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Les beaux messieurs de Bois-Doré

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DEUXIÈME TOME

XL

Depuis que la Morisque avait enseigné à Adamas divers secrets orientaux pour la confection des mixtures cosmétiques, le teint, la barbe et les sourcils du marquis s'étaient sensiblement améliorés. Ils étaient à l'épreuve du vent, de la pluie et des folles caresses de Mario, outre que les parfums en étaient plus suaves et l'application plus prompte.

Le vieux Céladon se faisait d'abord adoniser en grand secret, à l'heure où son enfant sortait de sa chambre pour prendre ses premiers ébats. Mais, comme celui-ci ne se montrait ni questionneur importun ni curieux incivil, on se relâcha peu à peu de ces grandes précautions, et l'on procéda au rajeunissement quotidien avec des détours fort ingénus.

Les cosmétiques furent baptisés parfums rafraîchissants, et l'enluminure s'appela entretien de la peau.

Mario ne parut pas y entendre malice. Mais les enfants voient tout, et celui-ci ne fut pas la dupe d'Adamas; seulement il n'y vit pas matière à raillerie. Son bon père ne pouvait rien faire de ridicule. Il s'imagina que ces artifices faisaient partie de la toilette de toutes les personnes de qualité.

Comme il était assez coquet lui-même, il lui prit donc une grande envie de s'arranger aussi la figure en gentilhomme; il en fit la demande, et, comme il lui fut répondu simplement qu'à son âge on n'avait pas besoin de ces recherches, il ne crut pas à un refus positif. Si bien qu'un soir, étant un moment seul dans la chambre de son père adoptif et voyant les flacons épars sur la toilette, il se passa la fantaisie de se parfumer en blanc et en rose, comme il avait vu Adamas parfumer le marquis. Cela fait, il crut devoir foncer et élargir ses sourcils, et, se trouvant alors une mine martiale qui lui revenait fort, il ne put résister au désir de se dessiner deux jolis petits crocs noirs au-dessus des lèvres et une belle royale au-dessous.

Comme il n'était éclairé que d'une seule bougie oubliée sur la table, il usa largement de la couleur et n'en put estomper finement les contours.

Le souper sonnait; il courut se mettre à table, fort satisfait de la mine de mauvais garçon qu'il avait, et tenant son sérieux le mieux du monde.

Le marquis n'y fit pas attention tout de suite; mais Lauriane étant partie d'un grand éclat de rire, il leva les yeux et vit cette petite tête douce si singulièrement travestie qu'il ne put se tenir d'en rire aussi.

Cependant le bon marquis se sentit contrarié et même peiné au fond du cœur. Mario n'avait certes pas songé à le railler; mais la manière large et voyante dont il s'était peint accusait un peu trop, devant Lauriane, l'existence et l'emploi de cette palette de beauté qu'il croyait tenir si bien cachée dans sa toilette et sur son propre visage. Il n'osa même pas demander à l'enfant où il avait pris cette enluminure; il eût craint une réponse trop ingénue. Il se contenta de lui dire qu'il s'était défiguré et qu'il eût à aller se débarbouiller.

Lauriane comprit l'embarras et l'inquiétude de son vieil ami, et rentra sa gaieté; mais l'idée du Mario ne lui en parut que plus bouffonne, et, durant tout le souper, elle eut ce fou rire de jeune fille que la contrainte change en excitation nerveuse.

L'effet en fut magique sur Mario; si bien que le marquis leur dit avec douceur:

– Allons, enfants, riez donc tout votre soûl, puisque vous en avez tant d'envie!

Mais il ne rit point lui-même, et, le soir, il gronda Mario, qui se repentit et promit de ne jamais recommencer.

Cette espièglerie avait beaucoup diverti M. Clindor, qui avait cassé une belle pièce de faïence en pouffant de rire. Grondé par le marquis, il avait perdu la tête et marché sur la patte de Fleurial. Adamas n'avait pu résister à la drôlerie de Mario, et, lui aussi, il avait ri! La Bellinde fut la seule qui tint son sérieux, et le marquis lui en sut gré.

– Cet enfant est bien espiègle, dit-il le soir à Adamas, et tout ce qu'il fait marque un esprit badin et fort plaisant. Il ne faudrait pourtant pas le trop gâter, Adamas!

Le lendemain, autre affaire: un des flacons de carmin de la toilette se trouva cassé, et la belle toilette de guipure tachée. On accusa Fleurial; mais ces mêmes taches furent signalées sur le pourpoint blanc de Mario, qui s'en étonna et se défendit d'avoir seulement approché de la toilette.

– Je vous crois, mon fils, dit le marquis en soupirant. Si je vous jugeais capable de mentir, je serais trop chagriné.

Mais, le jour suivant, on trouva les mixtures mélangées, le rouge avec le noir et le noir avec le blanc.

– Ouais! dit le marquis, cette diablerie continue! En sera-t-il comme des pauvres nez de mes statues?

Il examina Mario sans rien dire; Mario avait du noir aux manchettes de sa chemise. C'était peut-être de l'encre; mais le marquis avait horreur des taches, et le pria d'aller changer de linge.

– Adamas, dit-il à son confident, cet enfant est espiègle, c'est fort bien fait; mais, s'il est menteur et abuse de la foi que j'ai en sa parole, voici qui me causera de grosses peines, mon ami! Je le croyais d'une essence supérieure; mais Dieu ne veut pas que j'en sois trop fier. Il laisse le diable faire de lui un enfant comme les autres.

Adamas prit le parti de Mario, qui venait de rentrer dans le boudoir voisin.

En ce moment, on entendit Bellinde qui discutait vivement avec l'enfant. Il la tirait par sa jupe, et elle se défendait en disant qu'il prenait avec elle des privautés au-dessus de son âge.

Le marquis se leva, indigné.

– Libertin? s'écria-t-il désespéré; déjà libertin?

Le pauvre Mario accourut tout en larmes.

– Père, dit-il en se jetant dans ses bras, cette fille est méchante. Je la voulais amener à toi pour te faire voir à toi-même ce qu'elle a aux mains. Elle touche mon rabat en me disant qu'il est taché, et c'est elle qui y met ces taches; c'est elle qui veut te causer de la peine et t'empêcher de m'aimer. Elle profite des sottises que je fais pour m'en mettre d'autres plus vilaines sur le dos. Père, cette femme-là ne vaut rien; elle me fait passer pour menteur, et, si tu la crois…

– Non, non, mon fils, je ne la crois point! s'écria le marquis. – Adamas!..

Mais Adamas n'était plus là; il avait couru après la Bellinde; il la saisit sur l'escalier, voulut la ramener de force, et reçut pour sa peine un beau soufflet qui lui fit lâcher prise.

Au bruit de cette escarmouche, le marquis s'élança aussi sur l'escalier. Le soufflet avait été rude; le pauvre Adamas, tout étourdi, se tenait la joue.

– Cette coquine a donc joué des griffes? dit-il, je me sens la figure… Eh! non, monsieur, s'écria-t-il tout à coup joyeux, ce n'est point du sang! Voyez! c'est du beau rouge de vos flacons! C'est la pièce de conviction! Oh! oui-dà! voici une affaire tirée au clair. À présent j'espère que vous ne douterez plus de la malice de cette fille rousse!

– Monsieur le comte, dit le marquis à son enfant avec une gravité admirable, je confesse avoir, par deux fois, douté de votre parole. Si je n'étais votre meilleur ami, vous auriez à m'en demander raison; mais j'espère que vous voudrez bien accepter les excuses de votre père.

Mario lui sauta au cou, et, le soir même, Bellinde, payée et congédiée sans explication, quitta l'oasis de Briantes et son beau nom de bergère pour rentrer dans les réalités de la vie sous son nom véritable de Guillette Carcat, en attendant qu'elle en prît un plus sonore et plus mythologique, comme on le verra par la suite.

Pendant que ces événements tragiques s'effaçaient de la mémoire de nos personnages, M. Poulain ne s'endormait pas dans son zèle.

On était au 18 ou 19 décembre, et l'abbé, le nez et les pieds froids, mais la tête échauffée par l'espoir d'un succès longtemps tiraillé, arrivait à Saint-Amand, jolie ville du Berry, située dans une fraîche vallée, entre deux rivières, et que dominait le gigantesque et merveilleux château de Montrond, résidence du prince de Condé.

L'abbé descendit de cheval au couvent des capucins, dont le vaste enclos, coupé en croix, s'abritait sous la protection du manoir princier. Il évita de voir le prieur, dont il redoutait l'obligeance et les bons offices; il voulait faire sa besogne lui-même et son chemin tout seul.

Il se contenta d'accepter d'un des religieux, son parent, un frugal repas, secoua le givre dont il était couvert, et se présenta à un des guichets du château en montrant un laissez-passer en bonne forme.

«Grâce aux travaux de Sully et surtout aux embellissements de M. le Prince,» qui avait acheté cette résidence au ministre disgracié, «le château de Montrond, qui eut plus tard tant d'importance dans les événements de la Fronde, était devenu un lieu de délices, en même temps qu'une forteresse imprenable. Son enceinte avait plus d'une lieue de tour: elle comprenait de nombreuses constructions, un vaste et magnifique château à trois étages, une grosse tour ou donjon de cent vingt pieds de haut, dont les murs étaient crénelés, et qui se terminait par une plate-forme au sommet de laquelle on voyait une statue de Mercure18

«Quant aux fortifications, elles étoient en si grande quantité, disposées comme en amphithéâtre et par étages, qu'un homme qui les avait étudiées et observées depuis longtemps, à peine les pouvait-ils comprendre19

 

C'est dans ce labyrinthe de pierre, dans cet arcane significatif, dans ce repaire de grand vassal, que résidait Henri de Bourbon, deuxième du nom, prince de Condé, lequel, après trois ans de captivité pour rébellion à la couronne, venait de se réconcilier avec la cour et de rentrer dans son gouvernement de Berry.

Il joignait à cette charge celles de lieutenant-général, de bailli de la province et de capitaine de la grosse tour de Bourges: c'est-à-dire qu'il avait le pouvoir politique, civil et militaire de tout le centre de la France, puisqu'il jouissait des mêmes droits et charges pour la province de Bourbonnais.

Ajoutez à ce pouvoir une fortune immense, augmentée des sommes que chaque rébellion des Condés coûtait, sous forme d'indemnité, à la couronne, c'est-à-dire à la France; de l'achat à peu près forcé des terres et châteaux splendides que Sully possédait en Berry, et qu'il fallait céder à M. le Prince à grand'perte, en raison de la dureté des temps et des malheuretez du pays; de la sécularisation, c'est-à-dire la suppression, au profit du prince, des plus riches abbayes de la province (entre autres celle de Déols); des présents imposés par l'usage, la flatterie ou la poltronnerie à la grosse bourgeoisie des villes; des lourds bassins d'or et d'argent pleins de moutons du Berry en belle monnaie d'or et d'argent; des carrosses d'azur, sculptés et ornés de satyres d'argent; traînés de six beaux chevaux harnachés de cuir de Russie rehaussé d'argent; des impôts, pressurages et vexations de toutes sortes sur le petit monde: argent sous tous les noms, sous toutes les formes, sous tous les prétextes tel était le seul mobile, la seul but, la seule grandeur, la seule joie et le seul génie de Henri, petit-fils du grand Condé de la Réforme et père du grand Condé de la Fronde.

Deux grands Condés bien ambitieux et bien coupables aussi envers la France, on le sait! mais capables aussi de lui rendre de grands services contre l'étranger, quand leur intérêt personnel ne les en détournait pas. Hélas! c'est là l'affreux xviie siècle. Mais ils avaient de la bravoure, de la grandeur, de l'héroïsme quand même; et celui qui joue un rôle dans notre récit n'était qu'avare, rusé, prudent, et l'on dit même quelque chose de pis.

Sa naissance avait été tragique, et sa jeunesse malheureuse.

Il avait reçu le jour en prison, d'une veuve accusée d'avoir empoisonné son mari20. Marié lui-même fort jeune à la belle Charlotte de Montmorency, fille du connétable, il avait eu pour rival le trop vert et trop vieux galant Henri IV. La jeune princesse avait été coquette. Le prince avait enlevé sa femme. On accusa le roi de vouloir faire la guerre à la Belgique pour lui avoir donné asile. Le fait était à la fois vrai et faux: le roi était follement amoureux; mais Condé, en feignant une jalousie dont il était incapable, exploitait la passion du roi au profit de son ambition, et forçait le roi à sévir contre un rebelle.

Malheureux en famille, en guerre et en politique, M. le Prince se consola de tout par l'amour des richesses, et, quand vint le terrible ministère de Richelieu, il vécut fort tranquille, riche et sans honneur, dans sa bonne ville de Bourges et dans son beau château de Saint-Amand-Montrond.

Mais, à l'époque où notre recteur Poulain, après six semaines de démarches et d'intrigues vint à bout d'être introduit en sa présence, M. le Prince n'avait pas renoncé à toute ambition politique, et il devait encore jouer son rôle de vautour dans l'agonie du parti calviniste et dans celle du pouvoir royal, espérant s'élever sur les ruines de l'un et l'autre.

Le recteur croyait bien savoir à quel homme il avait affaire. Il le jugeait sur la réputation de bon prince qu'il s'était faite à Bourges: familier, vulgaire, parlant à toutes gens sans morgue, jouant avec les écoliers de la ville et les trichant volontiers, aimant bien les cadeaux, commère, très-serré, assez fantasque, excessivement dévot.

Le prince était bien tout cela; mais il était tout cela beaucoup plus qu'on ne le savait encore. L'histoire prétend qu'il aimait beaucoup trop la société des écoliers. Il trichait par avarice et non par simple amusement; il ne faisait pas comme Henri IV, qui rendait l'argent. Il aimait les cadeaux avec passion; il était commère par envie et méchanceté; il était avare jusqu'à la fureur, fantasque jusqu'à la superstition, dévot jusqu'à l'athéisme.

Lenet, dans son panégyrique, dit de lui très-ingénument, ou plutôt très-malicieusement:

«Il entendoit la religion et sçavoit en tirer avantage, connoissoit les replis du cœur humain autant qu'homme que j'aie connu, et jugeoit en un moment par quel intérêt on agissoit en toutes sortes de rencontres. Il sçavoit se précautionner contre l'artifice des hommes sans le faire connoître. Il aimoit à profiter. Il a peu entrepris d'affaires qu'il n'ait fait réussir, en temporisant, quand il ne pouvoit en venir à bout d'autre sorte. Il sçavait éviter les occasions de rien perdre de ce qui lui étoit dû et profiter de celles qui pouvoient l'augmenter en quelque chose… Enfin, – dit plaisamment pour conclure le bon Lenet, – il m'a semblé un grand homme et fort extraordinaire.»

Soit!

Quant au portrait physique du prince, voici comment une plus illustre plume que celle de Lenet le définit dans une lettre particulière:

«Une figure agréable au premier abord; tête allongée, assez régulière; rien de la puissance ni de la bizarrerie des traits de son fils, le grand Condé; les yeux riants; assez de grâce dans ce visage bien encadré par la longue chevelure; les moustaches relevées, l'épaisse et longue royale. De l'incertitude dans les plans du front, qui est moyen, avec les régions supérieures assez développées; de la mollesse dans les joues. Ce regard souriant est de ceux sous lesquels on sent, avec quelque attention, le manque de dignité et de sérieuse croyance, une petite personnalité égoïste et beaucoup d'indifférence.

»Mais c'est là la seconde impression; la première est assez agréable.

»Le meilleur de ses portraits gravés porte la devise Semper prudentia21

La statue de Mercure, le dieu des filous, plantée sur le haut de son donjon, en dit encore davantage.

XLI

M. Poulain, sans être un physionomiste voyant de haut, avait assez de finesse, mais il ne fut d'abord frappé que de l'agrément de la physionomie du prince.

Celui-ci le reçut tête à tête dans son cabinet et le fit asseoir. Il témoignait de grands égards à la moindre soutane.

– Monsieur l'abbé, lui dit-il, me voici prêt à vous entendre. Excusez-moi si de grandes occupations m'ont obligé de vous faire attendre longtemps ce rendez-vous. Vous savez que j'ai dû aller à Paris chercher M. le duc d'Enghien; il m'a fallu ensuite lui trouver une autre nourrice, celle que madame sa mère lui avait choisie ayant autant de lait qu'une pierre, et puis… Mais parlons de vous qui me semblez un homme de volonté. La volonté est une belle chose; mais je m'étonne de vous voir si entêté de vous adresser à moi pour une si petite affaire. Votre hobereau de… Comment appelez-vous l'endroit?

– Briantes, répondit respectueusement le recteur.

Le prince le regarda en dessous et vit, sous son humilité, une certaine assurance qui l'inquiéta.

C'est le propre des grands esprits d'aimer à pénétrer et à utiliser les forces qu'ils rencontrent. Le prince était trop méfiant pour ne pas être craintif. Son premier mouvement n'était pas tant de se servir des gens que de s'en préserver.

Il affecta l'indifférence.

– Eh bien, dit-il, votre hobereau de Briantes a tué dans un combat singulier, ou, pour mieux dire, dans un singulier combat et d'une façon suspecte, un certain… Comment appelez-vous ce mort?

– Sciarra d'Alvimar.

– Ah! oui, je le sais! Je me suis enquis: c'était un homme de rien et qui lui-même se battait peu loyalement. Ces gentillâtres ont dû se trouver à deux de jeu: que vous importe, après tout?

– J'aime mon devoir, répondit le recteur, et mon devoir me commandait de ne pas laisser un crime impuni. M. Sciarra était un bon catholique, M. de Bois-Doré est un huguenot.

– N'a-t-il point abjuré?

– Où et quand, monseigneur?

– Je ne m'en soucie pas. Il est vieux, il est garçon. Il mourra bientôt de sa belle mort. Morte la bête, mort le venin! Je ne vois point qu'il y ait tant à s'occuper de lui.

– Alors Votre Altesse refuse de faire poursuivre cette affaire?

– Poursuivez-la vous-même, monsieur l'abbé. Je ne vous en empêche. Adressez-vous à qui de droit. Ceci est du ressort de la magistrature; je ne m'occupe pas des délits des petits: je n'en finirais point.

M. Poulain se leva, salua profondément et gagna la porte.

Il était humilié et offensé.

– Hé! attendez, monsieur l'abbé, lui dit le prince, qui voulait le pénétrer sans en avoir l'air; si je ne m'intéresse point à votre M. d'Alvimar, si fait bien m'intéressé-je à vous qui tournez fort bien vos lettres, donnez de fort bons renseignements et me paraissez homme d'esprit et de vertu. Voyons, parlez-moi franchement. Peut-être vous puis-je servir en quelque chose. Dites pour quelle raison vous avez souhaité de me voir, au lieu de vous adresser à vos supérieurs naturels, messieurs du clergé?

– Monseigneur, répondit le recteur, une telle affaire n'étant point du ressort de l'Église…

– Quelle affaire?

– L'assassinat de M. d'Alvimar, je n'ai point d'autre souci. Votre Altesse me fait l'injure de croire que je me suis servi de ce fait comme d'un prétexte pour parvenir auprès d'elle, afin de pouvoir lui adresser quelque requête personnelle; il n'en est point ainsi. Je ne suis mû que par le déplaisir dont tout sincère catholique est saisi en voyant les prétendus recommencer, en ce pays, leurs larcins et massacres.

– Vous ne m'aviez point parlé de larcin, reprit le prince. Ce d'Alvimar avait-il quelque bien qu'on lui ait dérobé?

– Je l'ignore, et ce n'est point là ce que je veux dire… J'ai eu l'honneur d'écrire à M. le Prince que ce Bois-Doré s'était enrichi du pillage des églises.

– Il est vrai, je me le rappelle, dit le prince. Ne m'avez-vous point donné à entendre qu'il avait, en sa gentilhommière, une manière de trésor caché?

– J'ai donné à monseigneur des détails précis et fidèles. Une partie des richesses de l'abbaye de Fontgombaud est encore là.

– Et votre avis serait qu'on lui fît rendre gorge? Ce serait malaisé, à moins d'y employer des gens de loi, et les lenteurs de la justice permettraient au vieux sournois de faire disparaître le corps du délit. Ne le pensez-vous point?

– Peut-être, répondit l'abbé, M. d'Aloigny de Rochefort, que Votre Altesse a constitué abbé fiduciaire de Fontgombaud, saurait-il prendra des mesures…

– Non, dit le prince avec un peu de vivacité, je vous défends… je vous prie de ne lui en rien faire savoir. On m'a assez blâmé des faveurs dont j'ai récompensé les bons services de M. de Rochefort; on ne manquerait point de dire que j'enrichis mes créatures des dépouilles des vaincus. On reproche d'ailleurs à Rochefort d'être avide, et, de vrai, il l'est peut-être un peu. Je ne répondrais point qu'il confisquât ces choses au profit du culte.

– J'ai touché juste, pensa le recteur: le trésor fait dresser l'oreille. Il faudra bien que monseigneur soit mon obligé.

Le prince vit la satisfaction intérieure et légèrement dédaigneuse de son interlocuteur. Le recteur n'était pas altéré d'argent et de pierreries. Il l'était de crédit et de pouvoir. Condé le comprit et s'observa davantage.

– D'ailleurs, ajouta-t-il, il serait fâcheux de faire du bruit pour peu de chose. Ce trésor, contenu dans quelque vieux coffre en un grenier de campagne, ne vaut pas, je pense, la peine que l'on s'y donnerait.

– Ce trésor est pourtant une source vive où s'alimente le luxe du vieux marquis.

 

– Il y a longtemps qu'il y puise, reprit le prince; il doit être à sec! Je l'ai quelque peu connu, votre hobereau; c'est un marquis pour rire, de la façon du roi de Navarre. Il était admis dans l'intimité de mon bon oncle!

Condé ne parlait jamais de Henri IV qu'avec une ironie pleine d'aversion. M. Poulain remarqua l'amertume de son accent, et sourit de manière à satisfaire le prince.

– Le marquisat de Bois-Doré est, dit-il, une plaisanterie que ce vieillard prend au sérieux, prétendant imposer à tous sa sotte passion pour le feu roi.

– Le feu roi avait du bon, reprit Condé, qui trouva que le recteur allait trop loin, et cette vieille créature dont nous parlons n'était point une de ses plus méchantes bêtes. Il mangeait tout son bien en parures ridicules; il doit ne plus rien avoir. Il ne va plus à Paris, il ne paraît jamais à Bourges, il vit dans un trou. Il a un vieux carrosse du temps de la Ligue et un castel où je serais embarrassé de loger mes chiens. Il s'est fait faire des jardins où les statues sont en plâtre; tout cela sent la médiocrité.

– Voilà, se dit le recteur, des détails que je n'ai point donnés à monseigneur. Il s'est informé, il a mordu à l'appât. – Il est vrai, dit-il tout haut, que notre homme n'est qu'un petit noble de campagne. On lui connaît, en biens, environ vingt-cinq mille écus de revenu, et l'on s'étonne avec raison qu'il en dépense soixante mille sans faire de dettes et sans sortir de chez lui.

– Ce serait donc l'abbaye de Fontgombaud qui durerait toujours? dit le prince en souriant. Mais d'où savez-vous, monsieur l'abbé, que cette corne d'abondance existe au manoir de Briantes?

– Je le sais d'une fille fort pieuse qui a vu là des reliquaires et des ornements de chapelle d'un grand prix. Un certain lit d'enfant, tout en ivoire fouillé et sculpté, est un chef-d'œuvre provenant d'un dais…

– Bah! bah! dit le prince, quelque vieillerie! Nous nous en occuperons si vous y tenez, pour l'honneur et le bien de l'Église, monsieur l'abbé; mais ce n'est point une affaire qui presse grandement. Il me faut vous quitter; mois je voudrais auparavant savoir si je ne puis vous obliger en quelque chose. Votre archevêque est fort de mes amis: c'est moi qui l'ai fait nommer. Souhaitez-vous une meilleure cure? Je lui pourrai parler de vous.

– Je ne souhaite rien des avantages de ce monde, répondit le recteur en se retirant. Je me trouve bien là où je puis faire mon salut et prier pour le bonheur de Votre Altesse.

– C'est-à-dire, pensa le prince dès qu'il fut seul, que les coffres de Bois-Doré sont encore pleins; autrement, cet ambitieux m'eût demandé d'abord sa récompense. Il sait que je serai content et me demandera plus que je lui ai offert. Nous verrons bien.

Et le prince donna ses ordres.

Le soir de ce même jour, les hôtes de Briantes venaient de se souhaiter mutuellement une bonne nuit et on allait se séparer, lorsque Aristandre, qui était le gardien de la porte, envoya dire qu'un gentilhomme et sa suite demandaient asile pour un repos d'une couple d'heures. Il pleuvait, et la nuit était sombre.

Le marquis se fit éclairer, et, enveloppé de son manteau, alla lui-même faire lever la herse.

– Nous sommes… lui dit une voix inconnue.

– Entrez, entrez, messieurs, répondit le marquis, esclave des lois d'une chevaleresque hospitalité; venez vous mettre à couvert. Vous direz vos noms, si bon vous semble, quand vous serez reposés.

Les cavaliers entrèrent: ils étaient deux ou trois en tête, parmi lesquels celui qui paraissait commander aux autres fit mine de vouloir mettre pied à terre. Bois-Doré l'empêcha, vu que le pavé était fort mouillé.

Il marcha devant avec Adamas, qui portait la torche, et rentra dans le préau, suivi de son hôte, sans remarquer une suite de vingt hommes armés qui, ayant défilé sur le pont un à un, entrèrent tous dans le préau après leur maître, tandis que celui-ci montait l'escalier du manoir avec le châtelain.

Cette grosse escorte étonna Aristandre, lequel, chargé de la réception des valets et de l'ouverture des écuries, vint leur faire ses offres de service. Mais ils refusèrent de débrider et restèrent avec leurs chevaux partie autour d'un feu qu'on leur alluma dans le préau, partie sur le seuil même du logis.

Lorsque le marquis fut dans son salon avec l'inconnu, il vit un homme d'une trentaine d'années, assez mal mis et d'une taille médiocre. Le visage était très-ombragé par le chapeau rabattu en clabaud et les plumes mouillées qui lui pendaient de tous côtés. Peu à peu il entrevit cette figure sans la reconnaître, ou du moins sans pouvoir se rappeler où il l'avait rencontrée.

– Vous paraissez ne me point remémorer? lui dit l'inconnu. Il est vrai que nous nous sommes vus il y a fort longtemps, et que, tous deux, nous avons beaucoup changé.

Le marquis se frappa naïvement le front, demandant pardon de son manque de mémoire.

– Je ne m'amuserai point à vous faire chercher, reprit le voyageur. On m'appelle Lenet. J'étais presque un adolescent, quand je vous vis à Paris, chez la marquise de Rambouillet, et peut-être même ne fîtes-vous point attention à un aussi petit personnage comme j'étais alors. Je ne suis encore que conseiller, en attendant mieux.

– Vous méritez d'être tout ce que vous pouvez souhaiter, répondit Bois-Doré gracieusement. Mais du diable, disait-il en lui-même, si j'ai souvenir du nom de Lenet, et si je sais à quel homme je parle, bien que son air me rappelle mille choses confuses.

– Ne faites rien pour moi, reprit M. Lenet en voyant qu'il donnait des ordres pour son souper. Je dois me rendre en un château où je suis attendu. J'ai été retardé par les mauvais chemins, et vous prie d'excuser l'heure à laquelle je viens chez vous. Mais j'avais pour vous une commission assez délicate dont il faut que je m'acquitte.

Lauriane et Mario, qui se tenaient dans le boudoir, entendant qu'il s'agissait d'affaires, se levèrent pour traverser le salon et se retirer.

– Ce sont là vos enfants, monsieur de Bois-Doré? dit la voyageur en leur rendant le salut qu'ils firent en passant devant lui. Je vous avais toujours cru garçon. Êtes-vous marié ou veuf?

– Ni l'un ni l'autre, répondit le marquis, et pourtant je suis père. Voici mon neveu, qui est mon fils d'adoption.

– Et voici ce dont il s'agit, reprit le conseiller d'un air bénin et d'un ton caressant, lorsque les enfants furent sortis. Je suis chargé par M. le Prince, qui est votre seigneur et le mien, et à qui de père en fils ma famille est fort attachée, d'éclaircir une affaire assez fâcheuse qui vous concerne. J'irai droit au fait. Vous avez fait disparaître un certain M. Sciarra d'Alvimar, qui fut votre hôte comme je le suis, avec cette différence qu'il n'avait point de monde avec lui, comme j'en ai pour protéger ma personne et mon mandat; car je dois bien vous faire assavoir que, sous cette fenêtre, sont vingt hommes bien armés, et dans votre bourg, vingt autres tout prêts à leur venir en aide, si vous ne receviez pas comme il convient l'envoyé du gouverneur et grand-bailli de la province.

– Cet avertissement est superflu, monsieur Lenet, répondit Bois-Doré avec beaucoup de calme et de politesse; fussiez-vous venu seul en ma maison, vous y seriez d'autant plus en sûreté. Il suffirait que vous fussiez mon hôte, et, à plus forte raison, êtes-vous à couvert sous le mandat de M. le Prince, auquel je ne prétends nullement faire rébellion. Dois-je vous suivre pour lui rendre compte de ma conduite? Me voilà tout prêt, et sans trouble, comme vous voyez.

– Il n'est pas nécessaire, monsieur de Bois-Doré. J'ai pleins pouvoirs pour vous interroger et disposer de vous, selon que je vous trouverai innocent ou coupable… Veuillez me dire ce que M. d'Alvimar est devenu?

– Je l'ai tué en franc duel, répondit le marquis avec assurance.

– Mais sans témoins? reprit le conseiller avec un sourire d'ironie.

– Il en avait un, monsieur, et des plus honorables. Si vous voulez entendre le récit…

– Sera-ce bien long? dit le conseiller, qui paraissait préoccupé.

– Non, monsieur, répondit le marquis: bien qu'il me semble avoir le droit de m'expliquer en une affaire où il va pour moi de l'honneur et de la vie, je vous prendrai le moins de temps possible.

18Raynal, Histoire du Berry.
19Mémoires de M. Lenet.
20Charlotte de la Trémouille, femme de Henri de Condé, premier du nom, captive pendant huit ans, acquittée, mais non justifiée.
21Henri Martin, Lettre inédite.