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Le meunier d'Angibault

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XVI.
DIPLOMATIE

Au beau milieu de ses réflexions, maître Louis s'aperçut que le jeune homme, dans ses préoccupations beaucoup plus vives, s'éloignait sans songer à lui.

– Holà! mon camarade! lui dit Grand-Louis en courant après lui; vous voulez donc me laisser votre passeport?

– Ah! mon cher ami, je vous oubliais, et je vous en demande pardon! répondit Lémor. Vous m'avez rendu le service de me remettre cette lettre, et je vous dois mille remerciements… Mais je vous reconnais à présent. Je vous ai déjà vu, il n'y a pas longtemps. C'est à votre moulin que j'ai reçu l'hospitalité… Un endroit superbe… et une si bonne mère! Vous êtes un homme heureux! vous! car vous êtes franc et serviable aussi, cela se voit!

– Oui! une belle hospitalité! dit le meunier; parlons en! Après cela, c'est votre faute si vous n'avez voulu accepter que du pain et de l'eau… Ça m'avait donné un peu mauvaise opinion de vous, avec ça que vous avez une barbe de capucin! Cependant, vous n'avez pas plus que moi la mine d'un jésuite, et si ma figure vous revient, la vôtre me revient aussi… Quant à être un homme heureux… je vous conseille de porter envie aux autres, et surtout à moi! C'est donc pour vous moquer.

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Avez-vous éprouvé quelque malheur depuis que je ne vous ai vu?

– Bah! il y a longtemps que je porte un malheur qui finira Dieu sait comment! Mais je n'ai pas plus envie d'en parler que vous de m'écouter, car vous avez aussi, je le vois bien, beaucoup de tic-tac dans la cervelle. Ah ça! est-ce que vous n'allez pas me donner un mot de réponse pour la personne qui vous a écrit? quand ce ne serait que pour attester que j'ai bien fait ma commission?

– Vous connaissez donc cette personne? dit Lémor tout tremblant.

– Tiens! vous n'aviez pas encore pensé à me le demander. Où sont donc vos esprits?

L'air de bienveillance un peu goguenarde du Grand-Louis commençait, à inquiéter Lémor. Il craignait de compromettre Marcelle, et cependant la physionomie de ce paysan n'était pas faite pour inspirer la méfiance. Mais Henri crut devoir affecter une sorte d'indifférence.

– Je ne connais pas beaucoup moi-même, dit-il, la dame qui m'a fait l'honneur de m'écrire. Comme le hasard m'avait conduit dernièrement dans le pays où elle possède des biens, elle a pensé que je pourrais lui donner quelques renseignements…

– A d'autres, interrompit le meunier, elle ne sait pas du tout que vous y êtes venu, encore moins pourquoi vous l'avez fait, et voilà ce que je vous prie de me dire, si vous ne voulez pas que je le devine.

– C'est à quoi je répondrai un autre jour, dit Lémor avec un peu d'impatience et de fierté ironique. Vous êtes curieux, l'ami, et je ne sais pourquoi vous voulez voir du mystère dans ma conduite.

– Il y en a, l'ami! Je vous dis qu'il y en a, puisque vous ne lui avez pas fait savoir que vous étiez venu dans la Vallée-Noire!

La persistance du meunier devenait de plus en plus embarrassante, et Henri, craignant de tomber dans quelque piège ou de commettre quelque imprudence, songea à se délivrer de ses investigations bizarres.

– Je ne sais ni de qui, ni de quoi vous voulez me parler, répondit-il en haussant les épaules. Je vous renouvelle mes remerciements, et je vous salue. Si la lettre que vous m'avez remise exige une réponse ou un reçu, je l'enverrai par la poste. Je pars dans une heure pour Toulouse, et n'ai pas le loisir de m'arrêter plus longtemps avec vous.

– Ah! vous parlez pour Toulouse, dit le meunier en doublant le pas pour le suivre. J'aurais cru que vous alliez venir avec moi à Blanchemont.

– Pourquoi à Blanchemont?

– Parce que si vous avez à donner des conseils à la dame de Blanchemont sur ses affaires, comme vous le prétendez, il serait plus obligeant d'aller vous expliquer avec elle que d'écrire deux mots à la hâte. C'est une personne qui vaut bien la peine qu'on se dérange de quelques lieues pour lui rendre service, et moi, qui ne suis qu'un meunier, j'irais au bout du monde s'il le fallait.

Lémor, informé, presque malgré lui, du lieu que Marcelle avait choisi momentanément pour sa retraite, ne put se décider à se séparer brusquement d'un homme qui la connaissait et qui semblait si disposé à lui parler d'elle. L'espèce de proposition et de conseil qu'on lui adressait d'aller à Blanchemont faisait passer des éblouissements dans cette jeune tête volontairement stoïque, mais profondément bouleversée par la passion. Agité de désirs et de résolutions contradictoires, il laissait paraître sur son visage toutes les perplexités qu'il croyait renfermer dans son âme, et le pénétrant meunier ne s'y trompait pas. – Si je croyais, dit enfin Lémor, que des explications verbales fussent nécessaires… mais en vérité, je ne le pense pas… cette dame ne m'indique rien de semblable…

– Oui, dit le meunier d'un ton railleur; cette dame vous croyait à Paris, et on ne fait pas venir un homme de si loin pour quelques paroles. Mais peut-être que si elle vous avait su si près, elle m'aurait commandé de vous ramener avec moi.

– Non, monsieur le meunier, vous vous trompez, dit Henri, effrayé de la pénétration du Grand-Louis. Les questions qu'on me fait l'honneur de m'adresser n'ont pas assez d'importance pour cela. Décidément, j'y répondrai par écrit.

Et en s'arrêtant à ce dernier parti, Henri sentait son coeur se briser. Car, malgré sa soumission aux ordres de Marcelle, l'idée de la revoir encore une fois avant de s'en éloigner pour une année entière, avait fait bouillonner tout son sang énergique. Mais ce maudit meunier, avec ses commentaires, pouvait, soit par malice, soit par légèreté, rendre sa démarche compromettante pour la jeune veuve, et Lémor devait s'en abstenir.

– Vous ferez ce qui vous plaît, dit le Grand-Louis, un peu piqué de sa réserve, mais comme elle me fera sans doute quelques questions sur votre compte, je serai forcé de lui dire que l'idée de venir la voir ne vous a pas souri du tout.

– Ce qui lui fera assurément beaucoup de peine? répondit Lémor avec un éclat de rire un peu forcé.

– Oui, oui! jouez au plus fin avec moi, mon camarade! reprit le meunier. Mais vous ne riez pas de bon coeur.

– Monsieur le meunier, répliqua Lémor perdant patience, vos insinuations, autant que je puis les comprendre, commencent à être assez déplacées. Je ne sais pas si vous êtes aussi dévoué à la personne en question que vous le prétendez; mais il ne me semble pas que vous en parliez avec autant de respect que moi, qui la connais à peine.

– Vous vous fâchez? A la bonne heure, c'est plus franc, et cela me taquine moins que vos moqueries. Maintenant, je sais à quoi m'en tenir sur votre compte.

– C'en est trop, dit Lémor irrité, et cela ressemble à une provocation personnelle. J'ignore quelles folles idées vous voulez m'attribuer, mais je vous déclare que ce jeu me fatigue et que je ne souffrirai pas plus longtemps vos impertinences.

– Vous fâchez-vous tout de bon? dit le Grand-Louis d'un ton calme. Je suis bon pour vous répondre. Je suis beaucoup plus fort que vous; mais sans doute vous êtes compagnon de quelque Devoir, et vous connaissez, la canne. Et d'ailleurs, vous autres Parisiens, on dit que vous savez tous jouer du bâton comme des professeurs. Nous autres, nous ne connaissons pas la théorie, nous n'avons que la pratique. Vous êtes plus adroit, que moi, probablement; moi, je cognerai un peu plus dur que vous, ça égalisera la partie. Allons derrière le vieux rempart si vous voulez, ou bien au café du père Robichon. Il y a une petite cour où l'on peut s'expliquer sans témoins, car il n'y a pas de danger qu'il appelle la garde, il sait trop bien vivre pour cela.

– Allons, se dit Lémor, j'ai voulu être ouvrier, et les lois de l'honneur sont aussi rigides au bâton qu'à l'épée. Je ne connais pas l'art féroce de tuer mon semblable avec une arme plus qu'avec une autre. Mais si cet Hercule gaulois veut se donner le plaisir de m'assommer, je ne l'éviterai pas en lui parlant raison. Ce sera, d'ailleurs, la seule manière de me débarrasser de ses questions, et je ne vois pas pourquoi je serais plus patient qu'un gentilhomme.

Le généreux et pacifique meunier n'avait aucune envie de chercher querelle à Henri comme celui-ci le supposait, faute de comprendre l'intérêt qu'il portait réellement à madame de Blanchemont et à lui, par conséquent; mais ce dernier sentiment était mêlé d'une méfiance dont le Grand-Louis eût voulu se guérir l'esprit par une sincère explication. N'ayant pas réussi, à son tour il se croyait provoqué, et en prenant le chemin du café Robichon, chacun des deux adversaires se persuadait qu'il était forcé de répondre à la fantaisie belliqueuse de l'autre.

Six heures sonnaient à l'horloge d'une église voisine, lorsqu'ils arrivèrent au café Robichon. C'était une maisonnette décorée de ce titre fastueux qu'on voit maintenant jusque sur les plus humbles cabarets des provinces les plus arriérées. «Café de la Renaissance.» On y entrait par une étroite allée plantée de jeunes acacias et de dahlias superbes. La petite cour aux explications était adossée au mur de l'église gothique, revêtu en cet endroit de lierre et de roses grimpantes. Des berceaux de chèvrefeuille et de clématite interceptaient le regard des voisins et parfumaient l'air matinal. Cette cachette fleurie, déserte encore et proprement sablée, semblait destinée à des rendez-vous d'amour beaucoup plus qu'à des scènes tragiques.

En y introduisant Lémor, le Grand-Louis ferma la porte derrière lui, puis s'asseyant à une petite table de bois peinte en vert:

– Ah ça! dit-il, sommes-nous venus ici pour nous allonger des coups ou pour prendre le café ensemble?

– C'est comme il vous plaira, répondit Lémor. Je me battrai avec vous si vous voulez; mais je ne prendrai pas de café.

– Vous êtes trop fier pour ça! c'est tout simple! dit le Grand-Louis en haussant les épaules. Quand on reçoit des lettres d'une baronne!

 

– Vous recommencez donc? Allons, laissez-moi m'en aller, ou battons-nous tout de suite.

– Je ne peux pas me battre avec vous, dit le meunier. Vous n'avez qu'à me regarder, je crois, pour voir que je ne suis pas un capon, et cependant je refuse la partie que vous m'avez proposée. Madame de Blanchemont ne me le pardonnerait jamais, et cela perdrait toutes mes affaires.

– Qu'à cela ne tienne! si vous pensez que madame de Blanchemont vous blâme d'être querelleur, vous n'êtes pas forcé de lui dire que vous m'avez cherché noise.

– Ah! c'est donc moi qui vous ai cherché noise à présent? qu'est-ce qui a parlé le premier de se battre?

– Il me semble que vous êtes le seul qui en ayez parlé, mais peu importe. J'accepte la proposition.

– Mais qu'est-ce qui a insulté l'autre? Je ne vous ai rien dit que d'honnête, et vous m'avez traité d'impertinent.

– Votre manière d'interpréter mes paroles et mes pensées était incivile. Je vous ai signifié de me laisser en paix.

– Oui, c'est ça, vous m'avez ordonné de me taire! Et si je ne veux pas, moi, voyons?

– Je vous tournerai le dos, et si vous le trouvez mauvais, nous nous battrons.

– Ce garçon-là est entêté comme tous les diables! s'écria le Grand-Louis en frappant de son large poing sur la petite table qui se fendit par la moitié. Tenez, monsieur le Parisien! vous voyez bien comme j'ai la main lourde! Votre fierté me donnerait envie de savoir si votre tête est aussi dure que cette planche de chêne; car il n'y a rien de plus insolent au monde que de dire à un homme: «Je ne veux pas vous écouter». Et pourtant je ne dois pas, je ne peux faire tomber un cheveu de cette tête de fer. Écoutez, il faut en finir. Je vous veux pourtant du bien, j'en veux surtout à une personne pour qui je me ferais casser bras et jambes, et qui a, j'en suis sûr, la fantaisie de s'intéresser à vous. Il faut s'expliquer; je ne vous ferai plus de questions, puisque c'est peine perdue, mais je vous dirai tout ce que j'ai sur le coeur pour ou contre vous, et quand j'aurai dit, si cela ne vous convient pas, nous nous battrons; et si ce dont je vous soupçonne est vrai, je n'aurai aucun regret de vous casser la mâchoire. Allons, il faut bien s'entendre avant de se mesurer, et savoir pourquoi on le fait. Nous allons prendre le café, car je suis à jeun depuis hier et mon estomac crie misère. Si vous êtes trop grand seigneur pour me laisser payer l'écot, convenons que le moins étrillé des deux s'en chargera après l'affaire.

– Soit, dit Henri, qui, se regardant comme en état d'hostilité avec le meunier, ne craignait plus de s'oublier avec lui par bienveillance.

Le père Robichon apporta le café lui-même, en faisant toutes sortes d'amitiés au Grand-Louis. «C'est donc un de tes amis? lui dit-il en regardant Lémor avec la curiosité des industriels peu affairés des petites villes. Je ne le connais pas, mais c'est égal; ce doit être quelque chose de bon, puisque tu me l'amènes. Voyez-vous, mon garçon, ajouta-t-il en s'adressant à Lémor, vous avez fait là, en arrivant dans notre pays, une bonne connaissance. Vous ne pouviez pas mieux tomber. Le Grand-Louis est estimé d'un chacun et de tout le monde. Pour moi, je l'aime comme mon fils. Oh! c'est qu'il est sage, honnête et doux… doux comme un agneau, malgré qu'il soit le plus fort homme du pays; mais je peux bien dire que jamais, au grand jamais, il n'a fait de scandale nulle part, qu'il ne donnerait pas une chiquenaude à un enfant, et que je ne l'ai jamais entendu élever la voix dans ma maison. Dieu sait pourtant qu'il y rencontre bien des gens querelleurs, mais il met la paix partout.

Cet éloge si singulièrement placé dans un moment où le Grand-Louis amenait un étranger au café Robichon pour vider une querelle avec lui, fit sourire les deux jeunes gens.

XVII.
LE GUÉ DE LA VAUVRE

Cependant le panégyrique paraissait si sincère, que Lémor, déjà disposé précédemment à une grande sympathie pour le meunier, réfléchit à la singularité de sa conduite en cette circonstance, et commença à se dire que cet homme devait avoir de puissants motifs pour l'interroger. Ils prirent le café ensemble avec beaucoup de politesse mutuelle, et quand le père Robichon les eut débarrassés de sa présence, le meunier commença ainsi:

– Monsieur (il faut bien que je vous appelle comme ça, puisque je ne sais pas si nous sommes amis ou ennemis), vous saurez d'abord que je suis amoureux, ne vous en déplaise, d'une fille trop riche pour moi, et qui ne m'aime que juste ce qu'il faut pour ne pas me détester. Ainsi je peux parler d'elle sans la compromettre; et d'ailleurs vous ne la connaissez pas. Je n'aime pourtant pas à parler de mes amours, c'est ennuyeux pour les autres, surtout quand ils ont été piqués de la même mouche, et qu'ils sont, comme on l'est en général dans cette maladie-là, égoïstes en diable, et soucieux d'eux-mêmes, du prochain, point. Cependant, comme en travaillant tout seul à remuer une montagne, on n'avance à rien, m'est avis que si on s'entr'aidait un peu par l'amitié, on ferait au moins quelque chose. Voila pourquoi j'aurais voulu votre confiance comme j'ai celle de la dame que vous savez bien, et pourquoi je vous donne la mienne sans trop savoir si elle sera bien placée.

«Donc, j'aime une fille qui aura en dot trente mille francs de plus que moi, et, par le temps qui court, c'est comme si je voulais épouser l'impératrice de la Chine. Je me soucie de ses trente mille francs comme d'un fétu; même je peux dire que je voudrais les envoyer au fin fond de la mer, puisque c'est là ce qui nous sépare. Mais jamais les empêchements n'ont fait entendre raison à l'amour, et j'ai beau être gueux, je suis amoureux; je n'ai que cela en tête, et si la dame que vous savez bien ne vient pas à mon secours comme elle me l'a fait espérer… je suis un homme perdu… je suis capable!.. je ne sais pas de quoi je suis capable!

Et en disant cela, la figure ordinairement enjouée du meunier, s'altéra si profondément, que Lémor fut frappé de la force et de la sincérité de sa passion.

– Eh bien, lui dit-il avec cordialité, puisque vous avez la protection d'une dame si bonne et si éclairée… on la dit telle du moins!..

– Je ne sais pas ce qu'on dit d'elle, répondit Grand-Louis, impatienté de la réserve obstinée du jeune homme; je sais ce que j'en pense, moi, et je vous dis que cette femme-là est un ange du ciel. Tant pis pour vous si vous ne le savez pas.

– En ce cas, dit Lémor, qui se sentait vaincu intérieurement par cet hommage si sincère rendu à Marcelle, où voulez-vous en venir, mon cher monsieur Grand-Louis?

– Je veux vous dire que, voyant cette femme si bonne, si respectable, et d'un coeur si pur, disposée en ma faveur, et en train déjà de me donner de l'espérance lorsque je croyais tout perdu, je me suis attaché à elle tout d'un coup, et pour toujours. L'amitié m'est venue, comme on dit dans les romans que l'amour vient, en un clin d'oeil; et maintenant, je voudrais rendre, d'avance, à cette femme tout le bien qu'elle a l'intention de me faire. Je voudrais qu'elle fût heureuse comme elle le mérite, heureuse dans ses affections, puisqu'elle n'estime que cela au monde et méprise la fortune, heureuse de l'amour d'un homme qui l'aimât pour elle-même et ne s'occupât pas de supputer ce qui lui reste d'une richesse qu'elle perd si joyeusement, ne songeant, lui, qu'à s'informer de ce qu'elle possède ou ne possède pas… afin de savoir s'il doit la rejoindre ou s'en aller bien loin d'elle… l'oublier sans doute, et essayer si sa jolie figure fera quelque autre conquête plus lucrative… car enfin…

Lémor interrompit le meunier.

– Quelle raison avez vous donc, dit-il en pâlissant, de craindre que cette dame respectable ait si mal placé ses affections? Quel est le lâche à qui vous supposez de si honteux calculs dans l'âme?

– Je n'en sais rien, dit le meunier qui observait attentivement le trouble d'Henri, ne sachant encore s'il devait l'attribuer à l'indignation d'une bonne conscience ou à la honte de se voir deviné. Tout ce que je sais, c'est qu'il est venu à mon moulin, il y a quinze jours environ, un jeune homme dont la mine et les manières semblaient fort honnêtes, mais qui paraissait avoir du souci, et puis qui, tout à coup, s'est mis à parler d'argent, à faire des questions, à prendre des notes, enfin à établir par francs et centimes sur un bout de papier, qu'il restait encore à la dame de Blanchemont un assez joli débris de sa fortune.

– En vérité, vous pensez que ce garçon-là était prêt à déclarer son amour au cas seulement où le mariage lui paraîtrait avantageux? Alors, c'était un misérable; mais pour l'avoir si bien deviné, il faut être soi-même…

– Achevez, Parisien! ne vous gênez pas, dit le mennier dont les yeux brillèrent comme l'éclair; puisque nous sommes ici pour nous expliquer!

– Je dis, reprit Lémor non moins irrité, que pour interpréter ainsi ta conduite d'un homme qu'on ne connaît pas et dont on ne sait rien, il faut être soi-même fort amoureux de la dot de sa belle.

Les yeux du meunier s'éteignirent et un nuage passa sur son front.

– Oh! dit-il d'une voix triste, je sais bien qu'on peut dire cela, et je parie que bien des gens le diraient si je parvenais à me faire aimer! Mais son père n'a qu'à la déshériter, ce qui arriverait certainement si elle m'aimait, et alors on verra si je fais sur mes doigts le compte de ce qu'elle aura perdu!

– Meunier! dit Lémor d'un ton brusque et franc, je ne vous accuse pas, moi. Je ne veux pas vous soupçonner. Mais comment se fait-il qu'avec une âme honnête, vous n'ayez pas supposé ce qui était le plus vraisemblable et le plus digne de vous?

– Ce qui pourrait expliquer les sentiments du jeune homme, ce serait sa conduite ultérieure. S'il courait avec transport vers sa chère dame!.. je ne dis pas, mais s'il s'en va au diable, c'est différent!

– Il faudrait supposer, répondit Lémor, qu'il regarde son amour comme insensé, et qu'il ne veut pas s'exposer à un refus.

– Ah! je vous y prends! s'écria le meunier; voilà les mensonges qui recommencent! Je sais pertinemment, moi, que la dame est enchantée d'avoir perdu sa fortune, qu'elle a même pris courageusement son parti de la ruine totale de son fils, et tout cela parce qu'elle aime quelqu'un qu'on lui aurait peut-être fait un crime d'épouser, sans toutes ces catastrophes-là.

– Son fils est ruiné? dit Henri en tressaillant; totalement ruiné? Est-ce possible! En êtes-vous certain?

– Très-certain, mon garçon! répondit le meunier d'un air narquois. La tutrice, qui aurait pu, pendant une longue minorité, partager avec un amant ou un mari les intérêts d'un gros capital, n'aura maintenant plus que des dettes à payer, si bien que son intention, elle me le disait hier soir, est de faire apprendre à son enfant quelque métier pour vivre.

Henri s'était levé. Il se promenait avec agitation dans la petite cour, et l'expression de sa figure était indéfinissable. Grand-Louis, qui ne le perdait pas de vue, se demanda s'il était au comble du bonheur ou du désappointement. Voyons, se dit-il, est-ce un homme comme elle et comme moi, haïssant l'argent qui contrarie les amours, ou bien un intrigant qui s'est fait aimer d'elle à l'aide de je ne sais quel sortilège, et dont l'ambition vise plus haut que la jouissance du petit revenu qui lui reste?

Ayant rêvé quelques instants, Grand-Louis qui tenait à honneur de donner une grande joie à Marcelle, ou de la débarrasser d'un perfide en le démasquant, s'avisa d'un stratagème.

– Allons, mon garçon, dit-il en adoucissant sa voix, vous êtes contrarié! il n'y a pas de mal à cela. Tout lo monde n'est pas romanesque, et si vous avez pensé au solide, c'est que vous êtes fait comme tous les gens de ce temps-ci. Vous voyez donc que je ne vous ai pas rendu un si mauvais service, en me querellant avec vous; je vous ai appris que le douaire était à la sécheresse. Sans doute vous comptiez sur les bénéfices de la tutelle du jeune héritier, car vous saviez bien que les fameux trois cent mille francs étaient une dernière, une pure illusion de la veuve?..

– Comment dites-vous? s'écria Lémor en suspendant sa marche agitée. Cette dernière ressource lui est enlevée?

– Sans doute; ne faites donc pas semblant de l'ignorer; vous avez trop bien été aux renseignements pour ne pas savoir que la dette envers le fermier Bricolin est quadruple de ce qu'on la supposait, et que la dame de Blanchemont va être obligée de postuler pour un bureau de poste ou de tabac, si elle veut avoir de quoi envoyer son fils à l'école.

– Est-il possible? répéta Lémor, stupéfait et comme étourdi de cette nouvelle. Une révolution si prompte dans sa destinée! Un coup du ciel!

 

– Oui, un coup de foudre! dit le meunier avec un rire amer.

– Eh! dites-moi, n'en est-elle pas affectée du tout?

– Oh! du tout. Tant s'en faut qu'on contraire elle se figure que vous ne l'en aimerez que mieux. Mais vous? Pas si bête, n'est-ce pas?

– Mon cher ami, répondit Lémor sans écouter les paroles du Grand-Louis, que m'avez-vous dit là? Et moi qui voulais me battre avec vous! Vous me rendez un grand service! lorsque j'allais… Vous êtes pour moi l'envoyé de la Providence.

Grand-Louis, attribuant cette effusion à la satisfaction qu'éprouvait Lémor d'être averti à temps de la ruine de ses cupides espérances; détourna la tête avec dégoût, et resta quelques instants absorbé par une profonde tristesse.

– Voir une femme si confiante et si désintéressée, se disait-il, abusée par un freluquet pareil! Il faut qu'elle ait aussi peu de raison qu'il a peu de coeur. J'aurais dû penser qu'en effet elle était fort imprudente, puisque dans un seul jour, où je l'ai vue pour la première fois de ma vie, elle m'a laissé découvrir tous ses secrets. Elle est capable de livrer son bon coeur au premier venu. Oh! il faudra que je la gronde, que je l'avertisse, que je la mette en garde contre elle-même en toutes choses! et, pour commencer, il faut que je la délivre de ce drôle-là. On peut déchirer un peu l'oreille de ce faquin, on peut faire à son joli museau une égratignure qui l'empêche de se montrer de si tôt devant les belles… – Holà! monsieur le Parisien, dit-il sans se retourner et en tâchant de rendre sa voix calme et claire, vous m'avez entendu, et à présent vous savez le cas que je fais de vous. Je sais ce que je voulais savoir vous n'êtes qu'une canaille. Voilà mon opinion, et je vais vous la prouver tout de suite, si vous voulez bien le permettre.

En parlant ainsi, le meunier avait, avec assez de flegme, retroussé ses manches, ne voulant faire usage que de ses poings; il se leva et se retourna, surpris de la lenteur de son antagoniste à lui répondre. Mais à sa grande surprise, il se trouva seul dans la cour. Il parcourut l'allée aux dahlias, explora tous les coins du café Robichon, arpenta toutes les rues voisines; Lémor avait disparu. Personne ne l'avait vu sortir. Grand-Louis, indigné et presque furieux, le chercha vainement dans toute la ville.

Après une heure d'inutiles perquisitions, le meunier essoufflé, commença à se lasser et à se décourager.

– C'est égal, se dit-il en s'asseyant sur une borne, il ne partira pas une diligence ni une patache de la ville aujourd'hui, dont je n'aille compter et regarder les voyageurs sous le nez! Ce monsieur ne s'en ira pas sans que…mais bah! je suis fou! Ne voyage-t-il pas à pied, et un homme qui tient à ne pas payer une dette d'honneur ne prend-il pas le pays par pointe sans tambour ni trompette?.. Et puis, ajouta-t-il en se calmant peu à peu, ma chère madame Marcelle me saurait sans doute bien mauvais gré de rosser son galant. On ne se défait pas comme cela d'une si forte attache, et la pauvre femme ne voudra peut-être pas me croire quand je lui dirai que son Parisien est un vrai Marchais6. Comment vais-je m'y prendre pour la désabuser? C'est mon devoir, et pourtant quand je songe à la peine que je vais lui faire…Chère dame du bon Dieu! Est-il possible qu'on se trompe à ce Point!

En devisant ainsi avec lui-même, le meunier se rappela qu'il avait une calèche à vendre, et alla trouver un ex-fermier enrichi, qui, après avoir bien examiné et marchandé longtemps, se décida par la crainte que M. Bricolin ne vint à s'emparer de cet objet de luxe et de ce bon marché. Achetez! monsieur Ravalard, disait Grand-Louis avec l'admirable patience dont sont doués les Berrichons, lorsque, comprenant bien qu'on est décidé à s'accommoder de leur denrée, ils se prêtent par politesse à feindre d'être dupes de la prétendue incertitude du chaland. Je vous l'ai dit deux cents fois déjà, et je vas vous le répéter tant que vous voudrez. C'est du beau et du bon, du fin et du solide. Ça sort des premiers fabricants de Paris, c'est rendu-conduit gratis. Vous me connaissez trop pour croire que je m'en mêlerais s'il y avait une attrape là-dessous. De plus, je ne vous demande pas ma commission, qu'il vous faudrait pourtant bien payer à un autre. Voyez! c'est tout profit.

Les irrésolutions de l'acheteur durèrent jusqu'au soir. Le déboursement des écus lui déchirait l'âme. Quand Grand-Louis vit le soleil baisser, – Allons, dit-il, je ne veux pas coucher ici, moi, je m'en vais. Je vois bien que vous ne voulez pas de cette jolie brouette si reluisante et si bon marché. J'y vas atteler Sophie, et je m'en retournerai à Blanchemont fier comme Artaban. Ça sera la première fois de ma vie que je roulerai carrosse; ça m'amusera, et ça m'amusera encore plus de voir le père et la mère Bricolin se carrer là-dedans pour aller le dimanche à La Châtre! M'est avis pourtant que vous et votre dame, vous y auriez fait meilleure figure.

Enfin, la nuit approchant, M. Ravalard compta l'argent et lit remiser la belle voiture sous son hangar. Grand-Louis chargea les effets de madame de Blanchemont sur sa charrette, mit les deux mille francs dans une ceinture de cuir et partit au grand trot de Sophie, assis sur une malle et chantant à tue-tête, en dépit des cahots et du vacarme de ses grandes roues sur le pavé.

Il marchait vite, ne courant pas le risque de se tromper de voie comme le patachon, et il avait dépassé le joli hameau de Mers que la lune n'était pas encore levée. La vapeur fraîche qui, dans la Vallée-Noire, même durant les chaudes nuits d'été, nage sur de nombreux ruisseaux encaissés, coupait de nappes blanches qu'on aurait prises pour des lacs, la vaste étendue sombre qui se déployait au loin. Déjà les cris des moissonneurs et les chants des bergères avaient cessé. Des vers luisants semés de distance en distance dans les buissons qui bordent le chemin furent bientôt les seules rencontres que put faire le meunier.

Cependant comme il traversait une de ces landes marécageuses que forment les méandres des rivières dans ce pays d'ailleurs si fertile et si méticuleusement cultivé, il lui sembla voir une forme vague qui courait dans les joncs devant lui, et qui s'arrêta au bord du gué de la Vauvre comme pour l'attendre.

Grand-Louis était peu sujet au mal de la peur. Cependant comme il avait, ce soir-là, à défendre une petite fortune dont il était plus jaloux que si elle lui eût appartenu, il se hâta de rejoindre sa charrette dont il s'était un peu écarté, ayant fait un bout de chemin à pied, autant pour se désengourdir que pour soulager sa fidèle Sophie. La ceinture de cuir qui le gênait avait été déposée par lui dans un sac de blé. Quand il fut remonté sur son char, qu'il appelait facétieusement dans le style du pays, son équipage suspendu en cuir de brouette, c'est-à-dire en bois pur et simple, il s'assura sur ses jambes, s'arma de son fouet dont la lourde poignée faisait une arme à deux fins; et, debout, comme un soldat à son poste, il marcha droit sur le voyageur de nuit, en chantant gaiement un couplet de vieux opéra-comique que Rose lui avait appris dans son enfance.

 
Notre meunier chargé d'argent
Revenait au village.
Quand tout à coup v'la qu'il entend
Un grand bruit dans l'feuillage.
Notre meunier est homm' de coeur,
On dit pourtant qu'il eut grand peur…
Or, écoutez mes chers amis,
Si vous voulez m'en croire,
N'allez pas, n'allez pas dans la Vallée-Noire.
 

Je crois que la chanson dit: dans la Forêt-Noire; mais Grand-Louis, qui se moquait de la césure comme des voleurs et des revenants, s'amusait à adapter les paroles à sa situation; et ce couplet naïf, jadis fort en vogue, mais qui no se chantait plus guère qu'au moulin d'Angibault, charmait souvent les ennuis de ses courses solitaires.

6Les habitants de la Marche sont, à tort ou à raison, en si mauvaise odeur chez leurs voisins du Berri, que Marchois y est synonyme d'aigrefin.