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Vingt années de Paris

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CLÉMENT THOMAS

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Le 18 mars – inutile d'ajouter le millésime, on le connaît, – le 18 mars, au matin, comme j'étais encore couché (j'habitais alors du côté de l'Entrepôt, boulevard Saint-Germain), j'entendis ma porte s'ouvrir, ce qui n'avait rien que de naturel, ma clef restant toujours à la disposition des amateurs; et je vis entrer Agricol.

– Encore à la paille! s'écria-t-il; tu ne sais donc pas qu'il y a une révolution?

– Bon! depuis quand?

– Depuis tout à l'heure, à Montmartre; il faut voir ça!

– Voyons.

Et sautant à bas du lit, je précipitai ma toilette, interrogeant, par secousses, mon camarade occupé à fumer des cigarettes et à taquiner un poids de quarante qui me suit depuis l'adolescence…

*
* *

Un peu rude, mon camarade: moitié ouvrier, moitié artiste, hardiment bâti, têtu, Breton d'origine, faubourien d'habitudes, nous l'appelions Agricol à cause de sa ressemblance avec un personnage de roman d'Eugène Sue. Autre part, peut-être, je dirai son véritable nom.

L'exercice violent lui est indispensable; et jamais la gravure en taille-douce à laquelle il était destiné, qu'il exerça par intervalles, non sans talent, n'a pu apaiser le tourment de ses muscles. Avec cela, une sorte de curiosité invincible des métiers populaires. Je l'ai connu, tour à tour, peintre, cordonnier, forgeron, déménageur. Comme déménageur, il aimait monter un piano, sur ses épaules, au cinquième étage, et, là, le placer, l'ouvrir et en jouer, au grand ébahissement du ou de la locataire.

Un «drôle de corps», comme vous voyez.

Il est, lui-même le dit, rustique, et, j'ajoute, mal commode à malmener. Fier d'ailleurs, enclin à l'héroïsme et aux grands mouvements du cœur. Voici un fait:

Engagé des premiers, au moment de la guerre, dans les francs-tireurs de Mocquart, il partit battre la plaine avec sa compagnie, puis tomba malade: il avait rencontré la petite vérole noire qui courut le guilledou en ce temps. Sa face énergique était belle, de ligne régulière et pure; elle est, depuis lors, couturée, labourée. Tant bien que mal, s'accrochant aux arbres, rampant le long des buissons, se reposant au bord des fossés, il revint seul, se traîna jusque dans Paris, frappa à la porte d'une ambulance, y fut recueilli.

Là, dans le crépuscule des salles d'agonie et le frisson somnolent de la fièvre, un fragment de journal tomba entre ses mains; il y put lire qu'on promettait des pensions aux veuves de soldats victimes du siège. Il avait une maîtresse, une pauvre fille débile, rachitique, à ce point que, nommant l'homme Agricol, nous appelions sa femme la Mayeux, une chétive créature qui s'était abandonnée éperdument à ce grand garçon. Il la fit venir, l'épousa, comptant mourir et lui laisser du pain…

Pour «peuple» que soit mon homme, on voit qu'il s'en peut rencontrer de plus vulgaires.

*
* *

Revenons au 18 mars.

Assurément, je ne vais pas refaire l'historique ressassé du premier jour de la Commune; il y en aurait bon besoin cependant, l'impartialité m'ayant paru étrangère à tous les récits que j'en ai lus. Seul, Édouard Lockroy s'est trouvé d'accord avec mon impression. Il raconte une sorte de fête, une procession populaire en armes, un défilé, des mouvements de bataillons très calmes, très joyeux en plein soleil rayonnant qu'il faisait ce jour-là, une grimpée serpentante de bayonnettes sur la butte, une prise de possession illusoire du sol familier, du grand air et de la liberté.

Je voudrais dire, au surplus, ce qu'il m'a semblé démêler d'enfantillage en cette affaire.

On avait le printemps tout neuf, cinq mois d'épouvantable misère à oublier, à savourer un facile triomphe que, le matin, M. Thiers, sachant bien ce qu'il faisait, avait ménagé aux pauvres diables jaloux de leur armement. (On connaît l'équipée des canons réquisitionnés, sans chevaux pour les emmener.)

Les gens de Montmartre y mettaient de l'ostentation, de la pavane; on jouait au soldat. Le peuple, enfant ignorant et malheureux, toujours en défiance et qu'on pourrait mener par une franche persuasion, s'irrite et se désespère aux malices d'une diplomatie dont il se sent dupe; il résiste; la répression motivée par sa résistance, pif! paf!.. on le réprime.

Le châtiment formidable et solennel exagère la physionomie des réprouvés, et d'ombres dans la vie fait des statues dans la mort. Je parle des meneurs comme des menés, du troupeau comme des chefs: ignorance et misère d'une part, extravagance outrecuidante et puérile de l'autre.

J'ai connu grand nombre des niais d'alors que, depuis, la légende a faits terrifiants. Un jour ou l'autre, je les passerai en revue; il faudra rabattre de leur hyperbolique importance.

En résumé, si j'avais à synthétiser le tableau du désastre, je n'aurais qu'à me rappeler un cadavre entre autres qu'il m'a fallu enjamber plus tard, à la fin de mai. C'était un homme fusillé, les pieds au mur, la tête au bord du trottoir, le bras rejeté étendant ses doigts raidis vers une croûte roulée au ruisseau.

En dépit de ses fautes, le peuple de la Commune gardera cet aspect pour la pitié humaine:

Un malheureux, révolté, mort en croyant défendre son morceau de pain.

*
* *

Il ne s'agit d'ailleurs, en ce moment, que d'une rencontre et d'une observation que je fis le 18 mars, en compagnie d'Agricol, et les voici:

Après avoir traversé Paris, déjeuné dans un cabaret de la place Blanche, exploré le quartier des Buttes, serré quelques échantillons de mains calleuses, nous repassions, pour la dixième fois peut-être, devant la maison de la Boule-Noire, quand un groupe de trois personnes attira notre attention.

Il pouvait être environ trois heures et demie ou quatre heures du soir. Près du troisième arbre, au bord du trottoir, sur le terre-plein qui règne au milieu de la chaussée, je les vois encore; ils étaient debout: un sergent de fédérés, petit, physionomie chafouine; un homme quelconque de sa compagnie, au port d'armes, et de profil; enfin, répondant au sergent et lui faisant face, un grand vieillard à barbe blanche, en pardessus gris, chapeau haut de forme, une canne à la main, droit, sec et propre. Silhouette étrange, inusitée, ce jour-là, dans ces parages, où ne se voyaient guère que guenilles et uniformes. C'est ce qui nous fit approcher, nous arrêter près du triangle formé par les trois hommes.

Le vieux, en ce moment, parla; je me rappelle exactement ses paroles:

– Non, mes enfants, disait-il, non; vous savez bien que je ne peux plus rien être.

Un passant qui vint s'ajouter à nous murmura:

– Tiens! c'est Clément Thomas.

Celui qui avait mené la garde nationale à Buzenval était-il sollicité de reprendre son commandement? Je ne sais.

Il y eut un instant de silence pesant; puis l'ex-général recula, fit un pas en arrière pour se retirer, mais gauchement, maladroitement, comme incertain de son libre arbitre. Ceci est le point décisif à remarquer; j'y insiste: il ne sut point repartir.

Je connais médiocrement l'histoire de Clément Thomas et n'ai pas pris le temps de l'étudier; mais ce geste a suffi pour me convaincre que la netteté, la franchise d'allures n'étaient point du ressort de ses vertus. En une seconde, son trouble, sa tournure embarrassée, sa retraite oblique avaient allumé la défiance du groupe qui s'était formé autour de nous, groupe qui devenait foule.

Une voix cria: il faut l'arrêter! La retraite lui fut barrée; on l'entoura.

Resté en place, interdit, je le vis disparaître, entraîné dans une masse armée et tumultueuse.

Alors mon compagnon me dit:

– Suivons-les: on va le fusiller.

Certes, si j'avais entrevu la probabilité d'un tel dénouement, j'aurais, selon le conseil d'Agricol, accompagné la foule; évidemment nous eussions fait, pour sauver l'homme, tout ce que pouvaient deux grands garçons résolus, de stature et d'accent populaires.

Mais cela était si loin de mes prévisions, de l'impression «bonhomme» du commencement de la journée, que, haussant les épaules, fatigué de promenade, je pris mon compagnon par le bras, et le ramenai dans Paris.

Ce n'est que vers huit heures du soir que la rumeur nous apprit la double exécution de Lecomte et de Clément Thomas.

– Tu vois! me dit Agricol; eh bien, maintenant la Commune est f…ue!

*
* *

Dès ce soir de son premier jour, en effet, la Commune prit tournure d'épouvante et perdit les neuf dixièmes de ses adhérents ou de ses tolérants. Si ce meurtre n'avait pas été commis, les événements, peut-être, eussent eu un autre cours. Clément Thomas, qui avait alors la soixantaine, serait mort depuis ou ne vaudrait guère mieux; trente mille hommes de France, vigoureux et jeunes, qui sont enfouis sous la terre, y seraient encore debout, vivant pour le travail et pour la République.

LE MODÈLE

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A Coquelin cadet.

P'fft!

Depuis quatorze ans que Mme Basculard, mon épouse, me répète: «Armand, nous n'avons pas ton portrait; c'est ridicule; un chef de famille doit avoir son image accrochée à la place d'honneur de son foyer;» je n'ai pas trouvé le temps de me faire faire. Un commerçant sérieux n'a pas de loisirs… P'fft.

Mes enfants ont été photographiés chez Nadar.

Ma femme a préféré poser chez Carjat, parce qu'en dehors de son métier, cet artiste fait des vers; moi, je ne comprends pas qu'on s'occupe de trente-six choses à la fois; c'est du désordre; mais ma femme adore la poésie; elle est donc allée chez Carjat. Moi, je n'ai été tiré nulle part.

 

J'avais mon idée. Un projet caressé depuis longtemps. A l'instar de mon respectable beau-père et prédécesseur, qui mourut en regrettant de ne pas nous laisser son image tracée par Horace Vernet, j'ai toujours ambitionné, moi, de me faire peindre en grandeur naturelle, p'fft… et à l'huile. J'ai mille raisons, p'fft… pour préférer atout autre ce genre de reproduction de la figure humaine. La photographie n'a ni consistance, ni valeur sérieuse; elle passe, on l'égare; en résumé, ce n'est que du papier; la sculpture est triste, pâle, encombrante et lourde en diable; on ne sait où la fourrer; si on prend le parti de la mettre au jardin – encore faut-il avoir ce jardin – elle est exposée aux caprices de la température. Le dessin au crayon, même aux deux crayons, manque de solidité; c'est encore du papier. Bref, il n'y a rien de tel qu'un bon tableau, gai à l'œil, dans un beau cadre doré qui brille et qu'on accroche aux murs de son salon. C'est une valeur mobilière. Tel est mon sentiment, à moi. P'fft!

Et si, comme il est présumable, mon sentiment se transmet à ma descendance, il y a lieu dès lors de préjuger que mes fils et petits-fils imitant mon exemple, une galerie se formerait ainsi des hommes de ma race, un panthéon des chefs successifs de la maison Basculard, qui ne serait pas, j'imagine, – p'fft! – sans intérêt pour l'Histoire.

Ces considérations m'avaient décidé. Une seule chose me retenait encore; le prix qu'on à coutume de payer ces sortes de produits. J'avais interrogé, près du Louvre, un gardien du Musée:

– Combien pensez-vous, avais-je dit à cet homme, que me demanderait un bon peintre, M. Duran ou M. Bonnat, pour faire mon portrait en grandeur naturelle, comme ceci, à mi-corps?

– De dix à vingt mille francs.

P'fft… J'avais envie de demander à ce fonctionnaire de bas étage:

– Combien croyez-vous donc qu'il me faut, à moi, expédier de kilogrammes de chocolat vanillé, praliné, sans rival, pour les gagner, ces dix ou vingt mille francs?

Mais il n'aurait pas compris; je me bornai à lui répondre en pinçant les lèvres:

– Bigre! il faut convenir que ces messieurs gagnent l'argent bien facilement.

Je le lui dis ainsi comme je vous le répète, et comme je suis prêt à le redire à qui voudra: on pourra m'arracher le cœur, mais on ne m'arrachera pas l'indépendance du langage.

Vingt mille francs! Certes, la maison Basculard s'appuie sur une caisse qui, je puis le dire, ne craint pas les fluctuations commerciales: mais je serais désespéré que la fortune m'eût rendu prodigue. Et, d'ailleurs, je considère ces façons orientales de traiter certaines gens, peintres ou comédiens, comme attentatoires à l'équilibre moral. Où irions-nous si tous les capitalistes s'ingéraient de jeter l'or en barres à la tête des individus qui s'écartent de la société pour embrasser des professions irrégulières? P'fft!

Heureusement nous avons dans le quartier un artiste plus abordable.

Au moins, s'il a de ces prétentions scandaleuses, n'a-t-il pas réussi encore à les imposer, car on a saisi ses meubles avant-hier. Je le tiens de mon huissier qui venait d'instrumenter en personne.

Aussitôt je me suis dit: c'est le moment; voici un gaillard à qui la Providence vient d'enseigner à propos la modestie. Tâtons-le. Et je l'ai fait venir. P'fft!

– Mon garçon, lui ai-je dit, vous n'êtes pas heureux, – ma femme me poussait le coude, mais Mme Basculard n'entend rien aux affaires, – mon garçon, vous n'êtes pas heureux, soyez raisonnable.

Il me fait un prix, je lui en ai dit un autre; nous avons coupé la poire en deux, et hier, j'ai posé pour la première fois dans son atelier.

Nous commençons par chercher la pose.

Je voulais une pose qui fût digne de moi, p'fft!.. Je dis à l'artiste:

– Faites-moi à mi-corps. A mi-corps… avec la pose favorite de M. Thiers… en y ajoutant quelque chose du Vercingétorix qui était à l'Exposition…

– Bien, me dit-il.

Après quelques tâtonnements, j'attrape la pose. Nous commençons.

C'est très fatigant de poser, p'fft!.. Et puis rien n'est ennuyeux et déplaisant à voir comme un atelier. C'est sale, c'est mal rangé. Des couleurs partout. Il est bien regrettable que pour se faire faire en peinture, on soit obligé d'aller chez des peintres. Enfin!..

Le désordre de l'atelier, le fouillis des toiles, des meubles, des étoffes jetées pêle-mêle, et l'obligation de rester immobile ne tardèrent pas à me faire mal au cœur. J'avais envie de fermer les yeux. Je dis à l'artiste:

– Avez-vous besoin du regard?

Il me dit:

– Non. Nous verrons plus tard le regard.

– Bien. Je ferme les yeux et peu à peu une douce somnolence m'envahit. P'ffffft!..

Tout à coup, j'entends – dans ma somnolence – la porte s'ouvrir et une voix – juvénile – prononcer ces paroles:

– Avez-vous besoin d'un modèle?

Je rouvre les yeux et je vois une fillette de quatorze, quinze ans; mal vêtue, très mal; en cheveux, l'air doux, pas vilaine, la beauté du diable, p'fft!

L'artiste la regarde, interrompt mon portrait et lui dit:

– Fais voir.

Je me demandais: Fais voir… quoi? Savez-vous ce qu'elle fait voir? – p'fft! – elle ôte sa jupe, sa camisole, elle ôte tout, et se met nue, complètement nue, p'fft! p'fft! p'fft!

Vous comprenez que Mme Basculard ne m'a pas habitué à ces choses-là. J'étais… révolté et… ému en même temps. P'fft!

Elle, cependant, avait l'air le plus tranquille du monde. L'artiste aussi. Il tournait autour d'elle, l'examinait. Tout à coup, il me dit:

– Comment la trouvez-vous?

A ce coup, le rouge me monta à la face. Je me levai, je pris mon chapeau.

– Monsieur, lui dis-je, je suis marié!

Et je sortis.

Dans la rue, je respirai plus librement, p'fft! p'fft!.. Mon indignation se calmait. La pensée me vint d'attendre cette enfant. Il me semblait qu'il y avait là une bonne action à faire, qu'on pouvait encore ramener au bien cette âme égarée…

Au bout de cinq minutes, elle sortit. Je ne pus, en la revoyant, me défendre d'une certaine émotion, p'fft! La pitié probablement. Je m'approchai d'elle et lui parlai avec bonté.

Quelques minutes plus tard, entraîné sans savoir comment, je me trouvais chez elle.

Un taudis!.. un vrai chenil!

*
* *

Néanmoins… j'y passai quelques instants… Fut-ce une faute? je ne le crois pas. Je ne saurais me résoudre à qualifier de coupable un acte qui a la vertu pour dénouement; – et c'est ce qui arriva:

Au moment de quitter la malheureuse, pris d'une inspiration soudaine, je me plaçai devant elle, et avec l'autorité qui résulte de mon âge et de ma situation, – p'fft!

– Jurez-moi, lui dis-je, que c'est la dernière fois, et que vous serez sage désormais.

Elle me le promit.

Vous en penserez ce que vous voudrez; mais, moi, je m'éloignai, le cœur plein du légitime orgueil que donne le sentiment d'avoir, probablement, fait une bonne action.

Après un bel inventaire de fin d'année, je ne sais rien de meilleur dans la vie.

A L'ÉCOLE DES BEAUX-ARTS

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Jeudi prochain, 25 mars, tous les jeunes Français, illusionnés d'art, pourront se présenter au concours des prix de Rome, et tenter la première épreuve de peinture. Ils seront un peu moins d'une soixantaine – je connais cela – réunis, aux premières lueurs de l'aube, dans la troisième cour, à gauche, de l'École des Beaux-Arts, armés d'une boîte à couleurs, d'un chevalet portatif, d'une toile «de 6», et munis d'un petit pain d'un sou.

Il y a vingt ans, à pareille époque, j'étais de la fête; je voudrais pouvoir en être encore. Je n'avais point fermé l'œil de la nuit précédente; si l'on m'avait proposé de renoncer au concours, pour être, tout simplement, sur l'heure, Vélasquez ou Titien, j'aurais eu un beau rire de dédain et de refus. La plupart des concurrents, jeudi, seront tout pareils à ce que j'étais.

Tout pareillement aussi, un gardien les appellera nominativement, tour à tour, selon l'ordre des inscriptions prises dans le courant de la semaine; il fera le simulacre de les fouiller, pour constater qu'ils n'ont apporté aucun document, croquis ou calque de maître. Un à un, ils graviront le petit escalier raide qui mène au lieu du concours, déboucheront dans un long couloir, orné, en son milieu, de poêles en fonte espacés, percé, à droite et à gauche, d'étroites logettes.

Chacun choisira la sienne; puis tous attendront, par groupes de camarades, l'arrivée du programme que sont en train d'élaborer les professeurs. Pour tuer le temps, on se regarde, on se rapproche, quand on se connaît; on fait, aux inconnus, des scies. Blaguer le nouveau, c'est la tradition. Je me rappelle avoir été scié par Lambron, le beau Lambron, le peintre des croque-morts. J'avais dix-sept ans, les yeux bleus, les cheveux longs. Il m'accabla d'une série de plaisanteries qui me confusionnèrent beaucoup, tout en me paraissant d'un goût douteux.

La gaieté, d'ailleurs, est rarement affinée, chez les jeunes gens, peintres ou sculpteurs. Dès l'enfance, marqués au front de la folie spéciale qui prendra leur vie, rarement ils font leurs études, observent autrement que par les yeux, soumettent leur esprit au crible de la fréquentation.

Beaucoup sont pauvres et, nobles d'aspiration, par nature, sortent de souche esclave.

De là, cette vulgarité dans l'expression parlée, cette lourdeur dans les relations, cette inélégance des façons et de la tenue, ces espiègleries brutales dont l'usage commence à décroître, mais dont la légende est toujours en faveur: de l'Échelle de la Broche en dos, du cheval mis en couleur, dans la cour de l'Institut, pendant que son cavalier rendait visite à Vernet; du camarade exposé nu, sur un toit, l'hiver, et succombant au froid.

J'y ajouterai deux traits que je tiens d'un vieux, d'un ancien, du temps où l'on payait encore un sou pour passer le pont des Arts, et où le pont Neuf était, à droite et à gauche, flanqué de niches en pierre où de petits marchands débitaient leurs produits.

– Quelquefois, me disait Henri Rousseau, riant encore, – car il était resté primitif et mal dégrossi, – quelquefois, pour économiser un quart d'heure de trajet, ceux qui habitaient la rive droite se décidaient, au sortir de l'École, à prendre le pont des Arts; et, pour rire, ceux qui habitaient la rive gauche les accompagnaient, en grande partie. On prenait son élan, dès l'Institut, et, au grand galop, on se précipitait sur les planches du pont sonore, tandis que l'invalide préposé au contrôle, se jetant hors de sa guérite, essayait de prévenir son collègue de l'autre bout, par des signaux désespérés.

Mais alors, un des grands de la bande, l'homme à barbe du tas, l'arrêtait d'un air protecteur, disant: «Laissez donc! ce sont des enfants; je vais payer.» Et tandis que le malheureux invalide, à demi rasséréné, guignait, du coin de l'œil, le tourbillon disparaissant, lui semblait compter autant de sous que de fuyards, puis, tout à coup, les voyant hors d'atteinte, campait un sou unique dans la main du garde, et ricanait: «Tiens! voilà pour moi, vieux serin; eux, je ne les connais pas.» Et il s'en allait, superbe.

Une autre fois, un des rapins ayant eu maille à partir avec une marchande de beignets du pont Neuf, on résolut de le venger. L'un des meneurs alla commander à la pauvre cent beignets pour la sortie de l'École. – Ayez soin qu'ils soient bien chauds pour six heures, lui répéta-t-il avec instance. La malheureuse prépara les cent beignets, les sortit de la poêle, à l'instant même où arrivaient les cent drôles. Alors on lui demanda: «Sont-ils bien chauds?»

– Oh! oui, messieurs. – Bien chauds! brûlants!

– Eh bien, alors, – et le cœur tout entier des polissons hurlait, – eh bien alors, une!.. deux!.. trois!.. f… lanquez-vous les au… rein!

Voilà donc le genre de plaisanterie, la monnaie d'esprit dont on fête les nouveaux venus. Le couloir des loges s'emplit de quolibets et de rires; les voix de gorge et les voix de tête résonnent, roulant d'échos en échos… Tout à coup, profond silence; voilà le programme qu'on apporte, le texte du sujet de concours; en quelques lignes, sur papier timbré du sceau de l'École et qu'on accroche, après lecture officielle, aux murs de la chambrée.

C'est généralement une belle parole de l'histoire sainte ou païenne. Il s'agit d'exprimer, avec des tons, des contours et des plis d'étoffe, l'éloquence d'un Gracque ou d'un Machabée!

Comment les pauvres diables s'y prennent-ils pour allumer leur jeune imagination à ces vieilles cendres, depuis trois mille ans éteintes? Où prennent-ils l'enthousiasme? Où le renseignement? Tout le monde se met à l'œuvre aussitôt; il faut qu'au soir, l'esquisse soit terminée, rendue au gardien, qui les range au fur et à mesure. Les malins, ceux qui ont échappé au contrôle de l'entrée, tirent en hâte, de leurs poches, les calques de vieilles gravures qu'ils ont apportées, tant bien que mal adaptent, au sujet prescrit, les plis, les attitudes d'un vieux poncif. Les autres font comme ils peuvent. Et quand le jour décline, ils s'en vont incertains, inquiets, moins brillants que le matin. L'impassible gardien met sous clé soixante toiles de 6, à jamais barbouillées.

 

Deux jours après, le jugement sera rendu: vingt élèves, sur cette première épreuve, seront admis au concours «de la figure peinte». Enfin, dix, de ces vingt, monteront définitivement en loges, pour, de nouveau et plus amplement, peindre une belle parole de l'antiquité.

Le vainqueur de ces dix aura le Prix de Rome. C'est-à-dire que, honoré de la faveur patriotique et d'une subvention de l'État, au lieu d'être un artiste, une sorte d'initiateur, de prophète, ému au cours de sa vie, laissant, en ses œuvres, trace de son temps pour la postérité, il s'étudiera à refaire du vieux, loin de son pays, refroidissant sa flamme aux marbres émiettés de l'irrémédiable Italie, épuisant son amour aux grandes filles en pain d'épice du Transtévère, égrenant ses belles années dans la poussière et l'ennui des choses mortes.

Puis, si vraiment il est marqué du signe auquel on reconnaît les peintres majestueux, il reviendra vieillir en France, investi des commandes officielles, déposant sans relâche, le long des murs, de vastes et insipides pastiches des écoles enterrées.

*
* *

Qu'importe!.. Allez au premier essai du concours, enfants. Si, quelque jour, un souffle d'amour réel pour l'Art et la Vérité vous emplit les poumons, si la poignante et auguste Réalité vous fait battre le cœur, vous saurez bien, de vous-même, rejeter la guenille moisie et cuistrale qu'on vous impose. Allez, pendant tout un jour, manger votre pain blanc de jeunesse, au fumet vertigineux de l'Espérance…

Et soyez émus devant vos professeurs, comme je le fus, autrefois, devant Horace Vernet:

Voilà longtemps déjà. C'était près de l'École: je voyais venir à moi, sec, astiqué, cambré, ce petit vieux gaillard, qu'il convient de ne point rapprocher de Delacroix, par exemple, mais qui n'en déroulait pas moins les Smala, du bout de la brosse, avec une certaine désinvolture.

Il fumait un énorme cigare, et j'avais aux doigts les premières cigarettes.

– Si je lui demandais du feu? pensai-je.

On a de ces audaces ravies, dans l'enfance. Horace Vernet s'y prêta fort bien, souriant. Mais moi, perdant la tête, rouge au delà des oreilles, je laissai choir ma cigarette, la ramassai, de plus en plus confus; puis, prenant le cigare qui me parut éteint, songeant peut-être, dans mon délire, à le raviver, je l'approchai de mes lèvres, avec un trouble tel que je mis dans ma bouche le côté du feu.

– Bon! ce n'est rien; du feu, vous en avez là, me dit le vieillard, en me touchant le front; et riant d'un rire qui fit vaciller les longues pointes gommées de sa moustache; il ajouta:

– Vous en avez là! vous serez un artiste…

Hélas!