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Lélia

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– Mon fils, dit le cardinal, les desseins de Dieu sont impénétrables, et sa miséricorde est immense. Que savez-vous de l’avenir? Le pécheur peut devenir un grand saint. Il nous a repoussés, mais Dieu ne l’a pas abandonné, Dieu le sauvera. La grâce peut l’atteindre partout et le retirer des plus profonds abîmes.

– Dieu ne l’a pas voulu, dit Magnus dont l’œil fixe était attaché sur la terre avec égarement, Dieu l’a laissé tomber dans le lac…

– Que dites-vous? s’écria le prélat en se levant. Votre raison est-elle troublée? Le pécheur est-il mort?

– Mort, répondit Magnus, noyé, perdu, damné!..

– Et comment ce malheur est-il arrivé? dit le cardinal. En avez-vous été témoin? N’avez-vous pas essayé de le prévenir?

– J’aurais dû le prévoir, j’aurais dû l’empêcher; j’ai manqué de persévérance, j’ai eu peur. Il venait presque tous les soirs à mon ermitage, et là il parlait des heures entières d’une voix haute et lamentable. Il accusait le sort, les hommes et Dieu; il invoquait une autre justice que celle en qui nous nous confions; il foulait aux pieds nos croyances les plus saintes; il appelait le néant; il raillait nos prières, nos sacrifices et nos espérances. En l’entendant blasphémer ainsi, ô monseigneur, pardonnez-moi! au lieu d’être enflammé d’une sainte indignation, je pleurais. Debout à quelques pas de lui, j’entendais à demi ses paroles funestes. Quelquefois le vent les saisissait au passage et les emportait vers le ciel, qui seul était assez puissant pour les absoudre. Quand le vent se taisait, cette voix lugubre, cette malédiction épouvantable revenait frapper mon oreille et glacer mon sang. J’étais lâche, j’étais abattu, j’essayais d’élever un rempart entre les traits empoisonnés de sa parole et mon âme tremblante. C’était en vain. Le découragement, le désespoir s’insinuaient en moi comme un venin. Je voulais l’interrompre, l’idée de son affreux sourire enchaînait ma langue. Je voulais le réprimander, l’audace de son regard contempteur me paralysait à ma place. Je n’avais plus qu’une pensée, qu’un besoin, qu’une tentation insurmontable: c’était de le fuir, c’était d’échapper à ce danger que je ne pouvais détourner de lui et qui m’envahissait moi-même. Alors il me priait de le quitter, et je le quittais machinalement, heureux de me soustraire à ma souffrance et d’aller me réfugier aux pieds du Christ. Je m’occupais trop de moi-même, j’oubliais trop la garde du pécheur que Dieu m’avait confié. Au lieu de prendre la brebis égarée sur mes épaules, j’avais peur de la solitude, de la nuit et des loups dévorants. Je revenais seul au bercail; mauvais pasteur, j’abandonnais la brebis égarée… et quand je revins, je ne la trouvai plus. Satan avait enlevé sa proie. L’esprit du mal avait entraîné cette victime dans le gouffre de l’éternelle perdition.

– Mais quoi! où est Sténio? s’écria le cardinal en voyant que Magnus parlait dans l’égarement de la fièvre. Que savez-vous de sa mort?

– J’ai trouvé ce matin dans les herbes du lac ce corps où l’âme ne réside plus; je n’ai plus rien à faire, rien à espérer pour Sténio. Ordonnez-moi une rude pénitence, monseigneur, afin que j’aille l’accomplir et laver mon âme.

– Parlez-moi de Sténio! s’écria le cardinal d’un ton sévère. Oubliez-vous un peu vous-même. Votre âme est-elle plus précieuse que la sienne pour que nous l’abandonnions ainsi? Commençons par prier pour le pécheur que Dieu a châtié, nous verrons ensuite à vous purifier. Où est le corps du jeune homme? Avez-vous récité les psaumes sur sa dépouille mortelle? L’avez-vous aspergée de l’eau qui purifie? l’avez-vous fait porter au seuil de la chapelle? Avez-vous dit au chapitre de se rassembler? le soleil est déjà haut dans le ciel, qu’avez-vous fait depuis son lever?

– Rien, dit le moine consterné; j’ai perdu le sentiment de l’existence; et quand je suis revenu à moi-même, je me suis dit que j’étais perdu.

– Et Sténio? dit Annibal impatienté.

– Sténio! reprit le moine, n’est-il pas perdu sans retour? Avons-nous le droit de prier pour lui? Dieu révoquera-t-il pour lui ses immuables arrêts? N’est-il pas mort de la mort de Judas Iscariote?

– De quelle mort? dit le prélat épouvanté. Le suicide?

– Le suicide, répondit Magnus d’une voix creuse.»

Le cardinal joignait les mains dans un sentiment d’horreur et de consternation inexprimables. Puis, se tournant vers Magnus, il le réprimanda.

«Une telle catastrophe s’est passée presque sous vos yeux, un tel scandale s’est accompli, et vous ne l’avez pas empêché! Et vous êtes allé prier comme Marie quand il fallait agir comme Marthe! Vous avez été lever le front devant le Seigneur comme le Pharisien! Vous avez dit: «Regardez-moi et bénissez-moi, mon Dieu, car je suis un saint prêtre; et cet impie qui meurt là-bas peut se passer de vous et de moi!» Vous avez été rêver et dormir quand il fallait vous attacher aux pas de ce malheureux, vous jeter à ses pieds, vous traîner dans la poussière, employer les larmes, les menaces, les prières et la force même pour l’empêcher de consommer son affreux sacrifice! Au lieu de fuir le pécheur comme un objet d’horreur et de scandale, ne fallait-il pas baiser ses genoux et l’appeler mon fils et mon frère pour attendrir son cœur et lui faire prendre courage, ne fût-ce qu’un jour, un jour qui eût suffi peut-être pour le sauver: le médecin déserte-t-il le chevet du malade dans la crainte de la contagion? Le Samaritain se détourna-t-il de dégoût en voyant la plaie hideuse du Juif? Non, il s’en approcha sans crainte, il y versa le baume, il le prit sur sa monture et le sauva. Et vous, pour sauver votre âme, vous avez perdu l’occasion de ramener l’enfant prodigue aux bras du père: c’est vous, c’est vous, âme étroite et dure, qui frémirez d’épouvante quand Dieu criera au milieu de vos nuits sans sommeil: «Caïn, qu’as-tu fait de ton frère?»

– Assez, assez! monseigneur, dit le moine en tombant sur le visage et en traînant sa barbe dans la poussière; épargnez mon cerveau qui se brise, épargnez ma raison qui s’égare… Venez, s’écria-t-il en s’attachant à la robe du prélat, venez avec moi prier sur sa dépouille, venez prononcer les mots qui délient, venez toucher l’hysope qui lave et qui blanchit, venez dire les exorcismes qui brisent l’orgueil de Satan, venez verser l’huile sainte qui enlève toutes les souillures de la vie…»

Le cardinal, touché de sa douleur, se leva triste et irrésolu.

«Êtes-vous bien sur qu’il se soit donné la mort lui-même? dit-il avec hésitation; n’est-ce pas l’effet du hasard, ou (disons mieux) d’une sévérité céleste qu’il ne nous est pas permis d’interpréter, et au bout de laquelle son âme aura trouvé le pardon? Que savons-nous? Il peut s’être trompé… Dans les ténèbres… Un accident peut arriver. Parlez donc, mon fils, avez-vous des preuves certaines du suicide?»

Magnus hésita; il eut envie de dire que non; il espéra tromper la clairvoyance de Dieu, et, au moyen des sacrements de l’Église, envoyer au ciel cette âme condamnée par l’Église; mais il ne l’osa pas. Il avoua en frémissant toute la vérité: il rapporta les paroles écrites sur le sable: «Magnus, va dire à Lélia qu’elle peut dormir tranquille.»

«Il est donc vrai! dit le prélat en laissant couler ses larmes; il n’y a pas moyen d’échapper à cette funeste lumière. Pauvre enfant! Mon Dieu! votre justice est sévère et votre colère est terrible!.. – Allez, Magnus, ajouta-t-il après un instant de silence, faites fermer les portes de cette chapelle, et priez quelque bûcheron ou quelque berger de donner la sépulture à ce cadavre. L’Église nous défend de lui ouvrir les portes du temple et de l’ensevelir en terre sainte…»

Cet arrêt effraya Magnus plus que tout le reste. Il frappa sa tête avec violence sur le pavé, et son sang coula sur sa joue livide sans qu’il s’en aperçût.

«Allez, mon fils, dit le prélat en le relevant; prenez courage. Obéissons à la sainte Église, mais espérons. Dieu est grand, Dieu est bon; nul n’a sondé jusqu’au fond les trésors de sa miséricorde. D’ailleurs nous sommes des hommes faibles et des esprits bornés. Aucun homme, fût-il le chef de l’Église, n’a le droit de condamner un autre homme irrévocablement. L’agonie du pécheur a pu être longue. En se débattant contre les approches de la mort, il a pu être éclairé d’une soudaine lumière. Il a pu se repentir et faire entendre une prière si fervente et si pure qu’elle l’ait réconcilié avec le Seigneur. Ce n’est pas le sacrement qui absout, c’est la contrition, vous le savez; et un instant de cette contrition sincère et profonde peut valoir toute une vie de pénitence. Prions et soyons humbles de cœur. Dans la jeunesse de Sténio, les vertus ont été assez sublimes peut-être pour laver toutes les iniquités de l’avenir, et dans notre vie passée il y a peut-être de telles souillures que toutes les abstinences du présent et de l’avenir auront peine à les absoudre. Allez, mon fils; si la règle me défend d’admettre ce cadavre dans le temple et de l’accompagner au cimetière avec les cérémonies du culte, au moins l’Église m’autorise à vous donner une licence particulière: c’est d’aller veiller auprès du corps et de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure en faisant telle prière que votre charité vous dictera. Allez, c’est votre devoir, c’est la seule manière de réparer autant qu’il est en vous le mal que vous n’avez pas su empêcher. C’est à vous d’obtenir grâce pour lui et pour vous. Je prierai de mon côté, nous prierons tous, non pas en chœur et dans le sanctuaire, mais chacun dans notre oratoire et dans la ferveur de nos âmes.»

Le moine infortuné retourna près de Sténio. Les bergers l’avaient placé à l’abri du soleil, à l’entrée d’une grotte où les femmes brûlaient de la résine de cèdre et des branches de genièvre. Ces pieux montagnards attendaient que Magnus revînt leur donner l’ordre de le porter au couvent, et ils l’avaient déposé sur un brancard fait avec plus d’art et de soin que le premier. Ils avaient entrelacé des branches de sapin et de cyprès avec leurs rameaux vivaces, qui formaient au cadavre un lit de sombre verdure. Les enfants l’avaient parsemé d’herbes aromatiques, et les femmes lui avaient mis au front une couronne de ces blanches fleurs étoilées qui croissent dans les prés humides. Les liserons blancs et les clématites, qui grimpaient le long des flancs du rocher, se suspendaient à la voûte en festons gracieux et sauvages. Ce lit funèbre, si frais, si agreste, surmonté d’un dais de fleurs et baigné des plus suaves parfums, était digne de protéger le dernier sommeil d’un jeune et beau poëte endormi dans le Seigneur.

 

Les montagnards s’agenouillèrent en voyant le prêtre s’agenouiller; les femmes, dont le nombre avait grossi considérablement depuis le matin, commencèrent à égrener leur rosaire; tous s’apprêtaient à suivre le moine et le cadavre jusqu’à la grille des Camaldules. Mais, lorsque après une longue attente ils virent le soleil descendre vers l’horizon sans que Magnus leur dît d’enlever le corps, ils s’étonnèrent et se hasardèrent à l’interroger. Magnus les regarda d’un air égaré, essaya de leur répondre, et balbutia des paroles incertaines. Alors, voyant à quel point la douleur l’avait troublé et craignant de l’affliger davantage en le pressant de questions, un des plus vieux bûcherons de la vallée se décida à se rendre au couvent avec ses fils, et à demander des ordres à l’abbesse.

Au bout d’une heure, le bûcheron revint; il était silencieux, triste et recueilli. Il n’osait parler devant Magnus, et, comme tous les regards l’interrogeaient, il fit signe à ses compagnons de le suivre à l’écart. Tous ceux qui entouraient le cadavre, entraînés par la curiosité, s’éloignèrent sans bruit et le joignirent à quelque distance. Là ils apprirent avec surprise, avec terreur, le suicide de Sténio et le refus du cardinal de le faire ensevelir en terre sainte.

S’il avait fallu au cardinal toute la fermeté d’un esprit généreux, toute la chaleur d’une âme indulgente, pour ne pas désespérer du salut de Sténio, à plus forte raison ces hommes simples et bornés furent-ils épouvantés d’un crime condamné si sévèrement dans les croyances catholiques. Les vieilles femmes furent les premières à le maudire. – Il s’est tué! l’impie! s’écrièrent-elles; quel crime avait-il donc commis? Il ne mérite pas nos prières; l’Église lui refuse un tombeau dans la terre consacrée. Il faut qu’il ait fait quelque chose d’abominable, car monseigneur est si indulgent et si saint! il avait une plaie honteuse au cœur, cet homme qui a désespéré du pardon et qui s’est fait justice lui-même; ne le plaignons pas; d’ailleurs, il est défendu de prier pour les damnés. Allons-nous-en; que l’ermite fasse son métier; c’est à lui de le garder durant la nuit. Il a le pouvoir de prononcer les exorcismes; si le démon vient réclamer sa proie, il le conjurera. Partons.

Les jeunes filles épouvantées ne se firent pas prier pour suivre leurs mères, et plus d’une, en retournant vers sa demeure, crut voir passer une figure blanche dans les profondeurs du taillis, et entendre sur l’herbe humide de la rosée du soir glisser une ombre qui murmurait tristement: – Détournez-vous, jeune fille, et voyez ma face livide. Je suis l’âme d’un pécheur et je vais au jugement. Priez pour moi. Elles pressaient le pas et arrivaient palpitantes et pâles à la porte de leurs chalets; mais le soir, lorsqu’elles s’endormirent, je ne sais quelle voix faible et mystérieuse répétait à leur chevet: – Priez pour moi.

Les bergers, habitués aux veilles de la nuit et à la solitude des bois, furent moins accessibles à ces terreurs superstitieuses. Quelques-uns allèrent rejoindre Magnus, et résolurent de garder le mort avec lui. Ils plantèrent aux quatre coins du catafalque rustique de grandes torches de sapin résineux, et déplièrent leurs casaques de peau de chèvre, pour se préserver du froid de la nuit. Mais quand les torches furent allumées, elles commencèrent à projeter sur le cadavre des lueurs d’un rouge livide. Le vent, qui les agitait, faisait passer des clartés sinistres sur ce visage près de tomber en dissolution, et par instants le mouvement de la flamme semblait se communiquer aux traits et aux membres de Sténio. Il leur sembla qu’il ouvrait les yeux, qu’il agitait une main convulsive, qu’il allait se lever. La frayeur s’empara d’eux, et, sans oser s’avouer mutuellement leur puérilité, ils adoptèrent tacitement l’avis unanime de se retirer. L’ermite, dont la présence les avait un instant rassurés, commençait à les épouvanter plus que le mort lui-même. Son immobilité, son silence, sa pâleur, et je ne sais quoi de sombre et de terrible dans son front chauve et luisant, lui donnaient l’aspect d’un esprit de ténèbres. Ils pensèrent que le démon avait pu prendre cette forme pour damner le jeune homme, pour le précipiter dans le lac; et qu’il était là maintenant, veillant sur sa proie, en attendant l’heure de minuit, où les horribles mystères du sabbat s’accomplissent.

Le plus courageux d’entre eux offrit de revenir le lendemain dès l’aube, pour creuser la fosse et y descendre le cadavre. – C’est bien inutile, répondit un des plus consternés; et cette réponse fut comprise. Ils se regardèrent en silence; leur pâleur les effraya mutuellement. Ils descendirent vers la vallée, et se séparèrent d’un pas flageolant, prêts à se prendre les uns les autres pour des spectres.

LXV

Magnus, resté seul auprès du cadavre, ne s’était pas aperçu du la désertion des bergers. Il était toujours à genoux, mais il ne priait pas, il ne pensait pas, sa force était brisée. Il ne sentait son existence que par la souffrance aiguë de son front qu’il avait ébranlé et presque fracassé sur le pavé. Cette commotion physique, jointe aux émotions affreuses de son âme, avait achevé de le plonger dans un affaissement qui ressemblait à l’imbécilité.

Mais en voyant devant lui cette figure pâle de Sténio, qui dormait du sommeil des anges, il s’arrêta, sourit affreusement à son blanc linceul et à sa couronne de fleurs, et murmura d’une voix émue: – O femme! ô beauté!..

Puis il prit la main du cadavre, et le froid de la mort apaisa son délire et chassa les trompeuses illusions de la fièvre. Il reconnut que ce n’était pas là une femme endormie, mais un homme couché sur le cercueil, un homme dont il se reprochait la perte.

Il regarda autour de lui, et, ne voyant rien que les flancs noirs du rocher où vacillait la flamme des torchas, n’entendant rien que le vent qui mugissait dans les mélèzes, il sentit tout l’effroi de la solitude, toutes les terreurs de la nuit tomber sur son crâne comme une montagne de glace.

Il crut voir quelque chose se mouvoir et ramper sur le rocher auprès de lui. Il ferma les yeux pour ne plus voir; il les rouvrit et regarda involontairement. Il vit une figure effrayante qui se tenait immobile et noire à son côté. Il la regarda pendant près d’une heure, sans oser faire un mouvement, retenant son haleine de peur d’éveiller l’attention de ce fantôme, qu’il croyait prêt à se lever et à marcher vers lui. Le flambeau de résine, qui jetait le profil de Magnus au mur de la grotte, s’éteignit, et le fantôme disparut sans que le moine eût compris que c’était son ombre.

Des pas légers effleurèrent les buissons de la colline. C’était peut-être un chamois qui s’approchait curieusement des flambeaux. Magnus se signa et jeta un regard tremblant sur le sentier qui menait à la vallée. Il crut voir une forme blanche, une femme errante et seule dans la nuit. Le désir inquiet fit bondir son cœur avec violence; il se leva prêt à courir vers elle, la peur le retint. C’était un spectre qui venait appeler Sténio, une ombre sortie du sépulcre pour hurler dans les ténèbres. Il enfonça son visage dans ses mains, s’enveloppa la tête de son capuchon, et se roula dans un coin, décidé à ne rien voir, à ne rien entendre.

Aucun bruit n’arrivant plus à son oreille, il se rassura un peu et leva la tête. Il vit l’abbesse des Camaldules agenouillée près de Sténio.

Il voulut crier, sa langue s’attacha à son palais. Il voulut fuir, ses jambes devinrent plus froides et plus immobiles que le granit du rocher. Il resta l’œil hagard, la main ouverte, le visage ombragé de son capuchon.

Lélia était penchée sur le lit funèbre. Son voile blanc cachait à demi son visage; elle semblait aussi morte que Sténio. C’était la digne fiancée d’un cadavre.

Elle avait écouté les discours des bergers; elle avait voulu contempler la poussière de Sténio. Guidée par le phare sinistre allumé devant la grotte, elle était venue seule, sans effroi, sans remords, sans douleur peut-être!

Cependant, à l’aspect de ce beau front couvert des ombres de la mort, elle sentit son âme s’amollir; la tendre pitié adoucit la rudesse de cette âme sombre et calme dans le désespoir.

«Oui, Sténio, dit-elle sans s’inquiéter ou sans s’apercevoir de la présence du moine, je te plains, parce que tu m’as maudite. Je te plains, parce que tu n’as pas compris que Dieu, en nous créant, n’avait pas résolu l’union de nos destinées. Tu as cru, je le sais, que je prenais plaisir à multiplier tes tortures. Tu as cru que je voulais venger sur toi les douleurs et les déceptions de mes premières années. Tu te trompais, Sténio, et je te pardonne l’anathème que tu as prononcé contre moi. Celui qui juge nos pensées avant même que nous puissions les prévoir, celui qui feuillette à toute heure le livre de nos consciences et qui lit sans ambiguïté les desseins mystérieux qui n’y sont pas encore inscrits, celui-là, Sténio, n’a pas accueilli tes menaces et ne les réalisera pas. Il ne te punira pas, parce que tu as été aveugle. Il ne châtiera pas ta faiblesse, parce que tu as refusé de te confier dans une sagesse qui n’était pas la tienne. Tu as payé trop cher la lumière qui est venue éclairer tes derniers jours pour qu’il te reproche d’avoir longtemps erré dans les ténèbres. Le savoir douloureux et terrible que tu emportes avec toi n’a pas besoin d’expiation, car ta lèvre s’est desséchée en goûtant le fruit que tu avais cueilli!

«Mais Dieu, j’en ai la ferme confiance, Dieu nous réunira dans l’éternité. Assis ensemble à ses pieds, nous assisterons à ses conseils, et nous saurons alors pourquoi il nous a séparés sur la terre. En lisant sur son front radieux le secret de ses volontés impénétrables aux yeux mortels, ta colère et ton étonnement seront comme s’ils n’avaient jamais été.

«Alors, Sténio, tu n’essaieras plus de me haïr; tu n’accuseras plus mon injustice et ma cruauté. Quand Dieu, faisant à chacun de nous la part qu’il mérite, distribuera nos travaux selon nos forces, tu comprendras, ô infortuné! que nous ne pouvions pas ici suivre la même route, ni marcher au même but. Les douleurs qu’il nous a envoyées n’ont pas été pareilles. Le maître sévère que nous avons servi tous deux nous expliquera le mystère de nos souffrances. En ouvrant devant nous l’éclatante perspective d’une éternelle effusion, il nous dira pourquoi il lui a plu de préparer la réunion de nos deux âmes par les voies obscures que notre œil ne soupçonnait pas.

«Il te montrera, Sténio, dans sa nudité saignante, mon cœur à qui tu imputais le dédain et la dureté. La terreur que tu as ressentie en écoutant mes paroles, l’humiliation qui obscurcissait ton regard quand je t’avouais que je ne pouvais t’aimer, la confusion tremblante de tes pensées se changera en une compassion sérieuse. Lélia, que tu croyais si fort au-dessus de toi, que tu désespérais d’atteindre, Lélia s’abaissera devant toi; tu oublieras, comme elle, l’admiration et le respect dont les hommes environnaient ses pas, tu sauras pourquoi elle allait seule et sans jamais demander secours.

«Confondus sous l’œil de Dieu, dans une félicité progressive, chacun de nous accomplira courageusement la tâche qu’il aura reçue. Nos regards, en se rencontrant, doubleront notre confiance et nos forces: le souvenir de nos misères passées s’évanouira comme un songe, et il nous arrivera de nous demander si vraiment nous avons vécu.»

Elle se pencha sur Sténio, détacha de sa couronne une fleur flétrie qu’elle mit sur son cœur, et reprit le sentier de la vallée sans avoir fait attention au moine, qui, debout dans l’ombre, adossé au mur de la grotte, dardait sur elle ses yeux étincelants.

La raison de Magnus l’avait abandonné; il ne comprenait rien aux discours de Lélia. Il la voyait seulement, et il la trouva belle; sa passion se réveillait avec violence, il ne se souvenait plus que des désirs qu’il avait si longtemps comprimés et qui le dévoraient plus que jamais.

Quand il la vit parler à Sténio, une affreuse jalousie, qu’il n’avait jamais connue parce qu’il n’avait pas eu occasion de la ressentir, éclata en lui. Il aurait frappé Sténio, s’il l’eût osé; mais ce cadavre lui faisait peur, et le désir s’allumait en lui encore plus intense que la vengeance.

 

Il s’élança sur les traces de Lélia; et, comme elle tournait le sentier, il la saisit par le bras.

Lélia se retourna sans crier, sans tressaillir, et regarda cette figure hâve, cet œil sanglant, cette bouche tremblante, sans peur et presque sans surprise.

«Femme, lui dit le moine, tu m’as assez fait souffrir, console-moi, aime-moi.»

Lélia, ne reconnaissant pas dans ce moine chauve et voûté le prêtre qu’elle avait vu jeune et fier peu d’années auparavant, s’arrêta étonnée.

«Mon père, lui dit-elle, adressez-vous à Dieu; son amour est le seul qui puisse consoler.

– Ne te souvient-il plus, Lélia, répondit le moine sans l’écouter, que c’est moi qui t’ai sauvé la vie! Sans moi tu périssais dans les ruines du monastère où tu passas deux ans. Tu t’en souviens, femme? je me jetai au milieu des décombres près de m’écraser, je t’emportai, je te mis sur mon cheval, et je voyageai tout le jour en te tenant dans mes bras, et je n’osai pas seulement baiser ton vêtement. Mais dès ce jour un feu dévorant s’alluma dans ma poitrine. En vain j’ai jeûné et prié, Dieu ne veut pas me guérir. Il faut que tu m’aimes: quand je serai aimé, je serai guéri; je ferai pénitence, et je serai sauvé. Autrement je redeviendrai fou, et je serai damné.

– Je te reconnais bien, Magnus, répondit-elle. Hélas! voilà donc le fruit de tes expiations et de tes combats!

– Ne me raille pas, femme, répondit-il avec un regard sombre; car je suis aussi près de la haine que de l’amour; et, si tu me repousses… je ne sais pas ce que la colère peut me conseiller…

– Laisse mon bras, Magnus, dit Lélia avec le calme du dédain. Assieds-toi sur cette roche, et je vais te parler.»

Il y avait tant d’autorité dans sa voix que le moine, habitué à la soumission passive, obéit comme par instinct et s’assit à deux pas d’elle. Son cœur battait si fort qu’il ne pouvait parler. Il prit dans ces deux mains sa tête saignante et douloureuse, et rassembla tout ce qui lui restait de force et de mémoire pour écouter et comprendre.

«Magnus, lui dit Lélia, si, lorsque vous étiez jeune encore et capable de réaliser une existence sociale, vous m’eussiez consultée sur votre avenir, je ne vous aurais pas conseillé d’être prêtre. Vos passions devaient vous rendre impossibles ces devoirs rigides que vous n’accomplissez que de fait. Vous avez été un mauvais prêtre; mais Dieu vous pardonnera, parce que vous avez beaucoup souffert. Maintenant il est trop tard pour que vous rentriez dans la vie ordinaire; vous avez perdu la force d’atteindre à aucune vertu. Il faut vous en tenir à l’abstinence. Vous devez attendre dans la retraite la fin de vos souffrances; elle ne saurait tarder: regardez vos mains, regardez vos cheveux gris. Tant mieux pour toi, Magnus! que ne suis-je aussi près de la tombe! Va, malheureux, nous ne pouvons rien les uns pour les autres. Tu t’es trompé, tu t’es retranché de la vie, et tu as senti le besoin de vivre; maintenant tu t’en effraies, et tu crois qu’il te serait possible encore d’être heureux. Insensé! il n’est plus temps d’y songer. Tu aurais pu trouver le bonheur dans la liberté, il y a quelques années; ta raison aurait pu s’éclairer, ton âme s’endurcir contre de vains remords. Mais aujourd’hui, l’horreur, le dégoût et l’effroi te poursuivraient partout. Tu ne pourrais pas connaître l’amour, tu le prendrais toujours pour le crime, et l’habitude de flétrir du nom de péché les joies légitimes te rendrait criminel et vicieux, aux yeux de ta conscience, dans les bras de la femme le plus pure. Résigne-toi, pauvre ermite, abaisse ton orgueil. Tu t’es cru assez grand pour cette terrible vertu du célibat; tu t’es trompé, te dis-je. Mais qu’importe? Tu arrives au terme de tes maux; songe à ne pas en perdre le fruit. Tu n’as pas été assez grand pour que Dieu te pardonnât le désespoir. Soumets-toi.»

Magnus avait écoulé vainement; son cerveau se refusait à tout emploi de facultés. Il souffrait, il croyait comprendre que Lélia le raillait; la figure tranquille et fière de cette femme l’humiliait profondément. Il la détestait par instants et voulait la fuir; mais il se croyait saisi et fasciné par l’œil du démon.

Lélia ne faisait plus attention à lui. Elle rêvait et semblait projeter quelque chose.

«Écoute, lui dit-elle après un instant de silence et d’incertitude: tu vas m’obéir, et, au lieu de te livrer à des pensées indignes de ta vocation, tu vas m’aider à rendre à ce cadavre les derniers honneurs. Il a été assez errant, assez tourmenté, assez vagabond dans cette vie; il faut que sa dépouille repose en paix et qu’elle ne soit pas foulée par le pied des passants. Je sais une place où elle dormira ignorée, privée des cérémonies de l’Église, puisque telle est la volonté de monseigneur; mais non privée du respect que l’on doit aux sépultures, et des prières collectives qu’on récite dans l’enceinte des cimetières. Prends ce cadavre sur tes épaules, et suis-moi.»

Magnus hésita.

«Où voulez-vous que je porte ce mort? dit-il avec effroi. Monseigneur lui refuse la sépulture bénite, et vous parlez de le déposer dans un cimetière?

– Fais ce que je te dis, reprit Lélia. Je sais mieux que toi la pensée de monseigneur. Forcé d’obéir aux règlements de l’Église, et ne voulant point, en cette circonstance, encourager par une infraction l’indulgence qu’on pourrait accorder au suicide, il a dû te commander des choses qu’il m’autorisera à enfreindre. Obéis, Magnus, je te l’ordonne.»

Lélia savait bien que sa volonté fascinait Magnus. Il obéit machinalement et sans savoir ce qu’il faisait. Il porta le corps de Sténio jusqu’au cimetière des Camaldules. Dans un angle obscur de ce jardin, on avait déraciné le matin même un if brisé par la foudre. Cette fosse, ouverte par le hasard, n’était pas encore comblée. L’ermite, aidé de l’abbesse des Camaldules, y déposa le cadavre, et le recouvrit de terre et de gazon; puis il reprit, tremblant et consterné, le chemin de son ermitage, tandis que Lélia, agenouillée sur la tombe du poëte, implorait pour lui cette mansuétude et cette sagesse infinie qui n’infligent pas de châtiments sans retour, et qui remettent dans le creuset de l’éternité le métal brisé par les épreuves de cette vie.