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Le meunier d'Angibault

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XXXI.
ARRIÈRE-PENSÉE

Ça me parait sans objection, dit M. Bricolin quand il eut écouté attentivement une seconde et une troisième lecture de l'acte, tout en suivant avec ses yeux, qui s'agrandissaient et s'éclaircissaient à chaque ligne, le texte que Marcelle tenait entre eux deux. Il n'y a qu'une petite chose que je trouve à redire, c'est le prix, madame Marcelle; vrai, c'est trop cher de vingt mille francs. Je ne réfléchissais pas d'abord quel tort pouvait me faire le mariage de ma fille avec ce meunier. On va dire que je suis ruiné, puisque je l'établis si misérablement. Ça m'ôtera mon crédit. Et puis, ce garçon n'a pas de quoi acheter les présents de noce. C'est encore une dépense de huit ou dix mille francs qui retombera à ma charge. Rose ne peut pas se passer d un joli trousseau… Je suis sûr qu'elle y tient!

– Je suis sûre, moi, qu'elle n'y tient pas, dit Marcelle. Écoutez, monsieur Bricolin, elle pleure! l'entendez-vous?

– Je ne l'entends pas, Madame, je crois que vous vous trompez.

– Je ne me trompe pas, dit Marcelle en ouvrant la porte; elle souffre, elle sanglote, et sa soeur crie! Comment, vous hésitez, Monsieur? Vous trouvez le moyen de vous enrichir en lui rendant la santé, la raison, la vie peut-être, et, dans un moment pareil, vous songez à gagner encore sur votre marché! Vraiment! ajouta-t-elle avec indignation, vous n'êtes pas un homme, vous n'avez pas d'entrailles! Prenez garde que je ne me ravise, et que je ne vous abandonne aux calamités qui pèsent sur votre famille comme un châtiment de votre avarice!

De cette sortie véhémente, le fermier n'entendit clairement que la menace de rompre le marché.

– Allons, Madame, passez-moi dix mille francs, dit-il, et c'est conclu.

– Adieu! dit Marcelle. Je vais voir Rose; faites vos réflexions, les miennes sont faites; je ne changerai rien à mes conditions. J'ai un fils, et je n'oublie pas qu'en songeant aux autres, je ne dois pas trop le sacrifier.

– Rasseyez-vous donc, madame Marcelle, et laissons dormir la pauvre Rose. Elle est si malade!

– Allez donc la voir vous-même! dit Marcelle avec feu; vous vous convaincrez qu'elle ne dort pas. Peut-être que ses souffrances vous feront souvenir que vous êtes son père.

– Je m'en souviens, répondit Bricolin effrayé de la pensée que Marcelle pourrait bien changer d'avis s'il lui donnait le temps de la réflexion. Allons, Madame, bâclons cet acte-là, afin de pouvoir en porter la nouvelle à Rose et la guérir.

– J'espère, Monsieur, que vous lui donnerez votre consentement pur et simple, et qu'elle ne saura jamais que je vous l'ai acheté.

– Vous ne voulez pas qu'elle sache que c'est une condition entre nous? Ça m'arrange! Alors, il est inutile qu'elle signe l'écrit.

– Pardon, elle le signera sans le bien comprendre. Ce sera une espèce de dot que j'aurai faite à son fiancé.

– Ça revient au même. Mais, moi, ça m'est égal; Rose est assez raisonnable pour comprendre que je ne pouvais pas la marier si bêtement sans lui en faire retirer quelque avantage dans l'avenir. Mais le paiement, madame Marcelle, vous exigez donc qu'il se fasse comptant?

– Vous m'avez dit que vous étiez en mesure.

– Sans doute, je le suis! Je viens de vendre une grosse métairie qui était trop loin de mes yeux, et dont j'ai touché, il y a huit jours, le paiement intégral; chose qui ne se fait guère dans notre pays; mais c'est un grand seigneur qui m'a acheté ça, et ces gens-là ont du comptant à pleins coffres. C'est un pair de France, c'est monsieur le duc de ***, qui voulait faire un parc sur mes terres et s'arrondir. Ça lui convenait, j'ai vendu cher, comme de juste!

– N'importe, vous avez les fonds?

– Je les ai en portefeuille, en beaux billets de banque, dit Bricolin en baissant la voix. Je vas vous les faire voir pour que vous n'ayez pas de souci.

Et après avoir été fermer les portes au verrou, il tira de sa ceinture un énorme portefeuille de cuir gras et luisant, où s'amoncelait une quantité de billets sur la banque de France. Étonné de l'air indifférent avec lequel Marcelle les comptait:

– Oh! dit-il, ça fait frémir d'avoir tant d'argent que ça à la fois! Heureusement qu'il n'y a plus de chauffeurs, et qu'on peut se risquer à garder ça quelques jours sans le placer. Je porte ça tout le jour sur moi; la nuit, je le mets sous mon oreiller, je dors dessus. Il me tarde tant de m'en débarrasser! Si je n'avais pas fait affaire avec vous tout de suite, j'aurais acheté un coffre de fer pour le serrer, en attendant le placement, car de confier ça à des notaires ou à des banquiers, pas si bête! Aussi, je voudrais que nous pussions bâcler notre marché ce soir, afin de n'avoir plus à garder ce trésor.

– J'espère bien que nous allons terminer de suite, dit Marcelle.

– Mais quoi! sans consulter? et ma femme? et mon notaire?

– Votre femme est ici; quant à votre notaire, si vous l'appelez, il faut que j'appelle aussi le mien.

– Ces diables de notaires gâteront tout, croyez-moi, Madame! J'en sais aussi long qu'eux, et vous aussi, car notre acte est bon, et si nous le faisons enregistrer, il nous en coûtera diablement.

– Passons-nous donc de cette formalité. Je vous vendrai, comme on dit, de la main à la main.

– Un marché si important! ça fait frémir cependant! Mais ceci n'est qu'une promesse après tout: si nous la signions?

– C'est une promesse qui vaut acte. Je suis prête à la signer. Allez chercher votre femme.

– «Il le faut bien, se dit Bricolin. Pourvu que ça ne prenne pas trop de temps et que le vent ne tourne pas pendant une heure de dispute que la Thibaude va peut-être me chercher!» Vous allez voir Rose, madame Marcelle? Ne lui dites rien encore.

– Je m'en garderai bien! mais vous me permettez de lui faire entrevoir quelque espérance de votre consentement?

– Au point où nous en sommes, ça se peut, répondit Bricolin, s'avisant avec sagacité que la vue de Rose et de ses larmes était le meilleur moyen d'entretenir Marcelle dans ses généreuses intentions.

M. Bricolin trouva sa femme dans des dispositions bien différentes de celles qu'il prévoyait. Madame Bricolin était dure, acariâtre; mais, quoique plus avare que son mari dans les détails de la vie, elle était peut-être moins cupide quant à l'ensemble; plus amère dans ses paroles, plus insensible en apparence, elle était plus capable que lui d'un bon mouvement dans l'occasion. D'ailleurs, elle était femme, et le sentiment maternel, pour être caché sous des formes acerbes, n'en était pas moins vivant dans son sein.

– Monsieur Bricolin, dit-elle en venant à sa rencontre et en s'enfermant avec lui dans la cuisine où brûlait tristement une maigre chandelle, tu me vois dans la peine. Rose est plus malade que tu ne penses. Elle ne fait que crier et pleurer comme si elle avait perdu la tête. Elle aime ce meunier; c'est comme une punition de Dieu pour nos péchés. Mais le mal est fait, son coeur est pris, et elle est tout juste comme était sa soeur quand elle commençait à déménager. D'un autre côté, l'état de l'autre empire et menace de devenir intolérable. Le médecin, voyant qu'elle faisait mine de briser les portes, vient d'exiger qu'on la laissât sortir et vaguer dans la garenne et le vieux château comme à l'ordinaire. Il dit qu'elle est habituée à être seule, toujours en mouvement, et que si on la tient enfermée avec du monde autour d'elle, elle deviendra furieuse. Mais j'en tremble, si elle allait se tuer! Elle parait si méchante ce soir! Elle, qui ne parle jamais, nous a dit toutes les horreurs de la vie. J'ai l'estomac qui m'en fait mal. C'est abominable de vivre comme ça! Et quand on pense que c'est une amour contrariée qui en est la cause! Nous avons pourtant également bien élevé toutes nos filles! Les autres se sont mariées comme nous avons voulu, elles nous font honneur; elles sont riches, et elles ont l'esprit de se trouver heureuses, quoique leurs maris ne soient pas des jolis coeurs. Mais l'aînée et la dernière ont des têtes de fer, et puisque nous avons eu le guignon de ne pas comprendre ce qui pouvait perdre l'une, nous devons avoir la prudence de ne pas contrarier l'autre. J'aimerais mieux qu'elle ne fût pas née que d'épouser ce meunier! Mais elle le veut, et comme j'aimerais mieux la voir morte que folle, il faut prendre son parti là-dessus. Je te le dis donc, monsieur Bricolin, je donne mon consentement, et il faut bien que tu donnes le tien. Je viens de dire à Rose que si elle voulait absolument se marier avec cet homme-là, je ne l'en empêcherais pas. Ça a paru la calmer, quoiqu'elle n'ait pas eu l'air de me comprendre ou de me croire. Il faut que tu ailles chez elle et que tu dises de même.

– Comme ça se trouve! s'écria Bricolin enchanté. Tiens, femme, lis-moi ce bout d'écrit, et dis-moi s'il n'y manque rien.

– Je tombe des nues! dit la fermière après avoir lu l'écrit. Et après maintes exclamations, elle rassembla toutes les glaces de sa volonté pour le relire avec toute l'attention d'un procureur. – Cet écrit-là est bon pour toi, dit-elle. Ça vaut un jugement. Tu n'as pas besoin de consulter, monsieur Bricolin; tu n'as qu'à signer. C'est tout profit, tout bonheur! Ça fait nos affaires et ça contente Rose. On a raison de dire que quand on a bonne intention, le bon Dieu vous en récompense. J'étais décidée à la donner pour rien à son amant, et nous en voilà bien payés! Signe, signe, mon vieux, et paie. Ça fera que l'acte aura reçu exécution, et qu'il n'y aura pas à y revenir.

– Payer déjà? comme ça tout d'un coup! sur un chiffon de papier qui n'est pas seulement notarié?

– Paie! te dis-je, et fais publier les bans demain matin.

– Mais si l'on faisait entendre raison à la petite! Peut-être qu'elle se portera bien demain, et qu'elle consentira à en épouser un autre si on la raisonne, et si tu sais t'y prendre avec elle. On pourrait dire alors qu'un acte pareil de ma part est une folie, une bêtise qui ne peut pas engager ma fille…

 

– Eh bien! alors la vente serait annulée!

– Savoir! on peut toujours plaider.

– Tu perdrais!

– Savoir encore! D'ailleurs, qu'est-ce que ça fait? La vente serait suspendue. Un procès, on peut faire durer ça longtemps. Tu sais que madame de Blanchemont ne peut pas attendre. Ça la forcerait bien à transiger.

– Bah! avec ces histoires-là on fait mal parler de soi, monsieur Bricolin. On perd son honneur et son crédit. Il y a toujours profit à agir rondement.

– Eh bien, on verra, Thibaude! Va toujours dire à ta fille que c'est conclu. Peut-être que quand elle ne se sentira plus contrariée, elle ne se souciera plus tant de son Grand-Louis; car ça m'a l'air tout bonnement d'une pique entre elle et moi qui lui monte comme ça la tête. Dis donc? il n'a pas mal manoeuvré dans tout ça, le meunier! Il a su trouver le moyen de capter la protection et l'amitié de cette darne, je ne sais comment… Le gaillard n'est pas sot!

– Je le détesterai toute ma vie! répondit la fermière; mais c'est égal. Pourvu que Rose ne devienne pas comme sa soeur, je battrai froid à son mari et je me tairai.

– Oh! son mari, son mari!.. il ne l'est pas encore!

– Si fait, Bricolin, c'est une affaire finie: va signer.

– Et toi? il faut bien que tu signes aussi?

– Je suis prête.

Madame Bricolin entra délibérément chez sa fille, où Marcelle l'attendait, et elle signa avec son mari sur un coin de la commode.

Quand ce fut fait, Bricolin dit tout bas à sa femme, avec un regard de triomphe farouche:

– Thibaude! la vente est bonne et la condition est nulle! Tu ne savais pas ça, toi qui prétends tout savoir!

Rose avait toujours la fièvre et des douleurs intolérables à la tête; mais depuis que la folle était dehors et qu'on ne l'entendait plus crier, Rose avait les nerfs plus calmes. Quand Marcelle eut signé et qu'elle présenta la plume à sa jeune amie, celle-ci eut bien de la peine à comprendre ce dont il s'agissait; mais quand elle l'eut compris, elle fondit en larmes et se jeta avec effusion dans les bras de son père, de sa mère et de son amie, en disant à l'oreille de celle-ci:

«Divine Marcelle, c'est un prêt que j'accepte; je serai assez riche un jour pour m'acquitter envers votre fils.»

La grand'mère Bricolin fut la seule de la famille qui comprît la noble conduite de Marcelle. Elle se jeta à ses genoux et les embrassa sans rien dire.

– Et maintenant, dit Marcelle tout bas à la vieille, il n'est pas bien tard, dix heures seulement! Grand-Louis pourrait bien être encore sur le terrier, et d'ailleurs il n'y a pas si loin d'ici à Angibault. Si on envoyait quelqu'un le chercher? Je n'ose le proposer; mais on pourrait le faire arriver comme par hasard, et une fois ici il faudrait bien l'instruire de son bonheur.

– Je m'en charge! s'écria la veille. Quand je devrais aller moi-même au moulin! Je retrouverais mes jambes de quinze ans pour ça!

Elle sortit elle-même en effet dans le village, mais elle ne trouva pas le meunier. Elle voulut lui dépêcher un garçon de ferme. Ils étaient tous ivres, endormis dans leur lit ou au cabaret, incapables de se mouvoir. La petite Fanchon était trop poltronne pour s'en aller de nuit par les chemins; d'ailleurs, il n'était pas humain d'exposer cette jeune enfant, un soir de fête, à rencontrer toutes sortes de gens. La mère Bricolin allait, cherchant sur le terrier devenu presque désert, quelqu'un d'assez mûr et d'assez prudent pour se charger de sa commission, lorsque l'oncle Cadoche, sortant de dessous le porche de l'église, où il venait de marmotter une dernière prière, s'offrit à ses regards.

XXXII.
LE PATACHON

– Vous vous promenez bien tard, madame Bricolin? dit le mendiant à la vieille fermière; vous avez l'air de chercher quelqu'un? Votre petite-fille est rentrée depuis longtemps. Son papa l'a joliment contrariée aujourd'hui!..

– C'est bon, c'est bon, Cadoche, répondit la vieille, je n'ai pas d'argent sur moi. Mais je crois qu'on t'a donné aujourd'hui chez nous.

– Je ne vous demande rien; ma journée est faite; j'ai bu trois petits verres ce soir, et je n'en vas que plus droit. Tenez, mère Bricolin, ce n'est pas votre mari, ni même votre garçon le gros monsieur, qui porteraient la boisson comme je le fais à mon âge. Je vous souhaite le bonsoir. Je m'en vas coucher à Angibault.

– A Angibault? Cadoche, mon vieux, tu vas à Angibault?

– Ça vous étonne? Ma maison est à deux grandes lieues d'ici du côté de Jeu-les-Bois. Je n'ai pas besoin de me fatiguer. Je m'en vas passer la nuit chez mon neveu le meunier; j'y suis toujours bien reçu, et on ne me met pas à la paille, comme dans les autres maisons, comme chez vous, par exemple, qui êtes pourtant assez riches encore, malgré les chauffeurs! Chez mon neveu, il y a un lit pour moi dans le moulin, et on n'a pas peur que j'y mette le feu… comme chez vous où, quand on n'a pas le feu aux pieds on l'a dans la tête.

Ces allusions à la catastrophe dont son mari avait été victime firent passer un frisson dans le vieux sang de la mère Bricolin; mais elle fit un effort pour ne penser qu'à sa petite-fille et à des jours meilleurs.

– C'est donc chez le Grand-Louis que tu vas? dit-elle au vieillard.

– Sans doute; chez le meilleur de mes neveux, chez mon vrai neveu, mon héritier futur!

– Dis donc, Cadoche, puisque tu es dans ton bon sens et que tu es si ami du Grand-Louis, tu peux lui rendre un fameux service. Il y a une affaire qui presse, et il faut qu'il vienne tout de suite me parler: dis-lui ça, je l'attendrai à la porte de la grand'cour. Qu'il prenne sa jument, il ira plus vite.

– Sa jument? il ne l'a plus; on la lui a volée.

– C'est égal, qu'il vienne, n'importe comment! l'affaire l'intéresse beaucoup.

– Et qu'est-ce que c'est que cette affaire?

– Ah! bon, il veut qu'on lui explique ça, à présent! Cadoche, il y aura une pièce neuve de vingt sous pour toi, que tu pourras venir chercher demain matin.

– A quelle heure?

– Quand tu voudras.

– J'irai à sept heures. Soyez-y, parce que je n'aime pas à attendre.

– Va donc!

– J'y vas. Je n'en ai pas pour trois quarts d'heure. Ah! c'est que j'ai de meilleures jambes que votre mari, mère Bricolin, et pourtant j'ai dix ans de plus.

Le mendiant partit d'un pas assez ferme en effet. Il approchait d'Angibault, lorsqu'il se trouva dans un chemin étroit, juste devant la calèche de M. Ravalard, conduite à grand train par le patachon roux et méchant, qui dédaigna de lui crier gare! et poussa ses chevaux sur lui.

Il est contraire à la dignité du paysan berrichon de se déranger jamais pour une voiture, quelque avertissement qu'il reçoive, quelque difficulté qu'il y ait à se déranger pour lui. L'oncle Cadoche était plus fier que qui que ce soit dans le pays. Habitué à traiter du haut de sa grandeur, avec un sérieux comique, tous ceux auxquels il tendait une main suppliante, il affecta de ralentir son allure et de garder le milieu du chemin, quoiqu'il sentit l'haleine ardente des chevaux sur son épaule. – Range-toi donc, animal! cria enfin le patachon en lui allongeant un grand coup de fouet autour du visage.

Le mendiant se retourna, et, saisissant les chevaux à la bride, il les fit reculer si fort, qu'ils faillirent verser la voiture dans le fossé. Alors s'engagea entre lui et le patachon furieux une lutte désespérée; celui-ci frappant toujours de son fouet et proférant mille imprécations; le vieux Cadoche se garantissant de ses atteintes en se baissant sous la tête des chevaux, et les poussant toujours en leur secouant le mors avec force, tantôt les faisant reculer, tantôt reculant lui-même devant eux. M. Ravalard avait pris d'abord des airs de grand seigneur, comme il convient à un homme qui roule carrosse pour la première fois de sa vie. Il avait juré lui-même contre l'insolent qui osait l'arrêter; mais, le bon coeur du Berrichon l'emportant bientôt sur l'orgueil du parvenu, dès qu'il vit que le vieillard bravait follement un danger réel:

– Prenez garde, dit-il au patachon en se penchant hors de sa calèche; prenez garde de faire du mal à ce pauvre homme!

Il était trop tard: les chevaux, exaspérés d'être fouettes d'un côté et repoussés de l'autre, avaient fait un bond furieux: ils avaient renversé Cadoche. Grâce à l'admirable instinct de ces généreux animaux, ils franchirent son corps sans le toucher, mais les deux roues de la voiture lui passèrent sur la poitrine.

Le chemin était sombre et désert. Il faisait trop nuit pour que M. Ravalard pût distinguer ce porteur de haillons couleur de terre, étendu derrière sa calèche qui fuyait rapidement, le patachon lui-même ne pouvant maîtriser ses chevaux. D'abord le bourgeois éprouva la peur de verser; quand l'attelage se calma, le mendiant était déjà bien dépassé.

– J'espère que vous ne l'avez pas renversé? dit-il à son cocher, qui tremblait encore de peur et de colère.

– Non, non, dit le patachon convaincu ou non de ce qu'il affirmait. Il est tombé de côté. C'est sa faute, vieille canaille! mais les chevaux n'y ont pas touché, et il n'a pas eu de mal, car il n'a pas seulement crié. Il en sera quitte pour la peur, et ça lui servira de leçon.

– Mais si nous retournions voir? dit M. Ravalard.

– Oh! non, non, Monsieur; pour une égratignure ces gens-là vous feraient un procès. Il n'aurait même rien du tout qu'il ferait semblant d'avoir la tête cassée pour vous faire donner beaucoup d'argent. J'en ai accroché un comme ça une fois qui a eu la patience de rester quarante jours au lit pour se faire indemniser par mon bourgeois de quarante jours de travail perdu. Et il n'était pas plus malade que moi.

– Ces gens-là sont bien fins! dit M. Ravalard. Cependant, j'aimerais mieux n'avoir jamais de calèche que d'écraser n'importe qui. Une autre fois, petit, il faudra s'arrêter court plutôt que de se disputer comme ça; c'est dangereux.

Le patachon, qui ne se souciait pas des suites de l'affaire, fouetta encore ses chevaux pour s'éloigner au plus vite. Il n'était pas sans terreur et sans remords, et il jura entre ses dents jusqu'à la fin du voyage.

Le meunier, Lémor, la Grand'Marie et M. Tailland le notaire, sortaient en ce moment du moulin. Lémor était résolu à partir le lendemain; il passait là sa dernière soirée, peu attentif à ce qui se disait autour de lui, et contemplant, plongé dans une douce mélancolie, la beauté du ciel et le miroitement des étoiles dans la rivière. Le meunier, triste et sombre, s'efforçait de faire politesse au notaire, qui venait de rédiger un testament à quelques pas de là, chez un métayer de la Vallée-Noire, et qui, en repassant devant le moulin, s'y était arrêté pour allumer son cigare et les lanternes de son cabriolet. La Grand'Marie était en train de lui expliquer qu'en prenant une autre direction il éviterait un long trajet pierreux, et Grand-Louis assurait qu'en passant ce même chemin au pas ou à pied, en conduisant le cheval par la bride, il aurait le reste du chemin meilleur. Le notaire, quand il s'agissait de ses aises, était ce qu'on, appelle dans le pays extrêmement fafiot, mot intraduisible qui désigne un homme à la fois musard et minutieux. Il venait de perdre un quart d'heure qu'il eût pu employer chez lui à se reposer, à se faire expliquer comme quoi il pouvait éviter un quart d'heure de fatigue légère.

Il trouvait que mener à pied son cheval par la bride était encore plus fatigant que de rester dans sa carriole en supportant les cahots, mais que des deux le meilleur ne valait rien et troublait la digestion.

– Allons, dit le meunier, en qui les tristes pensées ne pouvaient étouffer l'obligeance et la bonté naturelles, suivez-moi en vous promenant tout doucement, je vas vous conduire votre équipage jusque là-haut. Quand nous aurons dépassé les vignes, vous aurez tout chemin de sable.

En remplissant avec bonhomie l'office de groom, Grand-Louis fut bientôt obligé de ranger le cabriolet presque dans le fossé pour laisser passer la calèche de M. Ravalard qui allait grand train. M. Ravalard, préoccupé de sa rencontre avec le mendiant, ne songea pas à répondre au bonsoir amical du meunier.

– C'est donc parce qu'il a voiture qu'il ne me reconnaît pas? dit celui-ci à Lémor qui l'avait suivi. Argent, argent! tu fais tourner le monde comme l'eau la roue de mon moulin. Ce damné patachon brisera tout s'il va de ce train-là sur nos cailloux; sans doute qu'il a du vin dans la tête et de l'argent dans le gousset. Je ne sais pas lequel grise le mieux. Ah! Rosé! Rosé! ils te feront boire le poison de la vanité, et avant peu, tu m'oublieras peut-être aussi. Cependant elle paraissait presque m'aimer ce soir; elle avait les yeux pleins de larmes quand on l'a séparée de moi. Je ne lui parlerai plus… elle me regrettera peutêtre… Ah! que je serais heureux si je n'étais pas si malheureux!

 

Le meunier fut tiré de ses réflexions par un écart du cheval qu'il conduisait. Il se pencha en avant et vit quelque chose de pâle en travers du chemin. Le cheval refusait obstinément d'avancer, et la traîne ombragée était si noire en cet endroit que Grand-Louis fut obligé de mettre pied à terre pour voir s'il avait heurté un tas de pierres ou un ivrogne.

– Oh! diable! mon oncle, dit-il en reconnaissant la grande taille et la besace du mendiant. Hier soir, c'était au bord du fossé, encore passe, mais aujourd'hui c'est tout en travers des ornières! Il paraît que vous aimez cet endroit-là; mais vous y faites mal votre lit. Allons, réveillez-vous donc, et venez coucher au moulin, vous y serez un peu mieux que sous les pieds des chevaux.

– Cet homme est mort! dit Henri en soulevant le mendiant dans ses bras.

– Oh! n'ayez pas peur! il a souvent passé par cette mort là; ça le connaît. Il porte pourtant bien la boisson, le compère! mais un jour de fête on en prend plus que de raison, et il n'y a, comme on dit en parlant du vin, si fidèle ami qui ne vienne à vous trahir. Allons, laissons-le au pied de cet arbre; nous le reprendrons en passant pour le conduire à la maison.

Lémor toucha le bras du mendiant.

– Si je ne sentais son pouls battre faiblement, dit-il, je jurerais qu'il est mort. Quoi! ce n'est pas assez de la misère, de la vieillesse et de l'abandon, sans qu'une passion honteuse traîne ainsi ce malheureux sous les pieds des hommes! Et c'est pourtant là un homme aussi!

– Bah! vous êtes sévère comme un buveur d'eau, vous! Qui est-ce qui a dit que le pauvre a besoin de boire l'oubli de ses maux? J'ai entendu cette parole-là quelque part; c'est une vérité.

Au moment où Lémor et le meunier allaient abandonner provisoirement Cadoche, celui-ci fit entendre un gémissement profond.

– Eh bien! mon oncle, dit en souriant le meunier, ça ne va pas mieux?

– Je suis mort! répondit faiblement le mendiant. Ayez pitié de moi! achevez-moi… je souffre trop.

– Ça se passera, mon oncle. Un peu d'eau et un bon lit…

– Ils m'ont écrasé, ils m'ont passé sur le corps! reprit le mendiant.

– Mais, ce n'est pas impossible! dit Lémor.

– Oh! ça se dit toujours comme ça, reprit le meunier qui avait vu trop souvent les divagations pénibles de l'ivresse pour s'inquiéter beaucoup. Voyons, père Cadoche, vous est-il arrivé malheur tout de bon?

– Oui, la voiture, la voiture… sur l'estomac, sur le ventre, sur les bras!..

– Décrochez donc une des lanternes de ce cabriolet, et apportez-la ici, dit le meunier à Lémor. Ça éclaire un coin, ça obscurcit l'autre; quand il aura ça sous le nez, nous verrons bien s'il a du mal ou du vin.

– Non! pas de vin… pas de vin, murmurait le mendiant, on m'a assassiné, écrasé comme un pauvre chien; il faudra que j'en meure. Que le bon Dieu et la sainte Vierge, et tous les bons chrétiens aient pitié de moi et vengent ma mort!

Lémor approcha la lanterne. La face du mendiant était livide, ses vêtements étaient trop délabrés pour qu'une déchirure et une souillure de plus ou de moins pussent servir d'indice, mais en écartant les haillons qui lui couvraient la poitrine, on vit sur ses côtes décharnées des traces d'un rouge ardent; c'étaient les bandes de fer des roues qui l'avaient sillonné. Cependant le sang n'avait pas jailli, les côtes ne paraissaient pas brisées, et la respiration était encore assez libre. Il put même raconter son accident, et il eut assez de force pour vomir contre le riche en voiture et le vil mercenaire qui renchérissait sur l'insolence et la cruauté du maître, toutes les imprécations et tous les serments de vengeance que la rage et le désespoir purent lui suggérer.

– Dieu merci! dit le meunier, vous n'en êtes pas mort, mon pauvre Cadoche, et il faut espérer que vous n'en mourrez pas. Tenez, la roue de droite était dans ce fossé, on en voit la trace; c'est ce qui vous a sauvé: la voiture, en y penchant, a pesé sur vous aussi peu que possible. C'est un miracle qu'elle n'ait pas versé sur l'autre flanc.

– J'y avais bien fait mon possible! dit le mendiant.

– Eh bien! votre malice vous a servi, mon oncle. Ils n'ont pas pu vous écraser, et nous leur revaudrons ça, non pas à ce pauvre M. Ravalard qui en aura plus de chagrin que vous, mais à ce damné méchant enfant!

– Et mes journées que je vais perdre! dit le mendiant d'un ton dolent.

– Ah! dame! vous gagniez peut-être plus d'argent à vous promener que nous autres à travailler. Mais on vous aidera, père Cadoche; on fera une quête pour vous; et je vous donnerai, moi, votre pesant de blé; ne vous chagrinez pas. Quand on a du mal il ne faut pas se laisser achever par la peur.

En parlant ainsi le bon meunier, avec l'aide de Lémor, plaça le mendiant dans le cabriolet, et ils le ramenèrent au pas, évitant les cailloux avec un soin extrême. M. Tailland, qui ne gravissait pas vite la colline, de crainte de s'essouffler, s'étonna de les voir revenir, et, quand il sut de quoi il était question, il prêta son cabriolet de bonne grâce, non sans s'inquiéter pourtant un peu du retard que cet accident lui faisait éprouver et de la fatigue qu'il aurait à remonter la côte, quand il était déjà en haut. Il ne la redescendit pas moins, pour voir s'il pourrait aider ses amis du moulin à secourir le pauvre Cadoche.

Quand on déposa le vieillard sur le propre lit du meunier, il tomba en défaillance. On lui fît respirer du vinaigre.

– J'aimerais mieux l'odeur de l'eau-de-vie, dit-il, quand il commença à revenir, c'est plus sain.

On lui en apporta.

– J'aimerais mieux la boire que de la respirer, dit-il, c'est plus fortifiant.

Lémor voulut s'y opposer. Après un tel accident, cet ardent breuvage pouvait et devait provoquer un accès de fièvre terrible. Le mendiant insista. Le meunier essaya de l'en détourner; mais le notaire, qui avait trop étudié sa propre santé pour n'avoir pas quelques préjugés en médecine, déclara que l'eau, dans un tel moment, serait mortelle à un nomme qui n'en avait peut-être pas bu une goutte depuis cinquante ans; que l'alcool, étant sa boisson ordinaire, ne pouvait lui faire que du bien, qu'il n'avait pas d'autre mal sérieux que la peur, et que l'excitation d'un petit-verre lui remettrait les sens. La meunière et Jeannie, qui, comme tous les paysans, croyaient aussi à la vertu infaillible du vin et du brandevin dans tous les cas, affirmèrent, comme le notaire, qu'il fallait contenter ce pauvre homme. L'avis de la majorité l'emporta, et pendant qu'on cherchait un verre, Cadoche, qui se sentait dévoré réellement par la soif qu'excitent les grandes souffrances, porta précipitamment la bouteille à ses lèvres et en avala d'un trait plus de la moitié.

– C'est trop, c'est trop! dit le meunier en l'arrêtant.

– Comment, mon neveu! répondit le mendiant avec la dignité d'un père de famille réclamant l'exercice légitime de son autorité, tu me mesures ma part chez toi? Tu chichottes sur les secours que mon état réclame?

Ce reproche injuste vainquit la prudence du simple et bon meunier. Il laissa la bouteille à côté du mendiant en lui disant:

– Gardez ça pour plus tard, mais à présent, c'est assez.

– Tu es un bon parent et un digne neveu! dit Cadoche, qui parut tout à coup comme ressuscité par l'eau-de-vie; et si je dois en mourir, je préfère que ce soit chez toi, parce que tu me feras faire un enterrement convenable. J'ai toujours aimé ça, un bel enterrement! Écoute, mon neveu, garçons de moulin, notaire!.. je vous prends tous à témoin, j'ordonne à mon neveu et à mon héritier, Grand-Louis d'Angibault de me faire porter en terre ni plus ni moins honorablement qu'on le fera sans doute bientôt pour le vieux Bricolin de Blanchemont, qui me survivra de peu, malgré qu'il soit plus jeune… mais qui s'est laissé brûler les jambes dans le temps… Ah! ah! dites donc, vous autres, faut-il être bête pour se laisser rôtir les quilles pour de l'argent qu'on a en dépôt! Il est vrai qu'il y en avait du sien avec, dans le pot de fer!..