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Le meunier d'Angibault

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XIII.
ROSE

Malgré cette appréhension, Rose sentait un attrait invincible pour Marcelle. Elle l'aida à coucher son fils, l'entoura de mille prévenances charmantes, et, en la quittant, elle prit sa main pour la baiser. Marcelle, qui l'aimait déjà comme un enfant bien doué de la nature, l'en empêcha en l'embrassant sur les deux joues. Rose, encouragée et ravie, hésitait à partir.

– Je voudrais vous demander une chose, lui dit-elle enfin. Est-ce que le Grand-Louis a vraiment assez d'esprit pour vous comprendre?

– Certainement, Rose! Mais qu'est-ce que cela vous fait? répondit Marcelle avec un peu de malice.

– C'est que cela m'a paru bien singulier, de voir aujourd'hui que, de nous tous, c'était notre meunier qui avait le plus d'idées. Il n'a pourtant pas reçu une bien belle instruction, ce pauvre Louis!

– Mais il a tant de coeur et d'intelligence! dit Marcelle.

– Oh! du coeur, oui. Je le connais beaucoup, moi, ce garçon-là. J'ai été élevée avec lui. C'est sa soeur aînée qui m'a nourrie et j'ai passé mes premières années au moulin d'Angibault… Est-ce qu'il ne vous l'a pas dit?

– Il ne m'a pas parlé de vous, mais j'ai cru voir qu'il vous était fort dévoué.

– Il a toujours été très-bon pour moi, dit Rose en rougissant. La preuve qu'il est excellent, c'est qu'il a toujours aimé les enfants. Il n'avait que sept ou huit ans quand j'étais en nourrice chez sa soeur, et ma grand'mère dit qu'il me soignait et m'amusait comme s'il eût été d'âge à être mon père. Il paraît aussi que j'avais pris tant d'amitié pour lui que je ne voulais pas le quitter, et que ma mère, qui ne le haïssait pas dans ce temps-là comme aujourd'hui, le fit venir à la maison quand je fus sevrée, pour me tenir compagnie. Il y resta deux ou trois ans, au lieu de deux ou trois mois dont on était convenu d'abord. Il était si actif et si serviable, qu'on le trouvait fort utile chez nous. Sa mère avait alors des embarras, et ma grand'mère, qui est son amie, trouvait fort bien qu'on la débarrassât d'un de ses enfants. Je me rappelle donc bien le temps où Louis, ma pauvre soeur et moi étions toujours à courir et à jouer ensemble, dans le pré, dans la garenne, dans les greniers du château. Mais quand il fut en âge d'être utile à sa mère en travaillant à la farine, elle le rappela au moulin. Nous eûmes tant de regret de nous séparer, et je m'ennuyais tellement sans lui, sa mère et sa soeur (ma nourrice) m'étaient si attachées, qu'on me conduisait à Angibault tous les samedis soir pour me ramener ici tous les lundis matin. Cela dura jusqu'à l'âge où on me mit en pension à la ville, et quand j'en sortis, il n'était plus question de camaraderie entre un garçon comme le meunier et une jeune fille qu'on traitait de demoiselle. Cependant nous nous sommes toujours vus souvent, surtout depuis que mon père, malgré la distance, l'a pris pour son meunier et qu'il vient ici trois ou quatre fois par semaine. De mon côté, j'ai toujours eu un grand plaisir à revoir Angibault et la meunière, qui est si bonne et que j'aime tant!.. Eh bien, Madame, concevez-vous que, depuis quelque temps, ma mère s'avise de trouver cela mauvais et qu'elle m'empêche d'aller m'y promener? Elle a pris le pauvre Grand-Louis en horreur, elle fait son possible pour le mortifier, et elle m'a défendu de danser avec lui dans les assemblées, sous prétexte qu'il est trop au-dessous de moi. Cependant, nous autres demoiselles de campagne, comme on nous appelle, nous dansons toujours avec les paysans qui nous invitent; et d'ailleurs on ne peut pas dire que le meunier d'Angibault soit un paysan. Il a pour une vingtaine de mille francs de bien et il a été mieux élevé que bien d'autres. A vous dire le vrai, mon cousin Honoré Bricolin n'écrit pas l'orthographe aussi bien que lui, quoiqu'on ait dépensé plus d'argent pour l'instruire, et je ne vois pas pourquoi on veut que je sois si fière de ma famille.

– Je n'y comprends rien non plus, dit Marcelle, qui voyait bien qu'un peu de finesse était nécessaire avec mademoiselle Rose, et qu'elle ne se confesserait pas avec l'ardente expansion du Grand-Louis. Est-ce que vous ne voyez rien dans les manières du bon meunier qui ait pu motiver le mécontentement de votre mère?

– Oh! rien du tout. Il est cent fois plus honnête et plus convenable que tous nos bourgeois de campagne, qui s'enivrent presque tous et sont parfois très-grossiers. Jamais il n'a dit à mes oreilles un mot qui m'ait portée à baisser les yeux.

– Mais votre mère ne se serait-elle pas forgé la singulière idée qu'il peut être amoureux de vous?

Rosé se troubla, hésita, et finit par avouer que sa mère pouvait bien s'être persuadé cela.

– Et si votre mère avait deviné juste, n'aurait-elle pas raison de vous mettre en garde contre lui?

– Mais, c'est selon! Si cela était et s'il m'en parlait!.. Mais il ne m'a jamais dit un mot qui ne fût de pure amitié.

– Et s'il était très-épris de vous sans jamais oser vous le dire?

– Alors, où serait le mal? dit Rosé avec un peu de coquetterie.

– Vous seriez très-coupable d'entretenir sa passion sans vouloir l'encourager sérieusement, répondit Marcelle d'un ton assez sévère. Ce serait vous faire un jeu de la souffrance d'un ami, et ce n'est pas dans votre famille, Rose, qu'on doit traiter légèrement les amours contrariées!

– Oh! dit Rose d'un air mutin, les hommes ne deviennent pas fous pour ces choses-là! Cependant, ajoutat-elle naïvement et en penchant la tète, il faut avouer qu'il est quelquefois bien triste, ce pauvre Louis, et qu'il parle comme un homme qui est au désespoir… sans que je puisse deviner pourquoi! Cela me fait beaucoup de peine.

– Pas assez pourtant pour que vous daigniez le comprendre?

– Mais quand il m'aimerait, que pourrais-je faire pour le consoler?

– Sans doute. Il faudrait l'aimer ou l'éviter.

– Je ne peux ni l'un ni l'autre. L'aimer, c'est quasi impossible, et l'éviter, j'ai trop d'amitié pour lui pour me résoudre à lui faire cette peine-là. Si vous saviez quels yeux il fait quand j'ai l'air de ne pas prendre garde à lui! Il en devient tout pâle, et cela me fait mal.

– Pourquoi dites-vous donc qu'il vous serait impossible de l'aimer?

– Dame! peut-on aimer quelqu'un qu'on ne peut pas épouser?

– Mais on peut toujours épouser quelqu'un qu'on aime.

– Oh! pas toujours! Voyez ma pauvre soeur! Son exemple me fait trop de peur pour que je veuille risquer de le suivre.

– Vous ne risquez rien, ma chère Rose, dit Marcelle avec un peu d'amertume; quand on dispose de son amour et de sa volonté avec tant d'aisance, on n'aime pas, et on ne court aucun danger.

– Ne dites pas cela, répondit Rose avec vivacité. Je suis aussi capable qu'une autre d'aimer et de risquer d'être malheureuse. Mais me conseillerez-vous d'avoir ce courage-là?

– Dieu m'en préserve! Je voudrais vous aider seulement à constater l'état de votre coeur, afin que vous ne fassiez pas le malheur de Louis par votre imprudence.

– Ce pauvre Grand-Louis!.. Mais voyons, Madame, que puis-je donc faire? Je suppose que mon père, après bien des colères et des menaces, consente à me donner à lui; que ma mère, effrayée de l'exemple de ma soeur, aime mieux sacrifier ses répugnances que de me voir tomber malade, tout cela n'est guère probable… Mais enfin, pour en arriver là, voyez donc que de disputes, que de scènes, que d'embarras!

– Vous avez peur, vous n'aimez pas, vous dis-je; vous pouvez avoir raison, c'est pourquoi il faut éloigner le Grand-Louis.

Ce conseil, sur lequel Marcelle revenait toujours, ne paraissait nullement du goût de Rose. L'amour du meunier flattait extrêmement son amour-propre, surtout depuis que madame de Blanchemont l'avait tant relevé à ses yeux, et peut-être aussi, à cause de la rareté du fait. Les paysans sont peu susceptibles de passion, et dans le monde bourgeois où Rose vivait, la passion devenait de plus en plus inouïe et inconnue, au milieu des préoccupations de l'intérêt. Rosé avait lu quelques romans; elle était fière d'inspirer un amour disproportionné, impossible, et dont, un jour ou l'autre, tout le pays parlerait peut-être avec étonnement. Enfin, le Grand-Louis était la coqueluche de toutes les paysannes, et il n'y avait pas assez de distance entre leur race et la bourgeoisie de fraîche date des Bricolin, pour qu'il n'y eût pas quelque enivrement à l'emporter sur les plus belles filles de l'endroit.

– Ne croyez pas que je sois lâche, dit Rose après un instant de réflexion. Je sais fort bien répondre à maman quand elle accuse injustement ce pauvre garçon, et si, une fois, je m'étais mis en tête quelque chose, aidée de vous qui avez tant d'esprit, et que mon père désire tant se rendre favorable dans ce moment-ci… je pourrais bien triompher de tout. D'abord je vous déclare que je ne perdrais pas la tête, comme ma pauvre soeur! Je suis obstinée et on m'a toujours trop gâtée pour ne pas me craindre un peu. Mais je vais vous dire ce qui me coûterait le plus.

– Voyons, Rose, j'écoute.

– Que penserait-on de moi dans le pays, si je faisais ces esclandres-là dans ma famille? Toutes mes amies, jalouses peut-être de l'amour que j'inspirerais, et qu'elles ne trouveront jamais dans leurs mariages d'argent, me jetteraient la pierre. Tous mes cousins et prétendants, furieux de la préférence donnée à un paysan sur eux, qui se croient d'un si grand prix, toutes les mères de famille, effrayées de l'exemple que je donnerais à leurs filles, enfin les paysans eux-mêmes, jaloux de voir un d'entre eux faire ce qu'ils appellent un gros mariage, me poursuivraient de leur blâme et de leurs moqueries. «Voilà une folle, dirait l'un; c'est dans le sang, et bientôt elle mangera de la viande crue comme sa soeur. Voilà une sotte, dirait l'autre, qui prend un paysan, pouvant épouser un homme de sa sorte! Voilà une méchante fille, dirait tout le monde, qui fait de la peine à des parents qui ne lui ont pourtant jamais rien refusé. Oh! l'effrontée, la dévergondée, qui fait tout ce scandale pour un manant parce qu'il a cinq pieds huit pouces! Pourquoi pas pour son valet de charrue? pourquoi pas pour l'oncle Cadoche, qui va mendiant de porte en porte?» Enfin, cela ne finirait pas, et je crois que ce n'est pas joli pour une jeune fille de s'exposer à tout cela pour l'amour d'un homme.

 

– Ma chère Rose, dit Marcelle, vos dernières objections ne me paraissent pas si sérieuses que les premières, et pourtant je vois que vous auriez beaucoup plus de répugnance à braver l'opinion publique que la résistance de vos parents. Il faudra que nous examinions mûrement ensemble, le pour et le contre, et comme vous m'avez raconté votre histoire, je vous dois la mienne. Je veux vous la raconter, bien que ce soit un secret, tout le secret de ma vie mais il est si pur qu'une demoiselle peut l'entendre. Dans quelque temps, ce n'en sera plus un pour personne, et, en attendant, je suis certaine que vous le garderez fidèlement.

– Oh! Madame, s'écria Rose en se jetant au cou de Marcelle, que vous êtes bonne! on ne m'a jamais dit de secrets, et j'ai toujours eu envie d'en savoir un afin de le bien garder. Jugez si le vôtre me sera sacré! Il m'instruira de bien des choses que j'ignore; car il me semble qu'il doit y avoir une morale en amour comme en toutes choses, et personne ne m'en a jamais voulu parler, sous prétexte qu'il n'y a pas ou qu'il ne doit pas y avoir d'amour. Il me semble pourtant bien… mais parlez, parlez, ma chère madame Marcelle! Je me figure qu'en ayant votre confiance, je vais avoir votre amitié.

– Pourquoi non, si je puis espérer d'être payée de retour? dit Marcelle en lui rendant ses caresses.

– Oh! mon Dieu! dit Rose dont les yeux se remplirent de larmes; ne le voyez-vous pas que je vous aime? que dès la première vue mon coeur a été vers vous, et qu'il est à vous tout entier, depuis seulement un jour que je vous connais? Comment cela se fait-il? je n'en sais rien. Mais je n'ai jamais vu personne qui me plût autant que vous. Je n'en ai vu que dans les livres, et vous me faites l'effet d'être, à vous seule, toutes les belles héroïnes des romans que j'ai lus.

– Et puis, ma chère enfant, votre noble coeur a besoin d'aimer! Je tâcherai de n'être pas indigne de l'occasion qui me favorise.

La petite Fanchon était déjà installée dans le cabinet voisin, et déjà elle ronflait de façon à couvrir la voix des chouettes et des engoulevents qui commençaient à s'agiter dans les combles des vieilles tours. Marcelle s'assit auprès de la fenêtre ouverte, d'où l'on voyait briller les étoiles sereines dans un ciel magnifiquement pur, et prenant la main de Rose, dans les siennes, elle parla ainsi qu'il suit:

XIV.
MARCELLE

«Mon histoire, chère Rose, ressemble, en effet, à un roman; mais c'est un roman si simple et si peu nouveau qu'il ressemble à tous les romans du monde. Le voici en aussi peu de mots que possible.

«Mon fils, à l'âge de deux ans, était d'une santé si mauvaise, que je désespérais de le sauver. Mes inquiétudes, ma tristesse, les soins continuels dont je ne voulais me remettre à personne, me fournirent une occasion toute naturelle de me retirer du monde, où je n'avais fait qu'une courte apparition, et pour lequel je n'avais aucun goût. Les médecins me conseillèrent de faire vivre mon enfant à la campagne. Mon mari avait une belle terre à vingt lieues de celle-ci, comme vous savez; mais la vie bruyante et licencieuse qu'il y menait avec ses amis, ses chevaux, ses chiens et ses maîtresses, ne m'engageait pas à m'y retirer, même aux époques où il vivait à Paris. Le désordre de cette maison, l'insolence des valets dont on souffrait le pillage, ne pouvant leur payer régulièrement leur salaire, un entourage de voisins de mauvais ton, me furent si bien dépeints par mon vieux Lapierre, qui y avait passé quelque temps, que je renonçai à y tenter un établissement. M. de Blanchemont, ne se souciant pas que je vinsse vivre ici, à portée de connaître ses dérèglements, me fit croire que ce lieu-ci était affreux, que le vieux château était inhabitable, et, sous ce dernier rapport, il ne faisait qu'exagérer un peu, vous en conviendrez. Il parla de m'acheter une maison de campagne aux environs de Paris; mais où eût-il pris de l'argent pour cette acquisition, lorsqu'à mon insu il était déjà à peu près ruiné?

«Voyant que ses promesses n'aboutissaient à rien et que mon fils dépérissait, je me hâtai de louer à Montmorency (un village près de Paris dans une situation admirable, au voisinage des bois et des collines les plus sainement exposés), une moitié de maison, la première que je pus trouver, la seule dans, ce moment-là. Ces habitations sont fort recherchées par les gens de Paris qui s'y établissent, même des personnes riches, plus que modestement, pour quelque temps de la belle saison. Mes parents et mes amis vinrent m'y voir assez souvent d'abord, puis de moins en moins, comme il arrive toujours quand la personne qu'on visite aime sa retraite et n'y attire, ni par le luxe, ni par la coquetterie. Vers la fin de la première saison, il se passait souvent quinze jours sans que je visse venir personne de Paris. Je ne m'étais liée avec aucune des notabilités de l'endroit. Edouard se portait mieux, j'étais calme et satisfaite; je lisais beaucoup, je me promenais dans les bois, seule avec lui, une paysanne pour conduire son âne, un livre, et un gros chien, gardien très-jaloux de nos personnes. Cette vie me plaisait extrêmement. M. de Blanchemont était enchanté de n'avoir pas à s'occuper de moi. Il ne venait jamais me voir. Il envoyait de temps en temps un domestique pour savoir des nouvelles de son fils et s'enquérir de mes besoins d'argent qui étaient fort modestes, heureusement pour moi: il n'eût pu les satisfaire.

– Voyez! s'écria Rose, il nous disait ici que c'était pour vous qu'il mangeait ses revenus et les vôtres; qu'il vous fallait des chevaux, des voitures, tandis que vous alliez peut-être à pied dans les bois pour économiser le loyer d'un âne!

Vous l'avez deviné, chère Rose. Lorsque je demandais quelque argent à mon mari, il me faisait de si longues et de si étranges histoires sur la pénurie de ses fermiers, sur la gelée de l'hiver, sur la grêle de l'été, qui les avait ruinés, que, pour ne plus entendre tous ces détails, et, la plupart du temps, dupe de sa généreuse commisération pour vous, je l'approuvais et m'abstenais de réclamer la jouissance de mes revenus.

«La vieille maison que j'habitais était propre, mais presque pauvre, et je n'y attirais l'attention de personne. Elle se composait de deux étages. J'occupais le premier. Au rez-de-chaussée habitaient deux jeunes gens, dont l'un était malade. Un petit jardin très-ombragé et entouré de grands murs, où Edouard jouait sous mes yeux avec sa bonne, lorsque j'étais assise à ma fenêtre, était commun aux deux locataires, M. Henri Lémor et moi.

Henri avait vingt-deux ans. Son frère n'en avait que quinze. Le pauvre enfant était phtisique, et son aîné le soignait avec une sollicitude admirable. Ils étaient orphelins. Henri était une véritable mère pour le pauvre agonisant. Il ne le quittait pas d'une heure, il lui faisait la lecture, le promenait en le soutenant dans ses bras, le couchait et le rhabillait comme un enfant, et, comme ce malheureux Ernest ne dormait presque plus, Henri, pâle, exténué, creusé par les veilles, semblait presque aussi malade que lui.

«Une vieille femme excellente, propriétaire de notre maison et occupant une partie du rez-de-chaussée, montrait beaucoup d'obligeance et de dévouement à ces malheureux jeunes gens; mais elle ne pouvait suffire à tout, je dus m'empresser de la seconder. Je le fis avec zèle et sans m'épargner, comme vous l'eussiez fait à ma place, Rose; et même dans les derniers jours de l'existence d'Ernest, je ne quittai guère son chevet. Il me témoignait une affection et une reconnaissance bien touchantes. Ne connaissant pas et ne sentant plus la gravité de son mal, il mourut sans s'en apercevoir, et presque en parlant. Il venait de me dire que je l'avais guéri, lorsque sa respiration s'arrêta et que sa main se glaça dans les miennes.

La douleur d'Henri fut profonde, il en tomba malade, et, à son tour, il fallut le soigner et le veiller. La vieille propriétaire, madame Joly, était au bout de ses forces. Edouard heureusement était bien portant, et je pouvais partager mes soins entre lui et Henri. Le devoir d'assister et de consoler ce pauvre Henri retomba sur moi seule, et à la fin de l'automne, j'eus la joie de l'avoir rendu à la vie.

«Vous concevez bien, Rosé, qu'une amitié profonde, inaltérable, s'était cimentée entre nous deux au milieu de toutes ces douleurs et de tous ces dangers. Quand l'hiver et l'insistance de mes parents me forcèrent de retourner à Paris, nous nous étions fait une si douce habitude de lire, de causer, et de nous promener ensemble dans le petit jardin, que notre séparation fut un véritable déchirement de coeur. Nous n'osâmes pourtant nous promettre de nous retrouver à Montmorency l'année suivante. Nous étions encore timides l'un avec l'autre, et nous aurions tremblé de donner le nom d'amour à cette affection.

«Henri n'avait guère songé à s'enquérir de ma condition, ni moi de la sienne. Nous faisions à peu près la même dépense dans la maison. Il m'avait demandé la permission de me voir à Paris; mais quand je lui donnai mon adresse chez ma belle-mère, à l'hôtel de Blanchemont, il parut surpris et effrayé. Quand je quittai Montmorency dans le carrosse armorié que mes parents avaient envoyé pour me prendre, il eut l'air consterné, et quand il sut que j'étais riche (je croyais l'être et je passais pour telle), il se regarda comme à jamais séparé de moi. L'hiver se passa sans que je le revisse, sans que j'entendisse parler de lui.

«Lémor était pourtant lui-même réellement plus riche que moi à cette époque. Son père, mort une année auparavant, était un homme du peuple, un ouvrier qu'un petit commerce et beaucoup d'habileté avaient mis fort à l'aise. Les enfants de cet homme avaient reçu une très-bonne éducation, et la mort d'Ernest laissait à Henri un revenu de huit ou dix mille francs. Mais les idées de lucre, l'indélicatesse, l'effroyable dureté et l'égoïsme profond de ce père commerçant avaient révolté de bonne heure l'âme enthousiaste et généreuse d'Henri. Dans l'hiver qui suivit la mort d'Ernest, il se hâta de céder, presque pour rien, son fonds de commerce à un homme que Lémor le père avait ruiné par les manoeuvres les plus rapaces et les plus déloyales d'une impitoyable concurrence. Henri distribua à tous les ouvriers que son père avait longtemps pressurés le produit de cette vente, et, se dérobant, avec une sorte d'aversion, à leur reconnaissance (car il m'a dit souvent que ces hommes malheureux avaient été corrompus et avilis eux-mêmes par l'exemple et les procédés de leur maître), il changea de quartier et se mit en apprentissage pour devenir ouvrier lui-même. L'année précédente, et avant que la maladie de son frère le forçât d'habiter la campagne, il avait déjà commencé à étudier la mécanique.

«J'appris tous ces détails par la vieille femme de Montmorency, à qui j'allai faire une ou deux visites à la fin de l'hiver, autant, je l'avoue, pour savoir des nouvelles d'Henri que pour lui témoigner l'amitié dont elle était digne à tous égards. Cette femme avait de la vénération pour Lémor. Elle avait soigné le pauvre Ernest comme son propre fils; elle ne parlait d'Henri que les mains jointes et les yeux pleins de larmes. Quand je lui demandai pourquoi il ne venait pas me voir, elle me répondit que ma richesse et ma position dans le monde ne pouvaient permettre que des rapports naturels s'établissent entre une personne comme moi et un homme qui s'était jeté volontairement dans la pauvreté. C'est à cette occasion qu'elle me raconta tout ce qu'elle savait de lui et tout ce que je viens de vous rapporter.

«Vous devez comprendre, chère Rose, combien je fus frappée de la conduite de ce jeune homme, qui s'était montré à moi si simple, si modeste et si parfaitement ignorant de sa grandeur morale. Je ne pus penser à autre chose; dans le monde, comme dans ma chambre solitaire, au théâtre comme à l'église, son souvenir et son image étaient toujours dans mon coeur et dans ma pensée. Je le comparais à tous les hommes que je voyais, et alors il me paraissait si grand!

«Dès la fin de mars je retournai à Montmorency, n'espérant point y retrouver mon intéressant voisin. J'eus un instant de véritable douleur, lorsque, descendant au jardin avec une parente qui m'avait accompagnée pour m'aider malgré moi à me réinstaller à la campagne, j'appris que le rez-de-chaussée était loué à une vieille dame. Mais ma compagne ayant fait quelques pas loin de moi, la bonne madame Joly me dit à l'oreille qu'elle avait fait ce petit mensonge parce que ma parente lui paraissait curieuse et babillarde, mais que Lémor était là, et qu'il se tenait caché pour ne me voir que lorsque je serais seule.

 

«Je pensai m'évanouir de joie, et je supportai l'obligeance et les attentions de ma pauvre cousine avec une patience dont je faillis mourir. Enfin elle partit, et je revis Lémor, non pas seulement ce jour-là, mais tous les jours et presque à toutes les heures de la journée, depuis la fin de l'hiver jusqu'à l'extrême fin de l'automne suivant. Les visites, toujours rares et assez courtes que l'on me rendait, mes courses indispensables à Paris, nous volèrent tout au plus, en rassemblant toutes les heures, deux semaines de notre délicieuse intimité.

«Je vous laisse à penser si cette vie fut heureuse et si l'amour s'empara en maître absolu de notre amitié. Mais ce dernier sentiment fut aussi chaste sous les yeux de Dieu et de mon fils que l'avait été une amitié formée au lit de mort du frère d'Henri. On en jasa pourtant peut-être un peu chez les indigènes de Montmorency; mais la bonne réputation de notre hôtesse, sa discrétion sur nos sentiments qu'elle devinait bien, son ardeur à défendre notre conduite, la vie cachée que nous menions, et le soin que nous eûmes de ne jamais nous montrer ensemble hors de la maison; enfin, l'absence de tout scandale, empêchèrent la malveillance de s'en mêler: aucun propos ne parvint jamais aux oreilles de mon mari ni d'aucun de mes parents.

«Jamais amours ne furent plus religieusement sentis et plus salutaires pour les deux âmes qu'elles remplirent. Les idées d'Henri, fort singulières aux yeux du monde, mais les seules vraies, les seules chrétiennes aux miens, transportèrent mon esprit dans une nouvelle sphère. Je connus l'enthousiasme de la foi et de la vertu en même temps que celui de l'affection. Ces deux sentiments se liaient dans mon coeur et ne pouvaient plus se passer l'un de l'autre. Henri adorait mon fils, mon fils que son père oubliait, délaissait et connaissait à peine! Aussi Édouard avait pour Lémor la tendresse, la confiance et le respect que son père eût dû lui inspirer.

«L'hiver nous arracha encore à notre paradis terrestre, mais cette fois il ne nous sépara point. Lémor vint me voir en secret de temps en temps, et nous nous écrivions presque tous les jours. Il avait une clef du jardin de l'hôtel, et quand nous ne pouvions nous y rencontrer la nuit, une fente dans le piédestal d'une vieille statue recevait notre correspondance.

C'est tout récemment, vous le savez, que M. de Blanchemont a perdu la vie d'une manière tragique et inattendue, dans un duel à mort avec un de ses amis, pour une folle maîtresse qui l'avait trahi. Un mois après, j'ai vu Henri, et c'est de ce moment que datent mes chagrins. Je croyais si naturel de m'engager à lui pour la vie! Je voulais le revoir un instant et fixer avec lui l'époque où les devoirs de ma position me permettraient de lui donner ma main et ma personne comme il avait mon coeur et mon esprit. Mais le croiriez-vous, Rose? son premier mouvement a été un refus plein d'effroi et de désespoir. La crainte d'être riche, oui, l'horreur de la richesse, l'ont emporté sur l'amour, et il s'est comme enfui de moi avec épouvante!

«J'ai été offensée, consternée, je n'ai pas su le convaincre, je n'ai pas voulu le retenir. Et puis, j'ai réfléchi, j'ai trouvé qu'il avait raison, qu'il était conséquent avec lui-même, fidèle à ses principes. Je l'en ai estimé, je l'en ai aimé davantage, et j'ai résolu d'arranger ma vie de manière à ne plus le blesser, de quitter le monde entièrement, de venir me cacher bien loin de Paris au fond d'une campagne, afin de rompre toutes mes relations avec les puissants et les riches que Lémor considère comme des ennemis tantôt féroces, tantôt involontaires et aveugles de l'humanité.

«Mais à ce projet, qui n'était que secondaire dans ma pensée, j'en associais un autre qui coupait le mal dans sa racine et détruisait à jamais tous les scrupules de mon amant, de mon époux futur. Je voulais imiter son exemple, et dissiper ma fortune personnelle en l'appliquant à ce qu'au couvent nous appelions les bonnes oeuvres, à ce que Lémor appelle l'oeuvre de rémunération, à ce qui est juste envers les hommes et agréable à Dieu dans toutes les religions et dans tous les temps. J'étais libre de faire ce sacrifice sans nuire à ce que les riches auraient appelé le bonheur futur de mon fils, puisque je le croyais encore destiné à un héritage considérable; et, d'ailleurs, dans mes idées à moi, en m'abstenant de jouir de ses revenus durant les longues années de sa minorité, en accumulant et en plaçant les rentes, j'aurais travaillé aussi à son bonheur. C'est-à-dire que l'élevant dans des habitudes de sobriété et de simplicité, et lui communiquant l'enthousiasme de ma charité, je l'aurais mis à même un jour de consacrer à ces mêmes bonnes oeuvres une fortune considérable, augmentée par mon économie et par le devoir que je m'imposais de n'en jouir en aucune façon pour mon propre compte, malgré les droits que la loi me donnait à cet égard. Il me semblait que cette âme si naïve et si tendre de mon enfant répondrait à mon enthousiasme, et que j'entasserais ces richesses terrestres pour son salut futur. Riez-en un peu, si vous voulez, chère Rose; mais il me semble encore que je réussirai, dans des conditions plus restreintes, à faire envisager les choses à mon Edouard sous ce point de vue. Il n'a plus à hériter de son père, et ce qui me reste lui sera désormais consacré dans le même but. Je ne me crois plus le droit de me dépouiller de ce peu d'aisance qui nous est laissée à tous d'eux. Je me figure que rien ne m'appartient plus en propre, puisque mon fils n'a plus rien de certain à attendre que de moi. Cette pauvreté, dont j'aurais pu faire voeu pour moi seule, c'est un baptême nouveau que Dieu ne me permet peut-être pas d'imposer à mon enfant avant qu'il soit en âge de l'accepter ou de le rejeter librement. pouvons-nous, étant nés dans le siècle, et ayant donné la vie à des êtres destinés aux jouissances et au pouvoir dans la société, les priver violemment et sans les consulter, de ce que la société considère comme de si grands avantages et des droits si sacrés? Dans ce sauve qui peut général où la corruption de l'argent a lancé tous les humains, si je venais à mourir en laissant mon fils dans la misère avant le temps nécessaire pour lui enseigner l'amour du travail, à quels vices, à quelle abjection ne risquerais-je pas d'abandonner ses bons mais faibles instincts? On parle d'une religion de fraternité et de communauté, où tous les hommes seraient heureux en s'aimant, et deviendraient riches en se dépouillant. On dit que c'est un problème que les plus grands saints du christianisme comme les plus grands sages de l'antiquité ont été sur le point de résoudre. On dit encore que cette religion est prête à descendre dans le coeur des hommes, quoique tout semble, dans la réalité, conspirer contre elle; parce que du choc immense, épouvantable, de tous les intérêts égoïstes, doivent naître la nécessité de tout changer, la lassitude du mal, le besoin du vrai et l'amour du bien. Tout cela, je le crois fermement, Rose. Mais, comme je vous le disais tout à l'heure, j'ignore quels jours Dieu a fixés pour l'accomplissement de ses desseins. Je ne comprends rien à la politique, je n'y vois pas d'assez vives lueurs de mon idéal; et, réfugiée dans l'arche comme l'oiseau durant le déluge, j'attends, je prie, je souffre et j'espère, sans m'occuper des railleries que le monde prodigue à ceux qui ne veulent pas approuver ses injustices, et se réjouir des malheurs de leur temps.