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Depuis cette aventure, Jeanne Féline conçut une haute estime pour mademoiselle de Fougères; et, au lieu d'éviter de parler d'elle comme elle avait fait jusqu'alors, elle questionna mademoiselle Bonne avec intérêt sur le caractère de sa noble amie. Bonne avait tant de respect pour la sagesse et la prudence de sa voisine qu'elle se crut dispensée avec elle du secret que Fiamma lui avait imposé. Elle lui confia les sentiments généreux et les vertus vraiment libérales de cette jeune fille, et lui dit le désir qu'elle avait témoigné de la connaître. Malgré le plaisir que la bonne Féline ressentit de ces réponses, elle se défendit de faire connaissance avec la châtelaine. «Comment voulez-vous que cela se fasse? répondit-elle. Son père trouverait mauvais sans doute au fond du cœur qu'elle vînt me voir; et quant à moi, je ne saurais aller demander à ses domestiques la permission de l'approcher. J'attendrai l'occasion; et, si je la rencontre, je lui dirai ma satisfaction de sa conduite à l'église. Sans la sagesse de cette enfant, M. le curé, qui est vraiment trop léger pour un ministre du Seigneur, eût offensé la majesté de Dieu par un véritable scandale.»

Madame Féline étant dans ces dispositions, l'occasion ne se fit pas attendre. Un matin que mademoiselle de Fougères passait devant sa cabane pour aller voir mademoiselle Parquet, elle vit Jeanne penchée sur sa petite fenêtre à hauteur d'appui, qu'encadrait le pampre rustique. La bonne dame était occupée à faire manger dans sa main le milan royal.

«Bonjour, Italia!» dit Fiamma en passant.

Madame Féline releva la tête, et, charmée de voir la jeune fille, elle lia conversation avec elle. L'éducation et la santé de l'oiseau étaient un sujet tout trouvé.

«Comment se fait-il que vous sachiez son nom? demanda Jeanne. Je ne l'ai dit à personne, car je ne pouvais pas m'en souvenir; mais quand vous l'avez prononcé, j'ai bien reconnu celui que mon fils lui donnait; car c'est mon fils qui l'a rapporté de la montagne.

– Et qui l'a pris dans la gorge aux Hérissons, reprit Fiamma.

– Vraiment! vous le savez? s'écria Jeanne. Vous l'avez donc rencontré à la chasse?

– Et j'ai même chassé avec lui ce jour-là, répondit mademoiselle de Fougères. J'ai encore sur les mains les marques de courage de monsieur, ajouta-t-elle en donnant une petite tape à l'oiseau; et c'est M. Simon qui nous a servi de chirurgien à tous deux.

– En vérité!.. Oh! à présent, dit madame Féline en secouant la tête avec un sourire, je comprends l'amitié qu'il portait à ce gourmand, et pourquoi il m'a tant recommandé en partant d'en avoir soin. Allons! maintenant j'en prendrai plus de souci encore; car, si vous êtes telle que vous semblez être, je vous aime, vous!

– Vous ne pouvez pas me dire une chose plus agréable, répondit Fiamma en portant vivement à ses lèvres la main ridée que lui tendait Jeanne.» Puis, comme si ce mouvement impétueux eût trahi quelque secrète pensée de son cœur, elle rougit et garda le silence. Féline ne pouvait interpréter cette émotion: elle se mit tout de suite à lui parler du curé et de la doyenne, de la république et de la monarchie, de la religion, de tout ce qui l'intéressait, et par-dessus tout de son fils. Mademoiselle de Fougères fut étonnée du sens profond et même de la grâce spirituelle et naïve de cet esprit supérieur, vierge de toute corruption sociale. Elle n'avait pas cru qu'il fût possible de joindre si peu de culture à tant de fonds. Ce fut pour elle un sujet d'admiration et bientôt d'enthousiasme; car autant Fiamma était indomptable dans ses antipathies, autant elle était passionnée dans ses amitiés. C'est en effet un magnifique spectacle pour une âme tourmentée de l'amour du beau et contristée par la vue du laid, que celui d'une organisation assez riche pour se passer d'embellissement factice et pour recevoir tout de Dieu et d'elle-même. En peu de jours une affection profonde, une sympathie complète s'établit entre Jeanne et Fiamma. Mettant de côté l'une et l'autre les entraves de ces considérations sociales faites pour le vulgaire, elles se lièrent étroitement, et Jeanne passa autant d'heures dans la chambre et dans l'oratoire de Fiamma que celle-ci en passa dans la cabane et dans le potager rustique de Jeanne. Mademoiselle Parquet se joignit souvent à leurs entretiens, et sa jeune amie lui apprit à connaître madame Féline. Jusque-là Bonne n'avait respecté en elle qu'une solide vertu, une admirable bonté; elle ignorait qu'il y eût aussi à admirer une haute intelligence. Elle s'étonna d'abord de voir que Fiamma, avec toutes ses lectures et toutes ses connaissances, ne s'ennuyait pas un instant dans la compagnie d'une femme qui n'avait jamais lu que la Bible. Fiamma lui fit comprendre que la Bible était la source de toute sagesse et de toute poésie; que l'esprit de ces pages divines s'était incarné dans la personne de Jeanne, dont toutes les paroles, comme toutes les pensées, avaient la grandeur et la simplicité des saintes Écritures. L'âme de Bonne fit elle-même un progrès dans le contact de ces deux âmes supérieures à la sienne, non en bonté, mais en vigueur.

VIII

Un jour, au mois de mai, vers midi, l'air étant fort chaud au dehors, et la cabane de Féline remplie d'une agréable fraîcheur, ces trois femmes étaient réunies dans une douce intimité. Jeanne, enfoncée dans son vieux fauteuil, roulait un écheveau de fil de chanvre sur une noix; Italia, perchée sur le piveau du dévidoir, et conservant encore un peu d'irritabilité, poussait de temps en temps un petit cri aigre-doux, allongeait le bec pour saisir le fil, mais sans oser toucher aux doigts de son institutrice; mademoiselle Parquet, assise sur le buffet, lisait tout haut le livre de Ruth dans la vieille Bible de la famille Féline, dont le caractère était si fin que Jeanne ne pouvait plus le distinguer. Quant à mademoiselle de Fougères, fatiguée d'une course rapide qu'elle avait faite avec Sauvage dans la matinée, elle s'était assise sur une botte de pois secs, aux pieds de Jeanne; et, cédant au bien-être que lui apportaient la fraîcheur, le repos, le bruit monotone et doux de la voix qui lisait, elle s'était laissée aller au sommeil. Jeanne, semblable à la vieille Noémi, avait attiré sur ses genoux la tête de cette fille chérie, et chassait avec tendresse les insectes dont le bourdonnement eût pu la tourmenter. Simon entra dans ce moment. Il arrivait de Nevers; on ne l'attendait pas encore. Il fit un pas et resta immobile. Le soleil, glissant à travers le feuillage de la croisée et tombant en poussière d'or sur le front humide et sur les cheveux de jais de Fiamma, lui montra d'abord le dernier objet qu'il dût s'attendre à rencontrer dans sa cabane et sur le giron de sa mère. Il venait de faire bien des efforts depuis trois mois pour chasser de son âme l'image de cette femme, et c'était là qu'il la retrouvait! Il crut rêver, resta quelques instants sans pouvoir articuler un mot; et enfin, joignant les mains, il murmura une parole que ni sa mère ni Bonne ne pouvaient comprendre: O fatum! Fiamma reconnut sa voix et n'ouvrit pas les yeux. Ce fut le premier artifice de sa vie.

L'amour n'est que magie et divination. Elle vit à travers ses paupières abaissées et frémissantes de curiosité l'émotion et la joie mêlée de consternation qu'éprouvait Simon. Madame Féline, poussant un cri de joie, avait tendu les bras à son fils. Fiamma, l'entendant s'approcher, jugea qu'il était temps de se réveiller: elle prit le parti de soulever sa tête et de se frotter les yeux pendant qu'il embrassait sa mère. «Oh! dit la bonne femme, vous voilà un peu étonné, Simon! vous me pensiez trop vieille pour avoir d'autres enfants que vous, et pourtant voilà que je suis devenue mère de deux filles en votre absence.

– Vous êtes heureuse, ma mère, répondit-il; mais moi, me voilà humilié; car je ne suis pas digne d'être leur frère.

– Je ne sais pas si Bonne est superbe à ce point de ne vouloir pas reconnaître votre parenté, dit mademoiselle de Fougères en lui tendant la main; mais, quant à moi, j'avais déjà signé avec vous un pacte de fraternité d'opinions.» Simon ne put rien répondre. Il lui pressa la main avec un trouble plus indiscret que tout ce qu'il eût pu dire; et pour se donner de l'aplomb, il demanda à Bonne la permission de l'embrasser, ce dont il s'acquitta avec assurance. Cette marque d'amitié enorgueillit Bonne comme une préférence; elle ne connaissait rien aux roueries ingénues de la passion.

Madame Féline s'empressa de questionner son fils sur sa santé, sur la fatigue, sur la faim qu'il devait éprouver. Il demanda à manger, afin d'avoir une occupation et un maintien. Il ne pouvait se remettre de son désordre. Un champion qui s'est préparé longtemps à un rude combat, et qui, en arrivant, voit l'ennemi tranquille et déjà maître du champ de bataille, n'est pas plus bouleversé et embarrassé de son rôle que ne l'était Simon. Bonne courut dans tous les coins de la cabane pour aider Jeanne à rassembler quelques aliments et à les servir sur une petite table. Voulant marquer son affection à sa manière, l'excellente fille alla cueillir des fruits au jardin, et revint toute rouge et tout empressée, sans songer que les hommes s'éprennent plus volontiers d'une chimère que d'un bien qui s'offre de lui-même.

«Il n'y a que moi, dit mademoiselle de Fougères à Simon, qui ne fasse rien pour vous ici. Vous êtes comme Jésus arrivant chez Marthe et Marie. Je suis celle qui se tient tranquille à écouter le Seigneur, tandis que l'autre travaille et se dévoue.

– Et cependant, répondit Simon, le Seigneur préféra Marie, et conseilla à sa sœur de ne pas prendre une peine inutile.

– Pourquoi me dites-vous cela si bas? reprit mademoiselle de Fougères avec sa brusquerie accoutumée. On dirait que vous craignez une méchante application de vos paroles.

– Oh! j'espère qu'il ne se prend pas pour notre Seigneur! répliqua mademoiselle Bonne en riant.

 

– Mais voulez-vous que je vous aide, chère amie? dit mademoiselle de Fougères. Ce ne sera pas pour faire ma cour à monsignor Popolo, je vous prie de le croire; ce sera pour vous soulager, mia buona.

– Oh! je n'ai pas besoin de vous, ma dogaressa, répondit Bonne, à qui sa compagne avait appris quelques mots italiens. Vos mains sont trop fines pour les soins du ménage.

– Croyez-vous? dit vivement Fiamma. Pourquoi traînez-vous ce seau d'eau avec tant de gaucherie, ma petite?

– Voulez-vous bien me faire le plaisir de l'enlever de terre d'un demi-pouce? répondit l'autre jeune fille d'un air de défi.

– Je vais vous montrer comme il faut vous y prendre, dit Fiamma sur le même ton; car vraiment, ma mignonne, vous n'y entendez rien et vous me faites peine.»

Alors, saisissant d'une seule main le seau rempli d'eau, elle l'enleva de terre et le posa sur la table.

«Oh! la force et le courage du lion de Venise!» s'écria Simon avec chaleur.

Bonne fut un peu piquée.

«Ne vous fâchez pas, cher ange, dit Fiamma à son amie; la prudence des serpents et la douceur des colombes vous restent en partage. Mais quant à cela, ajouta-t-elle en étendant son bras blanc et l'orme comme du marbre de Carrare, sachez qu'il y a autant de différence entre mes muscles et les vôtres qu'entre vos collines de la Marche et nos montagnes des Alpes, entre vos petites graines de sarrasin et nos larges épis de maïs. Allons, Bonne, c'est vous qui êtes la dogaresse; je suis la montagnarde: c'est moi qui suis Marthe à mon tour; vous êtes Marie. Le Seigneur vous bénira; je vous cède mes droits. Mais chut! voici madame Féline; ne disons pas de légèretés sur des choses aussi saintes; elle nous gronderait et elle ferait bien.»

Tandis que Simon se condamnait à déjeuner, quoiqu'il fût trop oppressé pour en avoir envie, que Bonne, assise à table entre lui et madame Féline, feignait d'écouter la relation de son voyage avec curiosité, afin d'avoir le droit de lui verser du cidre et de lui couper du pain d'orge; tandis que mademoiselle de Fougères jouait avec Italia et luttait avec elle d'attitudes impérieuses en la contrefaisant et en imitant ses cris d'impatience, M. Parquet entra dans la chaumière.

«Bravi tutti! s'écria-t-il en voyant cette aimable compagnie; le ciel est favorable aux braves gens.» Et après avoir embrassé tendrement son filleul, il baisa la main de mademoiselle de Fougères avec assez de grâce pour montrer qu'il avait été faire un tour de promenade à Versailles dans sa jeunesse. Puis, jetant un coup d'œil perspicace de l'un à l'autre: «Y a-t-il longtemps que vous n'avez reçu de nouvelles de monsieur votre père, belle demoiselle?» demanda-t-il à Fiamma d'un air très-significatif.

Cette question fut pour Simon comme une goutte d'eau froide sur un brasier. Il était en train de se laisser aller à de nouveaux enchantements; le seul nom du comte réveilla en lui mille réflexions pénibles. Il examina le visage de mademoiselle de Fougères, pour savoir si elle avait quelque appréhension du retour de son père; mais la noble harmonie de ce visage n'était jamais troublée par des craintes légères.

«Je l'attends demain, répondit-elle tranquillement; mais il se pourrait cependant qu'il fût déjà de retour, car il est si actif en toutes choses qu'il part et revient toujours plus tôt qu'il ne l'avait projeté.

– Et s'il était à cette heure au château? fit observer Simon, incapable de maîtriser son inquiétude.

– Il y serait sans doute occupé déjà de mille soins, répondit-elle, et plus pressé de compter avec son régisseur que de toute autre chose.»

Elle resta encore une demi-heure, affectant beaucoup de calme; puis elle mit son chapeau et pria M. Parquet de lui donner le bras jusqu'au château. Dès qu'ils furent sortis de la chaumière: «Pourquoi ne m'avez-vous pas appris tout franchement que mon père était arrivé? lui dit-elle. Croyez-vous que je n'ai pas lu cela sur votre figure?

– En vérité! fit l'avoué. Fin contre fin…

– Il ne s'agit pas de nous adresser des compliments réciproques, interrompit la pétulante Fiamma. Voyons, mon cher sigishé, que signifiait votre physionomie? qu'avez-vous dans l'esprit?

– J'ai dans l'esprit, répondit Parquet d'un ton doux et paternel, que vous avez écouté un peu trop votre bon cœur durant cette dernière absence de M. le comte. Je vous l'ai dit, Jeanne Féline est un ange de vertu; je ne vous souhaiterais pas de plus haute noblesse que d'être sa fille. Simon est un digne jeune homme qui mériterait de Dieu la faveur d'avoir une sœur telle que vous; mais votre père qui n'entend rien aux relations de sentiments, si belles et si saintes qu'elles soient, blâmera certainement votre intimité avec cette famille de paysans. Il n'eût pas approuvé que vous vissiez madame Féline sur le pied d'égalité, comme vous le faites; à plus forte raison maintenant que voici son fils de retour. Vous savez tout ce que la malice du public peut imaginer en cette occasion. Avez-vous réfléchi à cela? Ne croyez-vous pas que désormais, du moins pendant les semaines du séjour de M. de Fougères au château, vous feriez bien de cesser vos relations avec la maison Féline?

– Je sais, mon ami, répondit Fiamma, que ce serait une conduite prudente, si tant est que l'intérêt personnel doive céder à l'absurdité, par crainte de querelles; je sais que mon père, tout en accablant M. Féline de compliments et de prévenances, le remercierait volontiers de ne pas répondre à ses invitations. Malgré sa ponctualité à saluer profondément madame Féline et à lui demander de ses nouvelles dans la rue, il n'oserait lui offrir une chaise dans son salon à côté de la femme du sous-préfet. Cependant il faudra bien qu'il en vienne là. Il m'en coûtera quelque peine; j'essuierai des admonestations ennuyeuses, et j'entendrai émettre des principes de morale et de bienséance qui feront bouillir mon sang dans mes veines; mais, comme à l'ordinaire, je tiendrai bon, je serai respectueuse, et ma volonté sera faite. Ne vous inquiétez donc de rien; mon père est un homme qu'il faut forcer à bien agir en le prenant au mot. Je me charge de faire dîner madame Féline à sa table; chargez-vous d'amener M. Féline à lui rendre visite.

– Mais vous tenez donc bien à la société de ces Féline? demanda M. Parquet, qui voulait toujours savoir le fin mot de toute affaire, et ne commençait aucune démarche, si légère qu'elle fût, sans avoir confessé sa partie.

– J'y tiens comme je tiens à vous et à votre fille, répondit Fiamma avec fermeté. Si mon père croyait conforme à ses intérêts et à ses préjugés de m'éloigner de vous, pensez-vous que je ne résisterais pas de toutes mes forces à cette injustice?

– Vous avez une manière de dire, reprit maître Parquet tout attendri, qui fait qu'on vous obéit aveuglément; vous me feriez fabriquer de la fausse monnaie. Cependant, avant de vous céder, je veux, ma chère fille, pour me venger de l'ascendant que vous prenez sur moi, vous adresser quelques reproches. Vous n'avez pas assez de déférence pour votre père; vous lui faites trop sentir votre supériorité… Écoutez-moi jusqu'au bout. Je sais que vous avez avec lui le meilleur ton, et que jamais une parole blessante n'est sortie de votre bouche; mais, voyez-vous, si Bonne, avec tout votre respect extérieur, me traitait comme vous le traitez au fond de l'âme, j'aimerais mieux qu'elle m'arrachât ma perruque et qu'elle me la jetât au visage, sauf à se rendre ensuite à mes raisons.

– Ah! monsieur Parquet, s'écria Fiamma d'un ton douloureux, pouvez-vous comparer la sympathie de cœur et la conformité des principes qui vous lient à votre fille avec ce qui se passe entre M. de Fougères et moi? Je conviens que, dans ma conduite envers lui, je manque souvent de prudence.

– Prudence! interrompit M. Parquet avec un mouvement chagrin. Voilà de ces mots qui sont cruels à entendre! Je ne m'explique pas, Fiamma, que vous, si généreuse, si tendre, si dévouée pour nous, vous n'ayez pas dans le cœur le moindre sentiment d'affection pour votre père. Moi, je suis enchanté que vous ne lui ressembliez pas; je l'aime médiocrement, et vous, je vous chéris comme une seconde fille; mais enfin, cette clairvoyance, cette justice cruelle avec laquelle vous pesez les défauts de celui qui vous a donné le jour…

– Arrêtez, Parquet, s'écria Fiamma, et regardez le mal que vous me faites!»

Parquet fut effrayé de l'altération de son visage et de la pâleur mortelle de ses lèvres.

– Eh bien! mon Dieu, s'écria-t-il à son tour, ne parlons plus de tout cela.

– Oh! mon ami! n'en parlons jamais, répondit la jeune fille en faisant un effort pour marcher; car vous me feriez dire ce que je ne veux pas, ce que je ne dois jamais dire à personne.

– Juste ciel! reprit M. Parquet, dont la curiosité s'éveilla vivement. A-t-il donc eu quelque tort exécrable à votre égard? Avez-vous contre lui des sujets de plainte assez terribles pour étouffer la voix du sang?

– Non, monsieur Parquet, ce n'est pas cela, répondit-elle. Il y a dans ma vie un mystère que je ne peux jamais révéler et dont je ne peux me plaindre qu'à la destinée. Ne m'interrogez pas, mais soyez indulgent pour moi et ne me jugez pas. Ma situation est si exceptionnelle que mon caractère et ma conduite doivent être bizarres.

– Adieu, voici en effet la chaise de poste du comte dans la cour. Faites ce que je vais ai dit: vale et me ama

Pauvre enfant! pensa M. Parquet en retournant chez lui. Il faut qu'elle ait une âme bien orageuse, ou que ce Fougères soit un bien méchant cuistre, avec ses ailes de pigeon! Allons! il y aura eu là quelque cas d'inclination contrariée. Ah! les jeunes filles! L'amour, c'est l'insecte rongeur qui s'attaque aux plus belles roses! Décidément, pour ma part, je renonce aux lois du trop aimable Cupidon, et je m'abandonne aux consolations d'une douce philosophie.

IX

Gouverné entièrement par la chère dogaresse (c'est ainsi qu'en raison de son caractère absolu et de ses manières impériales l'érudit avoué avait surnommé mademoiselle de Fougères), M. Parquet céda à ses désirs et se contenta de lui adresser de temps en temps une tendre admonestation, à laquelle Fiamma mettait fin par des réticences mystérieuses. Au grand étonnement de l'avoué, madame Féline et son fils reçurent au salon du château un accueil tel que, malgré l'extrême fierté de Jeanne et la méfiance ombrageuse de Simon, ils ne craignirent point d'y retourner plusieurs fois, et purent se trouver presque tous les jours avec mademoiselle de Fougères, soit chez eux, soit chez M. Parquet, sans craindre de voir ces précieuses relations interrompues par une intervention étrangère. L'avoué, qui seul connaissait à fond le caractère du comte, avait sujet d'être plus surpris qu'eux; car il ne l'avait jamais vu plier sous aucun ascendant, et il savait que ses formes gracieuses et son babil prévenant cachaient une opiniâtreté inflexible et beaucoup de despotisme. Sa fille était la seule personne de son ménage qu'il ne dominât point. Toutes les autres étaient réduites à une servilité qu'on eût pu prendre pour de l'amour, à voir le ton patelin dont il leur commandait en présence des étrangers, mais qui n'était rien moins que cela aux yeux de M. Parquet, initié aux mystères de l'intérieur. Il est vrai que Fiamma était un être organisé pour une résistance indomptable. Mais autant notre avoué avait jugé impossible que le père entravât les libertés de la fille, autant il lui avait semblé certain que jamais la fille n'obtiendrait un acte de complaisance paternelle. Leurs deux existences avaient marché côte à côte, s'effleurant tous les jours et ne se touchant jamais. Leurs goûts, en se montrant diamétralement opposés, semblaient consacrer irrévocablement ce divorce de deux êtres que la société avait condamnés à vivre sous le même toit, et que le sentiment des convenances enveloppait à cet égard d'un voile impénétrable pour le public. En voyant le comte vaincu, ou du moins entamé dans cette lutte mystérieuse, M. Parquet se livra à mille commentaires. Un homme qui savait le secret de toutes les familles ne pouvait se résoudre tranquillement à ignorer celui-là. Cependant Fiamma, qui connaissait tous ses faibles et qui déployait toutes les coquetteries enfantines de son esprit pour le gouverner, seule au monde sut résister à sa curiosité et la museler.

Dans les premiers temps, Simon, résolu à s'observer héroïquement, eut beaucoup à souffrir. Toutes ses joies avaient un aiguillon empoisonné. Il se croyait toujours à la veille d'une explosion dont le dénoûment devait le couvrir de honte et de remords. Mais peu à peu il se rassura. La conduite et la caractère de mademoiselle de Fougères vinrent à son aide d'une façon merveilleuse. Soit qu'elle eût deviné le secret de Simon et qu'elle employât toute la pudeur de son âme à en refouler l'aveu trop prompt, soit qu'elle portât dans son affection pour lui le calme d'une sagesse au-dessus de son âge, elle mit dans leurs relations le charme d'une confiance réciproque. En la voyant tous les jours, Simon découvrit qu'elle possédait au plus haut point la force et la tranquillité morales qu'excluent ordinairement des facultés impétueuses et des besoins d'activité comme ceux dont elle était douée. A l'emportement d'amour qui l'avait surpris d'abord vinrent se joindre un respect et une vénération dont la douceur se répandit sur toutes ses pensées. Pendant six mois, cette sérénité fut si saintement soutenue de part et d'autre que ces deux jeunes gens, dont l'un était bien presque aussi homme que l'autre, se crurent destinés à se chérir toute leur vie comme deux frères. Mais un événement important dans leur vie uniforme et paisible vint réveiller chez Simon l'intensité douloureuse de son amour.

 

Au retour de l'hiver, M. de Fougères reçut la visite d'un parent de sa défunte épouse, qui arrivait d'Italie, chargé pour lui de valeurs considérables, réalisation de ses derniers fonds commerciaux, qu'il voulait placer en fonds de terre pour arrondir sa propriété. Le comte n'était pas homme à accueillir froidement un hôte chargé d'or, et son estime pour le marquis d'Asolo était fondée déjà sur la fortune que possédait ce jeune patricien par lui-même. Il lui pardonnait d'être républicain, parce qu'en Vénitie l'opinion républicaine n'engage pas à d'autre dévouement à la cause populaire qu'à la haine de l'étranger et à des actes de résistance contre lui dans l'occasion. Il plaisait au noble caractère de Fiamma de poétiser cet esprit libéral de ses compatriotes; mais elle savait bien au fond que la république de Venise était aussi loin de son idéal politique, que la France constitutionnelle l'était encore, à ses yeux, de Venise esclave. Elle n'en disait rien à Simon par orgueil national; elle s'en plaignait avec son compatriote, parce qu'elle n'eût pu lui faire partager ses illusions.

Elle avait vu quelquefois le marquis en Italie et le connaissait assez peu; mais la vue d'un compatriote et d'un co-opinionnaire fut pour elle un événement agréable au fond de l'exil. C'était un bon jeune homme, extraordinairement cultivé pour un Lombard. Quoique un peu gros, il était d'une beauté remarquable: l'expression de son visage était sereine, noble et douce; la santé, le courage et l'amour de la vie brillaient dans ses yeux d'un tel éclat qu'on eût pu parfois s'y tromper et y voir le feu de l'intelligence. Tout en lui inspirait la confiance et l'estime. Il avait un cœur aimant et sincère, le caractère loyal et brave, l'imagination vive et toujours prête pour la grande passion, comme cela est d'usage en son pays. Il était venu en France pour s'instruire des choses et des hommes, et il avait tiré assez bon parti de son voyage. Mais au milieu de son cours de philosophie et de politique, l'amour des aventures, si naturel à vingt-cinq ans, l'avait poussé en personne à Fougères, où la présence de sa belle cousine lui faisait espérer de bâtir un roman négligé en Italie.

C'était un de ces hommes un peu corrompus, mais encore naïfs, que le monde entraîne, et qui ne sont pas fâchés d'y paraître beaucoup plus roués qu'ils ne le sont en effet. Une femme d'esprit peut les rendre aussi sérieusement amoureux qu'ils affectent d'être incapables de le devenir, surtout si, comme Fiamma, elle ne songe pas à opérer ce miracle. Asolo était fort capable d'enlever sa cousine si elle eût été aussi éventée qu'elle avait passé pour l'être dans sa province d'Italie, où ses courses à cheval et sa vie indépendante avaient, comme en Marche, excité, non le blâme, mais le doute et la curiosité de ceux qui ne voyaient pas de près sa conduite irréprochable. Il avait assez d'esprit pour la jouer et la punir s'il l'eût trouvée habile en coquetterie; mais, quand il la vit si différente de ce qu'il l'avait jugée de loin, quand il la trouva si forte, si prudente, si fière, et en même temps si bonne, si franche et si naïve, il en devint éperdument amoureux; et, au bout de huit jours passés près d'elle, il lui eût offert, s'il l'eût osé déjà, son nom et sa fortune, son sang et sa vie. Cette facilité à se prendre à l'amour est le beau côté des âmes que le vice entraîne facilement. Elle est plus remarquable en Italie, où les organisations, plus fécondes et plus mobiles, passent du plaisir grossier à l'exaltation romanesque, comme de l'apathie politique à l'héroïsme, avec une promptitude et une bonne foi extraordinaires. Ces âmes ont plusieurs caractères opposés qui vivent dans le même être en bonne intelligence, chacun régnant à son tour. Asolo avait fait assez bon marché de son républicanisme dans le beau monde de Paris. Il l'avait un peu traité comme un habit de parade qui, n'étant pas de mode à l'étranger, devait être remplacé par le costume de bon ton du pays; mais, quand il vit Fiamma si ardente et si romanesque sur ce chapitre, il reprit l'habit ultramontain, et les principes républicains retrouvèrent de l'éloquence dans sa bouche, grâce à cette belle langue italienne, où les lieux communs ont encore de la pompe et de la grandeur.

Dans les premiers jours il adopta ce rôle pour lui plaire; mais avant la fin de la semaine il était aussi convaincu que déclamatoire, et sans aucun doute il eût sacrifié son marquisat de Vénétie et versé tout son sang pour un regard de son héroïne.

Fiamma, confiante et bonne pour ceux qui semblaient penser comme elle, crut le voir à son état normal et le prit en grande amitié. Cependant elle la lui eût fait acheter par quelque malice si elle eût connu sa conduite antérieure dans les salons parisiens.

Le comte de Fougères, enchanté de son allié le premier jour, en rabattit beaucoup lorsque cette explosion de patriotisme eut lieu. Il craignit que cet insensé ne le discréditât complètement, d'autant plus que, pour complaire à sa cousine, le Lombard affecta de terrasser le préfet et le receveur général dans un déjeuner orageux où le bon vin aida à son éloquence. Les vulgaires amis du pouvoir ont ce bonheur inappréciable qu'entre eux ils se craignent et se regardent comme tous également capables de dénonciation. Le comte devint pâle comme la mort. Il était porté comme candidat à la députation, et, s'il avait fait de grand sacrifices pour racheter son fief, c'était dans l'espoir d'être pair de France un jour, quand le roi daignerait élargir les mailles du filet et donner de l'élasticité aux institutions. Il lui fallut beaucoup d'habileté pour expliquer à ses hôtes ce que c'était que la république vénitienne et pour leur prouver que le marquis venait de parler dans le sens aristocratique.

Mais toute chose a son bon côté pour le navigateur habile, attentif au moindre souffle du vent. Le comte crut bientôt s'apercevoir d'une différence extraordinaire dans les manières de sa fille; et, espérant l'accomplissement d'un miracle dans ses idées, il fit entendre au cousin qu'elle serait un jour aussi riche qu'elle était belle. Sa joie fut grande quand le marquis lui répondit clairement qu'il serait le plus heureux des hommes s'il pouvait fléchir l'obstination avec laquelle sa cousine semblait s'être vouée au célibat, et qu'il suppliait le comte de lui laisser le temps de prouver son dévouement à cette belle insensible. La permission de prolonger son séjour à Fougères lui fut accordée d'autant plus vite qu'il écouta fort peu attentivement l'énumération des biens du beau-père, ce qui montrait le désintéressement d'un homme vraiment épris et peu chatouilleux sur la rédaction d'un contrat.