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Mademoiselle La Quintinie

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M*** A MADEMOISELLE LA QUINTINIE, AU CHÂTEAU DE TURDY

Chambéry, 8 juin.

Mademoiselle,

Si j'avais une mission secrète, ce secret ne m'appartiendrait pas, et je n'hésite pas à vous dire que vous n'auriez, ni comme femme bien pensante, ni comme chrétienne orthodoxe, le droit de censure et d'examen sur les démarches officielles ou secrètes qui tendent à assurer le triomphe de la religion et la prospérité de l'Église. N'essayez pas de faire une distinction spécieuse entre ces deux termes identiques: ce serait une hérésie dont votre nouvel ami vous aurait infectée. J'espère que vous n'en êtes point encore là, et que vous reconnaîtrez la nécessité où nous pouvons être, dans ces temps de persécution, de cacher nos actes les plus purs et les plus méritoires. Les premiers chrétiens célébraient les divins mystères au sein des catacombes de Rome. Étaient-ils des conspirateurs et des traîtres?

Mais je n'ai de mission secrète ni publique, rassurez-vous. Un scrupule qui vous honore du reste vous fait hésiter à tromper vos parents. S'il le fallait absolument pour le service de Dieu et de l'Église, je vous absoudrais du péché en toute conscience; il ne le faut pas cependant, et cela ne sera pas. J'ai devancé vos confidences à mademoiselle de Turdy. Elle sait maintenant qui je suis, elle me connaissait déjà par les lettres de moi que vous lui aviez communiquées. J'ai toute sa confiance et même son amitié.

Quant au général, je sais maintenant que je pourrai m'ouvrir à lui aussi. Mademoiselle votre tante m'a fait connaître l'heureux changement qui s'est opéré dans son esprit, et dont ses lettres témoignent. Je compte lui être présenté par elle dès qu'il viendra la voir. Il ne reste donc que votre grand-père à ménager à cause de ses préventions particulières. Je crois que nous pourrons éviter le contact avec lui, et mettre ainsi votre sincérité à l'abri de toute souffrance.

Vous me trouvez changé, Lucie; n'est-ce point vous qui l'êtes? Et, d'ailleurs, pouvez-vous dire que vous ayez jamais connu en moi une personnalité quelconque voulant se placer entre vous et Dieu? Vous avez cru découvrir en moi quelques lumières, et vous m'avez consulté comme on consulte un frère, aîné doué d'expérience et plein de dévouement. Toute ma sagesse consistait, soyez-en sûre, dans une sincérité d'affection que vous ne rencontrerez nulle part aussi entière et aussi pure. Ma tâche était facile. Il n'y avait jamais eu de discussion entre nous, et jamais vous ne m'aviez confié un projet de votre esprit, un vœu de votre cœur, que je ne fusse en mesure de bénir et d'approuver. Votre foi était si belle, si large, si tranquille! Elle paraissait assurée à jamais, et l'on ne pouvait que remercier Dieu de vous avoir faite telle que vous étiez! J'ai donc pu vous paraître optimiste et tolérant par nature. Je ne le suis pas, Lucie; j'ai trop souffert en ce monde pour croire qu'on y trouve le bonheur, et j'ai trop sondé les abîmes de ma propre faiblesse pour croire qu'il y a des fautes légères devant le tribunal d'une conscience vraiment chrétienne. Pécheur entre tous, je ne me flatte donc pas d'avoir expié mes propres chutes, et, si quelque chose pouvait m'en adoucir l'amer regret, c'est le spectacle que me donnait l'épanouissement de vos vertus. Hélas! dois-je renoncer à cette joie si sainte? Suis-je destiné à l'horrible épreuve de vous voir quitter le commerce des anges et les voies du bien éternel?

Quelques expressions de ma dernière lettre ont eu le malheur de vous déplaire. Je ne sais lesquelles; mais, si elles portent la plus légère atteinte au noble attachement que je vous ai voué, je les retire et les désavoue. Il faut me pardonner d'être devenu un peu sauvage dans la retraite où j'ai passé ces derniers temps, auprès d'un de ces esprits de forte race qui ne connaissent pas les ménagements, parce qu'ils se placent de droit au-dessus des vaines convenances.

Et puis cette langue italienne, dans laquelle j'ai pris l'habitude d'écrire et de penser, est aussi plus primitive que la nôtre dans ses allures. Elle définit mieux les cas de conscience, elle épargne moins les susceptibilités de la pudeur. J'ai à me corriger et à me reprendre, d'autant plus que, par nature, j'ai le malheur d'être un homme de premier mouvement. Pardonnez-moi donc, Lucie; épargnez-moi le calice de perdre votre amitié et de ne plus pouvoir travailler efficacement avec vous à l'œuvre bénie de votre salut éternel.

Votre ami M…

HENRI VALMARE A M. H. LEMONTIER, A PARIS

Aix en Savoie, 8 juin 1861.

Monsieur et ami,

Je sais que vous avez déjà reçu des nouvelles d'Émile depuis son retour de Lyon, et je viens seulement, d'après vos ordres, vous confirmer le bon état de sa santé. J'en voudrais dire autant de son esprit, auquel un peu de calme serait fort nécessaire; mais il y a là encore bien de l'agitation en dépit de lui-même et de vos bons conseils. Je ne me permettrai pas de vous donner sur la circonstance l'avis d'un petit blanc-bec de mon espèce. Pourtant la sincérité dont je me pique et l'affection que je vous porte à tous deux me commandent de vous dire que je n'augure rien de bon de ce projet de mariage, – qu'il s'accomplisse ou qu'il se dénoue. Du moment qu'Émile ne veut pas transiger avec ce que j'appellerai les nécessités du temps, et du moment surtout que vous l'approuvez dans l'austérité de ce principe, je ne vois plus la nécessité d'une lutte où il sera vaincu à coup sûr, et dont la durée rendra ses regrets beaucoup plus sensibles. J'eusse préféré qu'il écoutât le conseil de votre premier mouvement, qu'il partît avec vous pour Paris et qu'il s'efforçât d'oublier une personne dont le mérite est incontestable, mais dont le caractère me paraît inflexible. C'est l'avis de son amie mademoiselle Marsanne, qui la connaît bien, et ce serait peut-être aussi le vôtre, si vous jugiez utile de la voir et de pénétrer dans sa famille. Émile m'a dit que vous aviez eu cette intention d'abord, mais que, réflexion faite, vous aviez craint de l'engager trop lui-même en vous montrant. C'est là un cercle vicieux d'où je prévois qu'il sera malaisé de sortir.

Permettez-moi d'insister sur cette situation, monsieur, et de vous confier un souci de ma conscience. Vous savez tout, Émile vous a tenu au courant, madame Marsanne vous a écrit… Vous n'ignorez donc pas que, sans le vouloir, je me suis trouvé en rivalité de position avec Émile auprès de la charmante Élise. Croyez bien que jamais je n'eusse donné cours à mon inclination naissante, si Émile ne m'y eût autorisé par ses confidences et ses encouragements. Il m'a juré que vous l'autorisiez, lui, à ne pas se marier sans amour, il m'a juré aussi qu'il n'aurait jamais d'amour que pour Lucie. N'ai-je pas été bien jeune, bien enfant, moi qui me pique de raison, de prendre cet enthousiasme si spontané au pied de la lettre? Je crains de vous avoir déplu, je crains d'avoir été un mauvais ami, et d'avoir, au beau milieu de cette promenade matinale de notre vie, saisi avec empressement le meilleur chemin, en laissant mon aventureux camarade s'engager follement dans les abîmes! Si je suis coupable d'égoïsme, grondez-moi et arrêtez-moi. Rien n'est perdu peut-être. Élise n'a encore pris envers moi aucun engagement, non plus que moi envers elle. Elle est encore assez jeune pour que sa mère ne soit point pressée de fixer son avenir. Émile peut un jour, bientôt peut-être, renoncer à Lucie et regretter Élise… Enfin dites un mot, et je retourne à Paris sur-le-champ. Je suis peut-être égoïste de premier mouvement; mais vous m'avez toujours dit qu'au fond du cœur j'étais un assez bon diable, et je suis jaloux de ne pas vous faire mentir pour la première fois que je me vois à l'épreuve. Le sacrifice me serait un peu dur, je l'avoue, beaucoup plus dur qu'il ne l'eût été il y a environ un mois, quand Émile m'a interrogé pour la première fois; mais il n'est pas encore impossible, et impossible ou non, si la délicatesse et l'amitié l'exigeaient!.. Vous voyez, d'après ma soumission, que je peux encore vous prendre pour arbitre sans compromettre le bonheur de mademoiselle Marsanne, jusqu'ici fort peu impatiente de faire son choix.

Nous, avons tous passé l'après-midi à Turdy pour y fêter le retour de mademoiselle La Quintinie dans ses pénates. Je ne vous dirai rien de ce qui s'est passé entre elle et Émile, d'abord parce qu'en ce moment il est, j'en suis bien sûr, occupé à vous l'écrire, ensuite parce que je crois qu'il ne s'est rien passé du tout. Nous avons été tous fort guindés et presque glacés par la présence d'un nouveau personnage, le général La Quintinie, père de la jeune personne, un être fabuleux en vérité, et auquel je ne puis penser sans rire tout seul en face de mon encrier, en dépit du sérieux de mes réflexions sur tout ce qui vous préoccupe. Je crois que c'est une réaction nerveuse contre la gravité qu'il m'a fallu soutenir toute la soirée.

Je m'explique à présent l'épithète d'imposant qu'un jour, avec un certain sourire moqueur, le vieux Turdy appliquait à son gendre en parlant de lui, à Émile et à moi, avec éloge. Figurez-vous le général, un homme de soixante-cinq ans, un ancien beau de 1830, très-dévasté par les campagnes d'Afrique, un brave, un lion, mais parfaitement incapable, et que de notables fautes ont relégué définitivement, dit-on, dans les emplois pacifiques et honorables. Ce guerrier naïf croit que quelques marques imprudentes de regret pour les princes d'Orléans ont entravé sa carrière, et il passe sa vie à justifier de très-honnêtes sentiments dont il voudrait bien se faire un héroïsme politique. Cela est difficile à concilier avec l'enthousiasme qu'il proclame pour le gouvernement actuel; mais j'ai remarqué souvent, et l'histoire du siècle en témoigne, qu'il y a pour quelques hommes un code tout spécial de fidélité militaire, particulièrement pour les hauts grades. Servir la patrie est un grand mot qui implique un magnifique devoir, celui de la défendre contre l'ennemi du dehors, quelle que soit la couleur du drapeau. Sans aucun doute, M. La Quintinie a ce principe dans le cœur et le mettrait encore volontiers en pratique; mais il est de ceux qui adorent tous les pouvoirs, quels qu'ils soient, et qui font, des hommes qui se succèdent sur les trônes, une galerie de fétiches également regrettables, mais également autorisés à se chasser les uns les autres. Ainsi le général est à la fois légitimiste, orléaniste et bonapartiste, ce qui ne l'empêche pas d'avoir quelquefois une parole de sympathie pour le général Cavaignac à cause des journées de juin 1848. Ce qui le fascine, c'est l'autorité et ce qu'il appelle invariablement la vigueur. Ainsi les princes d'Orléans avaient de la vigueur, le général Cavaignac a eu de beaux moments de vigueur, et l'empereur Napoléon III est un homme de vigueur. Quant aux légitimistes, ils prennent place dans sa considération à cause de la vigueur de leur principe, qui est d'arrêter l'anarchie des esprits, comme le souverain d'aujourd'hui a la vigoureuse mission de réprimer l'anarchie des événements. Je ne sais pas si les souverains font grand cas de ces admirations banales, ni si elles leur sont véritablement utiles; mais je sais que le général La Quintinie est le plus ennuyeux apologiste du pouvoir que j'aie jamais rencontré. C'est là, j'imagine, le mauvais côté, le côté excessif de l'esprit militaire. Le fétichisme outré de la discipline doit produire ces types, exceptionnels, je l'espère, d'engouement aveugle pour toutes les causes qui triomphent. Le général La Quintinie est un modèle du genre, et, pour compléter la liste de ses croyances variées et assorties, il s'est fait dévot depuis peu et tient déjà pour le pouvoir temporel avec fureur.

 

Il faut vous dire, pour excuser ce sabreur papiste, que, s'il a beaucoup fait brûler de poudre en sa vie, il n'en a pas inventé le plus petit grain. Je le crois d'une bonne foi parfaite dans ses inconséquences, et le grand cas qu'il fait de lui-même ne doit d'ailleurs pas lui permettre de s'interroger et de se reprendre sur quoi que ce soit. Cette foi en sa propre infaillibilité se trahit dans la roideur et l'aplomb de toute sa personne. Son cou est ankylosé, à coup sûr, par la majesté du commandement. Il coupe son pain avec une dignité hautaine; il avale sa côtelette d'un air féroce; il ne touche à son verre qu'après l'avoir regardé d'un œil menaçant, et, si son fromage se permettait de lui résister, il lui passerait son sabre au travers du corps. Son œil rond lance des éclairs sur les paltoquets qui se permettent d'avoir une opinion quelconque avant qu'il ait émis la sienne. Il a avec le vieux Turdy le ton bref et rogue d'un caporal parlant à un conscrit. Sa voix rauque a la prétention d'être tonnante, et les vieux domestiques de son beau-père prennent devant lui des poses de volaille effarouchée. Mademoiselle Lucie n'a pourtant pas l'air de le craindre, et le grand-père, qui ne manque pas de malice, le traite poliment de crétin sans qu'il s'en aperçoive. Il se pourrait bien que ce pourfendeur au service de toutes les causes gagnées fût dans son intérieur le plus doux et le meilleur des hommes.

Émile l'a trouvé insupportable; mais il a fait bonne contenance, et j'ai admiré le courage qu'il a eu de ne pas le railler; je m'en suis abstenu aussi dans la crainte de brouiller les cartes: aussi nous avons tous bâillé à nous décrocher la mâchoire.

Ceci n'est encore que plaisant, mais je crains que ce guerrier à courtes vues n'apporte de nouveaux embarras à la situation. Il nous a déjà fait entendre clairement qu'il fallait de la religion, et qu'une famille impie ne pouvait prospérer. Émile, qui a du sang-froid et qui se pique d'être plus religieux que les dévots, lui a répondu gravement qu'il était de son avis: le grand La Quintinie a paru flatté de cette adhésion; mais gare l'interrogatoire en détail! Je doute qu'Émile soutienne l'assaut sans que la bombe éclate.

Répondez deux lignes paternelles, cher monsieur, à l'offre très-sérieuse qui fait le fond de cette lettre absurde, et croyez-moi très-sérieusement votre serviteur dévoué sans réserve.

Henri Valmare.

ÉMILE LEMONTIER A SON PÈRE

Aix, 8 juin 1861.

Henri m'a promis de t'écrire ce soir et de te faire, comme il l'entend, le portrait d'un certain général que, pour ma part, j'ai trouvé plus fâcheux que divertissant. Ce qu'il t'importe de savoir c'est dans quelles dispositions j'ai retrouvé Lucie. Ah! mon père! Lucie, est bien bonne, elle est adorable, et, que je sois un jour, le plus heureux, ou le plus malheureux des hommes, je l'aime avec idolâtrie. Je l'ai trouvée pâle, fatiguée, et pourtant plus active que de coutume, agitée presque à mon arrivée, comme si elle m'eût attendu avec impatience. Elle m'a serré la main à la dérobée tout en embrassant madame Marsanne et Élise, dont les voltigeants atours nous dérobaient un instant à la vue du général, et il me semble qu'il y avait dans ce serrement de main une tendresse réelle. Elle m'a présenté ensuite à son père en lui disant d'un ton confiant et décidé:

«Voici M. Lemontier dont je vous parlais tout à l'heure.»

Puis elle m'a interrogé sur ma maladie, sur mon voyage à Lyon et sur toi avec une sollicitude non équivoque et des regards inquiets et attendris qui m'ont rafraîchi et ranimé jusqu'au fond du cœur; mais ce qui m'a rendu fou de bonheur, c'est qu'elle a chanté pour moi, oui, pour moi seul. Son père l'avait priée de chanter, et elle se disait un peu souffrante. J'ai dit que j'allais me retirer, et que sans doute elle chanterait pour son père; car en ce moment nous étions seuls avec lui au salon.

«Je chante toujours pour mon père et pour mon grand-père, a-t-elle répondu, et jamais pour les autres, parce que je ne sais que de la musique sérieuse qui ennuie généralement; mais, si vous me dites que vous aurez du plaisir à m'entendre, je chanterai.»

Avant que j'eusse répondu, le général a braqué sur moi ses gros yeux ronds et m'a dit d'un ton moitié agréable, moitié furieux, – je ne sais pas encore lire dans cette physionomie hétéroclite, – que j'étais privilégié, et que j'eusse à mériter cette gâterie.

«Ce n'est pas une gâterie, a repris Lucie. C'est tout bonnement parce qu'il est l'homme le plus sincère que je connaisse, et que, s'il me demande de chanter, ce n'est pas pour être poli et bâiller ensuite en cachette, c'est parce qu'il a envie que je chante.»

J'ai dit oui, elle s'est mise au piano, annonçant qu'elle ne chanterait qu'à demi-voix, et, se tournant vers moi, elle a ajouté:

«Ce n'est pas par avarice, c'est pour ne pas couvrir le bruit de la cascade qui empêche les promeneurs du jardin de m'entendre.»

Et, comme je l'aidais à chercher son livre de musique, elle m'a encore dit tout bas:

«Dès qu'ils rentreront, ne me demandez pas de continuer. Je chanterai tant que vous voudrez quand nous serons seuls avec mes parents.»

Elle a chanté un vieux air italien d'une ravissante simplicité, et, comme elle le disait en effet à demi-voix, et avec une douceur suave, le général s'est endormi à la dixième mesure. Elle a réprimé un sourire en me disant du regard: «Vous voyez l'effet ordinaire de ma musique!» mais elle a bien vu que je buvais comme une rosée du ciel cette mélodie adorable, si adorablement exprimée, et ses yeux se sont attachés sur les miens avec une fixité calme, une confiance absolue. Jamais encore elle ne m'avait regardé ainsi: l'étrange et magnifique regard! Aucun trouble, aucune frayeur, aucun embarras de jeune fille. Il semble que cette âme de diamant n'ait pas besoin de cette petite honte ingénue et touchante qu'on appelle la pudeur. Elle plane au-dessus de la région des sentiments définis et des idées connues. Elle questionne, elle observe, elle veut savoir si elle est comprise, et sa fière loyauté semble dire: «Je croirai avec la force que je mets à chercher, j'aimerai avec la puissance que je porte dans mon investigation.» Je te jure, mon père, qu'il faut être un honnête homme jusqu'au bout des ongles pour soutenir ce regard-là sans effroi.

Elle a été contente de la réponse de mes yeux. Mesdames Marsanne rentraient. Elle m'a souri en refermant le piano, et, pendant que son père travaillait à se réveiller, elle m'a dit très-vite:

«Venez souvent.»

En revenant à Aix, j'ai causé avec madame Marsanne. Elle m'a dit que Lucie était pour elle un grand problème, qu'elle paraissait m'aimer réellement, bien qu'elle n'en voulût convenir avec personne et avec Élise moins qu'avec toute autre. Élise paraît un peu piquée de cette réserve, que pour mon compte je m'explique instinctivement. Élise ne m'inspire pas à moi-même une confiance absolue. Elle n'a aucun sot dépit contre moi, et pourtant elle est femme, et peut-être eût-elle mieux aimé repousser mes assiduités, qu'elle ne désirait pas, que de n'avoir pas à les repousser du tout. Elle porte Lucie aux nues à tout propos; mais, comme il n'est pas dans sa nature d'admirer quelque chose ou quelqu'un, on sent dans ses éloges le manque de naturel et d'à-propos. C'est comme si elle obéissait à l'esprit d'un rôle qu'elle se serait tracé, mais qu'elle ne saurait pas bien jouer. Je suis peut-être injuste, ne crois pas rigoureusement ce que je te dis là; mais il faut bien que tu saches pourquoi je ne me sens porté à aucun abandon envers elle, tandis que sa mère est toujours la même pour moi.

Celle-ci m'a appris que Lucie s'était fort inquiétée de me savoir malade, ou plutôt de m'avoir su malade, car on ne lui a dit ma fièvre que quand j'ai été hors d'affaire. Et puis, en apprenant mon départ, elle s'est évanouie, et elle t'a écrit ensuite une lettre qu'après réflexion elle n'a plus voulu t'envoyer. Que s'est-il donc passé dans cette âme mystérieuse? Pourquoi, si elle m'aimait, avoir agi de manière à me désespérer? Il est impossible de soupçonner en elle la moindre perfidie, et jamais femme n'a ignoré plus complétement les coquetteries du caprice. Elle subissait une influence… L'a-t-elle définitivement secouée? Ah! qu'il me tarde de pouvoir être seul avec elle et avec le grand-père, devant qui elle peut dire tout ce qu'elle pense! – Sois pourtant bien tranquille sur mon compte, et, si Henri t'écrit que je suis trop agité, n'en crois rien. Henri ne sait pas ce que c'est que les bienfaisantes consolations et les vivifiants conseils d'un père comme toi.

Ton Émile.