée, il est vrai; il n'y a plus de temple pour communier en esprit et en vérité. Les adeptes ont perdu le sens des mystères; la lettre a tué l'esprit. L'art divin est méconnu et profané parmi les hommes; mais qu'importe, si la foi persiste dans quelques-uns? Qu'importe, si la parole de vie reste en dépôt dans quelque sanctuaire? Elle en sortira encore, elle se répandra encore dans le monde, et le temple sera peut-être reconstruit par la foi de la Chananéenne et le denier de la veuve.

– Nous venons chercher précisément cette parole de vie, répondit le maître. On la prononce dans tous les sanctuaires, et il est vrai qu'on ne la comprend plus. Nous l'avons commentée avec ardeur, nous l'avons portée en nous avec persévérance; et, après des années de travail et de méditation, nous avons cru trouver l'interprétation véritable. C'est pourquoi nous venons demander à votre époux la sanction de notre foi ou le redressement de notre erreur. Laissez-nous parler avec lui. Obtenez qu'il nous écoute et qu'il nous réponde.

– Cela ne dépendra pas de moi, répondit la Zingara, et de lui encore moins. Trismégiste n'est pas toujours inspiré, bien qu'il vive désormais sous le charme des illusions poétiques. La musique est sa manifestation habituelle. Rarement ses idées métaphysiques sont assez lucides pour s'abstraire des émotions du sentiment exalté. A l'heure qu'il est, il ne saurait rien vous dire de satisfaisant. Sa parole est toujours claire pour moi, mais elle serait obscure pour vous qui ne le connaissez pas. Il faut bien que je vous en avertisse; au dire des hommes aveuglés par leur froide raison, Trismégiste est fou; et tandis que le peuple poëte offre humblement les dons de l'hospitalité au virtuose sublime qui l'a ému et ravi, le monde vulgaire jette l'aumône de la pitié au rapsode vagabond qui promène son inspiration à travers les cités. Mais j'ai appris à nos enfants qu'il ne fallait pas ramasser cette aumône, ou qu'il fallait la ramasser seulement pour le mendiant infirme qui passe à côté de nous et à qui le ciel a refusé le génie pour émouvoir et persuader les hommes. Nous autres, nous n'avons pas besoin de l'argent du riche, nous ne mendions pas; l'aumône avilit celui qui la reçoit et endurcit celui qui la fait. Tout ce qui n'est pas l'échange doit disparaître dans la société future. En attendant, Dieu nous permet, à mon époux et à moi, de pratiquer cette vie d'échange, et d'entrer ainsi dans l'idéal. Nous apportons l'art et l'enthousiasme aux âmes susceptibles de sentir l'un et d'aspirer à l'autre. Nous recevons l'hospitalité religieuse du pauvre, nous partageons son gîte modeste, son repas frugal; et quand nous avons besoin d'un vêtement grossier, nous le gagnons par un séjour de quelques semaines et des leçons de musique à la famille. Quand nous passons devant la demeure orgueilleuse du châtelain, comme il est notre frère aussi bien que le pâtre, le laboureur et l'artisan, nous chantons sous sa fenêtre et nous nous éloignons sans attendre un salaire; nous le considérons comme un malheureux qui ne peut rien échanger avec nous, et c'est nous alors qui lui faisons l'aumône. Enfin nous avons réalisé la vie d'artiste comme nous l'entendions; car Dieu nous avait faits artistes; et nous devions user de ses dons. Nous avons partout des amis et des frères dans les derniers rangs de cette société qui croirait s'avilir en nous demandant notre secret pour être probes et libres. Chaque jour nous faisons de nouveaux disciples de l'art; et quand nos forces seront épuisées, quand nous ne pourrons plus nourrir et porter nos enfants, ils nous porteront à leur tour, et nous serons nourris et consolés par eux. Si nos enfants venaient à nous manquer, à être entraînés loin de nous par des vocations différentes, nous ferions comme le vieux Zdenko que vous avez vu hier, et qui, après avoir charmé pendant quarante ans, par ses légendes et ses chansons, tous les paysans de la contrée, est accueilli et soigné par eux dans ses dernières années comme un ami et comme un maître vénérable. Avec des goûts simples et des habitudes frugales, l'amour des voyages, la santé que donne une vie conforme au vœu de la nature, avec l'enthousiasme de la poésie, l'absence de mauvaises passions et surtout la foi en l'avenir du monde, croyez-vous que l'on soit fou de vivre comme nous faisons? Cependant Trismégiste vous paraîtra peut être égaré par l'enthousiasme, comme autrefois il me parut à moi égaré par la douleur. Mais en le suivant un peu, peut-être reconnaîtrez-vous que c'est la démence des hommes et l'erreur des institutions qui font paraître fous les hommes de génie et d'invention. Tenez, venez avec nous, et voyagez comme nous toute cette journée, s'il le faut. Il y aura peut-être une heure où Trismégiste sera en train de parler d'autre chose que de musique. Il ne faut pas le solliciter, cela viendra de soi-même dans un moment donné. Un hasard peut réveiller ses anciennes idées. Nous partons dans une heure, notre présence ici peut attirer sur la tête de mon époux des dangers nouveaux. Partout ailleurs nous ne risquons pas d'être reconnus après tant d'années d'exil. Nous allons à Vienne, par la chaîne du Boehmerwald et le cours du Danube. C'est un voyage que j'ai fait autrefois, et que je recommencerai avec plaisir. Nous allons voir deux de nos enfants, nos aînés, que des amis dans l'aisance ont voulu garder pour les faire instruire; car tous les hommes ne naissent pas pour être artistes, et chacun doit marcher dans la vie par le chemin que la Providence lui a tracé.

19Probablement le célèbre baron de Knigge, connu sous le nom de Philon dans l'ordre des illuminés.
20On sait que c'était le nom de guerre d'Adam Weishaupt. Est-ce réellement de lui qu'il est question ici? Tout porte à le croire.
21Sans doute Xavier Zwark, qui fut conseiller aulique et subit l'exil pour avoir été un des principaux chefs de l'Illuminisme.
22Bader, qui fut médecin de l'électrice douairière, illuminé.
23Massenhausen, qui fut conseiller à Munich, illuminé.