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Le meunier d'Angibault

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XI.
LE DÎNER A LA FERME

Désireuse de servir les intérêts de coeur de son nouvel ami, et n'y voyant pas de danger pour mademoiselle Bricolin, puisque son père et sa grand'mère paraissaient favoriser le Grand-Louis, madame de Blanchemont affecta de lui parler beaucoup durant le repas, et d'amener la conversation sur les sujets où véritablement son instruction et son intelligence le rendaient très-supérieur à toute la famille Bricolin, peut-être à la charmante Rose elle-même. En agriculture, considérée comme science naturelle plus que comme expérimentation commerciale, en politique, considérée comme recherche du bonheur et de la justice humaine; en religion et en morale, le Grand-Louis avait des notions élémentaires, mais justes, élevées, marquées au coin du bon sens, de la perspicacité et de la noblesse de l'âme, qui n'avaient jamais été mises en lumière à la ferme. Les Bricolin n'y avaient jamais que des sujets de conversation grossièrement vulgaires, et tout l'esprit qu'on y dépensait était tourné en propos dénigrants et peu charitables contre le prochain. Grand-Louis, n'aimant ni les lieux communs ni les méchancetés, y parlait peu et n'avait jamais fait remarquer sa capacité. M. Bricolin avait décrété qu'il était fort sot comme tous les beaux hommes, et Rose, qui l'avait toujours trouvé amoureux craintif ou mécontent, c'est-à-dire taquin ou timide, ne pouvait l'excuser de son manque d'esprit qu'en vantant son excellent coeur. On fut donc étonné d'abord de voir madame de Blanchemont causer avec lui avec une sorte de préférence, et quand elle l'eut amené à oublier le trouble que lui causait la présence de Rose et le mauvais vouloir de sa mère, on fut bien plus étonné encore de l'entendre si bien parler. Cinq ou six fois M. Bricolin, qui, ne se doutant nullement de son amour pour sa fille, l'écoutait avec bienveillance, fut émerveillé, et s'écria en frappant sur la table:

– Tu sais donc cela, toi? Où diable as-tu pêché tout cela?

– Bah! dans la rivière! répondait Grand-Louis avec gaieté.

Madame Bricolin tomba peu à peu dans un silence sombre en voyant le succès de son ennemi; elle formait la résolution d'avertir le soir même M. Bricolin de la découverte qu'elle avait faite ou cru faire des sentiments de ce paysan pour sa demoiselle.

Quant à la vieille mère Bricolin, elle ne comprenait rien du tout à la conversation; mais elle trouvait que le meunier parlait comme un livre, parce qu'il assemblait plusieurs phrases de suite, sans hésiter et sans se reprendre. Rose n'avait pas l'air d'écouter, mais elle ne perdait rien; et involontairement ses yeux s'arrêtaient sur le Grand-Louis. Il y avait là un cinquième Bricolin auquel Marcelle fit peu d'attention. C'était le vieux père Bricolin, vêtu en paysan comme sa femme, mangeant bien, ne disant mot, et n'ayant pas l'air d'en penser davantage. Il était presque sourd, presque aveugle, et paraissait complètement idiot. Sa vieille moitié l'avait amené à table en le conduisant comme un enfant. Elle s'occupait beaucoup de lui, remplissait son assiette et son verre, lui ôtait la mie de son pain, parce que, n'ayant plus de dents, ses gencives, durcies et insensibles, ne pouvaient broyer que les croûtes les plus dures, et ne lui adressait pas une parole, comme si c'eût été peine perdue. Lorsqu'il s'assit, elle lui fit entendre cependant qu'il fallait ôter son chapeau à cause de madame de Blanchemont. Il obéit, mais ne parut pas comprendre pourquoi, et il le remit aussitôt, liberté que, d'après l'usage du pays, M. Bricolin, son fils, se permit également. Le meunier, qui n'y avait pas dérogé le matin au moulin, fourra cependant son bonnet dans sa poche sans qu'on s'en aperçût, partagé entre un nouvel instinct de déférence que Marcelle lui inspirait pour les femmes, et la crainte de paraître jouer au freluquet pour la première fois de sa vie.

Cependant, tout en admirant ce qu'il appelait le beau bagout du grand farinier, M. Bricolin se trouva bientôt d'un autre avis que lui sur toutes choses. En agriculture, il prétendait qu'il n'y avait rien de neuf à tenter, que les savants n'avaient jamais rien découvert, qu'en voulant innover on se ruinait toujours; que, depuis que le monde est monde jusqu'au jour d'aujourd'hui, on avait toujours fait de même, et qu'on ne ferait jamais mieux.

– Bon! dit le meunier. Et les premiers qui ont fait ce que nous faisons aujourd'hui, ceux qui ont attelé des boeufs pour ouvrir la terre et pour ensemencer, ils ont fait du neuf cependant, et on aurait pu les en empêcher en se persuadant qu'une terre qu'on n'avait jamais cultivée ne deviendrait jamais fertile? C'est comme en politique; dites donc, monsieur Bricolin, s'il y a cent ans, on vous avait dit que vous ne paieriez plus ni dîmes ni redevances; que les couvents seraient détruits…

– Bah! bah! je ne l'aurais peut-être pas cru, c'est vrai; mais c'est arrivé parce que ça devait arriver. Tout est pour le mieux au jour d'aujourd'hui; tout le monde est libre de faire fortune, et on n'inventera jamais mieux que ça.

– Et les pauvres, les paresseux, les faibles, les bêtes, qu'est-ce que vous en faites?

– Je n'en fais rien, puisqu'ils ne sont bons à rien. Tant pis pour eux!

– Et si vous en étiez, monsieur Bricolin, ce qu'à Dieu ne plaise! (vous en êtes bien loin) diriez-vous: «Tant pis pour moi?» Non, non, vous n'avez pas dit ce que vous pensiez, en répondant tant pis pour eux! vous avez trop de coeur et de religion pour ça.

– De la religion, moi? Je m'en moque, de la religion, et toi aussi. Je vois bien que ça essaie de revenir, mais je ne m'en inquiète guère. Notre curé est un bon vivant, et je ne le contrarie pas. Si c'était un cagot, je l'enverrais joliment promener. Qu'est-ce qui croit à toutes ces bêtises-là au jour d'aujourd'hui?

– Et votre femme, et votre mère, et votre fille, disent-elles que ce sont des bêtises?

– Oh! ça leur plaît, ça les amuse. Les femmes ont besoin de ça à ce qu'il paraît.

– Et nous autres paysans, nous sommes comme les femmes, nous avons besoin de religion.

– Eh bien! vous en avez une sous la main; allez à la messe, je ne vous en empêche pas, pourvu que vous ne me forciez pas d'y aller.

– Cela peut arriver cependant, si la religion que nous avons redevient fanatique et persécutante comme elle l'a été si fort et si souvent.

– Elle ne vaut donc rien? laissez-la tomber. Je m'en passe bien, moi?

– Mais puisqu'il nous en faut une absolument, à nous autres, c'est donc une autre qu'il faudrait avoir?

– Une autre! une autre! diable! comme tu y vas! Fais-en donc une, toi!

J'en voudrais avoir une qui empêchât les hommes de se haïr, de se craindre et de se nuire.

– Ça serait neuf, en effet! J'en voudrais bien une comme ça qui empêcherait mes métayers de me voler mon blé la nuit, et mes journaliers de mettre trois heures par jour à manger leur soupe.

– Cela serait, si vous aviez une religion qui vous commandât de les rendre aussi heureux que vous-même.

– Grand-Louis, vous avez la vraie religion dans le coeur, dit Marcelle.

– C'est vrai, cela! dit Rose avec effusion.

M. Bricolin n'osa répliquer. Il tenait beaucoup à gagner la confiance de madame de Blanchemont et à ne pas lui donner mauvaise opinion de lui. Grand-Louis, qui vit le mouvement de Rose, regarda Marcelle avec un oeil plein de feu qui semblait lui dire: Je vous remercie.

Le soleil baissait, et le dîner, qui avait été copieux, touchait à sa fin. M. Bricolin, qui s'appesantissait sur sa chaise, grâce à une large réfection et à des rasades abondantes, eût voulu se livrer à son plaisir favori qui était de prendre du café arrosé d'eau-de-vie et entremêlé de liqueurs, pendant deux ou trois heures de la soirée. Mais le Grand-Louis, sur lequel il avait compté pour lui tenir tête, quitta la table et alla se préparer au départ. Madame de Blanchemont alla recevoir les adieux de ses domestiques et régler leurs comptes. Elle leur remit sa lettre pour sa belle-mère, et prenant le meunier à l'écart, elle lui confia celle qui était adressée à Henri, en le priant de la mettre lui-même à la poste.

– Soyez tranquille, dit-il, comprenant qu'il y avait là un peu de mystère; cela ne sortira de ma main que pour tomber dans la boîte, sans que personne y ait jeté les yeux, pas même vos domestiques, n'est-ce pas?

– Merci, mon brave Louis.

– Merci! vous me dites merci, quand c'est moi qui devrais vous dire cela à deux genoux. Allons, vous ne savez pas ce que je vous dois! Je vas passer par chez nous, et dans deux heures la petite Fanchon sera auprès de vous. Elle est plus propre et plus douce que la grosse Chounette d'ici.

Quand Louis et Lapierre furent partis, Marcelle eut un instant de détresse morale en se trouvant seule à la merci de la famille Bricolin. Elle se sentit fort attristée, et prenant Edouard par la main, elle s'éloigna et gagna un petit bois qu'elle voyait de l'autre côté de la prairie.

Il faisait encore grand jour, et le soleil, en s'abaissant derrière le vieux château, projetait au loin l'ombre gigantesque de ses hautes tours. Mais elle n'alla pas loin sans être rejointe par Rose, qui se sentait une grande attraction pour elle, et dont l'aimable figure était le seul objet agréable qui pût frapper ses regards en cet instant.

– Je veux vous faire les honneurs de la garenne, dit la jeune fille; c'est mon endroit favori, et vous l'aimerez, j'en suis sûre.

– Quel qu'il soit, votre compagnie me le fera trouver agréable, répondit Marcelle en passant familièrement son bras sous celui de Rose.

L'ancien parc seigneurial de Blanchemont, abattu à l'époque de la révolution, était clos désormais par un fossé profond, rempli d'eau courante, et par de grandes haies vives, où Rose laissa un bout de garniture de sa robe de mousseline, avec la précipitation et l'insouciance d'une fille dont le trousseau est au grand complet. Les anciennes souches des vieux chênes s'étaient couvertes de rejets, et la garenne n'était plus qu'un épais taillis sur lequel dominaient quelques sujets épargnés par la cognée, semblables à de respectables ancêtres étendant leurs bras noueux et robustes sur une nombreuse et fraîche postérité. De jolis sentiers montaient et descendaient par des gradins naturels établis sur le roc, et serpentaient sous un ombrage épais quoique peu élevé. Ce bois était mystérieux. On y pouvait errer librement, appuyée au bras d'un amant. Marcelle chassa cette pensée qui faisait battre son coeur, et tomba dans la rêverie en écoutant le chant des rossignols, des linottes et des merles qui peuplaient le bocage désert et tranquille.

 

La seule avenue que le taillis n'eût pas envahie était située à la lisière extrême du bois, et servait de chemin d'exploitation. Marcelle en approchait avec Rose, et son enfant courait en avant. Tout d'un coup il s'arrêta et revint lentement sur ses pas, indécis, sérieux et pâle.

– Qu'est-ce qu'il y a? lui demanda sa mère, habituée à deviner toutes ses impressions, en voyant qu'il était combattu entre la crainte et la curiosité.

– Il y a une vilaine femme là-bas, répondit Édouard.

– On peut être vilain et bon, répondit Marcelle. Lapierre est bien bon et il n'est pas beau.

– Oh! Lapierre n'est pas laid! dit Édouard, qui, comme tous les enfants, admirait les objets de son affection.

– Donne-moi la main, reprit Marcelle, et allons voir cette vilaine femme.

– Non, non, n'y allez pas, c'est inutile, dit Rose d'un air triste et embarrassé, sans pourtant manifester aucune crainte. Je ne pensais pas qu'elle était là.

– Je veux habituer Édouard à vaincre la peur, lui répondit Marcelle à demi-voix.

Et Rose n'osant la retenir, elle doubla le pas. Mais lorsqu'elle fut au milieu de l'avenue, elle s'arrêta, frappée d'une sorte de terreur à l'aspect de l'être bizarre qui venait lentement à sa rencontre.

XII.
LES CHÂTEAUX EN ESPAGNE

Sous le majestueux berceau que formaient les grands chênes le long de l'avenue, et que le soleil sur son déclin coupait de fortes ombres et de brillants reflets, marchait à pas comptés une femme ou plutôt un être sans nom qui paraissait plongé dans une méditation farouche. C'était une de ces figures égarées et abruties par le malheur, qui n'ont pas plus d'âge que de sexe. Cependant, ses traits réguliers avaient eu une certaine noblesse qui n'était pas complètement effacée, malgré les affreux ravages du chagrin et de la maladie, et ses longs cheveux noirs en désordre s'échappant de dessous son bonnet blanc surmonté d'un chapeau d'homme d'un tissu de paille brisé et déchiré eu mille endroits, donnaient quelque chose de sinistre à la physionomie étroite et basanée qu'ils ombrageaient en grande partie. On ne voyait, de cette face jaune comme du safran et dévastée par la fièvre, que deux grands yeux noirs d'une fixité effrayante, dont on rencontrait rarement le regard préoccupé, un nez très-droit et d'une forme assez belle quoique très-prononcée, et une bouche livide à demi entr'ouverte. Son habillement, d'une malpropreté repoussante, appartenait à la classe bourgeoise; une mauvaise robe d'étoffe jaune dessinait un corps informe où les épaules hautes et constamment voûtées avaient acquis en largeur un développement disproportionné avec le reste du corps qui semblait étrique, et sur lequel flottait la robe détachée et traînante d'un côté. Ses jambes maigres et noires étaient nues, et des savates immondes défendaient mal ses pieds contre les cailloux et les épines auxquels du reste ils semblaient insensibles. Elle marchait gravement, la la tête penchée en avant, le regard attaché sur la terre et les mains occupées à rouler et à presser un mouchoir taché de sang.

Elle venait droit sur madame de Blanchemont, qui, dissimulant son effroi pour ne pas le communiquer à Édouard, attendait avec angoisse qu'elle prît à gauche ou à droite, pour passer auprès d'elle. Mais le spectre, car cette créature ressemblait à une apparition sinistre, marchait toujours, sans paraître prendre garde à personne, et sa physionomie, qui n'exprimait pas l'idiotisme, mais un désespoir sombre passé à l'état de contemplation abstraite, ne semblait recevoir aucune impression des objets extérieurs. Cependant, lorsqu'elle arriva jusqu'à l'ombre que Marcelle projetait à ses pieds, elle s'arrêta comme si elle eût rencontré un obstacle infranchissable, et tourna brusquement le dos pour reprendre sa marche incessante et monotone.

– C'est, la pauvre Bricoline, dit Rose sans baisser la voix, quoiqu'elle fût à portée d'être entendue. C'est ma soeur aînée, qui est dérangée (c'est-à-dire folle, en termes du pays). Elle n'a que trente ans, quoiqu'elle ait l'air d'une vieille femme, et il y en a douze qu'elle ne nous a pas dit un mot, ni paru entendre notre voix. Nous ne savons pas si elle est sourde. Elle n'est pas muette, car lorsqu'elle se croit seule, elle parle quelquefois, mais cela n'a aucun sens. Elle veut toujours être seule, et elle n'est pas méchante quand on ne la contrarie pas. N'en ayez pas peur; si vous avez l'air de ne pas la voir, elle ne vous regardera seulement pas. Il n'y a que quand nous voulons la rapproprier un peu, qu'elle se met en colère et se débat en criant comme si nous lui faisions du mal.

– Maman, dit Edouard qui essayait de cacher son épouvante, ramène-moi à la maison, j'ai faim.

– Comment aurais-tu faim? Tu sors de table, dit Marcelle qui n'avait pas plus envie que son fils de contempler plus longtemps ce triste spectacle. Tu te trompes assurément; viens dans une autre allée: peut-être qu'il fait encore trop de soleil dans celle-ci, et que la chaleur te fatigue.

– Oui, oui, rentrons dans le taillis, dit Rose; ceci n'est pas gai à voir. Il n'y a pas de risque qu'elle nous suive, et d'ailleurs, quand elle est dans une allée, elle ne la quitte pas souvent; vous pouvez voir que dans celle-ci, l'herbe est brûlée au milieu, tant elle y a passé et repassé, toujours au même endroit. Pauvre soeur, quel dommage! elle était si belle et si bonne! Je me souviens du temps où elle me portait dans ses bras et s'occupait de moi comme vous vous occupez de ce bel enfant-là. Mais depuis son malheur elle ne me connaît plus et ne se souvient pas seulement que j'existe.

– Ah! ma chère mademoiselle Rose, quel affreux malheur en effet! Et quelle en est la cause? Est-ce un chagrin ou une maladie? Le sait-on?

– Hélas! oui, on le sait bien. Mais on n'en parle pas.

– Je vous demande pardon si l'intérêt que je vous porte m'a entraînée à vous faire une question indiscrète.

– Oh! pour vous, Madame, c'est bien différent. Il me semble que vous êtes si bonne qu'on n'est jamais humilié devant vous. Je vous dirai donc, entre nous, que ma pauvre soeur est devenue folle par suite d'une amour contrariée. Elle aimait un jeune homme très-bien et très-honnête, mais qui n'avait rien, et nos parents n'ont pas voulu consentir au mariage. Le jeune homme s'est engagé et a été se faire tuer à Alger. La pauvre Bricoline, qui avait toujours été triste et silencieuse depuis son départ, et à qui on supposait seulement de l'humeur et un chagrin qui passerait avec le temps, apprit sa mort d'une manière un peu trop cruelle. Ma mère, croyant qu'en perdant toute espérance elle en prendrait enfin son parti, lui jeta cette mauvaise nouvelle à la tête, avec des termes assez durs et dans un moment où une émotion pareille pouvait être mortelle. Ma soeur ne parut pas entendre et ne répondit rien. On était en train de souper, je m'en souviens comme d'hier, quoique je fusse bien jeune. Elle laissa tomber sa fourchette et regarda ma mère pendant plus d'un quart d'heure sans dire un mot, sans baisser les yeux, et d'un air si singulier que ma mère eut peur et s'écria: Ne dirait-on pas qu'elle veut me dévorer? – Vous en ferez tant, dit ma grand'mère, qui est une femme excellente et qui aurait voulu marier Bricoline avec son amoureux, vous lui donnerez tant de soucis que vous la rendrez folle.

Ma grand'mère n'avait que trop bien jugé. Ma soeur était folle, et depuis ce jour-là, elle n'a plus jamais mangé avec nous. Elle ne touche à rien de ce qu'on lui présente, et elle vit toujours seule, nous fuyant tous, et se nourrissant de vieux restes qu'elle va ramasser elle-même dans le fond du bahut quand il n'y a personne dans la cuisine. Quelquefois elle se jette sur une volaille, la tue, la déchire avec ses doigts et la dévore toute sanglante. C'est ce qu'elle vient de faire, j'en suis sûre, car elle a du sang aux mains et sur son mouchoir. D'autres fois elle arrache, des légumes dans le jardin et les mange crus. Enfin elle vit comme une sauvage, et fait peur à tout le monde. Voilà les suites d'une amour contrariée, et mes pauvres parents ne sont que trop punis d'avoir mal jugé le coeur de leur fille. Cependant ils ne parlent jamais de ce qu'ils feraient pour elle si c'était à recommencer.

Marcelle crut que Rosé faisait allusion à elle-même, et, désirant savoir à quel point elle partageait l'amour du Grand-Louis, elle encouragea sa confiance par un ton de douceur affectueuse. Elles étaient arrivées a la lisière de la garenne opposée à celle où se promenait la folle. Marcelle se sentait plus à l'aise, et le petit Edouard avait oublié déjà sa frayeur. Il avait repris sa course folâtre à portée de l'oeil de sa mère.

– Votre mère me paraît un peu rigide, en effet, dit madame de Blanchemont à sa compagne; mais M. Bricolin a l'air d'avoir pour vous plus d'indulgence.

– Papa fait, moins de bruit que maman, dit Rosé en secouant la tète. Il est plus gai, plus caressant; il fait plus de cadeaux, il a plus d'attentions aimables, et enfin il aime bien ses enfants, c'est un bon père!.. Mais, sous le rapport de la fortune et de ce qu'il appelle la convenance, sa volonté est peut-être plus inébranlable encore que celle de ma mère. Je lui ai entendu dire cent fois qu'il valait mieux être mort que misérable et qu'il me tuerait plutôt que de consentir…

– A vous marier à votre gré? dit Marcelle voyant que Rose ne trouvait pas d'expressions pour rendre sa pensée.

– Oh! il ne dit pas comme cela, reprit Rosé d'un air un peu prude. Je n'ai jamais pensé au mariage, et je ne sais pas encore si mon gré ne serait pas le sien. Mais enfin, il a beaucoup d'ambition pour moi, et se tourmente déjà de la crainte de ne pas trouver un gendre digne de lui. Ce qui fait que je ne serai pas mariée de si tôt, et j'en suis bien aise, car je ne désire pas quitter ma famille, malgré les petites contrariétés que j'y éprouve de la part de maman.

Marcelle crut voir chez Rose un peu de dissimulation, et, ne voulant pas brusquer sa confiance, elle fit l'observation que Rose avait sans doute beaucoup d'ambition pour elle-même.

– Oh! pas du tout! répondit Rose avec abandon. Je me trouve beaucoup plus riche que je n'ai besoin et souci de l'être. Mon père a beau dire que nous sommes cinq enfants (car j'ai deux soeurs et un frère établis), et que, par conséquent la part de chacun ne sera déjà pas ai grosse, cela m'est bieu égal. J'ai des goûts simples, et d'ailleurs je vois bien, par ce qui se passe chez nous, que plus on est riche, plus on est pauvre.

– Comment cela?

– Chez nous autres cultivateurs, du moins, c'est la vérité. Vous, les nobles, vous vous faites en général honneur de votre fortune; on vous accuse même chez nous de la prodiguer, et, en voyant la ruine de tant d'anciennes familles, on se dit qu'on sera plus sage, et on vise avec soin, comment dirai-je?.. avec passion, à établir sa race dans la richesse. On voudrait toujours doubler et tripler ce qu'on possède; voilà du moins ce que mon père, ma mère, mes soeurs et leurs maris, mes tantes et mes cousines, m'ont répété sur tous les tons depuis que j'existe. Aussi, pour ne pas s'arrêter dans le travail de s'enrichir, on s'impose toutes sortes de privations. On fait de la dépense devant les autres de temps en temps, et puis, dans le secret du ménage, on tondrait, comme on dit, sur un oeuf. On craint de gâter ses meubles, ses robes, et de trop donner à ses aises. Du moins, c'est le système de ma mère, et c'est un peu dur d'épargner toute sa vie et de s'interdire toute jouissance quand on est à même de se les donner. Et quand il faut économiser sur le bien-être, le salaire et l'appétit des autres, quand il faut être dur aux gens qui travaillent pour nous, cela devient tout à fait triste. Quant à moi, si j'étais maîtresse de me gouverner comme je l'entends, je voudrais ne rien refuser aux autres ni à moi-même. Je mangerais mon revenu, et peut-être que le fonds ne s'en porterait pas plus mal. Car enfin on m'aimerait, on travaillerait pour moi avec zèle et avec fidélité. N'est-ce pas ce que Grand-Louis disait à dîner? Il avait raison.

 

– Ma chère Rose, il avait raison en théorie.

– En théorie?

– C'est-à-dire en appliquant ses idées généreuses à une société qui n'existe pas encore, mais qui existera un jour, certainement. Quant à la pratique actuelle, c'est-à-dire quant à ce qui peut se réaliser aujourd'hui, vous vous feriez illusion, si vous pensiez qu'il suffirait à quelques-uns d'être bons, au milieu de tous les autres qui ne le sont pas, pour être compris, aimés et récompensés dès cette vie.

– Ce que vous dites là m'étonne. Je croyais que vous penseriez comme moi. Vous croyez donc qu'on a raison d'écraser ceux qui travaillent à notre profit?

– Je ne pense pas comme vous, Rose, et pourtant je suis bien loin de penser comme vous le supposez. Je voudrais qu'on ne fit travailler personne pour soi, mais qu'en travaillant chacun pour tous, on travaillât pour Dieu et pour soi-même par contre-coup.

– Et comment cela pourrait-il se faire?

– Ce serait trop long à vous expliquer, mon enfant, et je craindrais de le faire mal. En attendant que l'avenir que je conçois se réalise, je regarde comme un très-grand malheur d'être riche, et, pour ma part, je suis fort soulagée de ne l'être plus.

– C'est singulier, dit Rose; celui qui est riche peut cependant faire du bien à ceux qui ne le sont pas, et c'est là le plus grand bonheur!

– Une seule personne bien intentionnée peut faire si peu de bien, même en donnant tout ce qu'elle possède, et alors elle est si tôt réduite à l'impuissance!

– Mais si chacun faisait de même?

– Oui, si chacun! Voilà ce qu'il faudrait; mais il est impossible maintenant d'amener tous les riches à un pareil sacrifice. Vous-même, Rose, vous ne seriez pas disposée à le faire entièrement. Vous voudriez bien, avec votre revenu, soulager le plus de souffrances possible, c'est-à-dire sauver quelques familles de la misère; mais ce serait toujours à la condition de conserver votre fonds, et moi qui vous prêche, je m'attache aux derniers débris de ma fortune pour sauver ce qu'on appelle l'honneur de mon fils en lui conservant de quoi faire face aux dettes de son père, sans tomber lui-même dans un dénuement absolu, d'où résulterait le manque d'éducation, un travail excessif, et probablement la mort d'un être délicat issu d'une race d'oisifs, héritier d'une organisation chétive, et, sous ce rapport, très-inférieure à celle du paysan. Vous voyez donc qu'avec nos bonnes intentions, nous autres qui ne savons pas comment la société pourrait apporter remède à de telles alternatives, nous ne pouvons rien, sinon préférer pour nous-mêmes la médiocrité à la richesse et le travail à l'oisiveté. C'est un pas vers la vertu, mais quel pauvre mérite nous avons là, et combien peu il apporte remède aux misères sans nombre qui frappent nos yeux et consistent notre coeur!

– Mais le remède? dit Rose stupéfaite. Il n'y a donc pas de remède? Il faudrait qu'un roi trouvât cela dans sa tête, puisqu'un roi peut tout.

– Un roi ne peut rien, ou presque rien, répondit Marcelle en souriant de la naïveté de Rose. Il faudrait qu'un peuple trouvât cela dans son coeur.

– Tout cela me fait l'effet d'un rêve, dit la bonne Rose. C'est la première fois que j'entends parler de ces choses-là. Je pense bien quelquefois toute seule, mais chez nous personne ne dit que le monde ne va pas bien. On dit qu'il faut s'occuper de soi, parce que notre bonheur est la seule chose dont les autres ne s'occuperont pas, et que tout le monde est le grand ennemi de chacun; cela fait peur, n'est-ce pas?

– Et il y a là une étrange contradiction. Le monde va bien mal puisqu'il n'est rempli que d'êtres qui se détestent et se craignent entre eux!

– Mais votre idée pour sortir de la? car enfin on ne s'aperçoit pas du mal sans avoir l'idée du mieux?

– On peut avoir cette idée claire quand tout le monde l'a conçue avec vous et vous aide à la produire. Mais quand on est quelques-uns seulement contre tous, qui vous raillent d'y songer et qui vous font un crime d'en parler, on n'a qu'une vue trouble et incertaine. C'est ce qui arrive, je ne dis pas aux plus grands esprits de ce temps-ci, je n'en sais rien, je ne suis qu'une femme ignorante, mais aux coeurs les mieux intentionnés, et voilà où nous en sommes aujourd'hui.

– Oui, au jour d'aujourd'hui! comme dit mon papa, dit Rose en souriant. Puis elle ajouta d'un air triste: Que ferai-je donc moi? que ferai-je pour être bonne, étant riche?

– Vous conserverez dans votre coeur, comme un trésor, ma chère Rose, la douleur de voir souffrir, l'amour du prochain que l'Évangile vous enseigne, et le désir ardent de vous sacrifier au salut d'autrui, le jour où ce sacrifice individuel deviendrait utile à tous.

– Ce jour-là viendra donc?

– N'en doutez pas.

– Vous en êtes sûre?

– Comme de la justice et de la bonté de Dieu.

– C'est vrai, au fait Dieu ne peut pas laisser durer le mal éternellement. C'est égal, madame la baronne; vous m'avez rempli le cerveau d'éblouissements, et j'en ai mal à la tête: mais il me semble pourtant que je comprends maintenant pourquoi vous perdez si tranquillement votre fortune, et je me figure par instants, que, moi-même, je deviendrais médiocre avec plaisir.

– Et s'il fallait devenir pauvre, souffrir, travailler?

– Dame! si cela ne servait à rien, ce serait affreux.

– Et si l'on commençait à voir pourtant que cela sert à quelque chose? S'il fallait passer par une crise de grande détresse, par une sorte de martyre, pour arriver à sauver l'humanité?

– Eh bien! dit Rose, qui regardait Marcelle avec étonnement, on le supporterait avec patience.

– On s'y jetterait avec enthousiasme, s'écria Marcelle avec un accent et un regard qui firent tressaillir Rose, et qui l'entraînèrent comme un choc électrique, quoiqu'à sa très-grande surprise.

Edouard commençait à ralentir ses jeux, et la lune montait à l'horizon. Marcelle jugea qu'il était temps de mener coucher l'enfant, et Rose la suivit en silence, encore tout étourdie de la conversation qu'elles venaient d'avoir ensemble; mais, retombant dans la réalité de sa vie en approchant de la ferme et en écoutant au loin la voix retentissante de sa mère, elle se dit en regardant marcher la jeune dame devant elle:

– Est-ce qu'elle ne serait pas dérangée aussi?