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Les beaux messieurs de Bois-Doré

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VII

Comme le jour tombait rapidement et qu'il faisait déjà sombre du côté du préau, elle retourna sur ses pas et alla chercher une lumière dans sa chambre, qui était située dans le pavillon attenant à la petite galerie de la chapelle.

L'armoire qui contenait le portrait n'était qu'un de ces carrés de planches en relief sur la muraille, où, dans les églises de villages, on serre la bannière des processions. Elle l'ouvrit précipitamment, plaça convenablement sa bougie et regarda l'infâme.

La peinture était belle. César et Lucrèce Borgia sont les contemporains de Raphaël et de Michel-Ange, et ce portrait, un peu sèchement étudié, était dans la première manière de Raphaël. Il appartenait à la même école.

La figure du duc de Valentinois ne présentait pas ces taches livides et ces pustules hideuses qui décrivent certains historiens, ni ces yeux louches «brillant d'un infernal éclat que même ses compagnons et ses familiers ne pouvaient supporter.» Soit que l'artiste l'eût flatté, soit qu'il l'eût peint à une époque de sa vie où le vice et le crime ne «suintaient» pas encore sur son visage, il ne l'avait pas fait laid. Il avait montré le cardinal-bandit de profil, et celui de ses yeux qu'il avait copié regardait droit devant lui.

La face était pâle, horriblement pâle et maigre, le nez étroit et acéré, la bouche sans lèvres, tant elles étaient incolores et minces, le menton anguleux, le type distingué, les traits assez purs, la moustache et la barbe rouges, délicatement plantées. Mais, vue ainsi sous l'aspect le plus favorable, cette tête de scélérat était peut-être plus repoussante encore que si elle eût été rongée de lèpre. Elle était calme et pensive, et le front ne rappelait en rien la tête plate de la vipère.

Non, non, c'était bien pis: c'était une tête d'homme bien conformée, avec toutes les facultés de l'intelligence admirablement développées pour le mal. L'œil, long et peu ouvert, semblait recueilli dans la béate méditation d'un forfait, et l'imperceptible sourire de la bouche transparente avait la somnolente douceur de la férocité assouvie.

On ne pouvait dire précisément où siégeait l'horreur de l'expression: elle était partout. On se sentait froid dans le corps et dans l'âme en interrogeant cette physionomie impudente et cruelle9.

– J'ai rêvé! se dit Lauriane en détaillant tous les traits. Ce n'est là ni le front, ni l'œil, ni la bouche de cet Espagnol. J'ai beau regarder, je ne trouve ici rien de lui.

Elle ferma les yeux pour se le rappeler sans voir le portrait. Elle le revit de face: il était charmant avec une expression de mélancolie résignée et fière. Elle le revit de profil: il était enjoué, un peu railleur, peut-être; il souriait. – Mais, dès qu'elle se retraça ce sourire, elle retrouva le profil de l'infâme César, et, comme si les deux empreintes se fussent collées l'une sur l'autre, il lui fut impossible de les séparer.

Elle referma l'armoire et regarda la chaire de bois sculpté, le petit autel et le coussin de velours noir blanchi et usé par les genoux de Charlotte. Elle y posa les siens et pria sans se demander si elle était dans une église ou dans un temple, si elle était protestante ou catholique.

Elle invoqua le Dieu des faibles et des affligés, le Dieu de Charlotte d'Albret et de Jeanne de France.

Puis, se sentant rassurée et voyant les chevaux prêts pour le départ de ses hôtes, elle redescendit au salon pour recevoir leurs adieux.

Elle trouva son père très-animé.

– Venez çà, madame ma chère fille, lui dit-il en lui prenant la main pour la faire asseoir sur le fauteuil que Bois-Doré et d'Alvimar se hâtaient de lui avancer; vous nous ramenez la concorde. Quand les femmes laissent les hommes entre eux, ils deviennent maussades, ils parlent politique ou religion, et, sur ce point-là, personne ne peut s'entendre. Soyez la bienvenue, vous qui avez la douceur des colombes, et parlez-nous des vôtres que, sans doute, vous venez de coucher.

Lauriane avoua qu'elle avait oublié ses tourterelles. Elle se sentait sous l'œil clair et pénétrant de d'Alvimar. Elle s'enhardit à le regarder. Décidément, il ne ressemblait pas plus au Borgia que le bon M. Sylvain lui-même.

– Vous vous êtes donc encore querellé avec notre voisin? dit-elle à son père en l'embrassant, pendant qu'elle tendait la main au vieux marquis. Eh bien, qu'est-ce que cela fait, puisque vous confessez avoir besoin d'un peu de contradiction pour digérer.

– Non, mordi! répondit M. de Beuvre, si c'était avec lui, je ne m'en confesserais pas, je n'aurais fait qu'un péché d'habitude; mais je me suis laissé aller à l'humeur contredisante avec M. de Villareal, et cela est contre toute hospitalité et toute bienséance. Faites notre paix, ma chère fille, et dites-lui, vous qui me connaissez, que je suis un vieux huguenot têtu et batailleur, mais franc comme l'or et tout à son service quand même.

M. de Beuvre se vantait. Il n'était pas un huguenot bien féroce, et les idées religieuses couraient fort embrouillées dans sa cervelle. Mais il avait des haines et des rancunes politiques assez vives, et il ne pouvait entendre parler de certains adversaires sans donner carrière à sa brusque franchise.

Or, M. d'Alvimar l'avait blessé en prenant la défense de l'ex-gouverneur du Berry, M. le duc de la Châtre, sur le compte duquel le hasard de la conversation les avait mis.

Lauriane, informée du sujet de la discussion, prononça doucement son verdict.

– Je vous absous tous deux, dit-elle: vous, monsieur mon père, pour avoir pensé qu'en aucune chose de ce monde, sauf la bravoure et l'esprit, l'exemple de feu M. de la Châtre n'était bon à suivre; – vous, monsieur de Villareal, pour avoir plaidé la cause d'un homme qui n'est plus là pour se défendre.

– Bien jugé! s'écria Bois-Doré, et parlons d'autre chose.

– Oui, certes, ne parlons plus de ce tyran! riposta le vieux gentilhomme, ne parlons plus de ce fanatique!

– Il vous plaît de le traiter de fanatique, reprit d'Alvimar, qui ne savait pas céder; quant à moi, qui l'ai beaucoup connu à la cour, si j'eusse osé lui adresser un reproche, c'eût été celui de ne pas aimer assez la vraie religion et de n'y voir qu'un moyen de dompter la révolte.

– C'est vrai, c'est vrai, dit Bois-Doré, qui détestait la discussion et qui ne demandait qu'à en finir, tandis que M. de Beuvre, s'agitant sur sa chaise, faisait bien voir qu'il n'en avait pas fini.

– Après tout, reprit d'Alvimar espérant conclure, n'a-t-il pas fidèlement et ardemment servi le roi Henri, à la mémoire duquel vous me semblez ici tout dévoués?

– Et avec raison, monsieur! s'écria M. de Beuvre, avec raison, mordi! Où trouverez-vous un roi plus sage et plus humain? Mais combien de temps votre enragé ligueur de La Châtre ne l'a-t-il pas combattu? combien de fois ne l'a-t-il pas trahi? et combien d'écus a-t-il fallu lui donner pour qu'il se tînt tranquille? Vous êtes un jeune homme, vous, et un homme du monde; vous n'avez vu que le courtisan et le beau parleur; mais nous autres, vieux provinciaux, nous les connaissons, nos tyranneaux de province! Je voudrais bien que M. de Bois-Doré vous racontât de quelle manière ce grand guerrier fit par mensonge et trahison, la glorieuse conquête de Sancerre!

– Merci de moi! dit Bois-Doré avec un peu d'humeur; comment voulez-vous que je me rappelle pareille chose?

– Et pourquoi donc ne vous plairait-il pas vous en souvenir? reprit de Beuvre sans faire attention au dépit du marquis; vous n'étiez pas à la mamelle, je pense?

– J'étais du moins si jeune, que je ne me souviens de rien, dit Bois-Doré.

– Eh bien, moi, je me souviens! s'écria de Beuvre, impatienté de cette défection de son ami. Or, j'avais dix ans de moins que vous, mon voisin, et je n'y étais pas; j'étais page du vaillant Condé, l'aïeul de celui-ci, et un autre homme, je vous jure.

– Voyons, dit Lauriane, qui hasarda une grande malice pour apaiser son père et détourner la querelle de son objet principal: il faut que notre marquis se confesse d'avoir été au siège de Sancerre et de s'y être vaillamment comporté, car tout le monde le sait, et c'est par modestie qu'il ne veut pas s'en souvenir.

– Vous savez bien que je n'y étais pas, reprit Bois-Doré, puisque j'étais ici avec vous.

– Oh! je ne parle pas du dernier siége, celui qui n'a duré que vingt-quatre heures, au mois de mai passé, et qui n'a été que le coup de grâce; je parle du grand, du fameux siége de l'an 1572.

Bois-Doré avait horreur des dates. Il toussa, s'agita, releva le feu, qui n'était pas tombé; mais Lauriane était résolue à l'immoler sous les fleurs de la louange.

 

– Je sais bien, dit-elle, que vous étiez fort jeune, mais vous vous battiez déjà comme un lion.

– Il est vrai que mes amis firent merveille, répondit Bois-Doré, et que l'affaire fut très-chaude; mais je n'y frappai pas bien fort, malgré mon bon vouloir, à l'âge que j'avais…

– Mordi! vous y fîtes vous-même deux prisonniers! s'écria de Beuvre en frappant du pied. Tenez, j'enrage ma vie quand je vois un homme de guerre et de cœur comme vous renier ses bonnes prouesses plus tôt que d'avouer son âge!

Bois-Doré fut vivement blessé, et sa figure s'attrista; c'était sa seule manière de témoigner son déplaisir à ses amis.

Lauriane vit qu'elle avait été trop loin; car elle aimait sincèrement son vieux voisin, et, quand il ne riait plus de ses taquineries, elle n'avait plus envie de rire.

– Non, monsieur, dit-elle à son père, permettez à votre fille de vous dire que vous plaisantez. Le marquis était loin d'avoir vingt ans, et son action fut d'autant plus belle.

– Comment! il n'avait pas vingt ans? s'écria encore de Beuvre; serais-je, tout d'un coup, devenu le plus vieux?

– On n'a jamais que l'âge que l'on montre, reprit Lauriane, et il ne faut que regarder le marquis…

Elle s'arrêta, n'ayant pas le courage de mentir si résolûment pour le consoler; mais l'intention suffit, car Bois-Doré se contentait de peu.

Il la remercia d'un regard, son front s'éclaircit; de Beuvre se mit à rire, d'Alvimar admira la gentillesse de Lauriane, et l'orage fut détourné.

VIII

On causa sans dépit quelques instants encore.

M. de Beuvre invita d'Alvimar à ne pas s'effaroucher de ses boutades et à revenir le surlendemain avec Bois-Doré, qui avait coutume de dîner tous les dimanches à la Motte; puis on vint annoncer que la carroche de M. le marquis était prête. (Chacun sait qu'avant Louis XIV, lequel, en personne, en ordonna autrement, carrosse était souvent des deux genres, et le plus souvent féminin, d'après l'italien carrozza.)

Or, la carrosse ou carroche de M. de Bois-Doré était un vaste et lourd berlingot que traînaient courageusement quatre forts et beaux chevaux percherons, un peu trop gras; car tout était bien nourri, bêtes et gens, au logis du bon M. Sylvain.

Ce respectable véhicule, destiné à affronter les routes carrossables et non carrossables, était d'une solidité à toute épreuve, et, si la souplesse de son allure laissait quelque chose à désirer, on était du moins assuré de ne s'y pas trop briser les os, même en cas du chute, à cause de l'énorme rembourrage de l'intérieur.

Il y avait six pouces d'épaisseur de laine et d'étoupe sous la doublure de damas, en sorte qu'on y avait, sinon toutes ses aises, du moins une sorte de sécurité.

C'était, du reste, un beau chariot, tout couvert de cuir, garni de clous dorés qui formaient des bordures d'ornement autour des panneaux. Il y avait, pour descendre et monter, une petite échelle que l'on retirait et plaçait dedans quand on était en route.

Aux quatre coins de cette citadelle roulante, on remarquait un arsenal composé de pistolets et d'épées, sans oublier la poudre et les balles, si bien qu'au besoin on y pouvait soutenir un siége.

Deux valets à cheval, portant des torches, ouvraient la marche; deux autres porte-flambeaux marchaient derrière la voiture avec le domestique de d'Alvimar, tenant son cheval en laisse.

Le jeune page du marquis monta sur la banquette à côté du cocher.

Tout cela passa à grand bruit sous la herse de la Motte-Seuilly, et le pont-levis, en se relevant derrière la cavalcade, aux joyeux aboiements des chiens de garde qu'on lâchait dans le préau, compléta un vacarme qui fut entendu jusqu'au hameau de Champillé, à un bon quart de lieue de distance.

D'Alvimar crut devoir adresser à Bois-Doré quelques louanges sur son beau carrosse, objet de luxe et de confort encore peu répandu dans les campagnes, et qui, dans le pays particulièrement, passait pour une merveille.

– Je ne m'attendais pas, dit-il, à trouver au fond du Berry les aises des grandes villes, et je vois, monsieur le marquis, que vous menez ici la vie d'un homme de qualité.

Rien ne pouvait être plus flatteur pour le marquis que cette dernière expression. Simple gentilhomme, il n'était pas, il ne pouvait pas être, malgré son titre, homme de qualité.

Son marquisat était une petite ferme du Beauvoisis qu'il ne possédait même pas.

Dans un jour de fatigue et de danger, Henri IV, arrivant avec lui et une très-petite escorte dans cette ferme, où le hasard de la guerre de partisans les avait forcés de faire halte, et qu'ils trouvèrent déserte et abandonnée, courait grand risque de ne point déjeuner du tout, lorsque M. Sylvain, qui était l'homme de ressources dans ces sortes d'aventures, avait découvert, dans un buisson, quelques volailles oubliées et devenues sauvages. Le Béarnais s'était donné le plaisir de cette chasse, et Sylvain s'était chargé de faire cuire à point le gibier.

Ce festin inespéré avait mis le roi de Navarre en belle humeur, et il avait donné la ferme à son bon compagnon, l'érigeant en marquisat, de par son bon plaisir, et ce, disait-il, pour avoir empêché un roi d'y mourir de faim.

La possession s'était bornée à ce séjour de quelques heures sur le petit fief conquis sans coup férir. Il avait été repris dès le lendemain par le parti contraire; puis, après la paix, il était retourné en la possession de ses légitimes propriétaires.

Peu importait à Bois-Doré, qui ne tenait point à cette bicoque, mais bien à son titre, et à qui le roi de France confirma plus tard, en riant, la promesse faite par le roi de Navarre. Aucun parchemin ne conféra cette dignité au gentilhomme berrichon; mais, sous la protection du monarque devenu tout-puissant, le titre fut souffert, et l'obscur campagnard accueilli dans l'intimité du roi comme marquis de Bois-Doré.

Comme personne ne réclama, la plaisanterie et la tolérance du roi firent, sinon droit, du moins précédent, et on eut beau se moquer du marquisat de M. Sylvain Bouron du Noyer, – car tel était son nom véritable, – il se tint, en dépit des rieurs, pour homme de qualité. Après tout, il méritait mieux ce titre et il le portait plus honorablement que bien d'autres partisans.

D'Alvimar ignorait toutes ces circonstances. Il avait fait peu d'attention à ce que lui en avait dit rapidement Guillaume d'Ars. Il ne songeait pas à railler la qualité de son hôte, et notre marquis, accoutumé à être taquiné sur ce point délicat, lui sut un gré infini de sa courtoisie.

Pourtant il crut devoir faire le robuste pour effacer la fâcheuse date du siége de Sancerre.

– J'ai cette carrosse, dit-il, à seules fins de pouvoir l'offrir aux dames de mon voisinage quand besoin est; car, pour ce qui est de moi, je préfère le cheval. On va plus vite et on fait moins d'embarras.

– Ainsi, reprit d'Alvimar, vous m'avez traité comme une dame, en faisant venir cette voiture dans la journée? J'en suis confus, et, si j'avais pensé que vous ne craigniez point le frais du soir, je vous aurais supplié de ne rien changer à vos habitudes.

– Moi, j'ai pensé qu'après le voyage que vous venez de faire, vous avez bien assez chevauché pour aujourd'hui et, quant au froid, à vous dire le vrai, je suis un assez grand paresseux, et je me donne bien des douceurs dont ma santé n'a nul besoin.

Bois-Doré voulait concilier la nonchalance des jeunes courtisans avec la vigueur des jeunes campagnards, et il était quelquefois bien embarrassé d'arranger tout cela.

En somme, il était encore solide, bon cavalier et bien portant, malgré quelques douleurs de rhumatismes qu'il n'avoua jamais, et une légère surdité dont il ne convenait pas, mettant les méprises de son oreille sur le compte de sa distraction.

– Il faut, ajouta-t-il, que je vous demande excuse pour l'impolitesse de mon ami de Beuvre. Rien n'est plus déplacé que ces querelles de religion, lesquelles ne sont plus du tout de mode. Mais vous pardonnerez à l'entêtement d'un vieillard. Au fond, de Beuvre ne se soucie pas plus que moi de ces subtilités. C'est l'engouement pour le passé qui lui donne de temps en temps la maladie de récriminer contre les morts et d'ennuyer, par là, considérablement les vivants. Je ne vois pas pourquoi la vieillesse est pédante de ses souvenirs, comme si, à tout âge, on n'avait point vu assez de choses et assez de gens pour être autant philosophe que de besoin? Ah! parlez-moi des gens de Paris, mon cher hôte, pour savoir causer avec délicatesse et modération sur tous objets de controverse! Parlez-moi de l'hôtel de Rambouillet, par exemple! Vous n'êtes pas sans avoir fréquenté le salon bleu d'Arténice?

D'Alvimar put répondre qu'il était reçu chez la marquise, sans manquer à la vérité. Son esprit et son savoir lui avaient ouvert les portes du Parnasse à la mode; mais il n'y avait pas pris pied, son intolérance s'étant dévoilée trop vite dans ce sanctuaire de l'urbanité française.

D'ailleurs, il avait peu de goût pour la bergerie littéraire. L'ambition du siècle le rongeait, et la pastorale, qui est un idéal de repos et d'humble loisir, n'était point du tout son fait. Aussi se sentait-il pris de fatigue et de sommeil, lorsque Bois-Doré, enchanté d'avoir à qui parler, se mit à lui réciter des pages entières de l'Astrée.

– Quoi de plus beau, s'écriait-il, que cette lettre de la bergère à son amant:

«Je suis soupçonneuse, je suis jalouse, je suis difficile à gagner et facile à perdre, et plus aysée à offenser, et très-malaysée à rapaiser. Il faut que mes volontés soient des destinées, mes opinions des raisons et mes commandements des lois inviolables.»

Voilà du style! et quelle belle peinture d'un caractère!.. Et la suite, monsieur, n'est-ce point toute la sagesse, toute la philosophie et la moralité dont un homme ait besoin? Écoutez ceci, que répond Sylvie à Galatée:

«Il ne faut point douter que ce berger ne soit amoureux, étant si honnête homme!»

Comprenez-vous bien, monsieur, la profondeur de cette devise? Au reste, Sylvie l'explique elle-même:

«L'amant ne désire rien tant que d'être aymé; pour être aymé, il faut qu'il se rende aimable, et ce qui rend aimable est cela même qui rend honnête homme.»

– Quoi? qu'est-ce à dire? s'écria d'Alvimar éveillé en sursaut par le discours de la docte bergère, que Bois-Doré lui criait aux oreilles pour dominer le bruit de la carrosse sur le dur pavé de l'ancienne voie romaine de La Châtre à Château-Meillant.

– Oui, monsieur, oui, je le soutiendrais envers et contre tous! reprit Bois-Doré sans s'apercevoir du tressaut de son hôte; et je me tue à le répéter à ce vieux radoteur, à ce vieil hérétique en matière de sentiments!

– Qui? demanda d'Alvimar effaré.

– Je parle de mon voisin de Beuvre, un très-excellent homme, je vous jure, mais coiffé de l'idée que la vertu est dans les livres de théologie, qu'il ne lit pas, attendu qu'il ne les comprendrait point; et je lui soutiens, moi, qu'elle est dans les œuvres de poésie, dans les pensées agréables et bienséantes dont un chacun, pour si simple qu'il soit, peut faire son profit. Par exemple, lorsque le jeune Lycidas cède aux folles amours d'Olympe…

Pour le coup, d'Alvimar se rendormit résolûment, et M. de Bois-Doré déclamait encore lorsque la carrosse et l'escorte firent retentir le pont-levis de Briantes d'un bruit égal au bruit qu'elles avaient fait sur celui de la Motte.

Le temps était devenu très-sombre; d'Alvimar ne vit du château que l'intérieur, qui lui parut fort petit, et qui l'était effectivement, eu égard aux grandes dimensions des logements de cette époque.

Aujourd'hui, les salles de ce manoir paraissent encore très-vastes; mais elles semblaient alors aussi exiguës que possible.

La partie occupée par le marquis, et ruinée par les bandes d'aventuriers en 1594, était de construction toute récente. C'était un pavillon carré, flanqué à une tour fort ancienne et à une autre construction plus ancienne encore, le tout formant un seul massif d'architecture hétérogène, d'une étroitesse élancée et d'un aspect élégant et pittoresque.

– Ne vous effrayez pas trop de la pauvre mine de ma maisonnette, dit le marquis à son hôte en le précédant sur l'escalier, tandis que son page et sa gouvernante Bellinde les éclairaient; ce n'est qu'un pavillon de chasse et un logis de garçon. Si jamais la fantaisie du mariage me montait à la tête, il me faudrait faire bâtir; mais, jusqu'ici, je n'y ai point encore songé, et j'espère que, garçon vous-même, vous ne trouverez point cette bicoque trop mal commode.

9J'ignore ce qu'est devenu le portrait dont il est ici question. J'en ai vu un tout semblable en la possession de l'illustre général Pepe. On sait qu'il en existe un de Raphaël qui est un chef-d'œuvre. Là, le Borgia est presque beau; du moins, il y a tant de distinction dans sa figure et d'élégance dans sa personne, qu'on hésite d'abord à le haïr. Pourtant l'examen produit une sensation de terreur réelle. La main, droite, fine et blanche comme celle d'une femme, serre tranquillement le manche d'un poignard placé sur son flanc. Elle le tient avec une adresse remarquable; elle est prête à frapper. Le mouvement est si admirablement indiqué, qu'on voit d'avance comment le coup va être porté, de haut en bas, dans le cœur de sa victime. Il y a de la grandeur dans ce portrait, en ce sens que le grand artiste a mis là son cachet, mais sans chercher à déguiser l'atrocité morale de son modèle, qu'il fait victorieusement percer à travers le calme effrayant de la figure.