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Légendes rustiques

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Le moine des Étangs-Brisses

Passants qui, aux derniers rayons du soleil, longez les marécages, prenez garde au moine gigantesque qui se lève tout-à-coup du milieu des roseaux. Fuyez et n'écoutez pas ses discours maudits!

Maurice SAND.

Jeanne et Pierre s'étaient attardés, un dimanche, le long des Étangs-Brisses. C'est un endroit qui n'est pas gai, surtout le soir. Quand on a passé les bois, on arrive sur un grand plateau tout nu, où il n'y a que joncs et sable et de grandes flaques d'eau qui se rejoignent à la saison des pluies et font comme un lac dont le fond paraît tout noir.

Au temps passé, un méchant moine, pris de vin, y fut noyé avec son âne, pour avoir voulu suivre une petite chaussée bien étroite que l'eau couvrait. L'âne n'avait point fait de mal, jamais on ne l'entendit braire; mais le moine libertin fut condamné à sentir les affres de la mort et les angoisses de sa dernière heure tant qu'il y aurait une goutte d'eau dans les Étangs-Brisses. Or, bien que la culture empiète chaque année sur les bords de ces petits lacs, ils ne font point mine de tarir; donc le supplice du moine dure encore et durera Dieu sait combien!

Jeanne connaissait bien la mauvaise renommée des étangs; mais Pierre n'y voulait pas croire et s'en moquait. Il l'empêchait d'ailleurs d'y songer, lui disant toutes sortes de choses que Jeanne trouvait belles et agréables à entendre. Ils étaient fiancés et revenaient de la ville, où ils avaient choisi leurs livrées de noce, c'est-à-dire habits neufs, rubans et dentelles pour le grand jour. Ils marchaient ensemble, se tenant par le petit doigt, comme c'est la coutume des accordés, lorsqu'ils se trouvèrent sur la chaussée, les pieds pris dans la vase. La veille, un gros orage avait enflé l'étang qui débordait un peu.

– Tu me mènes mal, dit Jeanne à son amoureux; m'est avis que ce n'est point là le bon passage.

– Attends que je m'y reconnaisse, lui répondit Pierre. De vrai, le soleil est couché, et les roseaux sont tout noirs, tous pareils les uns aux autres. Reste un peu là, je m'en irai voir si on peut en sortir.

Jeanne était lasse; elle s'assit dans les roseaux et regarda le ciel rouge tout pigelé, c'est-à-dire tout marbré de jaune et de brun, et son esprit se tourna à la tristesse, sans qu'elle eût pu dire pourquoi. «Si c'était tout-à-fait de nuit, pensa-t-elle, je ne voudrais point me trouver seule en ce mauvais endroit, où, dans le temps, le moine s'est péri. Pourvu que Pierre ne marche pas à faux dans ces herbes folles!» Elle le suivit des yeux tant qu'elle put le voir, et puis elle ne le vit plus du tout et commença de trembler de tout son pauvre corps.

Tout d'un coup, elle vit voler une grande bande de canards sauvages qui venait de son côté en menant du bruit; et, se levant sur la pointe de ses pieds, elle vit Pierre qui revenait, s'amusant à jeter des cailloux dans l'eau pour faire lever d'autres bandes d'oiseaux dont l'étang se remplissait, à mesure que la nuit descendait du haut du ciel.

Quand Pierre fut à côté d'elle, il lui dit: – Nous sommes dans le vrai chemin, et sauf un peu de bourbe, nous passerons bien. Laisse-moi souffler une minute, car j'ai marché vite et, d'ailleurs, l'endroit n'est pas trop vilain pour se reposer.

– Si tu le trouves joli, c'est une drôle d'idée, mon Pierre; moi je m'y déplais et le temps m'y a duré. Repose-toi vite, car j'en veux sortir avant la grand'nuit.

Quand Pierre se fut assis dans les roseaux à côté de Jeanne, il lui dit: – Mon Dieu! Jeanne le temps m'a bien duré aussi en marchant, car il me semble que je ne t'ai point embrassée depuis deux ans.

– Diseu' de riens! reprit-elle, tu m'as embrassée il n'y a pas deux quarts d'heure.

– Eh bien! ma mie, où est le mal?

– Je ne dis point qu'il y en ait, puisque nous nous marions!

– Or donc, laisse-moi t'embrasser encore une petite fois, ou sept.

Jeanne se laissa embrasser une fois, disant que c'était assez. Elle n'y entendait point malice, mais elle savait que s'il est permis aux accordés de campagne de s'embrasser en marchant, devant les passants, il n'est point convenable ni honnête de se dire ses amitiés en cachette du monde, et de s'arrêter dans les endroits où personne ne passe.

Pierre, qui était un garçon bien comme il faut, c'est-à-dire sachant se comporter en tout de la vraie manière, était content de voir Jeanne le tenir à distance, et il ne faisait le jeu d'outrepasser un peu son droit que pour avoir le plaisir de recevoir d'elle une bonne tape de temps en temps, ce qui est, comme chacun sait, une grande marque de confiance et d'amitié.

Et quand ils se furent ainsi honnêtement chamaillés un petit moment, ils se mirent à causer de l'avenir, ce qui est encore une grande réjouissance entre gens qui doivent passer leur vie ensemble. Et les voilà comptant et recomptant leurs petits apports, se bâtissant une maison neuve et se plantant un joli petit jardin, comme qui dirait dans la tête, car les pauvres enfants ne possédaient pas gros, et il leur fallait travailler seulement pour entretenir ce qu'ils avaient.

Mais voilà qu'une voix que Pierre n'entendait pas, se mit à parler à Jeanne comme si c'était celle de Pierre, tandis qu'une voix se mettait à parler avec Pierre comme si c'était celle de Jeanne, et pourtant ce ne l'était point et Jeanne ne l'entendait mie. Et ainsi ils crurent se dire des choses qu'ils ne se disaient point et se trouvèrent en mauvais accord sans savoir d'où cela leur venait. Jeanne reprochait à Pierre d'être un paresseux et d'aimer le cabaret; Pierre reprochait à Jeanne d'être coquette et d'aimer trop la braverie. Si bien que tous deux se mirent à pleurer et à bouder, ne se voulant plus rien dire.

Mais une chose étonnante, c'est qu'en ne se disant plus rien, et en ne se voyant point remuer les lèvres, ils entendirent, tous deux à la fois, une voix très sourde qui parlait en manière de grenouille ou de canne sauvage, et qui disait les plus méchantes paroles du monde.

– Que faites-vous là, enfants, à vous bouder, au lieu de mettre à profit la nuit et la solitude? Vous attendez sottement la fin de la semaine pour vous aimer librement? Voilà une belle fadaise que le mariage! Ne savez-vous point que le mariage c'est la peine, la misère, les querelles, le souci des enfants et les jours sans pain? Allons, allons, innocents que vous êtes! Dès le lendemain du mariage, vous pleurerez, si vous ne vous battez point! Vous voyez bien que déjà en voulant parler d'avenir et d'économie vous n'avez pu vous entendre!

La vie est sotte et misérable, ne vous y trompez pas; il n'y a de bon que l'oubli du devoir et le plaisir sans contrainte. Aimez-vous à présent, car si vous ne profitez de l'heure qui se présente, vous ne la retrouverez plus, et ne connaîtrez de votre union que les coups et les injures, des fleurs de la jeunesse que les piquerons et la folle graine.

Jeanne et Pierre avaient bien peur. Ils se tenaient la main et se serraient l'un contre l'autre sans oser respirer. Jeanne n'entendait rien de ce que lui disait la méchante voix. Les paroles passaient dans son oreille comme une messe du diable dite au rebours du bon sens; mais Pierre qui en savait plus long, écoutait, malgré sa peur, et comprenait quasiment tout.

– La voix est laide, dit-il, j'en tombe d'accord; mais les mots ne sont points bêtes, et si tu m'en croyais, Jeanne, tu l'écouterais aussi.

– Que les paroles soient bêtes ou belles, je ne m'en soucie pas, répondit-elle. Elles me font peur, encore que je n'y comprend goutte; c'est quelqu'un qui se moque de nous parce que nous voilà tout seuls arrêtés en un lieu qui ne convient pas. Allons-nous-en vitement, mon Pierre. Cette personne là, vivante ou morte, ne nous veut que du mal.

– Non, Jeanne, elle nous veut du bien, car elle plaint le sort qui nous attend et si tu voulais bien comprendre ce qu'elle dit…

Là-dessus Pierre, se sentant poussé du diable, voulut retenir Jeanne qui voulait s'en aller, et le mauvais esprit se crut pour un moment le plus fort.

Mais il n'est pas donné à ces mauvaises engeances de faire aux bons chrétiens tout le mal qu'elles souhaitent. Le moine libertin, voyant que Pierre trébuchait dans sa conscience, fut trop pressé de lui prendre son âme. Il se mit à chanter dans sa voix de marais, disant: «Venez, venez, mes beaux enfants, il n'est pas besoin ici de cierges ni de témoins. S'il vous faut quelqu'un pour vous marier, je sais dire les vraies paroles qu'il faut. Mettez-vous à genoux devant moi et vous aurez la bénédiction de Belzébuth!

Disant cela, voilà le moine qui fait sortir de l'eau sa grosse tête couverte d'un capuchon vaseux. – Sauvons-nous, dit Jeanne, voilà une grosse loutre qui veut sauter après nous. – Non pas, dit Pierre, je la virerai bien de mon bâton. Mais comme il se penchait sur l'eau pour regarder, il vit les yeux de feu du moine et puis sa barbe toute remplie de sangsues et de grenouilles, et puis son corps tout pourri, et puis ses jambes desséchées, et puis ses deux grands bras tout ruisselants de mousse et de fange qu'il déploya comme deux ailes sur la tête des deux amoureux, pour les consacrer à Satan.

Mais Pierre, encore qu'il ne fût pas des plus poltrons, eut une si fière peur de voir le moine grandir, grandir, comme s'il eût voulu toucher les nuées, qu'il se sauva, criant comme un essieu, courant comme un lièvre et tirant après lui la pauvre Jeanne, plus morte que vive, mais qui pourtant ne se fit point prier pour passer la chaussée, les pieds mouillés et les cheveux au vent.

Et si bien coururent qu'ils arrivèrent au logis de leurs parents sans avoir une seule fois tourné la tête et sans avoir pris le temps de se dire un pauvre mot. Ils se marièrent dévotement huit jours après, sans avoir écouté les conseils du méchant moine qui fut, dit-on, si penaud d'avoir manqué son coup de filet, qu'il resta longtemps sans oser reparaître et tenter de nouveau la pêche aux âmes chrétiennes.

 

La croyance au moine bourru, qui s'en va, menaçant et plaintif, frapper aux portes des maisons durant la nuit, et qui ne se retire, aux approches du jour, qu'en poussant des hurlements horribles, était proverbiale autrefois.

Elle s'est maintenue longtemps dans presque toutes les provinces de France. On a beaucoup de légendes sur les moines débauchés, et même sur les curés qui ont manqué à leur vœu. Il est peu de presbytères qui ne fussent encore hantés par ces âmes en peine, il y a une vingtaine d'années, et peu d'églises de campagne où n'ait été surprise cette fameuse messe expiatoire que le prêtre défunt vient essayer de dire à l'aube du jour et qu'il ne peut jamais achever, s'il ne trouve un vivant de bonne volonté qui ait le courage de lui répondre amen.

Les Flambettes

Ce sont des esprits taquins et pernicieux. Dès qu'elles aperçoivent un voyageur, elles l'entourent, le lutinent et parviennent à l'exaspérer. Elles fuient alors, l'entraînant au fond des bois et disparaissent quand elles l'ont tout-à-fait égaré.

Maurice SAND.

Les flambeaux, ou flambettes, ou flamboires, que l'on appelle aussi les feux fous, sont ces météores bleuâtres que tout le monde a rencontrés la nuit ou vu danser sur la surface immobile des eaux dormantes. On dit que ces météores sont inertes par eux-mêmes, mais que la moindre brise les agite, et ils prennent une apparence de mouvement qui amuse ou inquiète l'imagination, selon qu'elle est dépose à la tristesse ou à la poésie.

Pour les paysans, ce sont des âmes en peine qui leur demandent des prières ou de méchantes âmes qui les entraînent dans une course désespérée et les mènent, après mille détours insidieux, au plus profond de l'étang ou de la rivière. Comme le lupeux et le follet, on les entend rire toujours plus distinctement à mesure qu'elles s'emparent de leur proie et la voient s'approcher du dénouement funeste et inévitable.

Les croyances varient beaucoup sur la nature et l'intention plus ou moins mauvaises des flambettes. Il en est qui se contentent de vous égarer et qui, pour en venir à leurs fins, ne se gênent nullement pour prendre diverses apparences.

On raconte qu'un berger, qui avait appris à se les rendre favorables, les faisait venir et partir à son gré. Tout allait pour lui, sous leur protection. Ses bêtes profitaient, et quant à lui, il n'était jamais malade, dormait et mangeait bien, été comme hiver. Cependant, on le vit tout à coup devenir maigre, jaune et mélancolique. Consulté sur la cause de son ennui, il raconta ce qui suit.

Une nuit qu'il était couché dans sa cabane roulante, auprès de son parc, il fut éveillé par une grande clarté et par de grands coups frappés sur le toit de son habitacle. Qu'est-ce que c'est donc, fit-il, tout surpris que ses chiens ne l'eussent pas averti. Mais, avant qu'il fut venu à bout de se lever, car il se sentait lourd et comme étouffé, il vit devant lui une femme si petite, si petite, et si menue, et si vieille qu'il en eut peur, car aucune femme ne pouvait avoir une pareille taille et un pareil âge. Elle n'était habillée que de ses longs cheveux blancs qui la cachaient tout entièrement et ne laissaient passer que sa petite tête ridée et ses petits pieds desséchés.

– Ça, mon garçon, fit-elle, viens avec moi, l'heure est venue.

– Quelle heure donc est venue? dit le berger tout déconfit.

– L'heure de nous marier, reprit-elle; ne m'as-tu pas promis le mariage?

– Oh! Oh; je ne crois pas! d'autant plus que je ne vous connais point et vous vois pour la première fois de ma vie.

– Tu en as menti, beau berger! Tu m'as vue sous ma forme lumineuse. Ne reconnais-tu pas la mère des flambettes de la prairie? Et ne m'as-tu pas juré, en échange des grands services que je t'ai rendus, de faire la première chose dont je te viendrais requérir?

– Oui, c'est vrai, mère Flambette; je ne suis pas un homme à reprendre ma parole, mais j'ai juré cela à condition que ce ne serait aucune chose contraire à ma foi de chrétien et aux intérêts de mon âme.

– Eh bien, donc! est-ce que je te viens enjôler comme une coureuse de nuit? Est-ce que je ne viens pas chez toi décemment revêtue de ma belle chevelure d'argent fin, et parée comme une fiancée? C'est à la messe de la nuit que je te veux conduire, et rien n'est si salutaire pour l'âme d'un vivant que le mariage avec une belle morte comme je suis. Allons, viens-tu? Je n'ai pas de temps à perdre en paroles. Et elle fit mine d'emmener le berger hors de son parc. Mais il recula tout effrayé, disant: – Nenni, ma bonne dame, c'est trop d'honneur pour un pauvre homme comme moi, et d'ailleurs j'ai fait vœu à saint Ludre, mon patron, d'être garçon le restant de mes jours.

Le nom du saint, mêlé au refus du berger, mit la vieille en fureur. Elle se prit à sauter en grondant comme une tempête et à faire tourbillonner sa chevelure qui, en s'écartant, laissa voir son corps noir et velu. Le pauvre Ludre (c'était le nom du berger) recula d'horreur en voyant que c'était le corps d'une chèvre, avec la tête, les pieds et les mains d'une femme caduque.

– Retourne au diable, la laide sorcière! s'écria-t-il; je te renie et te conjure au nom du…

Il allait faire le signe de la croix, mais il s'arrêta jugeant que c'était inutile, car au seul geste de sa main la diablesse avait disparu, et il ne restait d'elle qu'une petite flammette bleue qui voltigeait en dehors du parc.

– C'est bien, dit le berger, faites le flambeau tant qu'il vous plaira, cela m'est fort égal, et je me moque de vos clartés et de vos singeries.

Là-dessus, il se voulut recoucher; mais voilà que ses chiens qui, jusque-là, étaient restés comme charmés, se prirent à venir sur lui en grondant et montrant les dents comme s'ils le voulaient dévorer, ce qui le mit fort en colère contre eux et, prenant son bâton ferré, il les battit comme ils le méritaient pour leur mauvaise garde et leur méchante humeur.

Les chiens se couchèrent à ses pieds en tremblant et en pleurant. On eût dit qu'ils avaient regret de ce que le mauvais esprit les avait forcés de faire. Ludre les voyant apaisés et soumis, se mettait en devoir de se rendormir, lorsqu'il les vit se relever comme des bêtes furieuses et se jeter sur son troupeau. Il y avait là deux cents ouailles qui se prirent de peur et de vertige, sautèrent comme des diables par-dessus la clôture du parc et s'enfuirent à travers champs, courant comme si elles eussent été changées en biches, tandis que les chiens tournés à la rage comme des loups, les poursuivaient en leur mordant les jambes et en leur arrachant la laine qui s'envolait en nuées blanches sur les buissons.

Le berger bien en peine, ne prit pas le temps de remettre ses souliers et sa veste, qu'il avait posés à cause de la grande chaleur. Il se mit à courir après son troupeau, jurant après ses chiens qui ne l'écoutaient point et couraient de plus belle, hurlant comme chiens courants qui ont levé le lièvre, et chassant devant eux le troupeau effarouché.

Et tant coururent, ouailles, chiens et berger, que le pauvre Ludre fit au moins douze lieues autour de la mare aux flambettes, sans pouvoir rattraper son troupeau, ni arrêter ses chiens qu'il eût tués de bon cœur s'il eût pu les atteindre.

Enfin le jour venant à poindre, il fut bien étonné de voir que les ouailles qu'il croyait poursuivre n'étaient autre chose que des petites femmes blanches, longues et menues, qui filaient comme le vent et qui ne semblaient point se fatiguer plus que ne se fatigue le vent lui-même. Quant à ses chiens, il les vit muées en deux grosses coares (corbeaux) qui volaient de branche en branche en croassant.

Assuré alors qu'il était tombé dans un sabbat, il s'en retourna tout éreinté et tout triste à son parc, où il fut bien étonné de retrouver son troupeau dormant sous la garde de ses chiens, lesquels vinrent au devant de lui pour le caresser.

Il se jeta alors sur son lit et dormit comme une pierre. Mais le lendemain, au soleil levé, il compta ses bêtes à laine et en trouva une de moins qu'il eut beau chercher.

Le soir, un bûcheron qui travaillait autour de la mare aux flambettes, lui rapporta sur son âne la pauvre brebis noyée, en lui demandant comment il gardait ses bêtes, et en lui conseillant de ne pas dormir si dur s'il voulait garder sa bonne renommée de berger et la confiance de ses maîtres.

Le pauvre Ludre eut bien du souci d'une affaire à quoi il ne comprenait rien, et qui, par malheur pour lui, recommença d'une autre manière la nuit suivante.

Cette fois, il rêva qu'une vieille chèvre, à grandes cornes d'argent, parlait à ses ouailles et qu'elles la suivaient, en galopant et sautant comme des cabris autour de la grand'mare. Il s'imagina que ses chiens étaient mués en bergers, et lui-même en un bouc que ces bergers battaient et forçaient à courir.

Comme la veille, il s'arrêta à la piquée du jour, reconnut les flambettes blanches qui l'avaient déjà abusé, revint, trouva tout tranquille dans son parc, dormit tombant de fatigue, puis se leva tard, compta ses bêtes et en trouva encore une de moins.

Cette fois, il courut à la mare et trouva la bête en train de se noyer. Il la retira de l'eau, mais elle n'était plus bonne qu'à écorcher. Ce méchant métier durait depuis huit jours. Il manquait huit bêtes au troupeau et Ludre, soit qu'il courut en rêve comme un somnambule, soit qu'il rêvât dans la fièvre qu'il avait les jambes en mouvement et l'esprit en peine, se sentait si las et si malade qu'il en pensait mourir.

– Mon pauvre camarade, lui dit un vieux berger très savant, à qui il contait ses peines, il te faut épouser la vieille, ou renoncer à ton état.

Je connais cette bique aux cheveux d'argent pour l'avoir vue lutiner un de nos anciens, qu'elle a fait mourir de fièvre et de chagrin. Voilà pourquoi je n'ai jamais voulu frayer avec les flambettes, encore qu'elles m'aient fait bien des avances, et que je les aie vu danser en belles jeunes filles autour de mon parc.

– Et sauriez-vous me donner un charme pour m'en débarrasser? dit Ludre tout accablé.

– J'ai ouï dire, répondit le vieux, que celui qui pourrait couper la barbe à cette maudite chèvre la gouvernerait à son gré; mais on y risque gros, à ce qu'il paraît, car si on lui en laisse seulement un poil, elle reprend sa force et vous tord le cou.

– Ma foi, j'y tenterai tout de même, reprit Ludre, car autant vaut y périr que de m'en aller en languition comme j'y suis.

La nuit suivante, il vit la vieille en figure de flambette approcher de sa cabane, et il lui dit:

– Viens çà, la belle des belles, et marions-nous vitement. Quelle fut la noce, on ne l'a jamais su; mais sur minuit, la sorcière étant bien endormie, Ludre prit les ciseaux à tondre les moutons et, d'un seul coup, lui trancha si bien la barbe, qu'elle avait le menton tout à nu et il fut content de voir que ce menton était rose et blanc comme celui d'une jeune fille. Alors l'idée lui vint de tondre ainsi toute sa chèvre épousée, pensant qu'elle perdrait peut-être toute sa laideur et sa malice avec sa toison.

Comme elle dormait toujours ou faisait semblant, il n'eut pas grand'peine à faire cette tondaille. Mais quand ce fut fini, il s'aperçut qu'il avait tondu sa houlette et qu'il se trouvait seul, couché avec ce bâton de cormier.

Il se leva bien inquiet de ce que pouvait signifier cette nouvelle diablerie, et son premier soin fût de compter ses bêtes qui se trouvèrent au nombre de deux cents, comme si aucune ne se fût jamais noyée.

Alors, il se dépêcha de brûler tout le poil de la chèvre et de remercier le bon saint Ludre, qui ne permit plus aux flambettes de le tourmenter14.

14George Sand: Légendes rustiques (A. Morel et Cie, Paris, 1858).