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Le notaire de Chantilly

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– Allons, messieurs, de ce melon! encore une tranche là-bas; ils sont d'un goût exquis cette année. Mais buvez donc; on boit avec le melon.

Qu'on renouvelle le madère!

Ces dames n'ont pas de madère, je crois.

– Pardon, monsieur; nous ne nous oublions pas.

– Le madère est le lait des jeunes villageoises, proclame tout haut un marchand de porcs.

– Et vous avez raison; versez-m'en, ajoute un voisin, quoique je ne sois pas une jeune villageoise.

– J'aurai cet honneur.

– Ah! monsieur Maurice, tant de complaisance…

– Bien! Maurice, ferme! lui dit Jules.

Mais, pendant qu'il verse du madère, Maurice entend la cloche du château de Chantilly qui sonne la demie de huit heures: un tremblement nerveux le saisit; il lui est impossible de remplir le verre qu'on lui tend.

– C'est du vin de ton père, Maurice; on s'en aperçoit à ton agitation.

– Un vertueux père, affirme-t-on de toutes parts sur l'observation de Jules Lefort.

Sans s'arrêter à l'émotion de l'hôte, chaque convive avoue tacitement qu'il est difficile de ne pas avoir eu un vertueux père quand on a reçu de lui en héritage d'aussi bon vin.

– Ah! monsieur Maurice, cette truite est vraiment exquise.

– Tant mieux: revenez-y, monsieur Lambert.

– Il est fâcheux, dit M. Lambert en se bourrant de truite, que madame Maurice ne soit pas ici pour y goûter: c'est un manger de femme.

– Je vous remercie pour elle, mes amis; mais je vois des verres à sec là-bas.

– Est-ce qu'elle ne viendra pas?

– Ne la verrons-nous point?

– Sa place restera-t-elle vide?

Vingt autres font la même question.

Avec un sourire de reconnaissance, mais des plus forcés, Maurice bégaye, en ayant l'air d'être absorbé par le service: – Mais elle ne peut tarder, elle m'avait promis pour huit heures! – Huit et demie, il n'y a rien de perdu encore, et surtout si les communications ne sont pas libres; vous comprenez? Vous servirai-je de ces pieds truffés, maître Leloup?

– Avec plaisir, monsieur Maurice.

– Toi, là-bas, du coin, en veux-tu? M. Maurice t'offre des pieds truffés.

– Avec ça que c'est un bon métier que celui de notaire! remarque, en savourant les jouissances matérielles qu'il en fait évidemment dépendre, un convive séduit par l'abondance des entrées, l'inépuisable succession des entremets, et la riche collection des bouteilles de vins différents.

– Tu voudrais bien entrer en apprentissage dans ce métier-là?

Est-ce que c'est donc bien difficile? s'informe à tête basse, à voix basse, l'oreille pourpre, l'œil diamanté, le premier interlocuteur au second.

– Ma caboche me dit que non. Un exemple. Tu as de l'argent; tu as peur des loups chez toi; vite, tu le portes ici. On te donne pour ça cent francs par an; est-ce vrai?

– Sans doute.

– Eh bien, moi qui n'ai pas peur, mon vieux Robinson, que des fouines me rognent mon or, je viens à ta suite, et je demande au notaire, – comme qui dirait M. Maurice, – quinze cents francs, deux mille francs, n'importe, ou plutôt la somme que tu as portée toi-même. Sous garantie, il me la prête, et je lui baille deux cents francs: c'est cent francs qu'il a récoltés dans la journée. Ton argent vient dans ma main: voilà tout.

– Bon! c'est là le métier?

– Parle plus bas, Robinson. Oui, c'est là tout.

– C'est facile; mais comment se passer de notaire?

– Nigaud! Faut être riche; l'es-tu?

– Non.

– Ni moi non plus. Posons que nous ayons rien dit. Passe-moi ce rôti.

Robinson fut tout à coup un autre homme; il attacha sa vue perçante sur Maurice; il ne l'avait que regardé jusque-là; il fut entraîné à l'étudier. Le saint-esprit des affaires descendait en lui.

– Mais sais-tu qu'il n'engraisse pas avec cela? S'il gagnait autant que tu le dis…

Robinson avait parlé un peu trop haut; il fut entendu du convive de face.

– Faut croire, ajouta le convive silencieux jusqu'alors, qu'avec cet argent, – dont m'est avis que vous avez nettement désigné le nid, – M. Maurice fait des marchés qui ne sont pas toujours heureux. Tout le monde n'est pas aussi honnête que nous.

– Ceci est clair; et j'en conclus, reprit un hôte exilé au bas bout de la table, que le patron doit éprouver de fameux coups de vent quand, le lendemain d'une perte, on vient chez lui reprendre ses fonds.

Le dialogue était vaste: il y avait place pour chacun.

Un autre intervint judicieusement pour dire:

– Reprendre ses fonds! Pardienne! tout juste comme aujourd'hui; pas besoin d'aller si loin. Nous sommes tombés au mauvais moment; nos fonds voyagent.

Comme liés par une traînée de poudre, les intervalles se comblaient. Les deux moitiés de la table mordaient à la conversation; on buvait; on comprenait mieux; l'instant lumineux rayonnait sur le front des clients. On buvait encore, on parlait davantage.

De moins subtils d'ouïe, mais d'aussi curieux, et qui ne prétendaient perdre ni un morceau, ni un verre de vin, ni une parole, se bourraient, se penchaient, la joue pleine, rebondie et luisante, contre la nappe, et demandaient horizontalement:

– De quoi?

Et on les éclairait.

– Ah! c'est comme ça? Mais alors nous sommes de la Saint-Jean avec nos fonds?

– On ne dit pas ça, messieurs.

– Si fait, on dit ça?

– Ce sont de simples conjectures.

– Il est bien blême pour des conjectures.

– Voilà que je tremble, moi!

– Je ne tremble pas, mais j'aimerais autant être parti ce matin, affaire faite.

– C'est aussi mon opinion; mais cela n'aurait pas arrangé tout le monde.

On sait la pénétration que donne la peur. Chaque parole entrait par sa pointe acérée dans l'oreille de Maurice; parfois un éblouissement le frappait, et alors ces visages enluminés de vin et d'allusions bourdonnaient comme une fronde autour de sa tête; et parfois, lorsqu'il prolongeait sa vue, les deux tables semblaient se soulever avec les convives, les flambeaux et les plats, et vouloir rouler sur lui. S'il ramenait son regard effrayé, il tombait sur la figure glacée de Jules Lefort, blafard comme une ombre. Le reflet vert et dentelé des feuilles diaprait la scène. Étoilé, le ciel semblait de la fête; Maurice croyait n'être déjà plus vivant; il se perdait dans un rêve infernal d'où il n'était tiré que par le bruit d'un bouchon frappant les feuilles; que par le grincement du cristal joyeusement heurté; que par le murmure de quelques nouveaux propos qu'il redoutait et qu'il n'évitait pas d'entendre.

Il posa un pistolet sur ses genoux, et le recouvrit de sa serviette.

– Du vin! toujours du vin! crie-t-il aux domestiques, qui ne se lassent point d'abreuver à la ronde.

– Du vin de Médoc, mesdames. Du Sauterne, mes amis. Qu'on boive donc!

– Tu les étouffes maintenant, Maurice, tu les noies, tous les verres débordent.

– Crois-tu, Jules?

– Ils finiront par supposer que tu cherches à leur faire perdre la raison.

– Je bois, à votre santé, messieurs!

Sa main émue répand le contenu du verre sur la nappe.

– Comme il est renversé, et comme il tremble! observe-t-on.

– Oui, à votre santé, monsieur Maurice!

– Il est presque aussi jaune que M. Lefort.

– Vous ne savez pas, vous autres, ce qui est arrivé à M. Jules Lefort de Compiègne?

Celui qui parle ainsi croit ne pas être entendu, comptant sur le mugissement qui domine. Il est une erreur d'acoustique commune aux convives animés: parce qu'ils n'entendent plus, ils supposent les autres sourds.

Au prononcé de son nom, Lefort porte son regard sur le groupe où il va être question de lui.

– Sa femme est morte.

Maurice fait semblant de parler à un domestique, et il s'appuie sur son épaule.

– Ah! et morte de quoi?

– De folie. Elle était allée au bal de Senlis, où on l'insulta. En rentrant chez elle, elle avait perdu la raison.

– Et qui avait osé l'insulter?

– Une femme.

– On dit que c'était une… Mais chut!

– Une quoi?

– Eh bien! une vaut-rien-du-tout! un rebut de femme, qui avait paru au bal avec un soldat ivre.

– Voyez-vous ça! C'est une histoire, dame!

– Et, pour cette raison, le mari est triste comme nous le voyons là.

– Le mari de qui, de cette femme?

– Eh! non, le mari de la femme devenue folle, M. Lefort de Compiègne.

– Et il n'a pas mangé le foie de celui qui accompagnait cette femme?

– C'est ce que nous ne savons pas.

– Ce que vous dites là est très-bien pour expliquer la tristesse de M. Lefort, mais cela ne peut point si profondément affliger M. Maurice. Sa femme n'a pas été insultée.

– Il prend part aux peines de son ami, probablement.

– Oh! mon Dieu, oui! sa femme est trop…

– Trop quoi? je n'ai pas entendu.

– Je n'ai encore rien dit.

– Qu'est-elle? car je ne l'ai jamais vue.

– Ni moi.

– Ni nous.

– Allons, vous verrez que personne ne la connaît.

– Ma foi!

– Si elle ne s'est jamais plus montrée que ce soir…

– Est-ce qu'elle ne viendra pas ce soir?

– Entends-tu leurs propos, Jules? dit Maurice en quittant l'épaule du domestique pour montrer à son ami sa figure crispée de honte et de douleur.

– Essuie tes yeux, Maurice; affronte tout.

Et le dialogue interrompu reprend et se poursuit.

– Tu crois encore à l'arrivée de sa femme? j'en ai fait mon deuil.

– A-t-il une femme, sérieusement?

– Jules, ces gens m'insultent. Ce dîner sera donc éternel!

– Qu'est-ce que cela te fait, qu'il ait ou non une femme?

– Gage que oui!

– Gage que non!

– Ces infâmes engagent des paris sur la réalité de mon mariage: et Victor qui ne vient pas! La nuit marche! plus rien! plus de nouvelles de Paris. Dans cinq minutes, je me brûle la cervelle si cette porte ne s'ouvre pas.

 

S'adressant à ses convives:

– Messieurs, votre avis sur ce limoux?

On ne lui répond rien.

– Le pari est tenu, ça va!

– Jules, je vais chasser ces hommes s'ils ne se taisent pas; mon sang bouillonne, je le sens dans mes yeux. Tiens-moi les mains, je ne me connais plus, je suis fou! – Messieurs, et ce limoux?

– Parfait, monsieur Maurice.

Le mot chasser, vaguement saisi, frappe quelques oreilles; on se le communique. Des ricanements se posent en face de Maurice; les uns croient avoir entendu, les autres nient, et ces murmures s'ensuivent:

– Nous sommes les maîtres où il y a notre argent; c'est à nous de chasser ici; on ne nous chasse pas!

Jules Lefort se lève.

– Mes amis, monsieur Maurice vous prie de pardonner à l'absence si malheureusement prolongée de sa femme…

Tous avec ironie:

– Ah! oui, sa femme…

– Que des affaires retiennent à Paris dans un moment où il n'est pas facile d'en sortir à son gré. Il n'ose plus concevoir l'espérance de la voir arriver aujourd'hui; soyez assez indulgents, messieurs, pour excuser le vide qu'elle laisse au milieu de nous.

– Voilà qui est dit: madame Maurice ne viendra pas.

– J'ai donc gagné mon pari.

– Que ne disait-il tout de suite que son mariage n'était que sur l'enseigne?

– Oui! messieurs les notaires ont des maîtresses qu'ils pomponnent à nos dépens: ensuite ces belles dames sont trop fières pour s'asseoir à table avec des paysans.

Hors de lui, Maurice cherche à élever son pistolet à la hauteur de son cœur; Jules comprime ce mouvement de toute l'énergie de son bras.

– Ils ont des hôtels; ils ont des campagnes.

– Ils ont des calèches.

– Comme je l'ai bien dénichée sa calèche. C'est qu'il allait partir, oui. Les chevaux étaient attelés. Fouette, cocher! adieu notre argent. – Mais à d'autres!

– Convenons pourtant que les dîners que donnent les notaires ne sont pas mauvais.

– Qu'ils vendent, dites donc, s'il vous plaît, puisque nous les payons.

– Ma foi! nous aurions tort de faire petite bouche.

– C'est nous qui l'invitons et non pas lui qui nous invite.

– Buvons pour notre argent!

– Et pour l'intérêt de notre argent.

– De ce vin, à moi!

– De celui-ci, à toi!

– Qui veut de mon bordeaux?

Ces gorgées d'injures, ces railleries avinées, ces sarcasmes qui commencent par un cri et finissent par une bouffée équivoque, ne retentissent pas comme un son intelligent. Ils se répandent comme les taches de vin sur la nappe; ils se glissent comme les os de volailles sous la table; ils se croisent en l'air comme la mousse du Champagne et les bouchons. Celui qui exhale le plus de grossièretés croit être le plus réservé. Il y a confusion dans l'orgie, qui brouille les verres et les cerveaux. La pensée de l'un prend l'organe de l'autre qui n'a plus la conscience de son être. Il coule des paroles; il ne s'en dit pas. Ce ne sont plus des intelligences, mais des robinets. Même désordre à peu près partout. La grosse voix s'est métamorphosée dans l'ivresse; la petite s'est renforcée et surprend même la poitrine dont elle sort. Derrière ce nuage ardent qui s'embraserait s'il ne se dissipait à chaque instant, des dents pétillent de blancheur, des oreilles fument comme des soupiraux par où s'échappent tous les gaz des vins qu'on a bus. Ces tonneaux vivants fermentent et craquent. Inutilement tenterait-on de remonter à la source des menaces et des épigrammes brutales qui sortent de ces futailles mal cerclées. La source est inconnue. Seulement il y a débordement.

– Laisse-moi, Jules, ma vie m'appartient, j'en disposerai.

– Je ne le veux pas.

– Tu m'aimes donc mieux déshonoré que mort?

– Et toi, tu veux me couvrir de ton sang, Maurice!

Ces deux hommes effrayés font sous la nappe des mouvements imperceptibles. Dessus l'ivresse; dessous le suicide.

De nouveau on entendit glapir ce refrain qui a revêtu un air, tant il a couru, répété de bouche en bouche, depuis le milieu du dîner.

– Madame Maurice ne viendra pas!

– Vous vous trompez: elle viendra!

Léonide, accompagnée de Victor, s'assied à côté de Maurice, au milieu de l'ébahissement universel.

Maurice n'ose se tourner ni vers sa femme ni surtout vers Victor; il va lire dans leurs yeux sa sentence de mort.

Léonide se hâte de dire à Maurice: – Quittez ce visage qui m'a découvert votre épouvante: soyez insolent si cela vous plaît avec ces manants. Vous êtes plus riche que vous ne l'avez jamais été.

En se jetant à son cou, elle ajoute: Après une baisse sans exemple, les fonds ont monté de six francs.

Les hôtes de Maurice n'ont pas entendu les paroles de Léonide, mais déjà revenus avec confusion de leurs doutes sur l'existence de la femme de Maurice, ils sont cordialement touchés de l'embrassade conjugale.

– Messieurs, dit Victor aux invités, ce qui a été promis se réalisera. Vos papiers ont été examinés; ils sont en règle: on va vous payer au flambeau. J'ajoute que vous pouvez maintenant rentrer chez vous sans danger. La république a été écrasée sous les pavés qu'elle avait arrachés; la France a triomphé de la rébellion. – Vive le roi!

– Vive le roi! répète-t-on en chœur.

Et ces mots circulent:

– Nous nous étions trompés: ils sont gens de parole.

– Eh bien! tant mieux pour eux: j'étais fâché de leur retirer ma confiance.

– Moi, je la leur laisse.

– Ma foi, je la leur laisse aussi avec mon argent; et puisque tout est fini, prenons nos bâtons, buvons à la santé de la belle maîtresse revenue, et en route!

– Oui! en route!

– En route! en route!

– A la santé de madame Maurice! s'écria Victor.

– Oui! à la santé de madame Maurice!

Fière comme une reine revenue dans son palais, Léonide trônait avec majesté à côté de Maurice, qui, ému de mille manières, avait tout juste assez de force pour ne pas s'évanouir.

Qu'on songe à sa position entre Jules Lefort et Léonide!

Quand il entendit Victor proposer le toast à Léonide, il se figura tout de suite l'embarras de Jules, et, pour la première fois depuis que son sort avait si vite, si miraculeusement changé, il se tourna vers lui.

Jules Lefort n'est plus là.

Maurice reste immobile, le regard arrêté sur la place vide de Jules, qui, sans être remarqué, était sorti à la faveur de la bruyante entrée de Léonide et de son frère.

Sa surprise fut si étourdissante, qu'il fut persuadé de n'avoir jamais vu Jules; que c'était par une illusion de son cerveau agité qu'il avait cru l'apercevoir, assis, triste et silencieux à ses côtés. Il avait eu une apparition.

Maurice se lève cependant et tend son verre pour boire à la santé de sa femme.

C'est le coup d'adieu.

Les paysans quittent la table pour partir.

– Eh bien, passe-t-on à la caisse? s'informe superbement Victor en s'emparant d'un flambeau.

– Pourquoi donc à la caisse? répondent les clients de Maurice d'un ton étonné qui semble dire: «Est-ce qu'il a été jamais question de retirer nos fonds? Pourquoi donc passer à la caisse?

– Non? je croyais, reprit Victor.

– Puisqu'il n'y a plus rien à Paris, nous ne courons plus aucun danger. Laissons nos écus ici, et allons rassurer nos femmes; il est grand temps.

Les paysans rallièrent leurs chapeaux et leurs bâtons, et coururent toucher la main à Maurice. Ils partirent. On entendit bientôt leurs chants dans la forêt. Ils quittaient Chantilly beaucoup plus joyeux qu'ils n'y étaient venus.

Une fois seuls avec Maurice, Victor et Léonide eurent sur lui la supériorité du bonheur qu'ils lui avaient tous deux apporté. Il fut étourdi du contentement de se savoir riche, de la joie d'avoir traversé en quelques heures sans mourir une banqueroute et une révolution, et d'apprendre ces deux foudroyantes victoires dans un lieu encore retentissant des outrages dont il avait été sillonné de la tête aux pieds, dans un espace ému encore des vins débouchés, des lumières ardentes et de ces haleines qui avaient répandu des feux et des flammes; la sueur inondait ses membres. Pourtant il tremblait.

– Tout est donc fini à Paris?

– Fini, beau-frère. La mitraille a balayé les républicains; mais la crise a été affreuse. A une heure, à la Bourse, on croyait que le gouvernement ne tiendrait pas. – Déroute générale. Le crédit public mort: on vendait, on vendait. J'achetais des deux mains, tant que je pouvais. Le canon tonnait, et le sang coulait: j'achetais. La Morgue était trop petite pour les cadavres: on assurait que les Tuileries étaient assiégées: j'achetais sans relâche. A trois heures, je n'achetais plus. La monarchie avait triomphé; je vendais sur le perron de Tortoni. Mon audace a été prophétique; la ruine de tous a été mon salut. J'ai cru à l'étoile de la France; moi et le gouvernement nous avons été sauvés.

– Ceci n'est donc point un rêve; mais alors, dit Maurice, à qui la réflexion venait, où sont tous nos amis, ceux qui, ce matin, m'ont vu dans leurs rangs, animé de leur espoir, armé pour leur cause?.. Morts, sans doute! morts! Quel douloureux bonheur que le mien!

– Je te conseille de faire le difficile; s'ils vivaient, où serais-tu? D'ailleurs, il est encore possible que tes amis n'aient pas été tués. Par exemple, il en est un dont le compte est en règle à cette heure: j'ai lu son nom parmi la liste des morts. Attends… tu me l'as cité avant mon départ pour Paris, quand je t'ai quitté. Attends… Édouard de Calvaincourt. C'est cela. On a trouvé sur lui un plan de campagne pour armer la Vendée: rien que ça.

Léonide et Maurice n'osaient se regarder.

– Madame, s'écria, la voix pleine de larmes, après une pause pénible, le triste Maurice, madame! Hortense Lefort est morte aussi. Nos crimes domestiques à tous deux se sont éteints dans le sang.

– Qu'est-ce que tout cela signifie? semble exprimer le visage ébahi de Victor.

– Nous ne resterons point dans ce pays, reprend Maurice; nous le quitterons avant un mois.

– Cela n'est pas possible, beau-frère, d'autant mieux que tu laisses ton étude dans une merveilleuse situation. Il y aura avantage à vendre. Mais nous causerons de cela demain plus longuement; il est tard, nous sommes un peu fatigués. Si nous prenions quelque repos?

Victor saisit un flambeau et s'achemine vers la porte. – Que je vous éclaire, si vous le permettez.

Léonide et Maurice se prirent sous le bras et suivirent Victor. Rien de funèbre comme cette réconciliation conjugale commandée par le monde.

Maurice tint parole. Un mois après il vendit son étude à un prix inespéré.

Il est encore notaire à…

FIN