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La comtesse de Rudolstadt

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– Après une question difficile, tu m'en poses une qui ne l'est guère moins. L'oracle de Delphes avait déclaré que toute sagesse consistait dans la réponse à cette question: Homme, connais-toi toi-même.

– Et l'oracle avait raison. C'est de la nature humaine bien comprise que sort toute sagesse, comme toute morale, toute organisation, toute vraie politique. Permets donc que je te répète ma question. Qu'est-ce que l'homme?

– L'homme est une émanation de Dieu…

– Sans doute, comme tous les êtres qui vivent, puisque Dieu seul est l'Être, l'Être absolu. Mais tu ne ressembles pas, je l'espère, aux philosophes que j'ai vus en Angleterre, en France, et aussi en Allemagne, à la cour de Frédéric. Tu ne ressembles pas à ce Locke, dont on parle tant aujourd'hui sur la foi de son vulgarisateur Voltaire, tu ne ressembles pas à M. Helvétius, avec qui je me suis souvent entretenu, ni à Lamettrie dont la hardiesse matérialiste plaisait tant à la cour de Berlin. Tu ne dis pas, comme eux, que l'homme n'a rien de particulier qui le différencie des animaux, des arbres, des pierres. Dieu, sans doute, fait vivre toute la nature, comme il fait vivre l'homme; mais il y a de l'ordre dans sa théodicée. Il y a des distinctions dans sa pensée, et par conséquent dans ses œuvres, qui sont sa pensée réalisée. Lis le grand livre qu'on appelle la Genèse, ce livre que le vulgaire regarde avec raison comme sacré, sans le comprendre: tu y verras que c'est par la lumière divine établissant la distinction des êtres que se fait l'éternelle création: fiat lux, et facta est lux. Tu y verras aussi que chaque être ayant un nom dans la pensée divine est une espèce: creavit cuncta juxta genus suum et secundum speciem suam. Quelle est donc la formule particulière de l'homme?

– Je t'entends. Tu veux que je te donne une formule de l'homme analogue à celle de Dieu. La Trinité divine doit se retrouver dans toutes les œuvres de Dieu: chaque œuvre de Dieu doit refléter la nature divine, mais d'une manière spéciale; chacune, en un mot, suivant son espèce.

– Assurément. La formule de l'homme, je vais te la dire. Il se passera encore longtemps avant que les philosophes, divisés aujourd'hui dans leurs manières de voir, se réunissent pour la comprendre. Cependant il y en a un qui l'a comprise, il y a déjà bien des années. Celui-là est plus grand que les autres, bien qu'il soit infiniment moins célèbre pour le vulgaire. Tandis que l'école de Descartes se perd dans la raison pure, faisant de l'homme une machine à raisonnement, à syllogismes, un instrument de logique; tandis que Locke et son école se perdent dans la sensation, faisant de l'homme une sensitive; tandis que d'autres, tels que j'en pourrais citer en Allemagne, s'absorbent dans le sentiment, faisant de l'homme un égoïsme à deux, s'il s'agit de l'amour, à trois ou quatre, ou plus encore, s'il s'agit de la famille; lui, le plus grand de tous, a commencé à comprendre que l'homme était tout cela en un, tout cela indivisiblement. Ce philosophe, c'est Leibnitz. Il comprenait les grandes choses, celui-là; il ne partageait pas l'absurde mépris que notre siècle ignorant fait de l'antiquité et du christianisme. Il a osé dire qu'il y avait des perles dans le fumier du moyen âge. Des perles! Je le crois bien! la vérité est éternelle, et tous les prophètes l'ont reçue. Je te dis donc avec lui, et avec une affirmation plus forte que la sienne, que l'homme est une trinité, comme Dieu. Et cette trinité s'appelle, dans le langage humain: sensation, sentiment, connaissance. Et l'unité de ces trois choses forme la Tétrade humaine, répondant à la Tétrade divine. De là sort toute l'histoire, de là sort toute la politique; et c'est là qu'il te faut puiser, comme à une source toujours vivante.

– Tu franchis des abîmes que mon esprit, moins rapide que le tien, ne saurait si vite franchir, reprit Spartacus. Comment, de la définition psychologique que tu viens de me donner, sort-il une méthode et une règle de certitude? Voilà ce que je te demande d'abord.

– Cette méthode en sort aisément, reprit Rudolstadt. La nature humaine étant connue, il s'agit de la cultiver conformément à son essence. Si tu comprenais le livre sans rival d'où l'Évangile lui-même est dérivé, si tu comprenais la Genèse, attribuée à Moïse, et qui, si elle vient réellement de ce prophète, fut emportée par lui des temples de Memphis, tu saurais que la dissolution humaine, ou ce que la Genèse appelle le déluge, n'a d'autre cause que la séparation de ces trois facultés de la nature humaine, sorties ainsi de l'unité, et par là sans rapport avec l'unité divine, où l'intelligence, l'amour et l'activité restent éternellement associés. Tu comprendrais donc comment tout organisateur doit imiter Noé, le régénérateur, ce que l'Écriture appelle les générations de Noé, avec l'ordre dans lequel elle les place, et l'harmonie qu'elle établit entre elles te servirait de guide. Tu trouverais ainsi, du même coup, dans la vérité métaphysique, une méthode de certitude pour cultiver dignement la nature humaine dans chaque homme, et une lumière pour t'éclairer sur la véritable organisation des sociétés. Mais, je te le dis encore, je ne crois pas le temps présent fait pour organiser: il y a trop à détruire. C'est donc surtout comme méthode que je te recommande de t'attacher à la doctrine. Le temps de la dissolution approche, ou plutôt il est déjà venu. Oui, le temps est venu où les trois facultés de la nature humaine vont de nouveau se séparer, et où leur séparation donnera la mort au corps social, religieux et politique. Qu'arrivera-t-il? La sensation produira ses faux prophètes, et ils préconiseront la sensation. Le sentiment produira ses faux prophètes, et ils préconiseront le sentiment. La connaissance produira ses faux prophètes, et ils préconiseront l'intelligence. Les derniers seront des orgueilleux qui ressembleront à Satan. Les seconds seront des fanatiques prêts à tomber dans le mal comme à marcher vers le bien, sans critérium de certitude et sans règle. Les autres seront ce qu'Homère dit que devinrent les compagnons d'Ulysse sous la baguette de Circé. Ne suis aucune de ces trois routes, qui, prises séparément, conduisent à des abîmes; l'une au matérialisme, la seconde au mysticisme, la troisième à l'athéisme. Il n'y a qu'une route certaine vers la vérité: c'est celle qui répond à la nature humaine complète, à la nature humaine développée sous tous les aspects. Ne la quitte pas, cette route; et pour cela, médite sans cesse la doctrine et sa sublime formule.

– Tu m'apprends là des choses que j'avais entrevues. Mais demain je ne t'aurai plus. Qui me guidera dans la connaissance théorique de la vérité, et par là dans la pratique?

– Il te restera d'autres guides certains. Avant tout, lis la Genèse, et fais effort pour en saisir le sens. Ne la prends pas pour un livre d'histoire, pour un monument de chronologie. Il n'y a rien de si insensé que cette opinion, qui cependant a cours partout, chez les savants comme chez les écoliers, et dans toutes les communions chrétiennes. Lis l'Évangile, en regard de la Genèse, et comprends-le par la Genèse, après l'avoir goûté avec ton cœur. Sort étrange! l'Évangile est, comme la Genèse, adoré et incompris. Voilà les grandes choses. Mais il y en a encore d'autres. Recueille pieusement ce qui nous est resté de Pythagore. Lis aussi les écrits conservés sous le nom du théosophe divin dont j'ai porté le nom dans le Temple. Ce nom vénéré de Trismégiste, ne croyez pas, mes amis, que j'eusse osé de moi-même le prendre: ce furent les invisibles qui m'ordonnèrent de le porter. Ces écrits d'Hermès, aujourd'hui dédaignés des pédants, qui les croient sottement une invention de quelque chrétien du second ou du troisième siècle, renferment l'ancienne science égyptienne. Un jour viendra, où, expliqués et mis en lumière, ils paraîtront ce qu'ils sont, des monuments plus précieux que ceux de Platon, car Platon a puisé là sa science, et il faut ajouter qu'il a étrangement méconnu et faussé la vérité dans sa République. Lis donc Trismégiste et Platon, et ceux qui ont médité après eux sur le grand mystère. Dans ce nombre, je te recommande le noble moine Campanella, qui souffrit d'horribles tortures pour avoir rêvé ce que tu rêves, l'organisation humaine fondée sur la vérité et la science.»

Nous écoutions en silence.

«Quand je vous parle de livres, continua Trismégiste, ne croyez pas que, comme les catholiques, j'incarne idolâtriquement la vie dans des tombeaux. Je vous dirai des livres ce que je vous disais hier d'autres monuments du passé. Les livres, les monuments sont des débris de la vie dont la vie peut et doit se nourrir. Mais la vie est toujours présente, et l'éternelle Trinité est mieux gravée en nous et au front des étoiles que dans les livres de Platon ou d'Hermès.»

Sans le vouloir, je fis tourner la conversation un peu au hasard.

«Maître, lui dis-je, vous venez de vous exprimer ainsi: La Trinité est mieux gravée au front des étoiles… Qu'entendez-vous par là? Je vois bien, comme dit la Bible, la gloire de Dieu reluire dans l'éclat des astres, mais je ne vois pas dans les astres une preuve de la loi générale de la vie que vous appelez Trinité.

– C'est, me répondit-il, que les sciences physiques sont encore trop peu avancées, ou plutôt, c'est que tu ne les a pas étudiées au point où elles sont aujourd'hui. As-tu entendu parler des découvertes sur l'électricité? Sans doute, car elles ont occupé l'attention de tous les hommes instruits. Eh bien, n'as-tu pas remarqué que les savants si incrédules, si railleurs, quand il s'agit de la Trinité divine, en sont venus, à propos de ces phénomènes, à reconnaître la Trinité? car ils disent eux-mêmes qu'il n'y a pas d'électricité sans chaleur et sans lumière, et réciproquement, en un mot, ils voient là trois en un, ce qu'ils ne veulent pas admettre de Dieu!»

 

Il commença alors à nous parler de la nature et de la nécessité de rattacher tous ses phénomènes à une loi générale.

«La vie, disait-il, est une; il n'y a qu'un acte de la vie. Il s'agit seulement de comprendre comment tous les êtres particuliers vivent par la grâce et l'intervention de l'Être universel sans être pour cela absorbés en lui.»

J'aurais été enchanté, pour mon compte, de l'entendre développer ce grand sujet. Mais depuis quelque temps Spartacus paraissait faire moins d'attention à ses paroles. Ce n'est pas qu'il n'y prît intérêt: mais la tension d'esprit du vieillard ne durerait pas toujours, et il voulait en profiter en le ramenant à son sujet favori.

Rudolstadt s'aperçut de cette sorte d'impatience.

«Tu ne me suis plus, lui dit-il; est-ce que la science de la nature te paraîtrait inabordable de la façon que je l'entends? Si c'est là ce que tu penses, tu te trompes. Je fais autant de cas que toi des travaux actuels des savants, tournés uniquement vers l'expérimentation. Mais, en continuant dans cette direction, on ne fera pas de la science, on ne fera que des nomenclatures. Je ne suis pas, au surplus, le seul à le croire. J'ai connu en France un philosophe que j'ai beaucoup aimé, Diderot, qui s'écriait souvent, à propos de l'entassement des matériaux scientifiques sans idée générale: C'est tout au plus une œuvre de tailleur de pierres, mais je ne vois là ni un édifice, ni un architecte. Sache donc que tôt ou tard la doctrine aura affaire avec les sciences naturelles; il faudra bâtir avec ces pierres. Et puis, crois-tu que les physiciens puissent aujourd'hui véritablement comprendre la nature? Dépouillée par eux du Dieu vivant qui la remplit, peuvent-ils la sentir, la connaître? Ils prennent, par exemple, la lumière pour de la matière, le son pour de la matière, quand c'est la lumière et le son…

– Ah! s'écria Spartacus, en l'interrompant, ne croyez pas que je repousse vos intuitions sur la nature. Non, je sens qu'il n'y aura de science véritable que par la connaissance de l'unité divine et de la similitude parfaite de tous les phénomènes. Mais vous nous ouvrez tous les chemins, et je tremble en pensant que bientôt vous allez vous taire. Je voudrais que vous me fissiez faire quelques pas avancés dans une de ces routes.

– Laquelle? demanda Rudolstadt.

– C'est l'avenir de l'humanité, qui m'occupe.

– J'entends: tu voudrais que je te dise mon utopie, reprit, en souriant, le vieillard.

– C'est là ce que je suis venu te demander, dit Spartacus, c'est ton utopie; c'est la société nouvelle que tu portes dans ton cerveau et dans tes entrailles. Nous savons que la société des Invisibles en a cherché et rêvé les bases. Tout ce travail a mûri en toi. Fais que nous en profitions. Donne-nous ta république; nous l'essaierons, en tant qu'elle nous paraîtra réalisable, et les étincelles de ton foyer commenceront à remuer le monde.

– Enfants, vous me demandez mes rêves? répondit le philosophe. Oui, j'essaierai de lever les coins du voile qui me dérobe si souvent à moi-même l'avenir! Ce sera peut-être pour la dernière fois, mais je dois le tenter encore aujourd'hui; car j'ai la foi qu'avec vous tout ne sera pas perdu dans les songes dorés de ma poésie!»

Alors Trismégiste entra dans une sorte de transport divin; ses yeux rayonnaient comme des astres, et sa voix nous pliait comme l'ouragan. Pendant plus de quatre heures il parla, et sa parole était belle et pure comme un chant sacré. Il composa, avec l'œuvre religieuse, politique et artistique de tous les siècles, le plus magnifique poëme qui se puisse concevoir. Il interpréta toutes les religions du passé, tous les mystères des temples, des poëmes et des législations; tous les efforts, toutes les tendances, tous les travaux de l'humanité antérieure. Dans les choses qui nous avaient toujours semblé mortes ou condamnées, il retrouva les éléments de la vie, et, des ténèbres de la Fable même, il fit jaillir les éclairs de la vérité. Il expliqua les mythes antiques; il établit, dans sa démonstration lucide et ingénieuse, tous les liens, tous les points de contact des religions entre elles. Il nous montra les véritables besoins de l'humanité plus ou moins compris par les législateurs, plus ou moins réalisés par les peuples. Il reconstitua à nos yeux l'unité de la vie dans l'humanité, et l'unité de dogme dans la religion; et de tous les matériaux épars dans le monde ancien et nouveau, il forma les bases de son monde futur. Enfin il fit disparaître les solutions de continuité qui nous avaient arrêtés si longtemps dans nos études. Il combla les abîmes de l'histoire qui nous avaient tant épouvantés. Il déroula en une seule spirale infinie ces milliers de bandelettes sacrées qui enveloppaient la momie de la science. Et quand nous eûmes compris avec la rapidité de l'éclair ce qu'il nous enseignait avec la rapidité de la foudre; quand nous eûmes saisi l'ensemble de sa vision, et que le passé, père du présent, se dressa devant nous comme l'homme lumineux de l'Apocalypse, il s'arrêta et nous dit avec un sourire:

«Maintenant vous comprenez le passé et le présent; ai-je besoin de vous faire connaître l'avenir? L'Esprit saint ne brille-t-il pas devant vos yeux? Ne voyez-vous pas que tout ce que l'homme a rêvé et désiré de sublime est possible et certain dans l'avenir, par cette seule raison que la vérité est éternelle et absolue, en dépit de la faiblesse de nos organes pour la concevoir et la posséder? Et cependant nous la possédons tous par l'espérance et le désir: elle vit en nous, elle existe de tout temps dans l'humanité à l'état de germe qui attend la fécondation suprême. Je vous le dis en vérité, nous gravitons vers l'idéal, et cette gravitation est infinie comme l'idéal lui-même.»

Il parla encore: et son poëme de l'avenir fut aussi magnifique que celui du passé. Je n'essaierai pas de vous le traduire ici: je le gâterais, et il faut être soi-même sous le feu de l'inspiration pour transmettre ce que l'inspiration a émis. Il me faudra peut-être deux ou trois ans de méditation pour écrire dignement ce que Trismégiste nous a dit en deux ou trois heures. L'œuvre de la vie de Socrate a été l'œuvre de la vie de Platon, et celle de Jésus a été celle de dix-sept siècles. Vous voyez que moi, malheureux et indigne, je dois frémir à l'idée de ma tâche. Je n'y renonce cependant pas. Le maître ne s'embarrasse point de cette transcription, telle que je veux la faire. Homme d'action, il a déjà rédigé un code qui résume, à son point de vue, toute la doctrine de Trismégiste avec autant de netteté et de précision que s'il l'eût commentée et approfondie lui-même toute sa vie. Il s'est assimilé, comme par un contact électrique, toute l'intelligence, toute l'âme du philosophe. Il la possède, il en est maître; il s'en servira en homme politique: il sera la traduction vivante et immédiate, au lieu de la lettre tardive et morte que je médite. Et avant que j'aie fait mon œuvre, il aura transmis la doctrine à son école. Oui, peut-être avant deux ans, la parole étrange et mystérieuse qui vient de s'élever dans ce désert aura jeté ses racines parmi de nombreux adeptes; et nous verrons ce vaste monde souterrain des sociétés secrètes, qui s'agite aujourd'hui dans les ténèbres, se réunir sous une seule doctrine, recevoir une législation nouvelle, et retrouver son action en s'initiant à la parole de vie. Nous vous l'apportons, ce monument tant désiré, qui continue les prévisions de Spartacus, qui sanctionne les vérités déjà conquises par lui, et qui agrandit son horizon de toute la puissance d'une foi inspirée. Pendant que Trismégiste parlait, et que j'écoutais, avide et tremblant de perdre un son de cette parole, qui me faisait l'effet d'une musique sacrée, Spartacus, maître de lui-même dans son exaltation, l'œil en feu, mais la main ferme, et l'esprit plus ouvert encore que l'oreille, traçait rapidement sur ses tablettes des signes et des figures, comme si la conception métaphysique de cette doctrine se fût présentée à lui sous des formes de géométrie. Quand, le soir même, il s'est reporté à ces notes bizarres, qui ne m'offraient aucun sens, j'ai été surpris de le voir s'en servir pour écrire et mettre en ordre, avec une incroyable précision, les déductions de la logique poétique du philosophe. Tout s'était simplifié et résumé, comme par magie, dans ce mystérieux alambic de l'intelligence pratique de notre maître24.

Cependant il n'était pas encore satisfait. L'inspiration semblait abandonner Trismégiste. Ses yeux perdaient leur éclat, son corps semblait s'affaisser, et la Zingara nous faisait signe de ne pas l'interroger davantage. Mais, ardent à la poursuite de la vérité, Spartacus ne l'écoutait plus, et pressait le poëte de questions impérieuses.

«Tu m'as peint le royaume de Dieu sur la terre, lui disait-il en secouant sa main refroidie; mais Jésus a dit: «Mon royaume n'est pas encore de ce temps-ci;» il y a dix-sept siècles que l'humanité attend en vain la réalisation de ses promesses. Je ne me suis pas élevé à la même hauteur que toi dans la contemplation de l'éternité. Le temps te présente comme à Dieu même, le spectacle ou l'idée d'une activité permanente, dont toutes les phases répondent à toute heure à ton sentiment exalté. Quant à moi, je vis plus près de la terre; je compte les siècles et les années. Je veux lire dans ma propre vie. Dis-moi, prophète, ce que j'ai à faire dans cette phase où tu me vois, ce que ta parole aura produit en moi, et ce qu'elle produira par moi dans le siècle qui s'élève. Je ne veux pas y avoir passé en vain.

– Que t'importe ce que j'en puis savoir? répondit le poëte; nul ne vit en vain; rien n'est perdu. Aucun de nous n'est inutile. Laisse-moi détourner mes regards de ce détail, qui attriste le cœur et rétrécit l'esprit. La fatigue m'accable d'y avoir songé un instant.

– Révélateur, tu n'as pas le droit de céder à cet accablement, reprenait Spartacus avec énergie, en s'efforçant de communiquer le feu de son regard au regard vague et déjà rêveur du poëte. Si tu détournes la vue du spectacle des misères humaines, tu n'es pas l'homme véritable, l'homme complet dont un ancien a dit: Homo sum et nihil humani a me alienum puto. Non, tu n'aimes pas les hommes, tu n'es pas leur frère, si tu ne t'intéresses pas aux maux qu'ils souffrent à chaque heure de l'éternité, et si tu n'en cherches pas le remède à la hâte dans l'application de ton idéal. Ô malheureux artiste! qui ne sent pas une fièvre dévorante le consumer dans cette recherche terrible et délicieuse!

– Que me demandes-tu donc? reprit le poëte ému et presque irrité à son tour. As-tu donc l'orgueil d'être le seul ouvrier, et penses-tu que je m'attribue l'honneur d'être le seul inspirateur? Je ne suis point un devin; je méprise les faux prophètes, je me suis assez longtemps débattu contre eux. Mes prédictions, à moi, sont des raisonnements; mes visions sont des perceptions élevées à leur plus haute puissance. Le poëte est autre chose que le sorcier. Il rêve à coup sûr, tandis que l'autre invente au hasard. Je crois à ton action, parce que je sens le contact de ta puissance; je crois à la sublimité de mes songes, parce que je me sens capable de les produire, et que l'humanité est assez grande, assez généreuse, pour réaliser au centuple et en masse ce qu'un de ses membres a pu concevoir isolé.

– Eh bien, reprit Spartacus, ce sont les destinées de cette humanité que je le demande au nom de l'humanité qui s'agite aussi dans mes entrailles, et que je porte en moi avec plus d'anxiété et peut-être d'amour que toi-même. Un rêve enchanteur te voile ses souffrances, et moi je les touche en frémissant à chaque heure de ma vie. J'ai soif de les apaiser, et, comme un médecin au chevet d'un ami expirant, je la tuerais par imprudence plutôt que de la laisser mourir sans secours. Tu le vois, je suis un homme dangereux, un monstre peut-être, si tu ne fais de moi un saint. Tremble pour l'agonisante, si tu ne mets le remède aux mains de l'enthousiaste! L'humanité rêve, chante et prie en toi. En moi elle souffre, crie et se lamente. Tu m'as ouvert ton avenir, mais ton avenir est loin, quoi que tu en dises, et il me faudra bien des sueurs pour extraire quelques gouttes de ton dictame sur des blessures qui saignent. Des générations languissent et passent sans lumière et sans action. Moi, l'Humanité souffrante incarnée; moi, le cri de détresse et la volonté du salut, je veux savoir si mon action sera funeste ou bienfaisante. Tu n'as pas tellement détourné les yeux du mal que tu ne saches qu'il existe. Où faut-il courir d'abord? Que faut-il faire demain? Est-ce par la douceur, est-ce par la violence qu'il faut combattre les ennemis du bien? Rappelle-toi tes chers Taborites; ils voyaient une mer de sang et de larmes à franchir avant d'entrer dans le paradis terrestre. Je ne te prends pas pour un devin; mais je vois en toi une logique puissante, une clarté magnifique à travers tes symboles; si tu peux prédire à coup sûr l'avenir le plus éloigné, tu peux plus sûrement encore percer l'horizon voilé qui borne l'essor de ma vue.»

 

Le poëte paraissait en proie à une vive souffrance. La sueur coulait de son front. Il regardait Spartacus tour à tour avec effroi et avec enthousiasme: une lutte terrible l'oppressait. Sa femme, épouvantée, l'entourait de ses bras, et adressait de muets reproches à notre maître par des regards où se peignait cependant une crainte respectueuse. Jamais je n'ai mieux senti la puissance de Spartacus que dans cet instant où il dominait de toute sa volonté fanatique de droiture et de vérité les tortures de ce prophète aux prises avec l'inspiration, la douleur de cette femme suppliante, l'effroi de leurs enfants, et les reproches de son propre cœur. J'étais tremblant moi-même, je le trouvais cruel. Je craignais de voir cette belle âme du poëte se briser dans un dernier effort, et les larmes qui brillaient aux cils noirs de la Consuelo tombaient amères et brûlantes sur mon cœur. Tout à coup Trismégiste se leva, et, repoussant à la fois Spartacus et la Zingara, faisant signe aux enfants de s'éloigner, il nous parut comme transfiguré. Son regard semblait lire dans un livre invisible, vaste comme le monde, écrit en traits de lumière à la voûte du ciel.

Il s'écria:

«Ne suis-je pas l'homme?.. Pourquoi ne dirais-je pas ce que la nature humaine appelle et par conséquent réalisera?.. Oui, je suis l'homme: donc je puis dire ce que veut l'homme, et ce qu'il causera. Celui qui voit le nuage s'amonceler peut prédire la foudre et l'ouragan. Moi, je sais ce que j'ai dans mon âme et ce qui en sortira. Je suis l'homme, et je suis en rapport avec l'humanité de mon temps. J'ai vu l'Europe, et je sais les orages qui grondent dans son sein… Amis, nos rêves ne sont pas des rêves: j'en jure par la nature humaine! Ces rêves ne sont des rêves que par rapport à la forme actuelle du monde. Mais qui a l'initiative, de l'esprit ou de la matière? L'Évangile dit: l'Esprit souffle où il veut. L'Esprit soufflera, et changera la face du monde. Il est dit dans la Genèse que l'Esprit soufflait sur les eaux quand tout était chaos et ténèbres. Or la création est éternelle. Créons donc, c'est-à-dire obéissons au souffle de l'Esprit. Je vois les ténèbres et le chaos! pourquoi resterions-nous ténèbres? Veni, creator Spiritus!»

Il s'interrompit, et reprit ainsi:

«Est-ce Louis XV qui peut lutter contre toi, Spartacus?.. Frédéric, le disciple de Voltaire, n'est pas si puissant que son maître… Et si je comparais Marie-Thérèse à ma Consuelo… Mais quel blasphème!»

Il s'interrompit encore:

«Allons, Zdenko! toi, mon fils, toi le descendant des Podiebrad, et qui portes le nom d'un esclave, prépare-toi à nous soutenir. Tu es l'homme nouveau: quel parti prendras-tu? Seras-tu avec ton père et ta mère, ou avec les tyrans du monde? En toi est la force, génération nouvelle: confirmeras tu l'esclavage ou la liberté? Fils de Consuelo, fils de la Bohémienne, filleul de l'esclave, j'espère que tu seras avec la Bohémienne et l'esclave. Sans cela, moi, né des rois, je te renie.»

Il ajouta:

«Celui qui oserait dire que l'essence divine, qui est beauté, bonté, puissance, ne se réalisera pas sur la terre, celui-là est Satan.»

Il ajouta encore:

«Celui qui oserait dire que l'essence humaine créée à l'image de Dieu, comme dit la Bible, et qui est sensation, sentiment, connaissance, ne se réalisera pas sur la terre, celui-là est Caïn.»

Il resta quelque temps muet, et reprit ainsi:

«Ta forte volonté, Spartacus, a fait l'effet d'une conjuration… Que ces rois sont faibles sur leur trône!.. Ils se croient puissants, parce que tout plie devant eux… Ils ne voient pas ce qui menace… Ah! vous avez renversé les nobles et leurs hommes d'armes, les évêques et leur clergé; et vous vous croyez bien forts!.. Mais ce que vous avez renversé était votre force; ce ne sont pas vos maîtresses, vos courtisans, ni vos abbés, qui vous défendront, pauvres monarques, vains fantômes… Cours en France, Spartacus! la France bientôt va détruire… Elle a besoin de toi… Cours, te dis-je, hâte-toi, si tu veux prendre part à l'œuvre… C'est la France qui est la prédestinée des nations. Joins-toi, mon fils, aux aînés de l'espèce humaine… J'entends retentir sur la France cette voix d'Isaïe: «Lève-loi, sois illuminée; car ta lumière est venue, et la gloire de l'Éternel est descendue sur toi, et les nations marcheront à ta lumière.» Les Taborites chantaient cela du Tabor: aujourd'hui le Tabor, c'est la France!»

Il se tut quelque temps. Sa physionomie avait pris l'expression du bonheur.

«Je suis heureux, s'écria-t-il; gloire à Dieu!.. Gloire à Dieu dans le ciel, comme dit l'Évangile, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté!.. Ce sont les anges, qui chantent cela; je me sens comme les anges, et je chanterais avec eux… Qu'est-il donc arrivé?.. Je suis toujours au milieu de vous, mes amis, je suis toujours avec toi, ô mon Ève, ô ma Consuelo! voilà mes enfants, les âmes de mon âme. Mais nous ne sommes plus dans les monts de la Bohême, sur les débris du château de mes pères. Il me semble que je respire la lumière, et que je jouis de l'éternité… Qui donc d'entre vous disait tout à l'heure: Oh! que la vie est belle, que la nature est belle, que l'humanité est belle! Mais il ajoutait: Les tyrans ont gâté tout cela… Des tyrans! il n'y en a plus. L'homme est égal à l'homme. La nature humaine est comprise, reconnue, sanctifiée. L'homme est libre, égal, et frère. Il n'y a plus d'autre définition de l'homme. Plus de maîtres, plus d'esclaves… Entendez-vous ce cri: Vive la république! Entendez-vous cette foule innombrable qui proclame la liberté, la fraternité, l'égalité… Ah! c'était la formule qui, dans nos mystères, était prononcée à voix basse, et que les adeptes des hauts grades se communiquaient seuls les uns aux autres. Il n'y a donc plus lieu au secret. Les sacrements sont pour tout le monde. La coupe à tout le monde! comme disaient nos pères les Hussites.»

Mais tout à coup, hélas! il se prit à pleurer à chaudes larmes:

«Je savais bien que la doctrine n'était pas assez avancée!.. Pas assez d'hommes la portaient dans leur cœur, ou la comprenaient dans leur esprit!..

«Quelle horreur! continua-t-il. La guerre partout! et quelle guerre!»

Il pleura longtemps. Nous ne savions quelles visions se pressaient devant ses yeux. Il nous sembla qu'il revoyait la guerre des Hussites. Toutes ses facultés paraissaient troublées; son âme était comme celle du Christ sur le Calvaire.

Je souffrais beaucoup, en le voyant tant souffrir: Spartacus était ferme comme un homme qui consulte les oracles.

«Seigneur! Seigneur! s'écria le prophète après avoir longtemps pleuré et gémi, ayez pitié de nous. Nous sommes dans votre main, faites de nous ce que vous voudrez.»

En prononçant ces dernières paroles, Trismégiste étendit ses mains pour chercher celles de sa femme et de son fils, comme s'il eût été instantanément privé de la vue. Les petites filles vinrent se presser tout effrayées sur son cœur, et ils restèrent tous enlacés dans le plus profond silence. Les traits de la Zingara exprimaient la terreur, et le jeune Zdenko interrogeait avec effroi les regards de sa mère. Spartacus ne les voyait pas. La vision du poëte se peignait-elle encore devant ses yeux? Enfin, il se rapprocha du groupe, et la Zingara lui fit signe de ne pas réveiller son mari. Il avait les yeux ouverts et fixes devant lui, soit qu'il dormît à la manière des somnambules, soit qu'il vît s'effacer lentement à l'horizon les rêves qui l'avaient agité. Au bout d'un quart d'heure, il respira fortement, ses yeux s'animèrent, et il rapprocha de son sein sa femme et son fils, qu'il y tint longtemps embrassés.

24On sait que Weishaupt, éminemment organisateur, se servait de signes matériels pour résumer son système, et qu'il envoyait à ses disciples éloignés toute sa théorie représentée par des cercles et des lignes sur un petit carré de papier.