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Les beaux messieurs de Bois-Doré

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XXXIV

La première pensée du marquis à son réveil fut pour son héritier, que, pour nous conformer au titre qui prévalut, nous appellerons son fils.

Il se rappelait encore assez confusément les graves événements de cette nuit agitée; mais déjà il se représentait avec lucidité les grandes questions de parure soulevées la veille à propos de son cher Mario. Il l'appela pour reprendre avec lui l'entretien commencé dans le trésor. Mais il n'en reçut pas de réponse, et déjà il s'inquiétait, lorsque l'enfant, éveillé et levé avant le jour, vint, tout imprégné de la fraîche odeur du matin, se jeter à son cou.

– Et d'où venez-vous sitôt, mon excellent ami? lui dit le vieillard.

– Père, répondit gaiement Mario, je viens de chez Adamas, qui m'a défendu de te dire un secret que nous avons tous les deux. Ne me le demande donc pas, c'est une surprise que nous voulons te faire.

– À la bonne heure, mon fils. Je ne demande rien. Je veux être surpris! Mais n'allons-nous point déjeuner ensemble, là, sur cette petite table, auprès de mon lit?

– Oh! je n'ai pas le temps, mon petit père! Il me faut retourner vers Adamas, lequel te prie de dormir encore une heure, si tu ne veux faire tout manquer.

Le marquis fit tout son possible pour se rendormir, mais en vain. Il se tourmenta de beaucoup de choses. Madame de Beuvre devait venir ce jour-là de bonne heure avec son père; Guillaume aussi, dans le cas où son intendant irait mieux. Le dîner était-il convenablement ordonné? Et pourrait-on présenter Mario à une dame, sous ses habits de berger des montagnes? Et ce pauvre enfant, qui ne savait pas seulement saluer, baiser la main et dire trois mots de compliment! Tout son charme, toutes ses grâces n'allaient-ils pas être tournés en dérision et pris en mépris par des personnes que la voix du sang ne rendrait pas aveugles?

D'ailleurs, rien n'était préparé comme il convenait pour la chasse. On avait eu trop d'émotions et de soucis pour s'en occuper.

– Si Adamas était là, lui qui ne reste jamais court, il me consolerait, pensait le marquis.

Mais telle était sa condescendance pour son fidèle valet, qu'il eût feint de dormir tout le jour, si Adamas l'eût exigé de lui.

Il resta au lit jusqu'à neuf heures, sans que l'on vînt à son secours, et alors la faim et l'inquiétude le gagnant sérieusement.

– À quoi pense Adamas? se dit-il en se résolvant à se lever lui-même. Mes convives vont arriver. Veut-il que l'on me surprenne en robe de chambre et avec cette face blême?

Enfin, Adamas entra.

– Eh! monsieur, rassurez-vous! s'écria-t-il. Me croyez-vous capable de vous oublier? Rien ne presse. Vous n'aurez point de compagnie avant deux heures après midi, madame de Beuvre vient de me le faire dire.

– À toi, Adamas?

– Oui, monsieur, à moi, qui me suis ingénié de lui envoyer un exprès pour lui faire savoir que vous aviez une grande surprise à lui faire, mais que rien n'était prêt; j'ai pris sur moi la faute, et l'ai humblement fait supplier de ne point arriver avant l'heure que je vous dis, ajoutant que vous la vouliez garder chez vous, cette nuit, avec monsieur son père, et lui donner seulement demain le régal de la chasse.

– Qu'as-tu fait là, malheureux! Elle va me croire insensé ou incivil.

– Point, monsieur: elle a très-bien pris la chose, disant que, de votre part, tout devait être preuve de sagesse ou de galanterie.

– Alors, mon ami, il faut nous inquiéter…

– De rien, monsieur, de rien du tout, je vous en conjure. Vous avez assez fait de votre cervelle et de votre épée la nuit dernière; à quelles fins Dieu eût-il mis le pauvre Adamas sur la terre, si ce n'est pour vous épargner le détail des choses faciles?

– Hélas? mon ami, il ne sera point facile, même point possible, en si peu de temps, de rendre mon héritier présentable!

– Vous croyez, monsieur? dit Adamas avec un indescriptible sourire de satisfaction. Je voudrais bien voir qu'une chose que vous souhaitez ne fût point possible! Oui, vraiment, là! je le voudrais voir! Mais permettez, monsieur, que je vous demande comment je dois faire annoncer votre héritier, lorsqu'il fera son entrée au salon de compagnie.

– Voilà qui est fort grave, mon ami; j'avais déjà songé au nom et au titre que doit porter ce cher enfant. Son père, pas plus que le mien, n'était de qualité; mais, comme je veux, par un acte, et, s'il le faut, avec la permission du roi, le faire succéder à mon titre, ainsi qu'à mes biens, je crois bien pouvoir, par anticipation, le qualifier de la manière que le serait mon propre fils. Ainsi on doit l'appeler, en ma maison, monsieur le comte.

– Ceci n'est pas douteux, monsieur! Mais le nom?

Voulez-vous traiter de simple Bouron ce pauvre enfant qui mérite si bien de porter un nom plus illustre?

– Sachez, Adamas, que je ne rougis pas du nom de mon père, et que ce nom, porté par mon frère, me sera toujours cher. Mais, comme je tiens encore plus à celui que me donna mon roi, je veux que Mario le porte également et soit Bouron de Bois-Doré; ce qui, par coutume et abréviation, deviendra Bois-Doré tout court.

– C'est bien ainsi que je l'entendais! Allons, monsieur, habillez-vous, mangez là, en votre chambre, avec l'enfant; car la salle d'en bas est dans les mains de mes décorateurs; et puis je vous ferai votre toilette. Seulement, il faudra aujourd'hui prendre les habits que je vous demanderai de mettre.

– Fais ce que tu veux, Adamas, puisque tu réponds de tout!

Tout en riant, mangeant et devisant avec son héritier, le bon Sylvain fut pris tout à coup d'une grande mélancolie. Il réussit à la lui cacher. Mais, quand Adamas, déclarant que tout allait bien, vint pour l'accommoder, il lui ouvrit son cœur, tandis que l'enfant jouait et courait par la maison.

– Mon pauvre ami, lui dit-il, je m'étonne de ce que les numes célestes qui ont si paternellement veillé sur moi dans ces derniers jours, m'aient pourtant laissé mettre dans un terrible embarras.

– Quel embarras, monsieur!

– Ne te souvient-il déjà plus, Adamas, que j'ai offert mon cœur et ma vie à une belle enchanteresse, justement le matin du jour où je retrouvais Mario? Or, comme elle n'avait pas repoussé, mais seulement ajourné mon dessein, il résulte de ceci que je risque… selon toi! d'avoir d'autres héritiers que cet enfant, auquel je voudrais consacrer mes jours et laisser mes biens.

– Diantre! monsieur, je n'y songeais pas! Mais ne vous affligez point! Comme c'est moi que vous ai mis ce fatal projet en l'esprit, c'est à moi de vous trouver une issue pour sortir d'intrigue. J'y songerai, monsieur, j'y songerai! Ne pensez qu'à vous embellir et à vous réjouir aujourd'hui.

– Je le veux bien. Mais quel habit me donnes-tu là, mon ami!

– Votre habit à la paysanne, monsieur; c'est un des plus galants que vous ayez.

– C'est même, je crois, le plus galant; et il m'en coûte de me faire si brave, quand mon pauvre Mario…

– Monsieur, monsieur! laissez-moi faire; notre Mario sera fort convenable.

L'habit à la paysanne du marquis était tout en velours et satin blanc, avec une profusion de galons d'argent et de dentelles magnifiques.

Le blanc étant alors la couleur des paysans, qui, en toute saison, étaient vêtus de toile ou de grosse futaine, dès qu'on se mettait tout en blanc, on se disait habillé à la paysanne, et c'était une mode des plus recherchées.

Le marquis était certes fort plaisant en cet équipage; mais on était si habitué à le voir déguisé en jeune homme, il était, de la tête aux pieds, orné de si belles choses et de si curieux joyaux, ses parfums étaient si exquis, et, malgré tout, il y avait tant de noblesse dans ses vieilles grâces et de bonté aimable dans ses façons, que, si on l'eût vu tout à coup sérieux et arrangé selon son âge, on eût regretté l'amusement qu'il donnait aux yeux et le contentement qu'il savait donner à l'esprit.

Vers deux heures, un galopin habillé à l'ancienne mode féodale pour la circonstance, et placé dans l'échauguette de la tour d'entrée, sonna d'un vieux olifant pour annoncer l'approche d'une cavalcade.

Le marquis, accompagné de Lucilio, se rendit à cette tour pour recevoir la dame de ses pensées: il eût bien voulu voir son héritier avec lui; mais Mario était dans les mains d'Adamas, et, d'ailleurs, il résultait d'un plan finalement proposé par ce dernier, et adopté avec quelques modifications par son maître, que l'apparition de l'enfant serait retardée jusqu'à la fin d'une explication délicate avec madame de Beuvre.

XXXV

Lauriane arriva, montée sur un charmant petit cheval blanc que son père avait dressé pour elle, et qu'elle gouvernait avec une gentillesse remarquable.

Grâce à son deuil, qu'elle pouvait porter désormais en blanc, elle était habillée aussi à la paysanne, avec une amazone de fin drap blanc, un corps de taille tout rayé de galons de soie, et un léger mouchoir de dentelle par-dessus son inséparable chaperon de veuve.

– Oui-dà! s'écria le gros de Beuvre en voyant la toilette du marquis, vous portez déjà les couleurs de votre dame, monsieur mon gendre?

Sa fille réussit à le faire taire devant les valets; mais, quand on fut au salon, malgré les promesses qu'il lui avait faites de se priver de toute moquerie sur ce sujet, il n'y put tenir et demanda vivement à quand la noce.

Au lieu d'être piqué ou embarrassé, le marquis fut fort aise de cette ouverture, et demanda à être entendu secrètement pour une affaire sérieuse.

On renvoya les valets, on ferma les portes, et Bois-Doré, mettant un genou en terre devant la belle petite Lauriane, parla en ces termes:

– Dame de jeunesse et de beauté, vous voyez à vos pieds un serviteur fidèle qu'un grand événement a rempli d'aise et de trouble, de joie et de douleur, d'espoir et de crainte. Lorsque j'offris, il y a deux jours, mon cœur, mon nom et ma fortune à la plus aimable des nymphes, je me croyais libre de tout autre devoir et affection. Mais…

 

Ici, le marquis fut interrompu.

– Ouais! monsieur mon gendre, s'écria de Beuvre en affectant une grande colère et en roulant des yeux terribles, vous moquez-vous du monde, et pensez-vous que je sois homme à vous laisser reprendre votre parole, après avoir décoché le trait mortel de l'amour dans le cœur de ma pauvre fille?

– Oh! taisez-vous, monsieur mon père! dit gaiement et doucement Lauriane; vous me compromettez. Heureusement le marquis ne croira pas que je sois si capricieuse qu'après lui avoir demandé sept ans de réflexions, je me trouve déjà pressée de le sommer de sa parole.

– Laissez-moi parler, dit le marquis en prenant la main de Lauriane dans la sienne; je sais, ma souveraine, que vous n'avez nul amour dans le cœur, et c'est ce qui me donne la hardiesse de vous demander mon pardon. Et vous, mon voisin, riez de toutes vos forces, car l'occasion est belle! Et je rirai avec vous aujourd'hui, bien qu'hier j'aie versé beaucoup de larmes.

– Vrai, mon voisin? dit le bon de Beuvre en lui prenant son autre main. Si vous parlez sérieusement comme vous en avez l'air, je ne rirai plus. Avez-vous quelque peine dont on puisse vous aider à sortir?

– Dites, mon cher Céladon, ajouta Lauriane d'un air affectueux: contez-nous vos chagrins!

– Mes chagrins sont dissipés, et, si vous me gardez votre amitié, je suis le plus fortuné des hommes. Eh bien, écoutez, mes amis, dit-il en se relevant avec un peu d'effort. Vous entendîtes, avant-hier, cette prédiction à moi faite par des gens qui n'étaient pas bien sorciers: «Avant trois jours, trois semaines ou trois mois, vous serez père?»

– Eh bien, dit de Beuvre revenant à son humeur narquoise, vous croyez, mon brave homme, que la prédiction se réalisera?

– Elle est réalisée, mon voisin. Je suis père, et ce n'est plus pour moi que je demande, à vous et à la divine Lauriane, sept ans d'espérance et de sincérité: c'est pour mon héritier, c'est pour mon fils unique, c'est pour…

Ici, la porte s'ouvrit à deux battants, et Adamas, en grande tenue, annonça d'une voix claire et avec un air de triomphe:

– M. le comte Mario de Bois-Doré!

La surprise fut pour tout le monde; car le marquis n'attendait pas si vite l'apparition de son enfant, et il ne savait encore en quel équipage on réussirait à le produire.

Quelle fut sa joie lorsqu'il vit entrer Mario vêtu à la paysanne, c'est-à-dire d'un habit exactement semblable de forme et de tissus à celui qu'il portait lui-même; le pourpoint de satin à mille petits crevés sur les bras; le colletin sans ailerons (pourpoint de dessus à épaulettes, mais sans manches pendantes), en velours blanc crevé d'argent; les chausses flottantes, de quatre aunes de large, froncées jusqu'au-dessous du genou, garnies de boutons de perles et un peu ouvertes de côté pour laisser sortir la rose de la jarretière; les bas de soie, avec les souliers à pont-levis fermés de roses; la fraise à confusion, c'est-à-dire à plusieurs rangs inégaux avec les rebras assortis, le feutre à plumes, des diamants partout, un petit baudrier tout brodé de perles, et une petite rapière qui était un vrai chef-d'œuvre!

Adamas avait passé la nuit à choisir, à méditer, à tailler et à ajuster; la matinée, à essayer. L'adroite Morisque et quatre ouvrières, levées avant le jour, avaient cousu avec rage. Clindor avait fait dix lieues pour trouver le chapeau et la chaussure. Adamas avait composé, emplumé, orné, inventé, arrangé, et le costume, plein de goût, bien coupé et assez solide pour durer quelques jours sans être refait, allait à merveille.

Mario, enrubané et parfumé comme le marquis, frisé naturellement et portant, sur la mèche ou moustache de l'oreille gauche, une rose (on dirait aujourd'hui un chou) de rubans blancs, avec un gros diamant au milieu et de la dentelle d'argent en dessous, se présenta avec grâce.

Il n'était pas plus emprunté que s'il eût été élevé en gentilhomme. Il portait sa rapière avec aisance, et sa touchante beauté ressortait dans tout ce blanc, qui lui donnait l'air candide d'une jeune fille.

Lauriane et son père furent si émerveillés de sa figure et de ses mouvements, qu'ils se levèrent spontanément comme pour recevoir quelque fils de roi.

Mais ce n'était pas tout. Adamas, en bichonnant son petit seigneur, avait essayé de lui apprendre un compliment, tiré de l'Astrée, pour Lauriane. Retenir quelques phrases par cœur, ce n'était pas une affaire pour l'intelligent Mario.

– Madame, dit-il avec un gentil sourire, «il est bien impossible de vous voir sans vous aimer, mais plus encore de vous aimer sans être extrême en cette affection. Permettez que je baise mille et mille fois vos belles mains, sans pouvoir, par tel nombre, égaler celui des morts que le refus de cette supplication me donnera…»

Ici, Mario s'arrêta. Il avait appris très-vite, sans comprendre et sans réfléchir. Le sens des mots qu'il disait lui parut tout à coup très-comique; car il n'était nullement disposé à tant souffrir, si Lauriane lui refusait les mille et mille baisers qu'il ne tenait pas à ce point à lui donner. Il eut envie de rire et regarda la jeune dame, qui avait envie de rire aussi, et qui, d'un air sympathique et enjoué, lui tendait les deux mains.

Il mit l'étiquette de côté, et, obéissant à sa confiance naturelle, il lui jeta les deux bras autour du cou et l'embrassa sur les deux joues, en lui disant de son crû:

– Bonjour, madame; je vous prie de me vouloir du bien, car vous me semblez bonne personne et je vous aime déjà beaucoup.

– Pardonnez-lui, dit le marquis, c'est un enfant de la nature…

– C'est pour cela qu'il me plaît, répondit Lauriane, et je le dispense de toute cérémonie.

– Voyons, voyons! dit de Beuvre, qu'est-ce que cela signifie, mon voisin, ce beau garçon-là? S'il est à vous, je vous en fais mon compliment; mais je ne vous aurais pas cru…

On annonça Guillaume d'Ars avec Louis de Villemort et un des jeunes Chabannes, qui étaient venus chez lui le matin, et à qui il avait conté la merveilleuse recouvrance du fils de Florimond.

– Est-ce lui? s'écria-t-il en entrant et en regardant Mario. Oui, c'est mon petit bohémien. Mais comme il est joli, à présent, mon Dieu! et comme vous devez être content, mon cousin! Tudieu, mon gentilhomme! dit-il à l'enfant, que vous avez donc là une belle épée et une vaillante toilette! Vous voulez faire honte à vos voisins et amis! Vous nous écrasez, je le vois, et on ne paraît plus rien auprès de vous. Çà, dites-nous votre petit nom et faisons connaissance; car nous sommes parents, s'il vous plaît, et je pourrai peut-être vous servir à quelque chose, ne fût-ce qu'à vous apprendre à monter à cheval!

– Oh! Je sais, dit Mario. J'ai monté sur Squilindre!

– Sur le gros cheval de carrosse! Et, dites-moi, mon maître, lui trouvâtes-vous le trot doux?

– Pas trop, dit Mario en riant.

Et il se mit à jouer et à babiller avec Guillaume et ses compagnons.

– Ah çà! dit de Beuvre en prenant Bois-Doré à l'écart, mettez-moi donc dans le secret, car je n'y suis pas. Vous nous en donnez à garder, mon voisin! vous n'avez point procréé ce beau petit! Il est trop jeune pour cela. C'est quelque enfant d'adoption?

– C'est mon propre neveu, répondit Bois-Doré; c'est le fils de mon Florimond, que vous avez aimé aussi, mon voisin!

Et il raconta devant tous, avec preuves à l'appui, l'histoire de Mario, sans toutefois prononcer le nom de d'Alvimar ou de Villareal, et sans faire entendre qu'il avait découvert et puni les assassins de son frère.

XXXVI

Devant les lettres, l'anneau et le cachet, il n'y avait pas moyen de traiter de roman cette romanesque aventure.

Tout le monde fit fête au gentil Mario, qui, par son bon naturel, son air affectueux et son beau regard, gagnait spontanément et irrésistiblement tous les cœurs.

– Alors, dit de Beuvre à sa fille en la prenant à part, vous voilà, non plus fiancée à notre vieux voisin, mais à son marmot; car il me semble que c'est ainsi qu'il lui plaît de tourner la chose à présent.

– Dieu le veuille, mon père! répondit Lauriane, et, s'il y revient, je vous prie de feindre, comme moi, de souscrire à cet arrangement, que le bonhomme est capable de prendre au sérieux.

– Il le prenait bien au sérieux quand il s'agissait de lui! reprit de Beuvre. La différence d'âge entre vous et ce petit garçon se compte par années, tandis qu'entre le marquis et vous, elle se peut bien compter par quarts de siècle. N'importe, je vois que le cher homme a perdu la notion du temps pour les autres aussi bien que pour lui-même; mais le voici qui vient à nous! je le veux faire enrager un peu!

Bois-Doré, sommé par de Beuvre de s'expliquer, déclara fort gravement qu'il n'avait qu'une parole, et qu'ayant engagé sa liberté et sa foi à Lauriane, il se regardait comme son esclave, à moins qu'elle ne lui rendit sa promesse.

– Je vous la rends, cher Céladon! s'écria Lauriane.

– Mais son père l'interrompit. Il voulait la taquiner aussi.

– Non pas, non pas, ma fille; ceci regarde l'honneur de la famille, et votre père ne se laisse point berner! Je vois bien que votre capricieux et fantasque Céladon s'est pris de tendresse paternelle pour ce beau neveu, et qu'il aime autant désormais se trouver père sans avoir pris la peine d'être époux. D'ailleurs, je vois bien aussi qu'il a en la tête de lui léguer ses biens, sans égard pour ses enfants à venir; c'est ce que je ne souffrirai point et ce que vous devez empêcher, en le sommant de la foi qu'il vous a jurée.

M. de Beuvre parlait si sérieusement qu'un instant le marquis y fut pris.

– Il faut croire, pensa-t-il, que ma fortune me rajeunit beaucoup, et que mon voisin, qui me raillait tant, ne me trouve plus si vieux. Où diable Adamas a-t-il pris l'idée de me faire faire cette démarche?

Lauriane vit ses perplexités sur sa figure, et vint généreusement à son secours.

– Monsieur mon père, dit-elle, ceci ne vous regarde point, vu que notre marquis ne m'a point demandé ma main sans mon cœur; or, tant que mon cœur ne m'a point parlé, le marquis est libre.

– Ta, ta, ta! s'écria de Beuvre, votre cœur vous parle très-haut, ma fille, et il est aisé de voir, à votre indulgence pour le marquis, que c'est de lui qu'il vous parle!

– Serait-il vrai? dit Bois-Doré ébranlé; si j'avais ce bonheur, il n'y a neveu qui tienne, et, par ma foi!..

– Non, marquis, non! dit Lauriane décidée à en finir avec les rêveries de son vieux Céladon. Mon cœur parle, il est vrai, mais depuis un instant seulement: depuis que j'ai vu votre gentil neveu. La destinée le voulait ainsi, à cause de la grande amitié que j'ai pour vous, laquelle ne pouvait me permettre d'avoir des yeux que pour quelqu'un de votre famille et de votre ressemblance. Donc: c'est moi qui brise nos liens et me déclare infidèle; mais je le fais sans remords, puisque celui que je vous préfère vous est aussi cher qu'à moi-même. Ne parlons donc plus de rien jusqu'à ce que Mario soit en âge d'éprouver quelque affection pour moi, si cet heureux jour doit arriver. En attendant, je tâcherai de prendre patience, et nous resterons amis.

Bois-Doré, enchanté de cette conclusion, baisait avec effusion la main de l'aimable Lauriane, lorsqu'une effroyable pétarade fit trembler les vitres et tressauter tous les hôtes du manoir.

On courut aux fenêtres. C'était Adamas qui faisait rage de tous les fauconneaux, arquebuses et pistolets de son petit arsenal.

En même temps on vit entrer dans le préau tous les habitants du bourg et tous les vassaux du marquis, criant à se fendre la mâchoire, de concert avec tous les employés et serviteurs de la maison:

– Vive M. le marquis! vive M. le comte!

Ces bonnes gens obéissaient, de confiance à un mot d'ordre donné par Aristandre, sans savoir de quoi il était question; mais ce qu'ils savaient bien, c'est qu'ils n'étaient jamais mandés au château sans qu'il retournât de quelque largesse ou régal, et ils y venaient sans se faire prier.

On ouvrit les fenêtres du salon de compagnie pour entendre le discours, en forme de proclamation, que débitait Adamas à cette nombreuse assistance.

Debout sur le puits, qu'il avait fait couvrir, afin de se livrer sans danger à une pantomime animée, l'heureux Adamas improvisait le morceau d'éloquence le plus étourdissant qu'eût jamais produit sa faconde gasconne et lancé aux échos sa voix claire, aux inflexions toutes méridionales. Sa gesticulation n'était pas moins étrange que sa diction.

 

Quant à la rédaction de ce chef-d'œuvre, il est à regretter que la chronique ne nous l'ait point conservée; elle eut le sort des choses d'inspiration: elle s'envola avec le souffle qui l'avait fait naître.

Quoi qu'il en soit, elle produisit un grand effet. Le récit de la mort tragique du pauvre M. Florimond fit verser des larmes; et, comme Adamas avait le pleur facile et s'attendrissait naïvement pour son propre compte, il fut écouté religieusement, même des fenêtres du salon.

On ne s'égaya qu'aux transports de joie pathétique avec lesquels il proclama la recouvrance de Mario; mais l'auditoire rustique n'y trouva rien de trop.

Le paysan comprend le geste et non les mots, qu'il ne se donne pas la peine d'entendre; ce serait un travail, et le travail de l'esprit lui semble une chose contre nature. Il écoute avec les yeux.

On fut donc enchanté de la péroraison, et des connaisseurs déclarèrent que M. Adamas prêchait beaucoup mieux que le recteur de la paroisse.

Le discours terminé, le marquis descendit avec son héritier et sa compagnie, et Mario charma et conquit aussi les paysans par ses manières accortes et son doux parler.

Chargé par son père à inviter tout le bourg à un grand festin pour le dimanche suivant, il le fit naturellement en des termes d'une si parfaite égalité, que Guillaume et ses amis, et même le républicain M. de Beuvre, eurent besoin de se rappeler que l'enfant sortait lui-même de la bergerie, pour n'en être pas un peu choqués.

Le marquis, s'apercevant de leur blâme, se demanda s'il ne devait pas rappeler Mario, qui s'en allait de groupe en groupe, se laissant embrasser et rendant les caresses avec effusion.

Mais une vieille femme, la doyenne du village, vint à lui, appuyée sur sa béquille, et lui dit d'une voix chevrotante:

– Monseigneur, vous êtes béni du bon Dieu pour avoir été doux et humain aux pauvres ahanniers. Vous avez fait oublier votre père, qui était un homme rude à vous comme aux autres. Voici un enfant qui tiendra de vous et qui empêchera qu'on ne vous oublie!

Le marquis serra les mains de la vieille et laissa Mario serrer les mains de tout le monde.

Il fit boire à la santé de son fils, et but lui-même à celle de la paroisse, pendant qu'Adamas faisait encore tonner son artillerie.

Comme la foule s'éloignait, le marquis aperçut M. Poulain, qui observait toutes choses sans sortir d'un petit hangar, où il s'était placé comme dans une loge de spectacle. Il lui coupa la retraite en allant le saluer et l'inviter à souper et en lui reprochant de ne venir jamais.

Le recteur le remercia avec une politesse énigmatique, disant, avec un feint embarras, que ses principes ne lui permettaient pas de manger avec des prétendus.

On disait dans ce temps-là, selon l'opinion à laquelle on appartenait, les réformés ou les prétendus réformés. Quand on disait les prétendus tout court, c'était l'expression d'une orthodoxie qui n'admettait même pas l'idée d'une réformation possible.

Cette expression dénigrante blessa le marquis, et, jouant sur le mot, il répondit n'avoir point de fiancés en sa maison.

Je croyais M. et madame de Beuvre fiancés avec l'erreur de Genève, reprit le recteur avec un sourire perfide; auraient-ils divorcé, à l'exemple de M. le marquis?

– Monsieur le recteur, dit Bois-Doré, ce n'est point le moment de parler théologie, et je confesse n'y rien entendre. Une fois, deux fois, voulez-vous être des nôtres, avec ou sans parpaillots?

– Avec, je vous l'ai dit, monsieur le marquis, cela m'est impossible.

– Eh bien, monsieur, reprit Bois-Doré avec une vivacité dont il ne fut pas le maître, ce sera quand vous voudrez; mais, les jours où vous ne me jugerez pas digne de vous recevoir en ma maison, vous ferez peut-être aussi bien de ne pas venir en ma maison pour me le dire; car je me demande ce que, ne voulant point y entrer, vous venez y faire, à moins que ce ne soit de dénigrer ceux qui me font l'honneur de s'y trouver bien.

Le recteur cherchait ce qu'il appelait la persécution, c'est-à-dire qu'il désirait irriter le marquis, pour le mettre dans son tort vis-à-vis de lui.

– M. le marquis admettant tous les habitants de ma paroisse à une réjouissance de famille, j'ai cru, dit-il, y être appelé comme les autres. Je m'étais même imaginé que cet aimable enfant, dont on célèbre la recouvrance, aurait besoin de mon ministère pour être réintégré dans le sein de l'Église, cérémonie par laquelle il eût fallu peut-être commencer les réjouissances.

– Mon enfant a été élevé par un véritable chrétien et par un véritable prêtre, monsieur! Il n'a besoin d'aucune réconciliation avec Dieu; et quant à cette Morisque sur le compte de laquelle vous croyez être si bien instruit, sachez qu'elle est meilleure chrétienne que bien des gens qui s'en piquent. Soyez donc en paix, et venez chez moi à visage découvert et sans arrière-pensée, je vous en prie, ou n'y venez point du tout, je vous le conseille.

– La franchise est dans mon intention, monsieur le marquis, répondit le recteur en élevant la voix; et la preuve, c'est que je vous demande sans détour où est M. de Villareal et d'où vient que je ne le vois point en votre compagnie.

Cette insidieuse brusquerie faillit démonter Bois-Doré.

Heureusement Guillaume d'Ars, qui se rapprochait de lui en ce moment, avait entendu la question, et il se chargea d'y répondre.

– Vous demandez M. de Villareal, dit-il en saluant M. Poulain. Il est parti de ce château avec moi hier au soir.

– Excusez-moi, reprit le recteur en saluant Guillaume avec plus d'égards qu'il n'en montrait à Bois-Doré. Alors c'est chez vous, monsieur le comte, que je puis lui adresser une lettre?

– Non, monsieur, répondit Guillaume dépité de cette instance. Il n'est point chez moi aujourd'hui…

– Mais, s'il a été faire une promenade, vous attendez son retour, ce soir ou demain au plus tard, je suppose?

– Je ne sais point quel jour il rentrera, monsieur: je n'ai pas coutume de questionner les gens. Mais venez donc, marquis; on vous réclame au salon.

Il entraîna Bois-Doré vers les de Beuvre, pour couper court aux investigations du recteur, qui se retira avec un étrange sourire et une humilité menaçante.

– Vous parliez de M. de Villareal, dit de Beuvre au marquis; je vous ai entendu prononcer son nom. D'où vient donc que nous ne le voyons point céans? Est-il malade?

– Il est parti, dit Guillaume, que ces interrogations devant de nombreux témoins gênaient et inquiétaient beaucoup.

– Parti pour ne plus revenir? dit Lauriane.

– Pour ne plus revenir, répondit Bois-Doré avec fermeté.

– Eh bien, dit-elle après une petite pause, j'en suis contente.

– Vous ne l'aimiez point? dit le marquis en lui offrant son bras, tandis que Guillaume marchait auprès d'elle.

– Vous allez me trouver folle, répondit la jeune dame; eh bien, je me confesserai quand même. Je vous en demande pardon, monsieur d'Ars, mais votre ami me faisait peur.

– Peur?.. C'est singulier, d'autres personnes m'ont dit de lui la même chose! D'où vient, madame, qu'il vous faisait peur?

– Il ressemble décidément à un portrait qui est chez nous, et que vous n'avez peut-être jamais vu… dans notre petite chapelle! L'avez-vous vu?

– Oui! s'écria Guillaume frappé; je sais ce que vous voulez dire. Il lui ressemblait, sur ma parole!

– Il lui ressemblait? Vous parlez de votre ami comme s'il était défunt!

Mario vint interrompre cette causerie. Lauriane, qui l'avait déjà pris en grande amitié, voulut lui donner le bras pour rentrer.

Guillaume et Bois-Doré restèrent un instant seuls, en arrière de la société.

– Ah! mon cousin, dit le jeune homme au vieillard, n'est-ce point une chose bien déplaisante que d'avoir à cacher mort d'homme, comme si l'on avait à rougir de quelque lâcheté, quand, au contraire…

– Pour moi, j'eusse aimé mieux la franchise, répondit le marquis. C'est vous qui m'avez condamné à cette feinte; mais si elle vous pèse…

– Non, non! Votre recteur semble avoir des soupçons. Mon d'Alvimar faisait fort le dévot. La soutane serait pour lui, et c'est jouer trop gros jeu dans le pays où nous sommes. Taisons-nous encore jusqu'à ce que la manière dont votre frère a été lâchement occis soit bien répandue, et montrez-en la preuve à tout le monde sans nommer les coupables. Quand vous les nommerez, on sera tout disposé à les condamner. Mais, dites-moi, marquis, savez-vous si le corps de ce malheureux?..