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Promenades autour d'un village

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Nous avons parlé déjà quelque part du ramasseux de rosée, un propriétaire matinal qui promène sur les prairies un chiffon au moyen duquel toute l'humidité d'un pré passe dans le sien. Mais il ne faut pas croire qu'il suffirait d'imiter cette simple opération pour obtenir d'aussi magnifiques résultats. D'abord, on n'est jamais bien certain quand, à travers la brume blanchâtre, on aperçoit l'opérateur, que ce soit un sorcier ou son domestique, c'est-à-dire le démon qui le sert, et qui s'habille à sa ressemblance. Dans tous les cas, il faut être bien savant pour faire sa fortune de cette manière.

Il n'y a pas longtemps que nous avons découvert chez nous le lubin d'origine normande dont nous avait parlé mademoiselle Amélie Bosquet dans son excellent livre; mais, dans nos champs, au lieu de hanter les cimetières, ce farfadet se montre favorable aux moissons, et sème derrière les bons laboureurs; pourtant il ne faudrait pas le contrarier, car il pourrait bien semer du bédouin et de l'ivraie à la place de froment, si c'était son idée.

Le lupeux est un être franchement désagréable. Un de nos amis, parcourant les steppes marécageux de la Brenne avec un guide, entendit non loin de lui, dans le crépuscule du soir, une voix humaine assez douce, qui, d'un ton enjoué, ou plutôt goguenard, répétait de place en place: Ah! ah! Il regarda de tous côtés, ne vit rien, et dit à l'indigène qui l'accompagnait:

– Voilà quelqu'un de bien étonné. Est-ce à cause de nous?

Le guide ne répondit rien. Ils continuent à marcher. La voix les suivait, et, a chaque mouvement que faisait notre ami, s'écriait: Ah! ah! d'une manière si moqueuse et si gaie, qu'il ne put s'empêcher de rire en lui répondant:

– Eh bien, quoi donc?

– Taisez-vous, pour l'amour du bon Dieu, lui dit son guide en lui serrant le bras; ne lui parlez pas, n'ayez pas l'air de l'entendre. Si vous lui répondez encore une fois, nous sommes perdus.

Notre ami, qui connaît bien les terreurs du paysan, ne s'obstina pas, et, quand ils furent assez loin de l'invisible persifleur:

– Ah çà! lui dit-il, c'est un oiseau, une espèce de chouette?

– Ah bien, oui, dit l'autre, un bel oiseau! C'est le lupeux! Ça commence par rire; ça vous tire de votre chemin, ça vous emmène, et puis ça se fâche et ça vous noie dans les fondrières.

Nous demanderons à M. Laisnel de la Salle de nous parler du lupeux, et de retrouver l'étymologie du nom, qui presque toujours le met avec succès sur la trace originaire de la tradition.

La nuit de Noël est, en tout pays, la plus solennelle crise du monde fantastique. Toujours, par suite de ce besoin qu'éprouvent les hommes primitifs de compléter le miracle religieux par le merveilleux de leur vive imagination, dans tous les pays chrétiens, comme dans toutes les provinces de France, le coup de minuit de la messe de Noël ouvre les prodiges du sabbat, en même temps qu'il annonce la commémoration de l'ère divine. Le ciel pleut des bienfaits à cette heure sacrée; aussi l'enfer vaincu, voulant disputer encore au Sauveur la conquête de l'humanité, vient-il s'offrir à elle pour lui donner les biens de la terre, sans même exiger en échange le sacrifice du salut éternel: c'est une flatterie, une avance gratuite que Satan fait à l'homme. Le paysan pense qu'il peut en profiter. Il est assez malin pour ne pas se laisser prendre au piége; il se croit bien aussi rusé que le diable, et il ne se trompe guère.

Dans notre vallée Noire, le métayer fin, c'est-à-dire savant dans la cabale et dans l'art de faire prospérer le bestiau par tous les moyens naturels et surnaturels, s'enferme dans son étable au premier coup de la messe; il allume sa lanterne, ferme toutes ses huisseries avec le plus grand soin, prépare certains charmes, que le secret lui révèle, et reste là, seul de chrétien, jusqu'à la fin de la messe.

Dans ma propre maison, à moi qui vous raconte ceci, la chose se passe ainsi tous les ans, non pas sous nos yeux, mais au su de tout le monde, et de l'aveu même des métayers.

Je dis: Non pas sous nos yeux, car le charme est impossible si un regard indiscret vient le troubler. Le métayer, plus défiant qu'il n'est possible d'être curieux, se barricade de manière à ne pas laisser une fente; et, d'ailleurs, si vous êtes là quand il veut entrer dans l'étable, il n'y entrera point; il ne fera pas sa conjuration, et gare aux reproches et aux contestations s'il perd des bestiaux dans l'année: c'est vous qui lui aurez causé le dommage.

Quant à sa famille, à ses serviteurs, à ses amis et voisins, il n'y a pas de risque qu'ils le gênent dans ses opérations mystérieuses. Tous convaincus de l'utilité souveraine de la chose, ils n'ont garde d'y apporter obstacle. Ils s'en vont bien vite à la messe, et ceux que leur âge ou la maladie retient à la maison ne se soucient nullement d'être initiés aux terribles émotions de l'opération. Ils se barricadent de leur côté, frissonnant dans leur lit si quelque bruit étrange fait hurler les chiens et mugir les troupeaux.

Que se passe-t-il donc alors entre le métayer fin et le bon compère Georgeon? Qui peut le dire? Ce n'est pas moi; mais bien des versions circulent dans les veillées d'hiver, autour des tables où l'on casse les noix pour le pressoir; bien des histoires sont racontées, qui font dresser les cheveux sur la tête.

D'abord, pendant la messe de minuit, les bêtes parlent, et le métayer doit s'abstenir d'entendre leur conversation. Un jour, le père Casseriot, qui était faible à l'endroit de la curiosité, ne put se tenir d'écouter ce que son boeuf disait à son âne.

– Pourquoi que t'es triste, et que tu ne manges point? disait le boeuf.

– Ah! mon pauvre vieux, j'ai un grand chagrin, répondit l'âne. Jamais nous n'avons eu si bon maître, et nous allons le perdre!

– Ce serait grand dommage, reprit le boeuf, qui était un esprit calme et philosophique.

– Il ne sera plus de ce monde dans trois jours, reprit l'âne, dont la sensibilité était plus expansive, et qui avait des larmes dans la voix.

– C'est grand dommage, grand dommage! répliqua le boeuf en ruminant.

Le père Casseriot eut si grand'peur, qu'il oublia de faire son charme, courut se mettre au lit, y fut pris de fièvre chaude, et mourut dans les trois jours.

Le valet de charrue Jean, de Chassignoles, a vu une fois, au coup de l'élévation de la messe, les boeufs sortir de l'étable en faisant grand bruit, et se jetant les uns contre les autres, comme s'ils étaient poussés d'un aiguillon vigoureux; mais il n'y avait personne pour les conduire ainsi, et ils se rendirent seuls à l'abreuvoir, d'où, après avoir bu d'une soif qui n'était pas ordinaire, ils rentrèrent à l'étable avec la même agitation et la même obéissance. Curieux et sceptique, il voulut en savoir le fin mot. Il attendit sous le portail de la grange, et en vit sortir, au dernier coup de la cloche, le métayer, son maître, reconduisant un homme qui ne ressemblait à aucun autre homme, et qui lui disait:

– Bonsoir, Jean; à l'an prochain!

Le valet de charrue s'approcha pour le regarder de plus près; mais qu'était-il devenu? Le métayer était tout seul, et, voyant l'imprudent:

– Par grand bonheur, mon gars, lui dit-il, que tu ne lui as point parlé; car, s'il avait seulement regardé de ton côté, tu ne serais déjà plus vivant à cette heure!

Le valet eut si grand'peur, que jamais plus il ne s'avisa de regarder quelle main mène boire les boeufs pendant la nuit de Noël.

III
LES TAPISSERIES DU CHÂTEAU DE BOUSSAC

Le Berry n'est pas ce qu'on le juge quand on l'a traversé seulement par les routes royales, dans ses parties plates et tristes, de Vierzon à Châteauroux, à Issoudun ou à Bourges. C'est vers la Châtre qu'il prend du style et de la couleur; c'est vers ses limites avec la Marche qu'il devient pittoresque et vraiment beau.

En remontant l'Indre jusque vers les hauteurs où il cache sa source, on arrive à Sainte-Sévère, ancienne ville bâtie en précipice sur le versant rapide au fond duquel coule la rivière. Jusqu'à nos jours, il était presque courageux de descendre la rue principale et de traverser le gué. À présent, routes et ponts se hâtent de rendre la circulation facile et sûre aux sybarites de la nouvelle génération. Sainte-Sévère est illustre dans les annales du Berry et dans celles de la France; c'est la dernière place de guerre qui fut arrachée aux Anglais sur notre ancien sol. Ils y soutinrent un assaut terrible, où le brave Duguesclin, aidé de ses bons hommes d'armes et des rudes gars de l'endroit les battit en brèche avec fureur. Ils furent forcés promptement de se rendre et d'évacuer la forteresse, qui élève encore ses ruines formidables et le squelette de sa grande tour sur un roc escarpé. Nous l'avons vue entière et fendue de haut en bas par une grande lézarde garnie de lierre; monument glorieux pour le pays, et superbe pour les peintres. Mais, durant l'avant-dernier hiver, la moitié de la tour fendue s'écroula tout à coup avec un fracas épouvantable, qui fut entendu à plusieurs lieues de distance. Telle qu'elle est maintenant, cette moitié de tour est encore belle et menaçante pour l'imagination; mais, comme elle est trop menaçante en réalité pour les habitations voisines, et surtout pour le nouveau château bâti au pied, il est probable qu'avant peu, soit par la main des hommes, soit par celle du temps, elle aura entièrement disparu. On a longtemps conservé dans l'église de Sainte-Sévère le dernier étendard arraché aux Anglais. Nous ignorons s'il y est encore; on nous a dit qu'il était conservé au château par M. le comte de Vilaines, dont le nouveau parc, jeté en pente abrupte sur le flanc du ravin, est une promenade admirable. Non loin de Sainte-Sévère, on entre, par Boussac, dans le département de la Creuse. Mais, jusqu'à Roul-Sainte-Croix, quatre lieues au delà; sur l'arête élevée des collines qui forment comme une limite naturelle aux deux provinces du Berry et de la Marche, on foule encore l'ancien sol berruyer. Les paysans parlent presque tous la langue d'oc et la langue d'oil, et, dans sa sauvagerie marchoise, la campagne conserve encore quelque chose de la naïveté berrichonne.

 

Boussac est un précipice encore plus accusé que Sainte-Sévère. Le château est encore mieux situé sur les rocs perpendiculaires qui bordent le cours de la petite Creuse. Ce castel, fort bien conservé, est un joli monument du moyen âge, et renferme des tapisseries qui mériteraient l'attention et les recherches d'un antiquaire.

J'ignore si quelque indigène s'est donné le soin de découvrir ce que représentent ou ce que signifient ces remarquables travaux ouvragés, longtemps abandonnés aux rats, ternis par les siècles, et que l'on répare maintenant à Aubusson avec succès. Sur huit larges panneaux qui remplissent deux vastes salles (affectées au local de la sous-préfecture), on voit le portrait d'une femme, la même partout, évidemment; jeune, mince, longue, blonde et jolie; vêtue de huit costumes différents, tous à la mode de la fin du XVe siècle. C'est la plus piquante collection des modes patriciennes de l'époque qui subsiste peut-être en France: habit du matin, habit de chasse, habit de bal, habit de gala et de cour, etc. Les détails les plus coquets, les recherches les plus élégantes y sont minutieusement indiqués. C'est toute la vie d'une merveilleuse de ce temps-là. Ces tapisseries, d'un beau travail de haute lisse, sont aussi une oeuvre de peinture fort précieuse, et il serait à souhaiter que l'administration des beaux-arts en fit faire des copies peintes avec exactitude pour enrichir nos collections nationales, si nécessaires aux travaux modernes des artistes.

Je dis des copies, parce que je ne suis pas partisan de l'accaparement un peu arbitraire, dans les capitales, des richesses d'art éparses sur le sol des provinces. J'aime à voir ces monuments en leur lieu, comme un couronnement nécessaire à la physionomie historique des pays et des villes. Il faut l'air de la campagne de Grenade aux fresques de l'Alhambra. Il faut celui de Nîmes à la Maison Carrée. Il faut de même l'entourage des roches et des torrents au château féodal de Boussac; et l'effigie des belles châtelaines est là dans son cadre naturel.

Ces tapisseries attestent une grande habileté de fabrication et un grand goût mêlés à un grand savoir naïf chez l'artiste inconnu qui en a tracé le dessin et indiqué les couleurs. Le pli, le mat et les lustrés des étoffes, la manière, ce qu'on appellerait aujourd'hui le chic dans la coupe des vêtements, le brillant des agrafes de pierreries, et jusqu'à la transparence de la gaze, y sont rendus avec une conscience et une facilité dont les outrages du temps et de l'abandon n'ont pu triompher.

Dans plusieurs de ces panneaux, une belle jeune enfant, aussi longue et ténue dans son grand corsage et sa robe en gaîne que la dame châtelaine, vêtue plus simplement, mais avec plus de goût peut-être, est représentée à ses côtés, lui tendant ici l'aiguière et le bassin d'or, là un panier de fleurs ou des bijoux, ailleurs l'oiseau favori. Dans un de ces tableaux, la belle dame est assise en pleine face, et caresse de chaque main de grandes licornes blanches qui l'encadrent comme deux supports d'armoiries. Ailleurs, ces licornes, debout, portent à leurs côtés des lances avec leur étendard. Ailleurs encore, la dame est sur un trône fort riche, et il y a quelque chose d'asiatique dans les ornements de son dais et de sa parure splendide.

Mais voici ce qui a donné lieu à plus d'un commentaire: le croissant est semé à profusion sur les étendards, sur le bois des lances d'azur, sur les rideaux, les baldaquins et tous les accessoires du portrait. La licorne et le croissant sont les attributs gigantesques de cette créature fine, calme et charmante. Or, voici la tradition.

Ces tapisseries viennent, on l'affirme, de la tour de Bourganeuf, où elles décoraient l'appartement du malheureux Zizim; il en aurait fait présent au seigneur de Boussac, Pierre d'Aubusson, lorsqu'il quitta la prison pour aller mourir empoisonné par Alexandre VI. On a longtemps cru que ces tapisseries étaient turques. On a reconnu récemment qu'elles avaient été fabriquées à Aubusson, où on les répare maintenant. Selon les uns, le portrait de cette belle serait celui d'une esclave adorée dont Zizim aurait été forcé de se séparer en fuyant à Rhodes; selon un de nos amis, qui est, en même temps, une des illustrations de notre province2, ce serait le portrait d'une dame de Blanchefort, nièce de Pierre d'Aubusson, qui aurait inspiré à Zizim une passion assez vive, mais qui aurait échoué dans la tentative de convertir le héros musulman au christianisme. Cette dernière version est acceptable, et voici comment j'expliquerais le fait: lesdites tentures, au lieu d'être apportées d'Orient et léguées par Zizim à Pierre d'Aubusson, auraient été fabriquées à Aubusson par l'ordre de ce dernier, et offertes à Zizim en présent pour décorer les murs de sa prison, d'où elles seraient revenues, comme un héritage naturel, prendre place au château de Boussac. Pierre d'Aubusson, grand maître de Rhodes, était très-porté pour la religion, comme chacun sait (ce qui ne l'empêcha pas de trahir d'une manière infâme la confiance de Bajazet); on sait aussi qu'il fit de grandes tentatives pour lui faire abandonner la foi de ses pères. Peut-être espéra-t-il que son amour pour la demoiselle de Blanchefort opérerait ce miracle. Peut-être lui envoya-t-il la représentation répétée de cette jeune beauté dans toutes les séductions de sa parure, et entourée du croissant en signe d'union future avec l'infidèle, s'il consentait au baptême. Placer ainsi sous les yeux d'un prisonnier, d'un prince musulman privé de femmes, l'image de l'objet désiré, pour l'amener à la foi, serait d'une politique tout à fait conforme à l'esprit jésuitique. Si je ne craignais d'impatienter mon lecteur, je lui dirais tout ce que je vois dans le rapprochement ou l'éloignement des licornes (symboles de virginité farouche, comme on sait) de la figure principale. La dame, gardée d'abord par ces deux animaux terribles, se montre peu à peu placée sous leur défense, à mesure que les croissants et le pavillon turc lui sont amenés par eux. Le vase et l'aiguière qu'on lui présente ensuite ne sont-ils pas destinés au baptême que l'infidèle recevra de ses blanches mains? Et, lorsqu'elle s'assied sur le trône avec une sorte de turban royal au front, n'est-elle pas la promesse d'hyménée, le gage de l'appui qu'on assurait à Zizim pour lui faire recouvrer son trône, s'il embrassait le christianisme, et s'il consentait à marcher contre les Turcs à la tête d'une armée chrétienne? Peut-être aussi cette beauté est-elle la personnification de la France. Cependant, c'est un portrait, un portrait toujours identique, malgré ses diverses attitudes et ses divers ajustements. Je ne demanderais, maintenant que je suis sur la trace de cette explication, qu'un quart d'heure d'examen nouveau desdites tentures pour trouver, dans le commentaire des détails que ma mémoire omet ou amplifie à mon insu, une solution tout aussi absurde qu'on pourrait l'attendre d'un antiquaire de profession.

Car, après tout, le croissant n'a rien d'essentiellement turc, et on le trouve sur les écussons d'une foule de familles nobles en France. La famille des Villelune, aujourd'hui éteinte, et qui a possédé grand nombre de fiefs en Berry, avait des croissants pour blason. Ainsi nous avons cherché, et il reste à trouver: c'est le dernier mot à des questions bien plus graves.

À deux lieues de Boussac, à travers des sentiers de sable fin semé de rochers, et souvent perdus dans la bruyère, on arrive aux pierres Jomâtres, ou Jo-math, comme disent nos savants, ou Jomares, comme disent les rustiques. C'est un véritable cromlech gaulois, dont j'ai peut-être beaucoup trop parlé dans un roman intitulé Jeanne, mais que l'on peut toujours explorer avec intérêt, qu'on soit artiste ou savant. Le lieu est austère, découvert et imposant, sous un ciel vaste et jeté au sein d'une nature pâle et dépouillée qui a un grand cachet de solitude et de tristesse.

V
LES BORDS DE LA CREUSE

L'histoire des manoirs féodaux des bords de la Creuse n'offre, durant tout le moyen âge, qu'un série de petites guerres de voisin à voisin, et l'on pourrait dire de cousin à cousin. Il ne paraît pas que ces turbulents hobereaux aient pris souvent parti dans les grandes guerres civiles qui désolaient la France. Leurs exploits se tournaient vers les croisades, où plusieurs ont acquis du renom et dépensé leur bien. Aussitôt rentrés chez eux, ils n'avaient plus pour aliment à leur activité que les procès, presque toujours dénoués à main armée. Ils se mariaient dans le pays, c'est-à-dire que toutes les familles nobles étaient assez étroitement alliées les unes aux autres; mais il ne paraît pas que ce fût une raison pour s'entendre. Il n'est guère de succession qui n'ait donné lieu à des querelles, à des combats et à des assauts plus ou moins meurtriers.

Il résulte de la petitesse des intérêts personnels qui se sont débattus dans ces romantiques demeures, que l'histoire des châtellenies berruyères et marchoises, bien que très-agitée, est sans attrait réel. Quelques épisodes comiques, quelques discussions et conventions bizarres entre les couvents et les châteaux, à propos de redevances et de dîmes contestées, viennent seuls rompre la monotonie de ces éternelles escarmouches.

Après la féodalité, les vieilles forteresses prennent parti dans les guerres de religion, mais presque toujours avec un caractère de personnalité fort étroit. C'est pourquoi l'on peut dire que nul pays n'a moins d'histoire que le bas Berry. Le dernier siége que soutint le vieux manoir de Gargilesse fut livré contre un partisan du grand Condé. L'affaire dura vingt-quatre heures; un gendarme y fut blessé, la petite garnison se rendit faute de vivres. La puissance des hobereaux s'en allait pièce à pièce devant les idées et les besoins d'unité que Richelieu avait semés, et que les orgies de la Fronde ne pouvaient étouffer, comme leurs vieilles forteresses s'en allaient pierre à pierre devant les ressources nouvelles de l'artillerie de campagne. Richelieu avait décrété et commencé la destruction de tous ces nids de vautours; Louis XIV l'acheva.

Ce qui n'a pas du tout d'histoire, c'est le rivage agreste de cette partie de la Creuse encaissée entre deux murailles de micaschiste et de granit, depuis les rochers Martin jusqu'aux ruines de Châteaubrun. Là n'existe aucune voie de communication qui ait pu servir aux petites années des anciens seigneurs. Le torrent capricieux et tortueux, trop hérissé de rochers quand les eaux sont basses, trop impétueux quand elles s'engouffrent dans leurs talus escarpés, n'a jamais été navigable. On peut donc s'y promener à l'abri de ces réflexions, tristes et humiliantes pour la nature humaine, que font naître la plupart des lieux à souvenirs. Ces petits sentiers, tantôt si charmants quand ils se déroulent sur le sable fin du rivage ou parmi les grandes herbes odorantes des prairies, tantôt si rudes quand il faut les chercher de roche en roche dans un chaos d'écroulements pittoresques, n'ont été tracés que par les petits pieds des troupeaux et de leurs pâtours. C'est une Arcadie, dans toute la force du mot.

Si l'on suit la Creuse jusqu'à Croyent, où elle est encore plus encaissée et plus fortifiée par les rochers en aiguille, on en a pour une journée de marche dans ce désert enchanté. Une journée d'Arcadie au coeur de la France, c'est tout ce que l'on peut demander au temps où nous vivons.

Mais, quand nous disons ce désert, c'est dans un sens que nous devrions nous reprocher comme trop aristocratique, car ce pays est fréquenté par une population de pêcheurs, de meuniers et de gardeurs de troupeaux. Mais c'est assez l'habitude des gens qui ont la prétention d'appartenir à la civilisation, de se croire seuls quand ils n'ont affaire qu'à des esprits rustiques, étrangers à leurs préoccupations. Sans dédaigner en aucune façon ces êtres naïfs, et très-souvent excellents, on peut cependant dire avec quelque raison qu'ils font partie de la nature vierge qui leur sert de cadre. Ils ont pour nous le mérite de ne rien déranger à son harmonie et de ne pas voir au delà de ses étroits horizons. On n'a pas à craindre qu'ils ne racontent la légende du manoir dont les ruines se dressent au sommet de leurs collines. Ils l'ont si bien oubliée, qu'ils s'étonnent d'une question à ce sujet. Ils ont un mot qui résume pour eux toute l'histoire du monde; ce mot, c'est dans les temps, mot vague et mystérieux, qui couvre pour eux un abîme impénétrable, inutile à creuser, «Cet endroit a été habité dans les temps. – Dans les temps, on dit qu'il s'y est fait du mal. – Il paraît que, dans les temps, le monde se battait toujours.» N'en demandez pas davantage: le pourquoi et le comment n'existent pas.

 

On est donc très-étonné de trouver quelquefois, chez cet homme rustique, une certaine préoccupation et une certaine notion, que l'on pourrait appeler divinatoire, des événements primitifs dont la terre a été le théâtre et dont l'homme n'a pas été le témoin. Le paysan se demande quelquefois la cause de ces formes capricieuses et de ces accidents pittoresques qui tourmentent le sol sous ses pas. Il vous dit que le feu a tout cuit dans la terre, et que les pierres ont poussé, dans les temps, comme poussent maintenant les arbres; notion très-juste, à coup sûr, dans une région qui porte la trace de soulèvements considérables.

D'où vient cette tradition dans des esprits complètement incultes? Du raisonnement et de la comparaison. On se tromperait bien si l'on supposait que le paysan ne réfléchit pas. Il rêve plus qu'il ne pense, il est vrai; mais sa rêverie est pleine de hardiesses d'autant plus ingénieuses qu'elles ne sont pas entravées par les notions d'autrui.

Si une race d'hommes mérite le bonheur, c'est à coup sûr la race agricole. Ce bonheur serait si peu exigeant! Quand on regarde la frugalité de ses habitudes et que l'on écoute ses plaintes, on s'étonne du peu qu'il faudrait pour satisfaire l'ambition du paysan: celui-ci rêve de deux vaches qu'il pourrait mettre dans son pré; celui-là, d'un bout de pré qui suffirait à ses deux vaches. On a tort de croire que rien ne contenterait l'avidité croissante du paysan. Il ne désire généralement que ce qu'il peut cultiver lui-même: si, par exception, son esprit s'inquiète des besoins de la civilisation, il s'en va, il cesse d'être paysan.

Le fait d'une haute sagesse économique serait d'entretenir chez le paysan cet amour de la terre et du chez soi, auquel il renonce avec tant de répugnance ou par suite d'instincts tellement exceptionnels.

Quels services ne rend-il pas, en effet, à la société, cet homme sobre et patient que rien ne rebute, et qui porte l'effort constant de sa vie dans des solitudes où nul autre que lui ne voudrait planter sa tente? Rien ne le rebute dans cette tâche d'isolement et de labeur. Donnez-lui ou confiez-lui à de bonnes conditions un peu de terre, fût-ce sur la cime d'un rocher ou sur le bord d'un torrent dévastateur, il trouvera moyen de s'y installer. Il ne vous demandera ni chemin, ni vastes établissements, ni dépenses sérieuses. Acclimaté et habitué à tous les inconvénients de la région où il est né, il persiste à travailler et à vivre quelquefois dans des conditions devant lesquelles reculeraient des colonies amenées à grands frais. Les grandes découvertes modernes de l'agriculture, les machines et le drainage, ne sont applicables qu'aux plaines. Dans les régions accidentées où les transports ne se font qu'à dos de mulet, la bêche, c'est-à-dire le bras de l'homme, peut seul tirer parti de ces précieux filons de terre extrafine qui glissent et s'accumulent dans les intervalles des rochers. Qui de nous voudrait se charger de disputer, sa vie durant, ce terreau à la roche qui l'enserre, et d'habiter cette chaumière isolée au bord du précipice? Le paysan s'y plaît cependant, hiver comme été; il s'y acharne contre l'eau fougueuse et la pierre obstinée! Creuser et briser, voilà toute sa vie. C'est une vie d'ermite, c'est un travail de castor. Cet homme aurait le droit d'être sauvage. Loin de là, il est doux, hospitalier, enjoué; il prend en amitié le passant qui regarde son labeur et admire sa montagne. Ce que nous disons là ne s'applique pas en particulier aux bords de la Creuse, qui ne sont que des gorges profondes, sillonnant de vastes plateaux fertiles et praticables; mais, si nous avons raison relativement à d'étroits espaces dont le paysan sait, à force de patience, utiliser les escarpements, combien notre sollicitude ne doit-elle pas s'étendre à des populations entières, oubliées et perdues dans les montagnes arides qui sillonnent d'autres parties de la France!

2M. de la Touche, qui a chanté en beaux vers et décrit en noble prose les grâces et les grandeurs des sites du Berry et de la Marche.